En marge des marées/L’Auberge des deux Sorcières


L’AUBERGE DES DEUX SORCIÈRES

(UNE TROUVAILLE)



Cette histoire, épisode, aventure, — appelez-la comme vous voudrez — fut relatée vers 1850, par un homme, qui, de son propre aveu, avait à cette époque soixante ans. Soixante ans n’est pas un mauvais âge, sinon quand nous en envisageons la perspective ; ce que nous faisons, pour la plupart, avec des sentiments très mitigés. C’est un âge calme ; la partie est à peu près terminée ; et se tenant à l’écart, on commence à se rappeler, avec une certaine animation, l’habile homme qu’on a su être. J’ai observé que, par une aimable attention de la Providence, beaucoup de gens commencent, à soixante ans, à prendre d’eux-mêmes une vue assez romanesque. Il n’est pas jusqu’à leurs déceptions qui n’empruntent le charme de ressources spéciales. Et s’il est vrai que les espérances sont une attrayante compagnie, des formes exquises et passionnantes, ce ne sont, somme toute, que des formes nues et dépouillées. Les robes magiques ne sont heureusement la propriété que de l’immuable passé qui, sans elles, demeurerait accroupi comme une pauvre chose frissonnant sous l’amoncellement des ombres.

Ce fut probablement le romanesque de cet âge avancé qui incita notre homme à relater son aventure, pour sa propre satisfaction ou pour l’émerveillement de sa postérité. Ce ne fut certainement pas pour sa gloire, car cette aventure fut celle d’une épouvantable peur, d’une véritable terreur, ainsi qu’il le dit lui-même. On aura déjà compris que l’histoire à laquelle il est fait allusion dans ces toutes premières lignes fut consignée par écrit.

C’est précisément cet écrit qui constitue la trouvaille indiquée dans le sous-titre. Le titre lui-même est de mon cru, (je ne peux pas dire de mon « invention » ) et il a le mérite de la vérité. Il s’agit en effet d’une auberge ; quant aux sorcières, si conventionnel que soit ce terme, il faut reconnaître qu’il s’applique parfaitement ici.

Je fis cette trouvaille dans une caisse de livres que j’avais achetés à Londres, dans une rue qui a disparu, chez un bouquiniste au dernier degré du délabrement. Pour ce qui est des livres, ils ne valaient pas cher, et, après examen, ne méritaient même pas le peu d’argent que j’y avais mis. J’en avais probablement l’intuition quand j’avais dit : « Donnez-moi la caisse avec. » Le bouquiniste en délabre y avait consenti, d’un geste tragique et résigné qui trahissait sa disparition prochaine.

Un tas de pages volantes au fond de la caisse n’excita d’abord que faiblement ma curiosité. L’écriture nette, serrée, régulière, n’était guère attrayante à première vue. Mais à un endroit le fait qu’en 1813 le narrateur avait vingt-deux ans, attira mon attention. C’est un âge intéressant que vingt-deux ans ; on y est facilement imprudent et facilement effrayé, car à cet âge-là on réfléchit peu et l’imagination est vive.

À un autre endroit, la phrase : « À la nuit, nous courûmes une bordée vers la terre… » me frappa, parce que c’était une expression de marin : « Voyons un peu ce que c’est », pensai-je, sans grand enthousiasme.

Mon Dieu, que ce manuscrit avait l’air ennuyeux, chaque ligne ressemblant à l’autre dans sa minutie régulière. On eût dit le bourdonnement d’une voix monotone. Un traité sur le raffinage du sucre (et peut-on imaginer un sujet plus assommant) aurait eu une apparence plus vivante. « En 1813, j’avais vingt-deux ans. » C’est ainsi qu’il commence et il va son chemin avec l’application la plus calme et la plus terrible du monde. N’allez pas croire que ma trouvaille eut quoique ce fût d’archaïque. L’ingénuité diabolique dans l’invention, si elle est aussi vieille que le monde, n’est cependant pas un art défunt. Songez comment les téléphones se chargent de supprimer le peu de tranquillité d’esprit dont nous jouissons dans le monde, et combien il faut peu de temps à une mitrailleuse pour nous faire sortir la vie du corps. De nos jours une vieille sorcière chassieuse, qui a assez de force pour tourner une petite manivelle de rien, vous met par terre une centaine de jeunes gens de vingt ans en un clin d’œil.

Si ce n’est pas là du progrès ! Immense ! Nous avons fait du chemin, aussi devez-vous vous attendre ici à une certaine naïveté d’invention et à une simplicité d’intention qui dénotent le temps jadis. Il est bien certain qu’aucun automobiliste ne peut plus espérer rencontrer aujourd’hui une pareille auberge. Celle-ci, celle du titre, se trouvait en Espagne. Je n’ai découvert cela que par le contexte, car il manquait à ce récit un bon nombre de pages ; ce n’était peut-être pas, d’ailleurs, une grande perte, après tout. L’écrivain semble être entré dans des détails circonstanciés sur le comment et le pourquoi de sa présence sur cette côte, la côte septentrionale d’Espagne. Pourtant son aventure n’a rien à faire avec la mer. Autant qu’il m’est possible de l’affirmer, il était officier à bord d’une corvette. Tout cela n’a rien d’étonnant. À toutes les époques de notre longue guerre dans la Péninsule, un certain nombre de nos petits bâtiments de guerre croisaient sur la côte septentrionale d’Espagne, station la plus dangereuse et la plus désagréable qui soit, d’ailleurs.

Il semble bien que son navire ait eu une mission spéciale à remplir. On pouvait attendre de notre homme une soigneuse explication de toutes les circonstances, mais, comme je l’ai dit, plusieurs pages (du bon papier solide) manquaient ; c’était parti en couvertures de pots de confitures ou en bourre pour les fusils de chasse de son irrespectueuse postérité. Il est évident en tout cas que les communications avec le rivage, et même l’envoi de messagers à l’intérieur faisaient partie de son service, soit pour en obtenir des renseignements, soit pour transmettre des ordres ou des conseils aux patriotes Espagnols, aux « guérilleros » ou aux sociétés secrètes de la province ; ce devait être quelque chose de ce genre. C’est du moins ce qu’il est permis de déduire de ce qui nous est resté de ce consciencieux écrit.

Suit le panégyrique d’un excellent marin, qui appartenait au navire et avait le rang de patron du canot du capitaine. On le connaissait à bord sous le nom de Cuba Tom ; non pas qu’il fut Cubain, à proprement parler ; c’était tout à fait le type du loup de mer anglais de cette époque, et il servait à bord d’un navire de guerre depuis des années. Ce nom lui vint de quelques aventures merveilleuses qu’il avait eues dans cette île au temps de sa jeunesse, aventures qui étaient le thème favori des longues histoires qu’il avait l’habitude de raconter à ses camarades de bord, le soir venu, sur le gaillard d’avant. Il était intelligent, robuste et d’un courage à toute épreuve. On nous dit incidemment, tant notre narrateur est soucieux d’exactitude, que Tom avait, pour l’épaisseur et la longueur, la plus belle cadenette qu’on ait jamais vu dans la marine. Cet appendice dont il prenait grand soin, et qui était bien enveloppée dans une peau de marsouin, lui tombait jusqu’à la moitié du dos pour la plus grande admiration des spectateurs et pour l’envi de quelques-uns.

Notre jeune officier s’étend sur les qualités de Cuba Tom avec une sorte d’affection véritable. Ces relations entre officier et marin n’étaient pas alors très rares. Un jeune homme qui prenait du service était confié aux soins d’un matelot de confiance, qui lui tendait son premier hamac et devenait souvent par la suite une sorte d’ami humble et dévoué pour le jeune officier. Notre narrateur en passant sur la corvette avait retrouvé cet homme à son bord après des années de séparation. Il y a quelque chose de touchant à le voir se complaire dans le souvenir de cette rencontre avec le mentor professionnel de son adolescence.

On voit ensuite qu’aucun Espagnol ne se chargeant de ce rôle, notre brave marin à la cadenette unique, et dont tous appréciaient hautement le courage et la fermeté fut désigné pour remplir une de ces missions à l’intérieur, dont nous avons parlé précédemment. Les préparatifs ne furent pas longs. Par un sombre matin d’automne, la corvette cingla vers une crique peu profonde où l’on pouvait atterrir à une grève en fer à cheval. On descendit un canot qui emmena Tom Corbin (Cuba Tom) perché à l’avant, et notre jeune homme (M. Edgar Burne était le nom qu’il portait en ce bas-monde, qui ne le connaît plus), assis à l’arrière.

Quelques habitants d’un hameau, dont les maisons de pierre grise s’apercevaient à environ cent mètres au-dessus d’un ravin profond, étaient descendus sur le rivage et surveillaient l’approche de la barque. Les deux Anglais sautèrent sur la grève. Stupidité ou étonnement, les paysans ne leur firent aucun accueil, et gardaient un parfait silence.

Mr Byrne avait tenu à voir Tom Corbin prendre la bonne route. Il considéra autour de lui ces figures hébétées.

« Il n’y a pas grand’chose à en tirer », dit-il. Montons jusqu’au village. Il doit y avoir, pour sûr, une auberge où nous trouverons quelqu’un de plus capable de parler et de nous fournir des renseignements.

— « Ma foi, Votre Honneur, dit Tom en suivant le pas de son officier ; un bout de conversation sur les courses et les distances ne me fait pas peur ; j’ai traversé Cuba dans sa plus grande largeur avec le seul secours de ma langue et pourtant je savais moins l’espagnol que je n’en sais maintenant. Comme ils disaient, j’en savais « quatre mots et pas un de plus » au temps où j’ai été laissé à terre par la frégate la Blanche.

Il faisait peu de cas de ce qu’il devait accomplir, une simple marche d’une journée dans les montagnes. Il est vrai qu’il y en avait pour une bonne journée avant d’atteindre le sentier de montagne, mais ce n’était rien pour un homme qui avait traversé Cuba sur ses deux jambes, et en ne sachant que quatre mots de la langue pour commencer.

L’officier et le marin marchaient maintenant sur une de ces litières humides de feuilles mortes que les paysans de l’endroit entassent à pourrir pendant l’hiver pour faire de l’engrais. En se retournant, Mr Byrne vit que toute la population masculine du hameau les suivait, sans bruit, sur ce tapis élastique. Les femmes les dévisageaient sur le pas de leurs portes, et les enfants s’étaient apparemment dissimulés dans des recoins. Le village connaissait le navire de vue, de loin, mais aucun étranger n’avait débarqué à cet endroit depuis cent ans ou plus. Le bicorne de Mr Byrne, les épais favori et l’énorme cadenette du marin les remplissaient d’un muet étonnement. Ils se pressaient derrière les deux Anglais, les considérant, interloqués, comme ces naturels que le capitaine Cook découvrit dans les mers du Sud.

Ce fut alors que Byrne eut la première vision d’un petit homme coiffé d’un chapeau jaune. Si usé et sale qu’il fut, ce couvre-chef le rendait cependant assez remarquable.

L’entrée de l’auberge était quelque chose comme une vague brèche dans un mur de cailloux. Le tenancier était la seule personne qui ne fut pas dans la rue, car il émergea d’une obscurité parmi laquelle on distinguait vaguement les formes gonflées de ces outres en peau dans quoi les paysans de là-bas mettent le vin. C’était un grand Asturien borgne, aux joues mal rasées et creuses ; son allure grave contrastait bizarrement avec l’incessante mobilité de son œil unique. En apprenant qu’il s’agissait d’indiquer à un marin anglais le chemin pour retrouver dans les montagnes un certain Gonzales, il ferma un moment son bon œil, comme s’il réfléchissait. Il le rouvrit, très agité de nouveau.

« — Possible, possible. Cela peut se faire. »

À la porte d’entrée, un murmure de sympathie circula dans le groupe, en entendant le nom de Gonzales, le chef de bande qui combattait les Français. S’étant enquis de l’état de sûreté de la route, Byrne fut heureux d’apprendre qu’on n’avait pas vu de soldat de cette nationalité depuis des mois. Pas le moindre petit détachement de ces impies « polizones ».

Tout en donnant ces renseignements, le tenancier de l’auberge s’occupait à tirer, dans une cruche de terre, du vin qu’il plaça devant cet hérétique d’Anglais, empochant avec une gravité distraite la petite pièce d’argent que l’officier jeta sur la table, en vertu de cette loi non écrite qui veut que nul n’entre dans une auberge sans acheter de quoi boire.

Son œil ne cessait de s’agiter comme s’il eût voulu faire l’ouvrage de deux ; mais quand Byrne s’enquit de la possibilité de louer un mulet, il devint obstinément fixe, dans la direction de la porte que les curieux assiégeaient. Au premier rang, juste dans la porte, s’était posté le petit homme au grand manteau et au chapeau jaune. C’était une sorte de personnage en miniature, un simple « homunculus ». Byrne nous le décrit dans son attitude à la fois ridicule, mystérieuse et décidée, un pan de son manteau cavalièrement jeté sur son épaule gauche, et lui cachant le menton et la bouche ; cependant que le chapeau jaune à larges bords était mis de côté sur sa petite tête carrée. Il se tenait là prenant une prise, coup sur coup.

« Un mulet », répéta l’aubergiste, l’œil fixé sur cette figure étrange et barbouillée de tabac… Non, señor officier, il n’y a vraiment pas moyen d’avoir un mulet dans ce pauvre village. »

Le patron du canot qui, au milieu de ce bizarre entourage, gardait le véritable air d’insouciance du marin, intervint tranquillement :

« Si votre honneur m’en croit, mes deux jambes auraient mieux fait l’affaire et j’aurais laissé la bête quelque part, n’importe où, puisque le capitaine m a dit que la moitié de la route suivait un sentier bon seulement pour les chèvres. »

L’homme en miniature fit un pas en avant et parlant à travers les plis du manteau qui semblaient recéler une intention sarcastique :

« Si, señor. On est trop honnête dans le village pour posséder un mulet qui puisse servir à votre entreprise. Je puis en jurer. Par ce temps-ci il n’y a que des filous ou des malins pour avoir des mulets ou autres bêtes à quatre pattes et trouver moyen de les nourrir. Mais ce dont cet excellent marin a besoin c’est d’un guide ; et voici, señor, mon beau-frère Bernardino, aubergiste et alcade de ce village hospitalier et très chrétien, qui vous en trouvera un. »

C’était, comme le dit Mr Byrne, dans sa relation, la seule chose à faire. Après avoir échangé quelques paroles, on vit paraître un jeune garçon avec une veste déguenillée et une culotte en peau de chèvres. L’officier anglais paya à boire à tout le village et pendant que les paysans buvaient, il partit en compagnie de Cuba Tom, sous la conduite du guide. Le petit homme au manteau avait disparu.

Byrne accompagna le patron du canot jusqu’au delà du village. Il tenait à le voir sur le bon chemin, et il l’aurait même accompagné plus loin si le marin ne lui avait fait respectueusement observer qu’il valait mieux qu’il retournât, afin de ne pas obliger la corvette à se tenir trop longtemps près du rivage, un matin où le temps ne s’annonçait pas bien. Un ciel sombre et désolé s’étendait, en effet, au-dessus de leurs têtes quand ils se séparèrent ; des buissons sauvages et des champs pierreux les entouraient lugubrement.

« Dans quatre jours », furent les derniers mots de Byrne, « le navire s’approchera et on enverra un canot, si le temps le permet. Sinon, arrangez-vous pour le mieux à terre, en attendant qu’on vienne vous chercher.

— « Tout va bien, monsieur », répondit Tom, et il s’éloigna à grandes enjambées. Burne le vit s’engager dans un étroit sentier. Avec son épaisse vareuse, une paire de pistolets à la ceinture, un coutelas au côté, et un bon gourdin en main, il faisait vraiment bonne figure et était de taille à se garder tout seul. Il se retourna pour faire un signe de la main, montrant une fois de plus à Byrne sa brave figure basannée aux épais favoris. Le garçon à la culotte de peau de chèvre avait l’air d’un faune ou d’un jeune satyre, courant en avant, s’arrêtant pour l’attendre, et repartant d’un bond. Tous deux disparurent.

Byrne revint sur ses pas. Le hameau s’abritait dans un repli de terrain et l’endroit semblait le lieu le plus isolé de la terre. On eût dit qu’une malédiction s’était apesantie sur sa stérilité désolante et quasi déserte.

Il n’avait pas fait cent pas que, de derrière un buisson, surgit le minuscule Espagnol emmitouflé. Byrne s’arrêta court.

D’une petite main pointant hors du manteau, l’autre fit un geste mystérieux. Il avait son chapeau davantage sur le coin de l’oreille. « Señor, dit-il sans autre préliminaire. Attention. Il est un fait certain, c’est que Benardino le borgne, mon beau-frère, a en ce moment un mulet dans son écurie. Et pourquoi, lui qui n’est pas malin, a-t-il un mulet ? Parce que c’est un filou ; un homme sans scrupule. J’ai dû lui abandonner le « macho » pour m’assurer un toit où dormir, et une bouchée d’« olla » pour retenir mon âme dans mon pauvre petit corps. Mais, señor, il contient un cœur autrement plus grand que la misérable chose qui bat dans la poitrine de cette brute qui est mon parent et dont j’ai honte, bien que je me sois opposé à ce mariage de toutes mes forces. Ah, la pauvre femme égarée a assez souffert. Elle a fait son purgatoire sur cette terre. Que Dieu aie son âme. »

Byrne dit qu’il fut si surpris de la soudaine apparition de cet être à apparence de farfadet, et de l’amertume sardonique répandue dans son discours, qu’il ne put démêler le point capital de ce qui semblait être une histoire de famille révélée là sans rime ni raison. Ce lui fut d’abord impossible. Il fut confondu et tout à la fois impressionné par la volubilité énergique de l’homme, si différente de la loquacité frivole et animée des Italiens. Et il le considérait, cependant que l’homunculus, laissant retomber le pan de son manteau, reniflait une longue prise dans la paume de sa main.

— « Un mulet, s’écria Byrne, saisissant enfin l’aspect important du discours. Vous dites qu’il a un mulet. Étrange ! Pourquoi donc a-t-il refusé de me le donner ? »

L’Espagnol en miniature se drappa de nouveau avec beaucoup de dignité :

— « Quien sabe, dit-il froidement, avec un haussement d’épaules. C’est dans tout ce qu’il fait un grand « politico ». Mais ce dont votre honneur peut être certain c’est que ses intentions sont toujours celles d’un coquin. Ce mari de ma défunte sœur devrait être marié depuis longtemps à la veuve aux jambes de bois. »

— « Je vois, dit Byrne. Mais je dois vous rappeler, que, quelque soient vos raisons, votre honneur l’a encouragé dans ce mensonge. »

Deux yeux malheureux, brillants de chaque côté d’un nez rapace, dévisageaient Byrne sans sourciller, mais avec cette irascibilité qui se cache si souvent au fond de la dignité espagnole.

— « Nul doute que le « señor » officier ne perdrait pas une once de sang si j’étais frappé sous la cinquième côte, répliqua-t-il ; mais ce pauvre pécheur n’a rien à faire ici. » Et changeant de ton : « Señor, le malheur des temps fait que je vis ici en exil, vieux Castillan et vieux Chrétien, il me faut vivre au milieu de ces brutes d’Asturiens, et dépendre du pire de tous qui a moins de conscience et de scrupules qu’un loup. Comme je suis un homme d’esprit je me conduis en conséquence. Mais j’ai du mal à contenir mon mépris. Vous avez entendu la façon dont j’ai parlé. Un caballero comme votre seigneurerie a dû comprendre qu’il y avait anguille sous roche. »

— « Quelle anguille ? dit Byrne, mal à l’aise. Ah ! oui, quelque chose de louche. No, señor, je ne devine rien ; les gens de chez nous ne savent pas bien deviner ce genre de choses ; par conséquent, je vous demande carrément si l’aubergiste a dit la vérité sur les autres points. »

— « Il n’y a certainement pas de Français dans les parages », dit le petit bonhomme en reprenant son attitude indifférente.

— « Ni de voleurs, « ladrones » ? »

— « Ladrones en grande », non, certainement pas », fut la réponse dite d’un ton de froideur sentencieuse. « Que leur reste-t-il quand les Français ont passé ? Et personne ne voyage par ces temps-ci. L’occasion fait le larron. Et puis votre marin a une fière mine, et avec un fils de chat les rats ne jouent pas. Mais, il faut dire aussi, là où il y a du miel, il y a des mouches. »

Ce discours sibyllin exaspérait Byrne. « Au nom de Dieu, dites-moi franchement si vous pensez que mon homme est bien en sûreté pour son voyage. »

L’homunculus, en proie à une de ses rapides transformations, saisit le bras de l’officier. Le serrement de cette petite main était étonnant.

— « Señor. Bernardino l’a bien examiné. Que puis-je vous dire de plus ? Écoutez-moi : des gens ont disparu sur cette route, sur une certaine partie de cette route où Bernardino a une maison, une auberge, et où moi, son beau-frère, j’avais des voitures et des mulets à louer. Maintenant il n’y a plus ni voyageurs, ni voitures. Les Français m’ont ruiné. Bernardino s’est retiré ici pour des raisons qui le regardent, après la mort de ma sœur. Ils se sont mis à trois pour la faire mourir de misère : lui, Erminia et Lucilla, ses deux tantes, tous affiliés au diable. Et maintenant il m’a volé mon dernier mulet. Vous êtes un homme armé. Réclamez-lui le « macho », le pistolet sur le front, señor, il ne lui appartient pas, je vous le dis, et courez après votre homme, qui vous est si précieux. Et alors vous reviendrez sains et saufs tous les deux ; car il n’y a pas d’exemple que deux voyageurs aient jamais disparu à la fois sur cette route. Quant à la bête, moi qui suis son propriétaire, je la confie bien volontiers à votre honneur. »

Ils se dévisageaient l’un l’autre, et Byrne faillit éclater de rire devant l’ingénuité transparente du complot tramé par le petit homme pour ravoir sa mule. Mais il n’eut aucune peine à garder son sérieux, car il sentait au dedans de soi une singulière tendance à accomplir cette action extraordinaire. Il se retint de rire, mais ses lèvres tremblèrent ; sur quoi voilà notre Espagnol en miniature qui détache ses yeux noirs et étincelants du visage de Byrne et qui lui tourne brusquement le dos, avec un geste et un coup de manteau qui exprimèrent à la fois du mépris, du découragement et de l’amertume. Puis il se retourna et resta planté, son chapeau obliquement enfoncé jusqu’aux oreilles. Sa susceptibilité n’alla pourtant pas jusqu’à refuser le douro d’argent que Byrne lui offrit avec un petit discours peu compromettant, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé entre eux.

— « Il faut me hâter de retourner à bord maintenant », dit Byrne.

— « Vaya usted con Dios », murmura le gnome.

Et cette entrevue prit fin sur un salut très bas et sarcastique, après quoi le chapeau fut replacé au même angle incertain que précédemment.

Dès que l’embarcation eut été hissée à bord, la corvette fit servir au large, et Byrne raconta toute cette histoire au capitaine qui n’était qu’un peu plus âgé que lui. Ils manifestèrent ensemble une indignation amusée ; mais, tout en riant, ils se regardèrent l’un l’autre gravement. Un nain espagnol essayant de pousser un officier de la marine britannique au vol d’un mulet à son profit, vraiment la chose était trop drôle, trop ridicule, incroyable. Telles furent les exclamations du capitaine. Il ne pouvait digérer le grotesque de l’affaire.

— « Incroyable ; c’est précisément cela », murmura Byrne à la fin, d’un ton singulier.

Ils échangèrent un long regard. C’est clair comme le jour, affirma le capitaine avec d’autant plus d’impatience que dans le fond de son cœur il n’en était rien moins que certain. Et Tom, qui était pour l’un le meilleur matelot du bord, et pour l’autre l’ami encourageant et respectueux de sa jeunesse, leur semblait revêtu d’une frappante fascination, une sorte de figure symbolique de la loyauté qui faisait appel à leur sentiment et à leur conscience au point qu’ils ne pouvaient plus détacher leurs pensées de la question de savoir si, oui ou non, il était en sûreté. À plusieurs reprises ils montèrent sur le pont, simplement pour regarder la côte, comme si elle pouvait les instruire du sort de leur matelot. Elle diminuait, s’éloignait dans la distance, muette, désolée, sauvage, voilée çà et là des dards obliques de la pluie. La houle d’ouest roulait ses longues et furibondes lignes d’écume et d’épais nuages noirs passaient au-dessus du navire comme une sinistre procession.

— « Pardieu, je souhaiterais que vous eussiez fait ce que votre petit ami au chapeau jaune vous conseillait de faire », dit le commandant de la corvette, un peu plus tard dans l’après-midi, visiblement exaspéré.

— « Vraiment, monsieur », demanda Byrne, en proie à une véritable anxiété. « Je me demande ce que vous auriez dit plus tard ? Quoi. J’aurais pu être cassé du service pour avoir dérobé une mule appartenant à une nation alliée au gouvernement de Sa Majesté. Ou bien j’aurais risqué d’être aplati comme une galette à coups de fléaux et de fourches, — une charmante histoire à répandre sur le compte d’un de vos officiers, — et tout cela pour avoir essayé de voler une mule. Ou poursuivi ignominieusement vers notre embarcation, car vous ne supposez pas que j’aurais fusillé l’un de ces pauvres diables pour une mule galeuse… Et pourtant, ajouta-t-il, à voix basse, je souhaiterais presque l’avoir fait. »

Avant que l’obscurité fut venue, ces deux jeunes gens s’étaient monté la tête à un point psychologique compliqué qui tenait à la fois du scepticisme méprisant et de la crédulité alarmée. Cela les tourmentait à l’excès, et la pensée que cela devrait durer six jours au moins, et se prolonger peut-être indéfiniment, leur devenait insupportable. Cependant le navire vira de bord à la nuit. Pendant toute cette sombre nuit orageuse, il marcha le cap vers la terre comme pour y retrouver son matelot, se couchant par moment sous les lourdes bouffées, à d’autres, roulant paresseusement dans la houle, presque stationnaire comme s’il eut eu, lui aussi, l’esprit tiraillé entre la froide raison et une ardente impulsion.

À la pointe du jour, une embarcation se détacha du navire, et s’en alla, secouée par les flots, vers l’anse peu profonde où, non sans de grandes difficultés, un officier en gros paletot et en chapeau rond, se mit en devoir d’atterrir sur une grève de galet.

« J’avais l’intention, écrit Mr Byrne, intention que mon capitaine approuva, d’atterrir en secret, si possible. Je ne voulais être vu ni de mon susceptible ami au chapeau jaune, dont les intentions n’étaient pas claires, ni de l’aubergiste borgne, qu’il fut ou non affilié au diable, ni d’aucun autre habitant de ce village primitif. Malheureusement cette anse était vraiment le seul atterrissage possible que l’on rencontrât sur plusieurs lieues, et vu l’escarpement du ravin, il ne m’était pas possible de faire un détour pour éviter les maisons. »

« Fort heureusement, continue-t-il, à cette heure-là tous les gens étaient couchés. Il faisait à peine jour lorsque je me vis marchant sur l’épaisse couche de feuilles mortes qui couvrait l’unique rue du village. Pas une âme dehors ; aucun chien n’aboya. Le silence était profond, et j’en avais conclu, non sans étonnement, qu’il n’y avait pas de chien dans ce village, quand j’entendis un sourd grognement, et d’une allée louche, entre deux masures, je vis surgir un affreux chien des rues, la queue entre les jambes. Il s’esquiva silencieusement, en me montrant les dents au moment où il me dépassait, et il disparut si soudainement qu’il aurait pu être tout aussi bien la répugnante incarnation du Malin. Il y eut quelque chose de si étrange dans son apparition et sa disparition que mon humeur qui n’était déjà pas très bonne, n’en devint que plus abattue à la vue répugnante de cet animal, comme si c’eût été là un fâcheux présage. »

Byrne s’éloigna autant qu’il le put, de la côte, sans être vu. se dirigeant vers l’ouest et luttant vaillamment contre le vent et la pluie, sur un plateau sombre et nu, sous un ciel couleur de cendre.

Au loin d’âpres montagnes désolées, dressant leurs cimes escarpées et nues, semblaient l’attendre, menaçantes. Il s’en trouva, au soir, tout proche, mais, comme on dit en langage marin, incertain de sa position ; il y arriva, affamé, trempé, harassé par un jour de marche continuelle sur une route défoncée ; il n’avait rencontré que fort peu de gens en route et n’avait pu obtenir le moindre renseignement sur le passage de Tom Corbin. Allons, allons, avançons toujours, se disait-il pendant ces heures d’effort solitaire, poussé bien plutôt par l’incertitude que par une crainte ou un espoir bien définis.

Le jour qui déclinait s’éteignit rapidement, au moment où il atteignait un pont démoli. Il descendit dans le ravin, passa à gué, à la dernière lueur d’une eau rapide, un courant étroit ; et grimpant de l’autre côté, se trouva soudain enfoncé dans une obscurité qui lui tombait sur les yeux comme un bandeau.

Le vent, qui dans l’ombre fouettait la lisière de la sierra, harcelait ses oreilles d’un mugissement continu, pareil à celui d’une mer en furie. Il pensait bien avoir perdu le chemin. Même de jour, avec ses ornières, ses flaques de boue, et le hérissement de ses pierres, il était difficile de le distinguer de l’abominable étendue d’une lande semée de cailloux et de maigres buissons : mais comme il nous le dit, il régla sa marche sur la direction du vent. Le chapeau enfoncé sur les yeux, la tête basse, il marcha, s’arrêtant de temps à autre pour donner un peu de trêve à son esprit, bien plutôt qu’à son corps, comme si le violent effort de volonté qu’il appréhendait de voir rester inutile, et le trouble de ses sentiments dépassaient par moments non pas sa résistance, mais sa résolution.

À l’un de ces arrêts, il lui sembla entendre, apporté de loin faiblement par le vent, comme le bruit d’un coup, d’un coup frappé sur du bois. Il remarqua que le vent était tombé soudain.

Son cœur se mit à battre en désordre, sous l’impression plus vive des espaces déserts qu’il avait traversés pendant les six dernières heures, la sensation poignante d’un monde inhabité. Comme il levait la tête, un rayon de lumière, illusoire, comme cela arrive souvent dans une épaisse obscurité, dansa devant ses yeux. Tandis qu’il scrutait l’ombre, le faible son d’un coup lui parvint encore, et il sentit soudain, plutôt qu’il ne la vit, l’existence d’un obstacle massif qui se dressait en travers du chemin. Qu’était-ce ? Le pied d’une colline ? Une maison ? C’était une maison, tout proche comme si elle avait jailli du sol, ou comme si, du repli sombre ae la nuit, elle était venue glisser jusqu’à lui, incolore et muette. Elle se dressait fièrement ; c’était elle qui l’abritait du vent. Trois pas encore et il pouvait toucher le mur de la main. C’était à n’en pas douter une « posada » et un autre voyageur essayait d’y trouver accès. De nouveau il entendit le bruit d’un coup circonspect.

Un moment après une large raie de lumière s’enfonça dans la nuit. Par la porte ouverte, Byrne s’y précipita, cependant que la personne qui était dehors s’enfuit dans la nuit en poussant un cri étouffé. De l’intérieur parvint aussi une exclamation de surprise. Byrne se jetant contre la porte à demi-fermée, réussit, non sans résistance, à entrer.

Une misérable chandelle, une simple veilleuse, brûlait au bout d’une table en bois blanc. À la lumière de cette chandelle, Byrne put voir la fille qu’il avait repoussée de la porte. Elle portait une courte jupe noire, un chale orange, elle avait le teint basané, une chevelure massive, sombre et épaisse comme une forêt, retenue par un peigne, et quelques mèches échappées mettaient une ombre noire autour de son front bas.

Lamentable et perçant, un hurlement de « Miséricorde » fut lancé par deux voix du fond de cette grande pièce où la lumière d’un foyer jouait parmi de lourdes ombres. En se ressaisissant, la jeune fille laissa entendre le sifflement de sa respiration entre ses dents serrées.

Il n’est pas nécessaire de rapporter ici la longue suite de questions et de réponses par lesquelles Byrne rassura les deux vieilles femmes assises de chaque côté d’un feu sur lequel était placée une sorte de grande marmite de terre. Byrne eut immédiatement la sensation de deux sorcières surveillant la cuisson de quelque philtre mortel… Pourtant, lorsque l’une d’elles déplaçant péniblement sa forme brisée eut soulevé le couvercle de cette marmite, la fumée qui s’en échappa avait une odeur appétissante.

L’autre vieille ne bougea pas ; elle était recroquevillée sur elle-même, la tête branlante.

Elles étaient horribles, l’une et l’autre. Il y avait quelque chose de grotesque dans leur décrépitude. Leurs bouches édentées, leurs nez crochus, la maigreur de celle qui remuait, les joues jaunes et flasques de l’autre (celle dont la tête tremblait), auraient été risibles si la vue de leur effroyable dégradation physique n’avait été pour les yeux un spectacle épouvantable et pour le cœur un effroi poignant, devant cette indicible misère de l’âge, cette obstination féroce de la vie devenue un objet de dégoût et d’horreur.

Pour surmonter cette impression, Byrne se mit à parler ; il leur dit qu’il était Anglais, qu’il était à la recherche d’un compatriote qui avait dû passer par là. À peine eût-il parlé que le souvenir des adieux de Tom lui revint à l’esprit avec une précision singulière ; les paysans silencieux, le gnome furieux, l’aubergiste borgne, Bernardino. Eh ! Quoi ! Ces deux épouvantails indescriptibles seraient-ils les tantes de cet homme, les affiliées du diable.

Quoiqu’elles eussent pû être autrefois, on n’imaginait pas quel service d’aussi faibles créatures pouvaient bien rendre maintenant au diable dans le monde des vivants. Laquelle était Lucilla, laquelle Erminia ? C’était maintenant des êtres sans nom. Un moment d’immobilité complète suivit les paroles de Byrne. La sorcière à la cuiller cessa de remuer son fricot dans sa marmite. La durée d’un souffle le tremblement de l’autre cessa. Dans l’espace de cette seconde Byrne eut la sensation d’être vraiment sur la trace, d’avoir atteint le tournant du chemin, presque à portée de voix de Tom.

— « Elles l’ont vu », pensa-t-il avec conviction. Il y avait donc enfin quelqu’un qui l’avait vu. Il était persuadé qu’elles nieraient toute connaissance de cet « ingles » ; mais tout au contraire, elles s′empressèrent de lui raconter qu’il avait mangé et passé la nuit chez elles. Elles se mirent à parler à la fois, et à décrire son aspect et sa manière d’être. Une sorte d’excitation féroce dans sa faiblesse semblait les posséder. La sorcière voûtée se mit à brandir sa cuiller de bois, le monstre bouffi se leva de son tabouret en criant, se balançant d’un pied sur l’autre, et sa tête s’agitait d’un tremblement accéléré au point de ressembler à une véritable vibration. Byrne se sentit tout à fait déconcerté par cette singulière surexcitation… Oui, le gros, le fort « Ingles » était parti le matin après avoir mangé un morceau de pain et bu un verre de vin. Et si le « caballero » désirait prendre le même chemin, rien n’était plus simple, demain matin.

— « Vous me donnerez quelqu’un pour me montrer le chemin ? dit Byrne. »

— « Si, señor. Un brave garçon. Celui que le caballero avait vu partir. »

— « Mais il frappait à la porte, répliqua Byrne. Il a décampé seulement quand il m’a vu. Il allait entrer. »

— « Non, non, s’écrièrent ensemble les deux sorcières, il s’en allait, il s’en allait. »

Après tout ce pouvait être vrai. Le son avait été si faible, si furtif, pensa Byrne. Ce n’était peut-être que l’effet de son imagination. Il leur demanda :

— « Qui est-ce ? »

— « Son « novio », crièrent-elles en montrant la jeune fille. Il est allé jusqu’à un village assez loin d’ici. Mais il reviendra au matin. Son « novio ». Elle c’est une orpheline, la fille de pauvres chrétiens ; elle vit avec nous pour l’amour de Dieu, pour l’amour de Dieu. »

L’orpheline accroupie au coin de l’être considérait Byrne. Il pensa qu’elle était plutôt une fille de Satan retenue là par ces deux sombres mégères pour l’amour du Diable. Ses yeux étaient légèrement obliques, sa bouche plutôt épaisse, mais admirablement dessinée, son visage sombre, empreint d’une beauté sauvage, voluptueuse et farouche. Quant à l’expression de ce regard fixe qu’elle tenait constamment attaché sur lui avec une attention pleine d’une sauvagerie sensuelle, « pour en avoir une idée, nous dit Mr Byrne, vous n’avez qu’à observer un chat affamé guettant un oiseau dans une cage, ou une souris dans une souricière. »

Ce fut elle qui lui servit un repas, dont il se montra satisfait, quoique ces grands yeux obliques et sombres qui ne cessaient de l’examiner comme s’il eut eu quelque chose de curieux écrit sur le visage lui causassent un certain malaise. Mais tout valait mieux que l’approche de ces sorcières de cauchemar aux yeux chassieux. Ses appréhensions s’apaisèrent ; peut-être rien que d’éprouver la sensation de la chaleur après ce mauvais temps, et de goûter un peu de repos après la lutte qu’il avait dû soutenir, pas, à pas, tout le long du chemin contre la tempête. Il n’avait pas d’inquiétude sur la sécurité de Tom. Il devait maintenant dormir dans un campement de montagne, après avoir rencontré Gonzales et ses gens.

Byrne se leva, alla remplir une timbale d’étain d’un vin tiré à une outre de peau qui était suspendue au mur et vint se rasseoir. La sorcière au visage de momie commença à lui faire la conversation, lui parlant du temps jadis, à bâtons rompus. Elle lui vanta la renommée de l’auberge, durant des jours meilleurs. Du beau monde s’y arrêtait, dans ses propres voitures. Un archevêque même, une fois, avait dormi dans la « casa », il y avait bien longtemps.

La sorcière au visage bouffi paraissait écouter, de son tabouret, immobile, sauf la tête tremblante. La fille (Byrne était certain que c’était une bohémienne qu’on avait recueillie là pour une raison quelconque) était assise sur la pierre du foyer, dans la chaleur que dégageaient les braises. Elle se fredonnait à elle-même une chanson, tout en agitant doucement de temps à autre une paire de castagnettes. Au mot d’archevêque, elle se mit à ricaner avec impiété et se retourna pour regarder Byrne, la flamme rouge du feu étincela sur ses yeux noirs et ses dents blanches, sous le sombre rebord de l’énorme manteau de cheminée. Il lui sourit.

Il goûtait maintenant le repos dans un sentiment de sécurité. Son arrivée n’étant point attendue, il ne pouvait y avoir de complot tramé contre son existence. Il commença à somnoler. Il se laissa un peu aller, tout en conservant, du moins il le pensait, toute sa présence d’esprit.

Il dut cependant se laisser aller plus qu’il ne croyait, car il sursauta outre mesure en entendant un vacarme infernal. Il n’avait, de sa vie, entendu quelque chose d’aussi effroyablement strident. Les sorcières s’étaient prises de querelle, férocement, pour on ne sait quoi. Quelqu’en eut été la cause elles s’injuriaient maintenant avec violence, sans chercher d’arguments. Leurs piaillements séniles n’exprimaient rien d’autre que de la méchanceté déchaînée et de l’épouvante enragée. Les yeux noirs de la bohémienne allaient de l’une à l’autre. Jamais auparavant Byrne ne s’était senti aussi éloigné d’un sentiment de solidarité pour des êtres humains. Avant qu’il eût eu le temps de comprendre le sujet de cette querelle, la fille bondit en agitant violemment ses castagnettes. Il y eut un silence. Elle s’approcha de la table, et se penchant au-dessus, ses yeux dans ceux de l’officier :

— « Señor, dit-elle d’un ton décidé, vous dormirez dans la chambre de l’archevêque. »

Les sorcières ne bronchèrent pas. Accroupie, la vieille momie s′appuyait sur un bâton ; celle à la figure bouffie avait maintenant ramassé une béquille.

Byrne se leva, marcha vers la porte, et tournant la clef dans l’énorme serrure, la mit ensuite tranquillement dans sa poche. C’était à n’en pas douter l’unique entrée de la maison. Et il ne se souciait nullement d’être pris au dépourvu par quelque danger qui pourrait survenir du dehors. En se retournant, il vit les deux sorcières « affiliées au Diable » et la fille de Satan qui le regardaient sans mot dire. Il se demanda si Tom Corbin avait pris la même précaution la nuit précédente. Et tout en songeant à son matelot, il eut de nouveau la singulière impression de sa présence tout proche. Tout était muet ; au milieu de ce calme il entendit le sang lui battre aux oreilles avec un bruit confus et troublant, parmi lequel il lui sembla qu’une voix murmurait ces mots : « M. Byrne, ouvrez l’œil ». La voix de Tom. Il se sentit frémir ; les illusions de l’ouïe sont, de toutes, les plus saisissantes.

Il lui sembla impossible que Tom ne fut pas là. Il eut de nouveau un léger frisson, comme si un furtif courant d’air avait pénétré ses habits et lui avait passé le long du corps même. D’un effort il chassa cette impression.

La fille monta l’escalier devant lui, portant une lampe de fer dont la maigre flamme dégageait un mince filet de fumée. Ses bas blancs, sales, étaient pleins de trous.

De la même tranquillité résolue avec laquelle il avait fermé la porte en bas. Byrne s’en fut ouvrir l’une après l’autre toutes les portes du corridor. Toutes les chambres étaient vides, à l’exception d’une ou deux dans lesquelles on avait entassé des vieilleries. Et la fille, comprenant son intention, s’arrêta chaque fois, levant la lumière fumeuse à chaque porte, patiemment. Elle l’observait cependant avec une attention soutenue ; la dernière porte, elle l’ouvrit elle-même.

— « Vous dormirez ici, señor, murmura-t-elle d’une voix, douce comme un souffle d’enfant, tout en lui tendant la lampe. »

— « Buenos noches, señorita, lui dit-il poliment en la lui prenant des mains.

On ne l’entendit pas rendre ce bonsoir, bien que ses lèvres remuassent légèrement, cependant que son regard sombre comme une nuit sans étoile, ne trembla pas une minute devant le sien. Il entra dans la chambre, et quand il se retourna pour en fermer la porte, elle était encore là, immobile et troublante, avec sa bouche sensuelle, ses yeux obliques, et l’expression de sensualité féroce et aux aguets d’un chat déconcerté. Il eut un moment d’hésitation, et dans la maison muette, il entendit de nouveau le sang qui battait pesamment à ses oreilles, pendant qu’une fois encore il lui sembla entendre la voix de Tom, instante, quelque part, tout près, et plus terrifiante encore, cette fois, parce qu’il n’en pouvait distinguer les mots.

À la fin il claqua la porte au nez de la fille, la laissant dans l’obscurité ; il la rouvrit presque aussitôt. Plus personne. Elle s’était évanouie sans le moindre bruit. Il referma la porte rapidement et la verrouilla de deux lourds verrous.

Une violente inquiétude se mit soudain à l’envahir. Pourquoi ces sorcières s’étaient-elles querellées à propos de la chambre où il devait dormir ? Que signifiait le long regard de cette fille qui semblait vouloir imprimer pour toujours son image dans son esprit ? Sa propre nervosité l’alarmait. Il se crut transporté très loin du genre humain.

Il examina la chambre. Elle n’était pas très haute de plafond ; juste assez pour contenir le lit que surmontait un énorme dais en forme de baldaquin d’où tombaient, au pied et à la tête, de lourds rideaux ; un lit assurément digne d’un archevêque. Il y avait une table massive toute sculptée aux angles ; quelques fauteuils d’un poids énorme, qui avaient l’air des vestiges du palais d’un grand seigneur ; une armoire à deux battants, large et peu profonde, était placée contre le mur. Il voulut l’ouvrir ; elle était fermée à clef. Un soupçon lui vint ; il prit la lampe pour se livrer à un examen plus minutieux. Non : ce n’était pas une porte dérobée. Ce meuble lourd était éloigné de plus d’un pouce du mur auquel il s’adossait. Il examina les verrous de la porte de la chambre. Non, personne ne pourrait le surprendre traîtreusement pendant son sommeil. Mais allait-il pouvoir dormir ? Il se le demanda avec angoisse. Si seulement Tom était là, le brave marin qui avait combattu à ses côtés dans une ou deux affaires difficiles et lui avait toujours prêché la nécessité de prendre garde à lui. « Ce n’est pas malin, avait-il coutume de dire, de se faire tuer dans une bataille. N’importe quel fou peut en faire autant. Notre véritable affaire c’est de combattre les Français, et de vivre pour les combattre encore un autre jour. » Byrne eut du mal à ne pas se mettre à épier le silence. Il avait en quelque sorte la conviction que rien ne le viendrait rompre, si ce n’est le son obsédant de la voix de Tom. Il l’avait déjà entendu deux fois. Bizarre. Et, somme toute, ce n’avait rien de surprenant, se dit-il en raisonnant, puisqu’il avait pensé à cet homme pendant plus de trente heures, continuellement et qui plus est avec incertitude. Son inquiétude au sujet de Tom n’avait, en effet, jamais pris une forme définie : « Disparaître était le seul mot qui se rapportait à la notion du danger que pouvait courir Tom. C’était tout à la fois vague et terrible : « Disparaître ». Qu’est-ce que cela signifiait ?

Byrne frissonna ; il se dit qu’il devait avoir un peu de fièvre. Tom n′avait pas disparu. Byrne venait d’entendre parler de lui. De nouveau le jeune homme entendit son sang battre dans ses oreilles. Il s’assit, immobile, s’attendant à chaque instant à entendre parmi les pulsations de son sang le son de la voix de Tom. Il attendit, tendant l’oreille : rien ne vint. Tout à coup il eut cette pensée : « Il n’a pas disparu, mais il ne peut pas se faire entendre ».

Il se leva brusquement. Combien c’était absurde ! Et déposant son pistolet et son coutelas sur la table, il enleva ses bottes, et se sentant tout d’un coup trop fatigué pour rester debout, il s’étendit sur le lit qu’il trouva doux et confortable, au-delà de ses espérances.

Il s’était senti très éveillé, mais il avait dû s’assoupir après tout, car tout ce qu’il savait c’est qu’il était maintenant assis sur le lit, cherchant à se rappeler exactement ce que disait la voix de Tom. Ah, oui ! Il se rappelait. Elle disait : « M. Byrne, ouvrez l’œil. » C’était un avertissement. Mais contre quoi ?

Il sauta d’un bond au milieu de la chambre, haleta, puis regarda tout autour de lui. La fenêtre était bien fermée, d’une barre de fer. Il promena, de nouveau, son regard lentement sur les murs nus, il considéra le plafond ; il alla à la porte examiner les verroux. C’était deux énormes verroux qui glissaient dans des trous faits à même le mur, et comme le corridor au dehors était trop étroit pour rendre possible l’usage d’un bélier, ou même la manœuvre d’une hache, on ne pouvait pas enfoncer la porte, sauf avec de la poudre. Cependant qu’il continuait à s’assurer que le verrou d’en bas était bien poussé, il eut la sensation qu’il y avait quelqu’un dans la chambre. Et cela si fortement qu’il se retourna avec la rapidité de l’éclair. Il n’y avait personne. Qui eut bien pu être là ? Et pourtant…

Ce fut alors qu’il perdit toute la tenue et la contrainte qu’un homme conserve par respect de soi. La lampe posée à terre, il se mit, à quatre pattes, à regarder sous le lit, comme une fille stupide. Il y vit pas mal de poussière et rien d’autre. Il se releva, les joues en feu, et marcha de long en large, honteux de lui-même et de cette ridicule inquiétude, qu’il ressentait au sujet de Tom et qui ne voulait pas le lâcher. Les mots : « M. Byrne ouvrez l’œil. » continuaient à retentir dans sa tête sur un ton d’avertissement.

— « N’aurais-je pas mieux fait de me jeter sur le lit et d’essayer de dormir ? se demandait-il. Ses yeux tombèrent sur l’immense armoire, il se dirigea vers elle, irrité de son idée, mais se sentant incapable d’y renoncer. Comment expliquerait-il le lendemain aux deux sorcières son effraction, il n’en savait rien. Il introduisit la pointe de son coutelas entre les deux battants de la porte et essaya de les forcer. Ils résistaient. Il se mit à jurer, s’obstinant dans son dessein, maintenant. Le « j’espère que vous serez satisfait, nom d’un chien », qu’il murmura, s’adressait à Tom absent. Juste à ce moment les portes cédèrent et s’ouvrirent à la volée.

Il était là.

Lui, le fidèle, le sagace, le courageux Tom était là, debout, sombre et raide, gardant un prudent silence que ses deux yeux grands ouverts au fixe éclat semblait commander à Byrne de respecter. Byrne était trop saisi pour pouvoir proférer un son. Interdit, il recula, et au même instant le marin s’abatit en avant de tout son long, comme pour prendre par le cou son officier. Instinctivement Byrne avança ses bras tremblants. Il sentit l’affreuse rigidité du corps, puis la froideur de la mort lorsque leurs têtes se heurtèrent et que leurs visages se touchèrent. Ils vacillèrent, Byrne serrant Tom sur sa poitrine pour ne pas le laisser tomber avec fracas. Il eut juste assez de force pour déposer doucement par terre l’horrible fardeau ; alors la tête lui tourna, ses jambes se dérobèrent et il tomba sur les genoux, penché sur le cadavre, les mains sur cette poitrine d’homme qui avait été naguère pleine d’une vie généreuse et qui maintenant n’avait plus que l’insensibilité de la pierre.

— « Mort, mon pauvre Tom », se répétait-il intérieurement. La lumière de la lampe placée près du bord de la table tomba droit sur le regard vitreux de ces yeux qui avaient, naturellement, une expression vive et gaie.

Byrne détourna les yeux. Le foulard de soie noire de Tom n’était pas noué sur sa poitrine. Il n’était plus là. Les meurtriers lui avaient aussi enlevé ses souliers et ses bas. Et en remarquant ce dépouillement, ce cou dénudé, les pieds nus et rigides, Byrne sentit ses yeux se remplir de larmes. À part cela, le marin était entièrement vêtu, et ses vêtements ne montraient rien de ce désordre qu’aurait dû entraîner une lutte violente. Sa chemise quadrillée avait été tirée, un peu, hors de la ceinture, à un seul endroit, simplement pour s’assurer s’il avait de l′argent, dans une ceinture, à même le corps. Byrne commença à sanglotter dans son mouchoir.

Ce fut une explosion nerveuse qui dura peu. Tout en demeurant à genoux, il contempla tristement ce corps athlétique du meilleur marin qui fut jamais pour tirer le coutelas, pointer le canon ou prendre un ris. Il gisait là raide et froid : son esprit joyeux et intrépide s’en était allé, et peut-être qu’au moment de ce départ il s’était reporté vers lui, son jeune camarade, vers son navire qui roulait là-bas sur les flots gris en rade de cette côte de rochers sauvages.

Il s’aperçut que les six boutons de cuivre de la vareuse de Tom avaient été coupés. Il frissonna à la pensée des deux misérables et répugnantes sorcières s’acharnant avidement sur le corps sans défense de son ami. Coupés ! Peut-être avec le même couteau qui… La tête de l’une branlait ; l’autre était tout courbée en deux, et leurs yeux étaient rouges et chassieux, leurs infâmes griffes tremblottantes… Cela avait dû se passer dans cette chambre même, car Tom n’avait pas été tué dehors et apporté là ensuite : Byrne en était certain. Pourtant ce n’était pas ces deux vieilles du diable qui avaient pu le tuer, même en le prenant à l’improviste. D’autant que Tom avait dû être constamment sur ses gardes, car c’était un homme d’une extrême prudence, surtout quand il était chargé d’une mission… Comment l’avait-on tué ? Qui avait pu le faire ? Comment ?

Byrne se releva, saisit la lampe et se pencha rapidement au-dessus du corps. La lumière ne révéla aucune tache sur les vêtements, pas de trace, ni de souillure de sang, nulle part. Les mains de Byrne se mirent à trembler au point qu’il lui fallut poser la lampe à terre et détourner les yeux pour pouvoir vaincre son trouble.

Il se mit ensuite à examiner ce froid, paisible et rigide cadavre, cherchant la marque d’un coup de couteau, la blessure d’une arme à feu, la trace d’un coup mortel. Il tâta tout autour du crâne, anxieusement. Il était intact. Il glissa la main sous la nuque ; elle n’était pas brisée. Les yeux agrandis par l’angoisse, il examina de plus près, sous le menton, et ne vit aucune marque de strangulation sous la gorge.

Il n’y avait de trace nulle part. Il était seulement mort.

Irrésistiblement, Byrne s’éloigna du corps comme si le mystère de cette incompréhensible mort avait changé sa pitié en effroi et en suspicion. La lampe, placée sur le plancher, près du rigide et immobile visage du marin le montrait fixant désespérément le plafond. Dans le cercle de la lumière, Byrne vit à la poussière qui par endroits couvrait le plancher, qu’il n’y avait pas eu de lutte dans cette chambre. « Il est mort dehors », pensa-t-il. Oui, dehors, dans cet étroit corridor où l’on avait à peine la place de se retourner, la mort mystérieuse était venue prendre son pauvre Tom. L’impulsion qu’il avait eue de saisir son pistolet et de s’élancer hors de la chambre, abandonna Byrne tout d’un coup, car Tom aussi était armé, avec des armes précisément aussi impuissantes que celles qu’il possédait : des pistolets, un coutelas. Et Tom était mort d’une mort sans nom, par des moyens incompréhensibles.

Il vint à Byrne une nouvelle idée. Cet étranger qui frappait à la porte et qui s’était enfui si rapidement à son approche était venu enlever le corps. Ah ! C’était là le guide que la sorcière décharnée lui avait promis Pour lui montrer par quel chemin le plus court rejoindre son homme. Promesse, il le voyait maintenant, pleine d’un sens atroce. Celui qui avait frappé à la porte se chargerait des deux cadavres. L′homme et l’officier s’en iraient de la maison ensemble. Car Byrne était certain maintenant qu’il lui faudrait mourir avant le matin, et de la même manière mystérieuse, laissant derrière lui un corps sans indices.

La vue d’une tête coupée, d’une gorge tranchée, ou de la béante blessure d’une arme à feu lui aurait causé un inexprimable soulagement. Toutes ses craintes en auraient été apaisées. Son âme au dedans de lui implorait cet homme mort qui ne lui avait jamais fait défaut dans le danger : « Pourquoi ne me dites-vous pas à quoi je dois veiller, Tom ? Pourquoi ne me le dites-vous pas ? » Mais dans sa rigidité impassible, étendu sur le dos, Tom semblait conserver un austère silence, comme si, possédant enfin le terrible savoir, il dédaignait de s’entretenir avec les vivants.

Byrne se jeta soudain à genoux près du cadavre, et l’œil sec, farouche, ouvrit toute grande la chemise à la hauteur de la poitrine, comme s’il voulait arracher de force le secret de ce cœur froid qui avait été pour lui si loyal toute sa vie. Rien. Rien. Il éleva la lampe, et tout l’indice que lui révéla ce visage dont l’expression lui avait toujours été si affectueuse, ce fut une toute petite meurtrissure au front, presque rien, une simple marque. La peau même n’était pas éraflée. Il la regarda fixement, longtemps, perdu dans un horrible rêve. Puis il remarqua que les mains de Tom étaient serrées, comme s’il était tombé face à quelqu’un dans une bataille à coups de poings. Les articulations, en y regardant de plus près, lui apparurent un peu écorchées, aux deux mains.

La découverte de ses signes très légers fut plus terrifiante pour Byrne que ne l’eut été l’absence même de toute marque. Ainsi Tom était mort en se débattant contre quelque chose que l’on pouvait toucher, et qui pourtant pouvait tuer quelqu’un sans laisser de trace. Était-ce un souffle ?

La terreur, l’ardente terreur, commença à jouer autour du cœur de Byrne, comme une langue de feu qui s’allonge et se retire avant de réduire un objet en cendres. Il s’éloignait du cadavre en reculant aussi loin qu’il pouvait, puis il revenait jetant furtivement des regards tremblants sur ce front meurtri. Il y aurait peut-être la même petite meurtrissure sur son propre front, avant l’aube.

— « Je n’en puis plus », se murmura-t-il à lui-même. Tom lui devenait maintenant un objet d’horreur, un spectacle qui, tout à la fois, attirait et révoltait sa crainte. Il n’en pouvait plus, il ne pouvait plus le regarder.

À la fin, le désespoir, triomphant de son horreur croissante, il se détacha du mur auquel il s’appuyait, saisit le corps sous les aisselles, et se mit à le tirer vers le lit. Les talons nus du marin traînaient sur le plancher, sans bruit. Il était lourd, de ce poids mort des choses inanimées. D’un dernier effort, Byrne le jeta le visage tourné vers le lit, le retourna, jeta sur cette rigidité passive un drap dont il la couvrit ; puis il ramena les rideaux, au pied et à la tête, de façon à ce que se touchant, ils lui dérobèrent entièrement la vue du lit.

Il trébucha vers une chaise sur laquelle il se laissa tomber. La sueur lui coulait du visage, et ses veines semblaient charrier un mince filet de sang à demi-glacé. Une terreur absolue s’était emparée de lui, une terreur sans nom qui avait réduit son cœur en cendres.

Il s’était assis sur une chaise à dossier droit, la lampe brûlait à ses pieds ; ses pistolets et son couteau étaient près de son coude gauche au bout de la table, ses yeux tournaient continuellement dans ses orbites, regardant les murs, le plafond, par terre, dans l’attente d’une mystérieuse terrifiante vision. La chose qui pouvait donner la mort d’un souffle était là dehors, de l’autre côté de cette porte verrouillée. Mais maintenant Byrne ne croyait plus ni aux murs ni aux verrous. Une terreur folle transformait pour lui toutes choses, sa vieille admiration d’enfance pour l’athlétique Tom, l’indomptable Tom (il lui avait paru invincible) ne faisait que paralyser davantage ses facultés, ajouter encore à son désespoir.

Il n’était plus Edgar Byrne. Il n’était plus qu’une âme torturée qui souffrait de cette angoisse plus que jamais corps de pécheur n’avait souffert du chevalet ou du brodequin. On pourra mesurer le degré de son trouble, quand j’aurai dit que ce jeune homme au moins aussi brave que la plupart d’entre nous pensa à saisir son pistolet et à se faire sauter la cervelle. Mais une langueur mortelle et glaciale s’étendait sur ses membres, Sa chair comme du plâtre mouillé semblait se raidir peu à peu autour de ses côtes. Tout à l’heure, pensait-il, les deux sorcières entreront, avec leur béquille et leur bâton, horribles, grotesques, monstrueuses, affiliées au diable, pour lui faire une marque au front, la toute petite meurtrissure de mort. Et il ne pourrait rien contre elles. Tom s’était défendu, lui ; mais il n’était pas comme Tom. Ses membres étaient déjà raides. Il était là immobile, se sentant mourir peu à peu. Les yeux seuls remuaient, tournant sans cesse dans leurs orbites, parcourant les murs, le plancher, le plafond encore, et encore, jusqu’à ce que tout à coup, ils devinssent immobiles, fixes, comme des pierres, hors de la tête, fixée dans la direction du lit.

Il venait de voir les rideaux bouger, comme si le cadavre qu’ils cachaient s’était retourné et s’était assis. Byrne qui pensait avoir épuisé toute la terreur du monde, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il empoigna les deux bras de sa chaise, sa mâchoire se desserra, et la sueur lui coulait sur le front, cependant que sa langue, desséchée, se collait à son palais. Les rideaux remuèrent encore, mais ne s’entr’ouvrirent pas. « Non, Tom », essaya de crier Byrne, mais il n’entendit rien qu’un faible gémissement comme peut en pousser un dormeur mal à l’aise. Il sentit que sa raison s’en allait, car il lui semblait bien que le plafond avait bougé et devenait oblique, puis se redressait, et de nouveau les rideaux se balancèrent doucement comme s’ils allaient s’entr’ouvrir.

Byrne ferma les yeux pour ne pas voir sortir la terrible apparition du cadavre animé par le diable. Dans le profond silence de la chambre, il vécut un moment d’effroyable agonie, puis il rouvrit les yeux et il vit que les rideaux restaient toujours fermés, mais que le plafond au-dessus du lit s’était élevé d’un pied.

La dernière lueur de raison qui lui restait lui découvrit que c’était l’énorme baldaquin au-dessus du lit qui s’abaissait, pendant que les rideaux qui y étaient attachés remuaient doucement, descendant graduellement vers le sol. Sa mâchoire ouverte se referma en claquant et, à-demi dressé sur sa chaise, il épia, muet, la silencieuse descente du dais monstrueux.

Il descendit par saccades douces jusqu’à mi-chemin, ou à peu près, et tout d’un coup sembla prendre sa course et vint emboîter brusquement sa forme en dos de tortue, sa lourde bordure s’encastrant exactement dans le rebord du bois de lit.

À une ou deux reprises un léger craquement du bois se fit entendre, puis l’accablante tranquillité de la pièce régna de nouveau.

Byrne se leva, haleta pour reprendre haleine, et poussa un cri de rage et d’épouvante, premier son qui ait pu, à sa connaissance, franchir ses lèvres durant cette nuit d’angoisse. Voilà donc la mort à laquelle il avait échappé. C’était là le diabolique artifice du meurtre, contre lequel la pauvre âme de Tom déjà dans l’autre monde avait encore essayé de le mettre en garde. C’était donc ainsi qu’il était mort. Byrne était certain d’avoir entendu la voix du marin faiblement distante, et sa phrase habituelle : « M. Byrne, ouvrez l’œil », et puis des mots qu’il n’avait pas pu saisir. Mais la distance qui sépare les vivants des morts est si grande. Le pauvre Tom avait essayé.

Byrne courut vers le lit, et essaya de soulever, de repousser cet horrible couvercle qui étouffait le cadavre. Il résista à tous ses efforts, lourd comme du plomb, immuable comme une pierre tombale. La rage de la vengeance le fit s’arrêter, dans sa tête roulaient de chaotiques pensées d’extermination ; il tournait autour de la chambre comme s’il ne pouvait trouver ni ses armes, ni la porte, et il ne cessait de proférer de terribles menaces…

Des coups violents frappés à la porte de l’auberge lui rendirent ses esprits. Il courut à la fenêtre, poussa les volets et regarda au dehors. Dans la faible lueur de l’aube il vit un rassemblement. Eh ! bien, il irait immédiatement affronter cette troupe d’assassins réunis sans aucun doute pour lui faire son affaire. Après cette lutte contre une terreur sans nom, il aspirait à un combat en plein air contre des ennemis armés. Mais il n’avait pas dû retrouver toute sa raison, car, oubliant ses armes, il se rua en bas en poussant des cris sauvages, débarra la porte cependant que les coups pleuvaient du dehors, et l’ayant brusquement ouverte, se précipita à la gorge du premier homme qu’il aperçut devant lui. Ils roulèrent à terre l’un par dessus l’autre. L’intention confuse de Byrne était de se frayer un passage, de courir par le chemin de montagne jusqu’au campement de Gonzales et d’en revenir avec ses hommes pour tirer une vengeance exemplaire. Il se battit furieusement jusqu’à ce qu’il lui sembla qu’un arbre, une maison, une montagne, s’abattaient sur sa tête, puis il n’eut plus conscience de rien…


Ici M. Byrne décrit en détail la manière adroite dont il trouva bandée sa tête endommagée, nous apprend qu’il avait perdu beaucoup de sang et attribue à cette circonstance la préservation de sa raison. Il transcrit également en entier toutes les excuses de Gonzales. Car c’était Gonzales qui, fatigué d’attendre des nouvelles des Anglais, était arrivé à l’auberge, avec la moitié de sa troupe, en route vers la mer. « Son Excellence, expliquait-il, se précipita sur nous avec une féroce impétuosité, et en outre nous ne savions pas qu’il s’agissait d’un ami et alors nous… etc., etc. Lorsque Byrne demanda ce qu’il était advenu des sorcières, Gonzales dirigea son doigt silencieusement vers le sol, puis fit calmement une réflexion morale : « La passion de l’or est impitoyable chez les vieilles gens, señor, dit-il. Il est hors de doute qu’elles avaient dû mettre auparavant plus d’un voyageur solitaire dans le lit de l’archevêque. »

— « Il y avait aussi une bohémienne, dit Byrne faiblement, de la litière improvisée sur laquelle une escouade de guerilleros le transportait vers la côte.

— « C’était elle qui manœuvrait cette diabolique machine, et c’est elle qui la manœuvra aussi cette nuit là », fut la réponse.

— « Mais pourquoi ? Pourquoi ? s’écria Byrne ; pourquoi pouvait-elle souhaiter ma mort ? »

— « Sans doute pour les boutons d’uniforme de Votre Excellence, » répondit poliment le taciturne Gonzales. Nous avons retrouvé ceux de votre marin sur elle ; mais Votre Excellence peut être sûre que tout ce qu’il convenait de faire dans cette circonstance a été fait.

Byrne ne posa plus d’autres questions. Il y eut encore une autre mort, que Gonzales considérait comme « urgente en la circonstance ». Le borgne Bernardino fut collé au mur de son auberge et y reçut dans la poitrine la charge de six escopettes. Comme les coups partaient, la bière grossière qui renfermait le corps de Tom, passa, portée par une bande de patriotes espagnols qui avaient des allures de bandits et qui descendaient le ravin jusqu’au rivage, où deux embarcations de la corvette attendaient ce qui restait, sur terre, de son meilleur marin.

M. Byrne pâle et bien faible encore, entra dans le canot qui transportait le cadavre de son humble ami ; car on avait décidé que Tom Corbin dormirait son dernier sommeil, plus loin, dans le golfe de Biscaye. L’officier prit la barre et se retournant pour jeter un dernier regard vers le rivage, il aperçut, sur la pente grise de la colline quelque chose qui bougeait ; il reconnut que c’était un petit homme à chapeau jaune, juché sur le mulet, ce mulet sans lequel le sort de Tom Corbin serait resté à jamais mystérieux.


Juin 1913.