Les Éditions Paysana Ltée (p. 135-148).

LE BOULEAU D’ARGENT


Quand la mère Dumoulin reconnut sur la route la voiture de sa voisine, elle cessa d’étendre le linge. Puis elle attendit que le conducteur passât devant la maison pour lui crier d’un ton de plaisanterie :

— Il paraît que tu te prives de rien ! Tu te promènes en concorde, la semaine, à c’t’heure ?

Le jeune serviteur qui allait déjà petit train ralentit encore l’allure de son cheval. Et sûr de son effet, il mit du temps à répondre :

— Je viens de mener quelqu’un aux chars.

Incrédule la mère Dumoulin questionna en riant :

— Aux chars ! Et qui ça, je te le demande ?

— Mademoiselle Émérence. Elle est allée en promenade chez ses parents de Brumeville.

— Partie en voyage, mademoiselle Émérence !

Du coin de son tablier à carreaux la mère Dumoulin s’épongea le front. Un éblouissement la gagnait. Elle s’appuya si pesamment sur la perche que la voilure des draps gonflés par le vent faillit tanguer jusqu’à terre. Elle ne voyait plus rien des choses qui l’entouraient : ni la blancheur bleutée des toiles, ni l’éclat des vêtements de couleur mis à sécher sur la clôture, en bordure de la tréflière, encore moins les jeux de la lumière sur la montagne, en face. Son regard avide fouillait l’horizon pour découvrir au loin la route où filait mademoiselle Émérence. Partie ! elle qui ne quittait jamais la paroisse ! Et sans en dire un mot à qui que ce soit ! Il y avait du mystère là-dedans.

***

Mademoiselle Émérence, pour la dixième fois, tire sa montre accrochée à une léontine d’or qui lui vient de sa mère. Dans une heure, enfin ! elle sera à Brumeville. Cahotée à droite et à gauche, elle en est tout étourdie. Comme elle se sent loin de son pays montagneux aux bourrelets de verdure à mesure que le train avale la plaine étrangère, maigre, toute d’une venue ! « J’ai eu tort de céder », réfléchit-elle. Mais aussitôt elle repousse l’arrière-pensée. Vraiment des liens plus serrés doivent unir deux sœurs. À peine se voient-elles une fois l’an, à la fête du Calvaire et Élodie l’invite depuis si longtemps. Une fois de plus elle veut relire la lettre qui l’a décidée au voyage. De son réticule elle sort avec précaution une liasse de papiers si précieux qu’elle n’a pas voulu les confier au solide bahut du grenier.

— « Que je te plains », dit la lettre, « de vivre seule, enfermée toute l’année dans ton ancienne maison de pierres, si éloignée du chemin ! Quand tu auras vu notre cottage, tu ne voudras plus retourner au Petit Brûlé. D’abord nous demeurons sur la route nationale. C’est un va-et-vient continuel du matin au soir. Si je m’écoutais, je passerais mon temps à regarder passer le monde.

« Laisse-moi te dire que je ne manque de rien. Toutes les commodités, je les ai, jusqu’à un évier-cuve dans ma cuisine. Tu connais Hercule. Tout ce que je veux, il le veut. Il parle même de me donner un bain-tombeau. Dans mon boudoir, j’ai un beau divan-studio, tout du moderne !

« Inutile de te dire que ce n’est pas la même vie qu’au Petit Brûlé. Depuis trois mois que nous sommes rendus ici, la maison ne dérougit pas de visites : tous les notables de la place sont venus à tour de rôle. Il faut que je te raconte une aventure qui m’est arrivée à propos d’un pain de Savoie. Mais à y repenser ce serait un peu long par lettre, je t’en reparlerai de vive voix.

« J’allais oublier le principal : apporte ta robe de toilette. Tu auras l’occasion de la mettre. C’est une surprise que nous te réservons… »

Mademoiselle Émérence soupire et branle la tête : toujours la même ! cette Élodie, de dix ans sa cadette, frivole, entichée de tout ce qui est à la mode, bon cœur, mais tête de linotte. De quelle surprise veut-elle parler ? se demande la vieille fille, inquiète, tandis qu’elle rassemble ses papiers. Cinq, six lettres glissent par terre : la faveur qui les retenait vient de se briser. « Oh ! mes lettres d’amour ! » murmure-t-elle, rougissante en se hâtant de les ramasser. Un instant elle ferme les yeux. À travers la trame floue de son unique amour, la haute silhouette d’un jeune homme passe et repasse à vingt-cinq ans de distance. Avait-il la démarche fière et dégagée l’amoureux de jadis ! L’allure d’un roi ! À le voir avancer sur la route n’aurait-on pas juré que Dieu n’avait créé la merveille du monde que pour son bon plaisir. Un véritable roi ! Et son regard myope, à travers le lorgnon, semblait chargé de tant de rêves ! Lorsqu’il s’adossait à un arbre pour réciter des vers, quelle voix plus douce et plus charmeuse aurait pu caresser une oreille ? Ses dernières paroles s’étaient incrustées dans le cœur de mademoiselle Émérence ainsi que leurs deux noms dans l’écorce du bouleau : « Promets-moi de m’attendre, Émérence, et de penser à moi près du bouleau d’argent. »

Émérence avait tenu sa promesse : elle attendait toujours.

Une autre voix la fait tressauter :

— Brumeville, la prochaine station !

***

— Et tu ne me questionnes même pas au sujet de la surprise ?

— Ah ! oui, la surprise…

Élodie veut faire languir sa sœur mais elle ne résiste pas au plaisir de révéler le secret sans retard : les Brumevillois fêtent, le lendemain, les cinquante ans de leur maire par une grande soirée à laquelle Émérence est invitée. D’accord Élodie et son mari entonnent les louanges du premier citoyen de Brumeville avec un zèle si évident que Mademoiselle Émérence soupçonne leur intention. Pourquoi ne la laissent-ils pas en paix ? Qui donc leur a confié la mission de la marier à tout prix, elle dont le roman de jeunesse comble tout le cœur ?

Élodie ne désarme pas. Sur le point de se rendre à la fête à laquelle Émérence a consenti à assister pour ne pas peiner sa sœur, elle insiste encore : « Les honneurs ne te disent donc rien ? Être la mairesse de Brumeville, c’est un avantage, il me semble. Et je t’assure que Parfait Meilleur te ferait un excellent mari. Il noce un peu à l’occasion, mais sans se déranger. Du moins je ne le crois pas, n’est-ce pas, Hercule ? »

Hercule approuve du chef. Il approuverait du chef même si sa femme affirmait que la terre est carrée.

— Parfait Meilleur ! murmure Émérence, saisie d’émotion.

— Oui, c’est le nom de notre maire.

— J’ai connu autrefois un étudiant de ce nom, avoue-t-elle comme en rêve.

— Justement, il est notaire de sa profession.

— Parfait Meilleur ! un grand brun, légèrement myope. Un vrai poète, délicat de manières…

— C’est en plein lui, reprend le beau-frère réaliste. Un gros noir qui louche un peu, ventru juste pour dire. Un homme d’élection. Je ne vous dis que ça, Émérence, un homme d’élection !

— Vous avez bien dit : un homme d’élection, mon beau-frère ? questionne Émérence qui se raccroche à ce bout de phrase comme à une planche de salut.

— Oui, un homme qui a pas son pareil sur une plateforme pour faire rire les gens. Le corps toujours plein de farces !

— Ton Parfait Meilleur avait-il une petite oreille ? demande Élodie, sans merci. Le nôtre en a une.

Pitié pour Mademoiselle Émérence !

Leurs paroles s’enfoncent en son cœur comme autant de coups de glaive.

— Émérence ! mais qu’as-tu donc, Émérence ? Elle fait la toile. Vite, Hercule, de l’eau froide, du vinaigre !

***

Pendant qu’Élodie triomphe d’assister à la grande soirée de Bruimeville, Mademoiselle Émérence, seule dans la maison, ses lettres d’amour étalées devant elle, vient de prendre une grande résolution : elle écrira à son amoureux d’autrefois. Personne ne réussira à ébranler sa foi en lui. Et la plume tremble entre ses doigts tandis qu’elle trace le nom de l’aimé :

« Parfait,

Vous n’avez pas cinquante ans, c’est impossible. Pour moi vous aurez toujours vingt ans. N’est-ce pas hier ou ce matin que je vous écrivais, à propos d’une discussion sur le spleen : « Le bleu, c’est d’entendre les hommes appeler lâcheté le courage de rester au foyer, d’ignorer le mot bonheur, en comprenant le sens du mot devoir ». Et vous me répondiez : « le bleu, c’est de voir nos belles illusions et nos chaleureux enthousiasmes vieillir avant l’âge ou s’envoler pour ne plus revenir ; c’est de penser parfois qu’il ne sert de rien d’élever la voix ; c’est se sentir convaincu qu’on prêche à un peuple de sourds et d’aveugles… » Une autre fois : « le bleu, c’est le rêve, c’est d’être tellement mêlée au paysage qu’on voudrait se croire une petite chose de givre », ou encore « c’est de comprendre qu’au delà du bois il y a la ville, que c’est fête là-bas et qu’on n’y est pas conviée. » Vous me rassuriez aussitôt en me répondant : « c’est le repos, la campagne, c’est vous que je connais et que je… »

La plume glisse des mains de Mademoiselle Émérence. Ah ! ces trois points ! Combien de fois les a-t-elle baisés amoureusement durant ces vingt années d’attente !

Elle reprend la plume qui gît sur le tapis :

« Vous souvenez-vous des billets doux que nous déposions au creux du bouleau d’argent ? L’arbre est toujours là… »

Et décidée à jouer franc jeu elle l’invite à venir la voir à Brumeville. Puis, dans la nuit, elle court jeter la lettre à la poste. Au grand jour, en aurait-elle le courage ?

***

Élodie s’étonne un peu, le lendemain, de retrouver sa sœur dont le teint s’est soudainement avivé, en toilette à une heure matinale mais elle ne peut que s’en réjouir. Deux, trois jours passent sans que le maire de Brumeville paraisse. La vieille fille l’excuse de son mieux : un maire qui est en même temps notaire n’a pas que des visites d’agrément à faire. À chaque coup de cloche elle sursaute. C’est lui, se dit-elle.

Mais ce n’est jamais lui.

Au bout d’une semaine elle désespère de le revoir. La pensée qu’il a pu lui prêter quelque intention mesquine la crucifie. Elle ne vit plus. Puisqu’il le faut, elle ira, oui, elle ira tout lui expliquer, à sa maison même.

***

La servante qui accueille Mademoiselle Émérence est lente de compréhension.

— Dites-lui bien que c’est une vieille connaissance, Mademoiselle Émérence, qui veut lui parler. Vous avez bien compris le nom, É-mé-ren-ce !

Et le supplice de l’attente recommence. La tête de la vieille fille est une enclume qu’un forgeron invisible martèle sans répit. Ses mains sont de glace. Il ne faut pas que Parfait la trouve dans cette attitude de misère. Sur la pointe des pieds elle va à la fenêtre ouverte se mirer dans la vitre. De deux, trois pincées elle ranime les couleurs de ses joues et elle retourne s’asseoir avec précaution en déployant les godets de sa robe de soie puce. Soudain elle entend qu’on déplace une chaise là haut. Son cœur bat à grands coups mais elle s’impose d’être calme. Rêve-t-elle donc ? Une voix s’élève qui récite sur le mode du plain-chant : « le bleu… le bleu… » et elle reconnaît à peine dans la voix avinée la voix chaude et charmeuse du beau diseur de vers… » le bleu, c’est un bouleau d’argent où une vieille fille attend… le bleu, c’est une demoiselle Émérence qui voudrait bien se trouver un mari… Ah ! ah ! le temps des bouleaux d’argent est fini… »

Tandis qu’elle fuit crispée de douleur, la voix éraillée, cruelle, pénètre encore en elle. Affolée, dans sa détresse, elle se croit au Petit Brûlé ; elle marche au milieu du chemin. Avec l’instinct d’une bête blessée, elle n’a qu’une idée : atteindre son gîte où se terrer pour y souffrir sans témoins. Les gens de Brumeville, étonnés, s’arrêtent et la regardent qui presse son cœur à deux mains. Bientôt une ribambelle d’enfants lui font cortège :

— Une femme en fête ! une femme en fête ! ricanent-ils à mi-voix.

Elle ne voit rien. Elle n’entend rien. Tout l’enchantement de sa vie s’écoule à grands jets par la blessure qu’aucun baume humain ne saura jamais guérir. De larges gouttes d’eau tombent sur le précieux corsage de soie puce. Il ne pleut pas pourtant : par une embellie le ciel se montre tout d’azur. C’est Mademoiselle Émérence qui pleure à chaudes larmes.

***

Le curé du Petit Brûlé ne traverse jamais le rang sans aller saluer Mademoiselle Émérence — rien de ce qui touche ses paroissiens ne lui est indifférent — et depuis le voyage à Brumeville elle lui paraît si étrangement changée qu’au moindre prétexte il accourt lui faire visite. Le vieux prêtre qui a affronté tous les malheurs sait qu’un jour ou l’autre elle appellera le secours de la parole évangélique. Il attend patiemment que l’heure sonne d’elle-même.

Dès le pas de la porte, il entame la conversation :

— J’ai su que vous aviez fait chantier récemment : vos hommes ont coupé le bouleau d’argent au bout du domaine ?

— Eh ! oui ! monsieur le curé.

— Pour quelle raison, puis-je vous demander, avez-vous fait abattre un si bel arbre ?

Mademoiselle Émérence, mains jointes, yeux bas, répond d’une voix à peine perceptible :

— Il nuisait, monsieur le curé.

***

Un grand silence épais comme la brume automnale tombe sur eux et les gêne tous les deux. Le curé sait bien que l’arbre était sain et à sa place.

Mademoiselle Émérence soulève un pan du rideau pour mieux regarder l’éclaircie, mais de lassitude, le laisse retomber aussitôt.

Et elle parle d’autre chose.