Les Éditions Paysana Ltée (p. 71-80).

VERS L’AUTOMNE


Le grand Didace Beauchemin reprocha doucement à Alix :

— Pas comme ça, ma fille. T’enlèves tout le taillant de la hache.

Autrefois il eut gourmandé la petite en la voyant s’exercer à fendre du bois sur l’ébuard, dans un coin de la remise. Depuis que le malheur était entré dans la maison, la voix du maître avait perdu de son aigreur et les angles de son caractère s’étaient arrondis, pour ainsi dire, au frottement du chagrin. Comme le vin Didace s’abonnissait en vieillissant.

Rarement rentrait-il aussitôt. Seule la brunante le ramenait à la maison, vaincu par la fatigue, tassé de jour en jour et enfoncé dans la mélancolie. Chacun redoutait son retour. Mathilde Beauchemin surtout. La tristesse de Didace l’effrayait plus que ses violentes colères d’autrefois. Elle avait beau l’exhorter à de menues distractions, rien ne le tentait. Ce n’était pas naturel, songeait-elle, qu’un homme prit ainsi le pli de la douleur. Elle-même, depuis la mort d’Éphrem, n’avait-elle pas une roche attachée au cœur, sans que rien n’en transpirât au-dehors.

En entendant parler son mari, ce soir-là, elle jugea qu’il était temps de lui venir en aide.

Comme il achevait de manger une trempette, elle lui dit :

— Grégoire te fait demander sans faute.

Elle parlait d’un ton dégagé, sans paraître attacher du prix au message, sachant bien que si elle insistait, Didace renoncerait à l’idée de se rendre chez le voisin. Les hommes, à l’ordinaire, s’y réunissaient à la veillée pour discuter des personnes et des choses. Quand elle le vit en route, un soupir d’aise lui échappa.

***

L’été touchait à sa fin. Où trouver la verdure des mois passés ? Déjà les ardeurs du soleil l’avaient atteinte. La pluie redonnait parfois aux bois et aux champs un semblant de résurrection mais ils reprenaient vite leur couleur élavée, à l’approche de l’automne.

En haut de la berge un yacht sur le flanc montrait sa quille blessée. À côté des canots de chasse et des petits bacs à la renverse, rajeunis par la peinture, les rets et les verveux attendaient leur tour d’être remmaillés et goudronnés. La saison de la chasse approchait. Le temps était venu où tout bon chasseur vérifie ses lignes à canards, ses mitasses, ses viroles. Après un premier voyage d’exploration, à la recherche des canards domestiques et leur couvée soigneusement marqués à la patte et lâchés à la rivière de bonne heure au printemps, les chasseurs retournaient les ramasser dans les baies. De préférence, par une journée sombre et peu venteuse qui invite les canards à voyager sur l’eau tandis que le gros soleil et la grande chaleur les poussent plutôt à se réfugier sur une butte ou à l’abri, parmi les joncs. Par précaution, chaque chasseur avait planté la branche de saule qui signait la prise de possession de la mare où il installerait son affût.

Didace Beauchemin avait assisté sans intérêt à des préparatifs qui autrefois le passionnaient. La chasse n’avait plus le même attrait pour lui et cette année, plus que jamais, il dédaignerait de faire le coup de fusil. Sans une parole, il prit place au milieu des voisins.

Peu après une bande de canards volant en triangle traversa le ciel à portée de fusil. Tous accompagnèrent des yeux le volier et le suivirent dans sa course jusqu’à perte de vue. On présuma que les canards se jetteraient dans la baie de Lavallière. Le fils de Grégoire Latraverse y avait son affût. Plusieurs l’envièrent autant que s’ils eurent vu son canot calé par la surcharge du gibier.

Bientôt les histoires de chasse allèrent leur train.

Un ancien racontait pour la vingtième ou pour la centième fois l’aventure de sa jeunesse. On l’écoutait patiemment sachant qu’à chaque fois il apportait à l’histoire une variation nouvelle :

« C’t’année-là, l’eau était tellement haute que les canards sauvages venaient manger partout dans les baies. Un peu plus, ils seraient venus manger dans le creux de not’ main. Et on était encore éloignés du premier de septembre. Une bonne fois, je me décide à dégraisser mon fusil. Mes vieux ! ça tombait comme des mouches : des pluviers dorés, de la sarcelle, des français, des noirs, des cous rouges, des becs bleus, tout ce qu’il y a de mieux.

« En arrivant à la maison, avant de cogner un somme, je dis à ma vieille : Y a pas d’soin, tu peux t’en faire cuire si ça te tente. Pas un vivant va venir sentir par icitte aujourd’hui. Y faut vous dire qu’y faisait un air de vent et que l’eau tombait par paquets. Trois gouttes au siau.

« Je choisis les deux plus beaux noirs. Et aussitôt la femme se met à les plumer. Avec ça qu’elle savait le tour de se laisser traîner le pouce dans le duvet. Mais la v’la qui commence à se tourmenter pour savoir si elle devait les faire cuire à la daube ou en ragoût. Quant à moé, ça me faisait ni chaud, ni fret, parce que je mange rien de ce qui porte plume. Ça m’est contraire sous tous rapports.

« Vers midi, ça toque à la porte. À moitié endormi, j’vas répondre sans méfiance. Qui c’est qu’il y avait là ?

Un jeune, pour le plaisir de l’interrompre, fit la réponse :

— Trois canards déployant leurs ailes.

L’ancien s’emporta :

— Laisse-moé parler tranquille ou ben j’parle p’us.

Mais il s’empressa de continuer :

« Ah ! mes vieux ! il y avait là le garde-chasse en personne. Trempé jusqu’aux os, la face rouge comme une forçure. Son ciré dégouttait. On le reçoit poliment. Je le fais asseoir. Et j’attends. Y parlait de rien. J’étais pas à mon aise, vu que les plumats séchaient sous le poêle et que le fricot mijotait dans le chaudron. J’vous mens pas, il nous venait des odeurs, par bourrées, qui étaient pas de la poison.

« À propos… commença le garde-chasse.

« À propos, que je dis, sans le laisser finir, vous prendriez ben un p’tit quèque chose pour vous mettre en train ?

« Et j’y sers un verre de petit-blanc, un vrai, pour le saluer. Et un autre, comme de raison, pour pas le laisser partir rien que sur une patte. J’me disais : « Avec celui-là, il verra pas le soleil se coucher à soir. » Mais au lieu de s’en aller, il continuait à fumer et à berlander. Il parlait de toutes sortes d’affaires, excepté de la chasse.

« Venez prendre une bouchée, dit ma vieille. Il a tonné tantôt et ça m’a donné la faim. Le tonnerre, ça affame. Rien de pire. J’ai justement un fricot de lièvre à vous offrir, qu’elle dit en coquant de l’œil de mon côté.

« On se met à table. Mais moé qui vous parle et qui mangeais rien de ce qui porte plume, j’étais pris comme un renard au piège. La femme dresse le fricot et nous en sert des platées à nous faire crever. J’avais beau prétendre pas avoir faim, tous les deux me faisaient signe de manger.

« Donne-moé rien qu’une lichette de sauce, que je disais à la femme. Mais la démone faisait semblant de pas comprendre :

« Fais pas le fou, mange, mange !

« Pas besoin de vous dire que j’ai pas vidé mon assiette jusqu’au fond. Le garde-chasse finit par partir. Encore sur le seuil de la porte, il nous remerciait, la bouche fendue d’un travers à l’autre de la face, en s’excusant de nous avoir causé du trouble.

— Y a pas d’offense, que j’réponds, en riant plus fort que lui, à mon tour.

« Le samedi suivant, je m’adonnais à passer par le Petit Fort quand je rencontre une connaissance qui me dit : Paraît que tu manges de ce qui porte plume, à c’t’heure ?

— Qui c’est qui t’a parlé de ça ? que je demande.

« Devinez qui ? Mes vieux ! devinez qui ! Le garde-chasse ! Et par-dessus le marché, y avait conté devant toute la compagnie, à l’hôtel, qui si jamais j’me vantais de manger rien de ce qui porte plume, il me ferait payer l’amende ».

Et au seul plaisir d’avoir raconté l’histoire, le vieux riait à s’en tenir les côtes. Les jeunes s’amusaient à le faire endêver.

— C’est-ti l’automne que vous aviez tué rien que des sourds ?

— J’vas vous en faire des sourds sus la caboche, mes drôles.

— Du lièvre à deux pattes, il m’est arrivé d’en tirer, disait l’un.

— Ah ! c’est pour ça, je suppose, que tu nattes tes mitasses ?

— Des fois, par miracle, que la loi changerait. Il faut se tenir prêt.

Ils se taquinaient sans apporter le moindrement de malice à leurs propos.

Didace ne disait rien. Il regardait autour de lui comme s’il voyait les choses pour la première fois. Le soleil descendait lentement en arrière de l’île de Grâce. Le Grand Peintre ne ménageait pas les couleurs ; tout son ciel en était irisé. Une nuée d’oiseaux tournaient en rond au-dessus de l’île Pelote. À la rivière dont il connaissait les moindres méandres, le poisson en jeu sautait à tout moment, et la berge éventrée montrait une terre bleue et grasse, prometteuse d’abondantes récoltes.

Bientôt une couvée de jeunes canards abordèrent sur la grève. La cane, au train fin, se hâtait de les rejoindre. Didace tira de sa poche quelques grains que les canetons s’empressèrent de picorer. Soudain il s’amusa à imiter le sifflement du jars, puis il écouta. De tous les parcs à canards environnants, les canes répondirent à l’appel :

— Coin, coin, coin…

Jamais chant plus doux n’avait caressé l’oreille du chasseur.

***

Ses compagnons s’entretenaient toujours de la chasse.

— J’dis pas que j’irai pas coucher aux noirs, un de ces soirs, leur annonça-t-il.

Chacun s’empressa de lui offrir une place dans son canot.

Didace reprit le chemin de la maison, le cœur un peu plus allège. En arrivant, sous le prétexte futile qu’on avait laissé un outil traîner dans le jardin, il se mit à bourrasser.

Mathilde Beauchemin le regardait, attendrie ; un coin de son tablier but à la dérobée une larme qui ne voulait pas tomber.

Dieu merci ! Didace avait retrouvé son naturel.