Les Éditions Paysana Ltée (p. 91-104).

LE COUP D’EAU


Aussi longtemps que des chemins durs et lisses leur permirent de voyager raisonnablement, les paysans du Chenal du Moine ne se plaignirent pas de l’hiver. Mais dès que les balises roussies s’inclinèrent vers la terre et que la neige, effritée en chandelle, commença à grisonner, ils furent pris de langueur. Les jeunes surtout guettaient avec avidité les signes du printemps.

Comme si le salut viendrait de là, à tout moment ils allaient regarder la commune, toile bise déployée à l’infini qui, dans le lointain, se confondait avec le ciel cendré qu’un soleil pâle n’animait même pas. Quand donc rajeunirait-elle en une plaine vivante aux joncs chevelus ondoyant à tous les vents ?

Par un matin venteux la débâcle éclata et le fleuve délivré, dans sa fierté de s’unir bientôt à l’océan, déborda de ses rivières, de ses petits chenaux et même des rigolets.

Le chenal avait escaladé la berge jusqu’au chemin. Ce soir-là, les Beauchemin veillaient paisiblement à la maison, en compagnie du jeune Grégoire Latraverse, leur proche voisin. Confiants et inquiets à la fois. Ne verraient-ils pas bientôt, par maintes déchirures, la terre nue palpiter de nouveau ? Avant longtemps n’accueilleraient-ils pas du regard le passage familier des poissonniers qui voyagent sur l’eau jusqu’aux neiges et qui rapportent de partout des nouvelles si plaisantes à entendre pour qui en est privé depuis longtemps ? Mais conscients de l’approche du coup d’eau, ils craignaient ses méfaits. Depuis le matin, la pluie tombait sans répit, droite et drue. Vers le soir, un mauvais vent s’éleva et les liards gémissaient autour de la maison.

Pour tromper l’impatience des siens, Didace entreprit une partie de cartes avec l’aîné de ses enfants, l’engagé et le voisin, tandis que Mathilde et l’aïeule s’employaient à rentoiler des draps. Au bout de la table, Alix apprenait ses leçons, mais l’esprit ailleurs, à tout propos elle plaçait son mot dans la conversation. À peine Grégoire s’était-il informé de Marie-Amanda que la petite répondait :

— Elle est en haut avec Alphonsine à dire des secrets.

Sous prétexte que la maîtresse lui enseignait le bon langage, elle corrigeait les hommes dans leur parler. Ce qui eut pour effet d’indisposer Amable qui la gourmanda et la traita de trousse-mêle. Il n’en fallut pas plus pour qu’elle fondît en larmes. L’aïeule vitement prit la part de l’enfant et jeta le blâme sur la température. Elle-même, disait-elle, souffrait d’inquiétudes dans tous les membres. Comme pour lui donner raison, une rafale plus forte secoua les vitres.

Amable s’en fut à la remise chercher un morceau de bois de marée et rentra tout transi :

— Y fait une vraie brise !

— Chauffe, Amable. C’est ça, chauffe, l’encourageait-on de partout.

Tous se groupèrent autour du poêle. Déjà le bois pétillait. On aurait dit ces paysans figés dans l’attente de quelque mystère. Soudainement Grégoire demanda :

— Vous, monsieur Beauchemin, avez-vous eu connaissance de la grosse inondation ?

— Pas moé. J’étais rien que ça de haut. Ma vieille mère, elle, pourrait t’en dire long. Elle a tout vu. Avec ça qu’elle a une belle mémoire, capable de démêler une parenté, mieux qu’un notaire.

— Tu vas m’rendre vaillante avec tes compliments.

— Il est pas question de vaillantise, la mère. — À quoi ça sert de parler du vieux temps ?

— Ça sert à montrer aux jeunes, qui passent leur temps à jeunesser d’un bord pis de l’autre et à se lamenter, qu’ils sont au ciel, au prix d’autrefois.

Alix, consolée, renchérit :

— Quand memère conte des contes, c’est beau.

Et Grégoire, et Amable, et l’engagé, et tous l’exhortèrent si bien qu’elle commença :

— Dans l’ancien temps, les inondations arrivaient presquement à chaque année. D’ordinaire dans le mois d’avril. C’était pas souvent que le mai « s’aplantait » sur le pont de glace. On n’en faisait pas de cas, vu que l’eau d’inondation est pas à dédaigner pour engraisser les terres. Mais ce printemps-là, l’eau était déjà haute sans bon sens quand toute la neige se mit à fondre comme par enchantement ; et l’eau des lacs et des montagnes se met à descendre en même temps. Loin de baisser, la rivière montait tranquillement, monte, monte, quatre, cinq pouces par jour. En apprenant d’un voyageur que des bancs de glace se formaient proche de Québec et que le fleuve coulait p’us, la peur nous prit. Ho ! donc ! les hommes montèrent les animaux à l’abri dans les greniers à foin, tandis que les créatures, à l’eau jusqu’au genou, grimpaient dans le haut des maisons tout ce qui leur tombait sous la main. Dans la semaine sainte, vers le mercredi saint, une tempête s’élève-ti pas avec une bourrasque de vent, de la mer et de la pluie comme y s’en fait p’us. Une vraie lavasse ! L’eau poudrait plus fort que la grosse poudrerie d’hiver. Le coup d’eau approchait.

La noirceur venue, il fallut passer la nuit debout, après avoir étendu nos paillasses et couché les enfants — j’en avais trois, un qui marchait sur ses trois ans, un qui avait pas deux ans, un dans les bras et, comme de raison, le quatrième sur le métier. Une triste veille à veiller l’eau avec mon vieux, Anthime Beauchemin, une veille aussi triste qu’une veillée au corps quand arrivent les petites heures. Tout d’un coup, il m’a semblé que la vague renforcissait. Le temps de me dévirer, Anthime, resté de fatigue, qui cognait des clous dans son coin, s’était réveillé. Dressé de tout son long et figé comme un pain de suif, il écoutait : l’eau frappait le plancher du haut.

— Grèye les petits ! Envoye fort. On va tenter de se sauver avant que la maison croule.

Pendant qu’il halait la chaloupe amarrée au chassis, je commençai à habiller les enfants. Au lieu de les envelopper, à tout moment je les serrais, à les étouffer, sur mon cœur, sûre de jamais les revoir dans ce bas monde. J’avançais à rien ; on aurait dit que la peur m’avait changé les doigts tout en pouces. Lui me suppliait d’aller plus vite. Mais les forces me manquaient ; je sentais déjà les premiers effets de la maladie. Mon sacrifice était fait. Ben résignée à mourir là, je dis :

— Sauvez-vous tous les quatre du mieux que vous pourrez.

Il pleurait comme un enfant. J’essayais de l’encourager :

— Si mon heure est arrivée, Anthime, c’est ni l’un, ni l’autre de nous deux qui pourraient me retenir.

Sur le point de partir, tout en larmes, il s’arrêta :

— Je jurerais ben que le vent veut revirer de bord !

On attendit un rien de temps qui pesait plus que années. C’était pourtant Dieu vrai ! Comme dans les miracles des saints Évangiles v’la-ti-pas que le vent se calmit, que la rivière se remit à couler et l’eau à baisser ?

— Vous deviez prier fort ? questionna Alix, tout émue.

— Nos lèvres remuaient pas même d’un signe, mais notre cœur était rien qu’une prière. D’un chaud matin j’ai voulu jeter un œil au-dehors. Le soleil se levait ; il mirait ses couleurs dans une mer d’eau. De la belle eau calme, lisse comme un miroir. Il y en avait à perte de vue, jusqu’à Saint-Barthélemy ; tous les îlets et les îles étaient à la nage. Mais c’était pas monde de voir les repoussis d’âbres passer à pleine rivière.

— Ah ! je l’ai toujours dit, interrompit Mathilde, une inondation c’est un tue-monde. Le butin tout « épaillé »…

— Pour notre part, reprit la grand’mère, ce fut le contraire, car quand on a descendu de l’étage du haut, au lieu d’être cinq, on étaient sept : j’avais fait l’emplette de deux bessons, un garçon, une fille, ben éveillés. C’est pas à demander si on a appelé le petit gars, Moïse. Quant au ravaud que l’inondation cause dans une maison, c’est pas disable. L’eau laisse un limon qui meurt pas. Tout reste gris.

— Vous avez dû vous en souvenir longtemps ?

— Longtemps ? Je m’en souviens encore. Souvent, la nuit, vers la même heure, il me prend une souleur, et je me rendors rien qu’à l’aurore.

L’histoire était finie mais chacun la poursuivait à sa manière en une aimable rêverie. Comme il faisait bon d’être là à l’abri et à la chaleur !

***

Depuis un moment, du hoquètement de la pluie se dégageait un bruit à peine perceptible d’abord mais qui bientôt se précisa en des pas d’homme marchant à pleines foulées. Qui donc, sauf le garde-chasse, s’aventurerait dehors par une température semblable ? D’une voix étouffée, Jérémie questionna à la ronde :

— Quelqu’un de vous autres a-ti chassé ?

Aucun d’eux n’avait même pas songé à « dégraisser » son fusil.

Rassuré, il reprit son sang-froid.

— Entrez !

— Salut, la maisonnée !

Ce fut seulement à sa voix qu’ils reconnurent Ludger, le cavalier de Marie-Amanda, tant son visage rougi et ruisselant ne se distinguait guère du surtout et du suroît huilés. Ils étaient bien un peu mécontents de s’être ainsi mépris, mais le premier moment passé, c’était à qui lui ferait le meilleur accueil. Au dire de Madame Beauchemin, il n’avait pas « formance de monde ». De bonne grâce elle courut lui préparer une ponce de vin de gingembre qui le réchaufferait sans lui faire de dommage.

Didace le taquina sur son empressement à fréquenter Amanda :

— Dans mon temps, quand j’allais voir les filles, ça prenait pas grand’chose pour me faire revirer de bord : un grain de pluie, un petit air de vent, et j’m’en retournais à la maison.

Mathilde Beauchemin, rouge comme une pivoine, s’emporta :

— Modère tes passions, Didace. C’est pas pour rien que, dans tout le canton, tu passes pour un vrai cimetière de réputations.

De toutes parts on questionnait Ludger sur les choses de la navigation :

— Retournes-tu naviguer encore c’t’année ?

— T’as pas l’idée de devenir « pilot » branché ?

— Qui c’est qui aura le « fanot » de l’île-aux-raisins ?

Mais même regaillardi, Ludger demeurait avare de ses paroles. À la fin, il avoua à Didace Beauchemin qu’il avait quelques mots à lui dire à l’écart.

— Quoi c’est que t’as d’étrange à me confier, mon jeune ?

Parler est facile quand on n’a rien à dire ; mais quand un secret d’amour pèse sur l’esprit des garçons, les mots sont aussi durs à arracher que les souches, du cœur de la forêt.

— Vous savez que je fréquente Marie-Amanda pour le bon motif ?

— Sans doute.

— Quoi c’est que vous diriez si je la mariais, vot’fille ?

— Je dirais… ah ! je dirais rien en tout.

Il restait à savoir si Ludger avait du bien et quelles étaient ses intentions quant à la navigation.

— J’ai fait mon temps de navigateur et j’ai trois cents belles piastres de côté.

— C’est beau !

— Le père parle de me céder son lopin de terre à l’Ilette.

— T’as autant d’acquêt d’accepter.

De son côté, pour ne pas se montrer malamain, Didace lui offrit d’aller vivre avec eux, comme le garçon de la maison. Mais Ludger Aubuchon n’était pas homme à se laisser touer par un autre, fut-il le père de sa femme.

D’une voix monotone, Ludger commença à réciter la litanie des avantages qu’offrait l’île :

— Y a d’là plaine. Y a du sucre. Y a de la pêche. Y a d’là chasse.

Comme pour lui donner le répons, Didace répétait sur le même ton :

D’là plaine… du sucre… d’là pêche… d’là chasse… Je connais la place. Le printemps qui vient, tu y brûleras le paillis et t’auras d’là bonne terre, garantie, au printemps prochain.

Ils étaient à l’écart pour la forme, car les autres ne perdaient pas un mot de l’entretien. L’accord conclu, ils haussèrent simplement la voix.

— T’as l’air sûr de ton goût — commença Didace. Tu fais pas comme ce gars que j’ai connu dans mon jeune temps. Il avait entendu parler d’un homme ben à l’aise qui donnerait mille piastres à sa fille, en se mariant. Faut croire que la demoiselle apportait pas grand agrément. Un dimanche au soir, le garçon se décide à faire la demande. Seulement il savait pas que le bonhomme avait quatre filles. « Il faudrait d’abord que tu vinssis me dire laquelle est-ce des quatre que tu veux y marier », lui demanda le père. Le jeune homme qui pensait rien qu’aux mille piastres répond sans réfléchir : « Ça m’fait pas de différence, je prendrai n’importe laquelle ».

Ils riaient aux éclats, Didace tout le premier. Grégoire se carra dans sa chaise et toussa. Il avait la réputation de pouvoir relancer le meilleur conteur d’histoires : tous se turent.

— J’ai connu mieux que ça. Pas loin de Maskinongé vivait un homme ben riche qui avait six filles à marier. Toutes belles, toutes rougeaudes et grasses à fendre avec l’ongle. Y a-ti pas un gars de la ville qui s’amène dans le rang. À part d’être ben planté et de parler un peu d’anglais, il avait rien, pas même une taule. Quand il a su que le vieux donnait mille piastres à chacune de ses filles, il s’est trouvé mal. « J’vas faire une affaire avec vous », qu’il dit au père : « à ce prix-là, j’ies prends toutes les six ».

Ludger que l’émotion, le vin de gingembre et le voisinage du poêle avaient visiblement réchauffé ne suffisait pas à « s’abattre l’eau » dans la figure, à grands coups de mouchoir. Marie-Amanda tarderait-elle longtemps à paraître ? Chacun devinant subitement son désir se mit à interpeler la jeune fille :

— Marie-Amanda !

— Amanda !

— Manda !

Et Alix, impuissante à retenir plus longtemps un tel message de joie, lui cria :

— Descends vite, tu te maries avec Ludger Aubuchon !

Ce fut ainsi que Marie-Amanda apprit ses accordailles.