Les Éditions Paysana Ltée (p. 65-70).

DEUX VOISINS PLAIDENT


Parmi ses meilleurs souvenirs de jeunesse, Didace en chérissait un plus tendrement : c’était d’avoir entendu Thibault dit les-grands-pieds adresser la parole. À la moindre occasion, il ne manquait pas d’arborer cette réminiscence comme un drapeau qui eut jeté sur lui l’ombre d’un grand prestige :

— Ah ! mes vieux, si vous aviez été là ! Dès qu’un orateur élevait tant soit peu la voix, Thibault n’en faisait qu’une bouchée !

Autrefois, dans le bon temps des assemblées contradictoires, Didace entreprenait joyeusement, le dimanche, trois, quatre lieues de voiture pour assister à une joute de discours sur la plateforme. Et quand les adversaires en jeu étaient un paysan et un galant des villes, son plaisir s’en doublait d’autant.

— Mes amis, disait précieusement le citadin, allez-vous élire un député aux mains calleuses ?

— Vous êtes témoins, messieurs les habitants, qu’il nous traite de mains galeuses, reprenait le paysan feignant la plus grande indignation.

— Un homme, continuait le citadin, tout juste bon à mener les bœufs sur la charrue…

— C’est une bonne chose qu’un homme sache mener les bœufs, parce que mon adversaire, lui, les attellerait par le mauvais bout.

L’assemblée se tordait de rire. Plus l’homme des villes semblait mépriser le paysan, plus l’homme des champs accordait de déférence à son semblable.

***

Hélas ! ce temps-là n’était plus. Didace Beauchemin en gardait la nostalgie. Il se rabattait sur les procès ; mais même les effets de toge savamment rejetée sur l’épaule, les phrases ronflantes et l’enflure de la voix ne l’en consolaient que petitement.

Cependant dès qu’un terme des assises criminelles commençait, il trouvait mille prétextes pour se rendre à Sorel.

***

Un jour Alix revint tout en larmes à la maison :

— Mon doux ! quoi c’est qu’il y a encore ? demanda Mathilde, découragée.

— César est mort. Quelqu’un a cassé le « reinqué » à notre chien.

Didace Beauchemin sortit, les yeux en feu.

Le chien gisait au milieu du chemin. Didace le tira sur l’herbe, lui prit la patte. Il n’y avait rien à faire.

— Pauvre bête ! soupira Mathilde, pendant qu’Alix redoublait de chagrin.

Didace savait à quoi s’en tenir. César n’avait qu’un défaut, mais un grand : il ne pouvait s’empêcher, à l’heure de la traite, d’aller reconduire les vaches du voisin. On avait essayé par tous les moyens de l’en corriger, nul n’y avait réussi.

— Ça se passera pas de même, dit-il tout haut en prenant le chemin qui mène chez Petrus Desmarais.

— Tu vas me payer mon chien, dit-il à Petrus.

— Te payer ton chien, dit l’autre ? Tu troubles.

— Écoute, Petrus, je veux pas te faire de misère, mais tu sais que mon chien, c’était un chien de première classe, un chien de garde, un chien de maison, puis un chien à rat, et un chien de bonne race.

— On la connaît la bonne race de ton chien, reprit Petrus en lui éclatant de rire au nez.

Didace vit rouge :

— Puisque c’est de même, je te traînerai en cour.

— Comme tu voudras, répondit le voisin, indifférent.

***

Didace ne traîna pas son voisin aux assises criminelles, ni même en cour du banc du roi, mais simplement devant le juge de paix. Au jour dit, tous les amis du Chenal du Moine occupaient les premières places, les uns prenant le parti qui de Petrus, qui de Didace, les autres se tenaient coi, attendant sagement la tournure des choses.

Les avocats s’agitaient, consultaient le code ou allaient d’un air docte dire secrètement deux mots à leur client, dans le creux de l’oreille.

***

L’interrogatoire commence. Petrus Desmarais témoigne. Son avocat tente de l’enserrer dans un réseau de phrases subtiles pour lui faire dire qu’il n’a pas eu connaissance de la mort du chien. Mais Petrus s’impatiente et éclate :

— C’est pas ni ci, ni ça. C’est moé qui a tué le chien à Didace. Mais il faut qu’il me le prouve.

C’est au tour de Didace à rendre témoignage. Son avocat jubile et se frotte les mains. La cause est excellente. L’intimé s’est-il assez fourvoyé en avouant de lui-même avoir tué le chien.

— Votre chien, monsieur Beauchemin, était-ce un chien de grande valeur ?

— C’était un bon chien, se contente de répondre Didace.

— Oui, mais, était-ce…

Et les questions entortillées pour grossir la valeur du chien clouent Didace au pilori. Il a juré sur les saints Évangiles de dire la vérité. Et pour lui, la vérité c’est la vérité.

À la fin, il tonne à toute voix :

— Mon chien, il valait rien. Seulement je veux que Petrus me le paye.

Et tandis que les deux avocats s’évertuent à plaider la cause, Didace et Petrus sortent du palais de justice, bras dessus, bras dessous. Compère et compagnon, ils se rendent à l’auberge voisine où sur certain point ils s’entendent à merveille.