En marge des marées/Note de l’auteur


NOTE DE L’AUTEUR[1]


Les contes réunis dans ce livre ont soulevé, lors de leur publication, deux remarques en manière de commentaires et une accusation critique nettement caractérisée. L’un des comptes-rendus remarqua que je me complaisais à parler de gens qui vont à la mer, ou qui vivent sur des îles solitaires, et complètement libérés des entraves habituelles au monde civilisé ; et cela, disait on, parce que de tels personnages me permettaient de donner libre cours à une imagination qui ne se trouve ainsi liée que par les lois naturelles, et les plus universelles d’entre les conventions humaines. Cette remarque contient, à vrai dire, une part de vérité. C’est seulement dans l’idée d’un choix délibéré qu’elle manque son but. Je n’ai, en aucune façon, recherché une liberté d’imagination particulière, ni un jeu plus libre de la fantaisie dans le choix que j’ai fait de mes personnages ou de mes sujets. La nature de mes connaissances, des suggestions et des idées où mes créations ont trouvé leur origine a dépendu directement des conditions même de ma vie active. Elle a dépendu de contacts, et même de très légers contacts, plutôt que d’une réelle expérience, parce que, en fait, ma vie est loin d’avoir été une vie d’aventures. Même aujourd’hui, quand ma pensée se reporte vers mon passé avec un certain regret (Qui pourrait ne pas regretter sa jeunesse ?) et une indubitable affection, sa couleur emprunte la sobre nuance d’un labeur assez rude et d’obligations exigeantes, toutes choses qui, par elles-mêmes, n’entraînent guère une sensation de romantisme. Si ces choses exercent rétrospectivement une vive attraction sur moi, c’est, il me semble, que le sentiment romantique de la réalité était une faculté innée en moi, une faculté qui peut bien être en soi une malédiction, mais qui, disciplinée par le sentiment de la responsabilité personnelle et par la reconnaissance de ces rudes faits de la vie que nous partageons avec le reste de l’humanité, ne devient plus qu’un point de vue duquel les ombres mêmes de la vie apparaissent colorées d’un rayonnement intérieur.

Un semblable romantisme n’est point un péché. La vérité ne lui fait pas tort. Ce romantisme essaie seulement de faire bon cœur contre mauvaise fortune, si mauvaise que celle-ci puisse être ; et dans cette malchance même il sait découvrir une certaine beauté.

J’entends ici le romantisme considéré du point de vue de la vie et non pas du point de vue de la littérature d’imagination, ce romantisme, qui, à ses débuts, s’associait uniquement à des sujets du Moyen-Âge, ou, tout au moins, à des sujets puisés dans un passé reculé. Mes sujets n’ont rien de moyen-âgeux : et j’ai sur eux quelque droit, car mon passé est bien à moi. Si leur cours se déroule hors de la large voie de la vie sociale organisée, c’est peut-être dû à ce que j’ai moi-même, en quelque sorte, rompu avec elle de bonne heure et obéi à une impulsion qui devait m’être assez naturelle puisqu’elle m’a soutenu à travers tous risques de désillusion. Toutefois cette origine de mon œuvre littéraire est loin d’avoir donné plus libre carrière à mon imagination. Tout au contraire, le simple fait d’avoir à traiter des sujets éloignés du cours ordinaire de l’expérience quotidienne m’a mis dans l’obligation de demeurer encore plus scrupuleusement fidèle à la vérité de mes propres sensations. Le problème consistait à rendre vraisemblables des sujets inaccoutumés. Pour cela j’ai dû créer pour eux, reproduire pour eux, étendre autour d’eux, l’atmosphère même de leur réalité. Ce fut là la tâche la plus difficile de toutes et la plus importante et qui avait pour but de rendre avec conscience, cette vérité dans la pensée comme dans les faits, qui a toujours été mon but.

La seconde des remarques auxquelles j’ai fait allusion plus haut consistait à faire observer que, dans ce volume, le tout était plus grand que les parties. J’en laisse juges mes lecteurs, me contentant de remarquer que s’il en est vraiment ainsi, il me faut le prendre pour un hommage rendu à ma personnalité, puisque ces contes qui semblent implicitement se tenir si bien ensemble qu’on a cru devoir les considérer en bloc et les juger comme le produit de la même disposition d’esprit, ont été écrits à différentes époques, sous des influences diverses, et avec l’intention déterminée de tenter plusieurs façons de raconter une histoire. Les idées et les suggestions de ces contes me sont venues à différents moments et dans des parties du globe fort distantes les unes des autres. Ce livre a été l’objet de critiques de diverse nature, en général des plus justifiables, mais qui, en deux ou trois occasions, m’ont grandement surpris. Entre autres une accusation de faux réalisme portée contre le conte du début, Le Planteur de Malata. Je l’aurais jugée assez sérieuse, si je n’avais découvert, en lisant plus avant, que le distingué critique ne m’accusait, somme toute, que d’avoir cherché à éluder une heureuse conclusion, simplement par une sorte de lâcheté morale, par peur d’être pris pour un esprit superficiellement sentimental. Où (et de quelle sorte) y a-t-il dans Le Planteur de Malata un seul germe de bonheur qu’on eût pu faire fructifier à la fin ? je me perds à le chercher. Une critique de ce genre me paraît méconnaître tout le propos et le sens même d’un ouvrage dont l’intention première était principalement d’ordre esthétique : un essai de description et de narration autour d’une situation psychologique donnée.

Plus sérieuse était la critique que me fit de vive voix un vieil ami que j’apprécie fort et dont l’opinion était que, dans la scène auprès du rocher (scène qui, du point de vue psychologique, est décisive), ni Felicia Moorsom, ni Geoffrey Renouard ne trouvent ce qu’il conviendrait qu’ils se disent. Je ne discutai pas ce point-là sur le moment, d’autant plus qu’à dire vrai je ne me sentais pas moi-même entièrement satisfait de la scène. En relisant ce dialogue, plus tard, en vue de cette édition, j’en suis venu à conclure que ce qu’il y a de vrai dans la critique de mon ami, c’est que j’ai rendu ces personnages un peu trop explicites à l’endroit de leur émotion, et qu’ils détruisent ainsi, dans une certaine mesure, ce prestige illusoire qui caractérise leurs personnalités. Je regrette vivement ce défaut car je considère  Le Planteur de Malata  comme la presque réalisation de la tentative que j’avais entreprise de faire une chose très difficile, et que j’eusse aimé avoir accomplie aussi parfaitement qu’il m’était possible. Toutefois, si l’on considère le diapason et la tonalité de tout ce conte, il est bien difficile d’imaginer ce que ces deux personnages auraient pu trouver d’autre à se dire, à ce moment précis, à cet endroit particulier de la surface du globe. Dans la disposition d’esprit où ils se trouvent tous les deux, et étant donné l’état exceptionnel de leurs sentiments, ils auraient pu dire n’importe quoi.

N’importe quoi ! L’éminent critique qui m’a accusé d’un faux réalisme né de ma timidité se trompe entièrement. Je voudrais lui demander ce qu’il imagine qu’une étreinte, en quelque sorte, pour toute la vie, de Felicia Moorsom et de Geoffrey Renouard aurait bien pu être ? Eût-elle même pu exister ? Eût-elle été vraisemblable ? Non ! je n’ai rien éludé par timidité ni par paresse. Et peut-être même qu’une légère défiance à l’égard de mes propres forces n’eût pas été déplacée en cette affaire. Elle m’a fait défaut ; je ressemble à Geoffrey Renouard en ce que je ne puis, une fois engagé dans une aventure, supporter l’idée d’y renoncer. Le moment était venu pour ces deux êtres de se découvrir l’un à l’autre. Ils devaient le faire. Rendre le moment décisif d’un sentiment avec les seuls termes du langage humain est vraiment une impossible tâche. Les mots écrits n’en constituent qu’une sorte de traduction. Et, si cette traduction, par manque d’habileté ou par un extrême désir de bien faire, en arrive à être trop littérale, les personnages en proie au travail de la passion quelle qu’elle soit, au lieu de se révéler eux-mêmes, ce qui serait de l’art, en arrivent à se trahir, ce qui n’est ni de l’art ni de la vie. Pas même de la vérité ; en tout cas pas toute la vérité, car c’est la vérité privée de toutes ces réserves, de toutes ces distinctions nécessaires et sympathiques qui lui donnent sa véritable forme, ses justes proportions, son semblant de rapport humain.

Oui, la tâche qui consiste à traduire les passions avec des paroles, on peut vraiment déclarer qu’elle est « trop difficile ». Mon impénitence habituelle me rend néanmoins heureux d’avoir tenté ce conte avec tous ses dessous, toutes ses complications, y compris la scène auprès du rocher gris qui couronne la hauteur de Malata. Toutefois je ne suis pas satisfait du résultat d’une façon assez excessive pour ne pas excuser un patient lecteur qui s’en montrerait déçu.

Je ne me suis point réservé de place pour parler des trois autres contes ; car je ne crois pas qu’ils réclament de commentaires détaillés. Chacun d’eux a une couleur particulière, et j’ai essayé délibérément de donner à chacun d’eux un ton spécial et une différente construction de phrases. L’on m’a demandé dans un compte rendu relatif à  L’Auberge des deux Sorcières, si j’avais jamais rencontré un conte intitulé A very strange bed, qui fut publié dans Household Words, en 1852 ou 53. Je n’ai jamais vu un seul numéro de Household Words de cette période. Un lit de ce genre fut découvert dans une auberge, sur la route de Rome à Naples, vers la fin du XVIIIe siècle. Où j’en ai trouvé l’indication, je ne saurais le dire à présent, je suis certain toutefois que ce n’est pas un conte. Ce lit est le seul fait que contienne L’Auberge des deux Sorcières . Les deux autres contes en renferment de plus nombreux, suggérés par mon expérience personnelle.

1920.J. C.


  1. Cette « Note de l’Auteur », encore inédite en anglais, a été écrite à l’intention du présent ouvrage pour la collection des Œuvres Complètes de l’écrivain : " The Works of Joseph Conrad " (William Heinemann, London, 1921), collection actuellement en cours de publication.