En mémoire des églises assassinées/Journées de Pèlerinage

Pastiches et MélangesÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 100-147).

II

JOURNÉES DE PELERINAGE

ruskin à notre-dame d’amiens, à rouen, etc.[1]

Je voudrais donner au lecteur le désir et le moyen d’aller passer à Amiens une journée en une sorte de pèlerinage ruskinien. Ce n’était pas la peine de commencer par lui demander d’aller à Florence ou à Venise, quand Ruskin a écrit sur Amiens tout un livre[2]. Et, d’autre part, il me semble que c’est ainsi que doit être célébré le « culte des Héros », je veux dire en esprit et en vérité. Nous visitons le lieu où un grand homme est né et celui où il est mort ; mais les lieux qu’il admirait entre tous, dont c’est la beauté même que nous aimons dans ses livres, ne les habitait-il pas davantage ?

Nous honorons d’un fétichisme qui n’est qu’illusion une tombe où reste seulement de Ruskin ce qui n’était pas lui-même, et nous n’irions pas nous agenouiller devant ces pierres d’Amiens, à qui il venait demander sa pensée, et qui la gardent encore, pareilles à la tombe d’Angleterre où d’un poète dont le corps fut consumé, ne reste — arraché aux flammes par un autre poète — que le cœur[3] ?

Sans doute le snobisme qui fait paraître raisonnable tout ce qu’il touche n’a pas encore atteint (pour les Français du moins), et par là préservé du ridicule, ces promenades esthétiques. Dites que vous allez à Bayreuth entendre un opéra de Wagner, à Amsterdam visiter une exposition de Primitifs flamands, on regrettera de ne pouvoir vous accompagner. Mais si vous avouez que vous allez voir, à la Pointe du Raz, une tempête, en Normandie, les pommiers en fleurs, à Amiens, une statue aimée de Ruskin, on ne pourra s’empêcher de sourire. Je n’en espère pas moins que vous irez à Amiens après m’avoir lu.

Quand on travaille pour plaire aux autres on peut ne pas réussir, mais les choses qu’on a faites pour se contenter soi-même ont toujours chance d’intéresser quelqu’un. Il est impossible qu’il n’existe pas de gens qui prennent quelque plaisir à ce qui m’en a tant donné. Car personne n’est original et fort heureusement pour la sympathie et la compréhension qui sont de si grands plaisirs dans la vie, c’est dans une trame universelle que nos individualités sont taillées. Si l’on savait analyser l’âme comme la matière, on verrait que, sous l’apparente diversité des esprits aussi bien que sous celle des choses, il n’y a que peu de corps simples et d’éléments irréductibles et qu’il entre dans la composition de ce que nous croyons être notre personnalité, des substances fort communes et qui se retrouvent un peu partout dans l’Univers.

Les indications que les écrivains nous donnent dans leurs œuvres sur les lieux qu’ils ont aimés sont souvent si vagues que les pèlerinages que nous y essayons gardent quelque chose d’incertain et d’hésitant et comme la peur d’avoir été illusoires. Comme ce personnage d’Edmond de Goncourt cherchant une tombe qu’aucune croix n’indique, nous en sommes réduits à faire nos dévotions « au petit bonheur ». Voilà un genre de déboires que vous n’aurez pas à redouter avec Ruskin, à Amiens surtout ; vous ne courrez pas le risque d’y être venu passer un après-midi sans avoir su le trouver dans la cathédrale : il est venu vous chercher à la gare. Il va s’informer non seulement de la façon dont vous êtes doué pour ressentir les beautés de Notre-Dame, mais du temps que l’heure du train que vous comptez reprendre vous permet d’y consacrer. Il ne vous montrera pas seulement le chemin qui mène à la cathédrale, mais tel ou tel chemin, selon que vous serez plus ou moins pressé. Et comme il veut que vous le suiviez dans les libres dispositions de l’esprit que donne la satisfaction du corps, peut-être aussi pour vous montrer qu’à la façon des saints à qui vont ses préférences, il n’est pas contempteur du plaisir « honnête[4] », avant de vous mener à l’église, il vous conduira chez le pâtissier. Vous arrêtant à Amiens dans une pensée d’esthétique, vous êtes déjà le bienvenu, car beaucoup ne font pas comme vous : « L’intelligent voyageur anglais, dans ce siècle fortuné, sait que, à mi-chemin entre Boulogne et Paris, il y a une station de chemin de fer importante[5] où son train, ralentissant son allure, le roule avec beaucoup plus que le nombre moyen des bruits et des chocs attendus à l’entrée de chaque grande gare française, afin de rappeler par des sursauts le voyageur somnolent ou distrait au sentiment de sa situation. Il se souvient aussi probablement qu’à cette halte au milieu de son voyage, il y a un buffet bien servi où il a le privilège de dix minutes d’arrêt. Il n’est toutefois pas aussi clairement conscient que ces dix minutes d’arrêt lui sont accordées à moins de minutes de marche de la grande place d’une ville qui a été un jour la Venise de la France. En laissant de côté les îles des lagunes, la « Reine des Eaux » de la France était à peu près aussi large que Venise elle-même, et traversée non par de longs courants de marée montante et descendante[6], mais par onze beaux cours d’eau à truites… aussi larges que la Dove d’Isaac Walton[7], qui se réunissant de nouveau après qu’ils ont tourbillonné à travers ses rues, sont bordés comme ils descendent vers les sables de Saint-Valéry, par des bois de tremble et des bouquets de peupliers[8] dont la grâce et l’allégresse semblent jaillir de chaque magnifique avenue comme l’image de la vie de l’homme juste : “Erit tanquam lignum quod plantatum est secus decursus aquarum.” »

Mais la Venise de Picardie ne dut pas seulement son nom à la beauté de ses cours d’eau, mais au fardeau qu’ils portaient. Elle fut une ouvrière, comme la princesse Adriatique, en or et en verre, en pierre, en bois, en ivoire ; elle était habile comme une Égyptienne dans le tissage des fines toiles de lin, et mariait les différentes couleurs dans ses ouvrages d’aiguille avec la délicatesse des filles de Juda. Et de ceux-là, les fruits de ses mains qui la célébraient dans ses propres portes, elle envoyait aussi une part aux nations étrangères et sa renommée se répandait dans tous les pays. Velours de toutes couleurs, employés pour lutter, comme dans Carpaccio, contre les tapis du Turc et briller sur les tours arabesques de Barbarie. Pourquoi cette fontaine d’arc-en-ciel jaillissait-elle ici près de la Somme ? Pourquoi une petite fille française pouvait-elle se dire la sœur de Venise et la servante de Carthage et de Tyr. L’intelligent voyageur anglais, contraint d’acheter son sandwich au jambon et d’être prêt pour le « En voiture, messieurs », n’a naturellement pas de temps à perdre à aucune de ces questions. Mais c’est trop parler de voyageurs pour qui Amiens n’est qu’une station importante à vous qui êtes venu pour visiter la cathédrale et qui méritez qu’on vous fasse mieux employer votre temps ; on va vous mener à Notre-Dame, mais par quel chemin ?

« Je n’ai jamais été capable de décider quelle était vraiment la meilleure manière d’aborder la cathédrale pour la première fois. Si vous avez plein loisir et que le jour soit beau[9], le mieux serait de descendre la rue principale de la vieille ville, traverser la rivière et passer tout à fait en dehors vers la colline calcaire sur laquelle s’élève la citadelle. De là vous comprendrez la hauteur réelle des tours et de combien elles s’élèvent au-dessus du reste de la ville, puis, en revenant, trouvez votre chemin par n’importe quelle rue de traverse ; prenez les ponts que vous trouverez ; plus les rues seront tortueuses et sales, mieux ce sera, et, que vous arriviez d’abord à la façade ouest ou à l’abside, vous les trouverez dignes de toute la peine que vous aurez eue à les atteindre.

« Mais si le jour est sombre, comme cela peut arriver quelquefois, même en France, ou si vous ne pouvez ni ne voulez marcher, ce qui peut aussi arriver à cause de tous nos sports athlétiques et de nos lawn-tennis, ou si vraiment il faut que vous alliez à Paris cet après-midi et que vous vouliez seulement voir tout ce que vous pouvez en une heure ou deux, alors en supposant cela, malgré ces faiblesses, vous êtes encore une assez gentille sorte de personne pour laquelle il est de quelque conséquence de savoir par quelle voie elle arrivera à une jolie chose et commencera à la regarder. J’estime que le mieux est alors de monter à pied la rue des Trois-Cailloux. Arrêtez-vous un moment sur le chemin pour vous tenir en bonne humeur, et achetez quelques tartes et bonbons dans une des charmantes boutiques de pâtissier qui sont à gauche. Juste après les avoir passées, demandez le théâtre, et vous monterez droit au transept sud qui a vraiment en soi de quoi plaire à tout le monde. Chacun est forcé d’aimer l’ajourement aérien de la flèche qui le surmonte et qui semble se courber vers le vent d’ouest, bien que cela ne soit pas ; — du moins sa courbure est une longue habitude contractée graduellement avec une grâce et une soumission croissantes pendant ces trois derniers cents ans, — et arrivant tout à fait au porche, chacun doit aimer la jolie petite madone française qui en occupe le milieu, avec sa tête un peu de côté, son nimbe de côté aussi, comme un chapeau seyant. Elle est une madone de décadence, en dépit, ou plutôt en raison de sa joliesse[10] et de son gai sourire de soubrette ; elle n’a rien à faire là non plus, car ceci est le porche de saint Honoré, non le sien. Saint Honoré avait coutume de se tenir là, rude et gris, pour vous recevoir ; il est maintenant banni au porche nord où jamais n’entre personne. Il y a longtemps de cela, dans le xive siècle, quand le peuple commença pour la première fois à trouver le christianisme trop grave, fit une foi plus joyeuse pour la France et voulut avoir partout une madone soubrette aux regards brillants, laissant sa propre Jeanne d’Arc aux yeux sombres se faire brûler comme sorcière ; et depuis lors les choses allèrent leur joyeux train, tout droit, « ça allait, ça ira », aux plus joyeux jours de la guillotine. Mais pourtant ils savaient encore sculpter au xive siècle, et la madone et son linteau d’aubépines en fleurs[11] sont dignes que vous les regardiez, et encore plus les sculptures aussi délicates et plus calmes[12] qui sont au-dessus, qui racontent la propre histoire de saint Honoré dont on parle peu aujourd’hui dans le faubourg de Paris qui porte son nom.

« Mais vous devez être impatients d’entrer dans la cathédrale. Mettez d’abord un sou dans la boîte de chacun des mendiants qui se tiennent là[13]. Ce n’est pas votre affaire de savoir s’ils devraient ou non être là ou s’ils méritent d’avoir le sou. Sachez seulement si vous-même méritez d’en avoir un à donner et donnez-le joliment et non comme s’il vous brûlait les doigts. »

C’est ce deuxième itinéraire, le plus simple, et celui, je suppose, que vous préférerez, que j’ai suivi, la première fois que je suis allé à Amiens ; et, au moment où le portail sud m’apparut, je vis devant moi, sur la gauche, à la même place qu’indique Ruskin, les mendiants dont il parle, si vieux d’ailleurs que c’étaient peut-être encore les mêmes. Heureux de pouvoir commencer si vite à suivre les prescriptions ruskiniennes, j’allai avant tout leur faire l’aumône, avec l’illusion, où il entrait de ce fétichisme que je blâmais tout à l’heure, d’accomplir un acte élevé de piété envers Ruskin. Associé à ma charité, de moitié dans mon offrande, je croyais le sentir qui conduisait mon geste. Je connaissais et, à moins de frais, l’état d’âme de Frédéric Moreau dans l’Éducation sentimentale, quand sur le bateau, devant Mme Arnoux, il allonge vers la casquette du harpiste sa main fermée et « l’ouvrant avec pudeur » y dépose un louis d’or. « Ce n’était pas, dit Flaubert, la vanité qui le poussait à faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où il l’associait, un mouvement de cœur presque religieux. »

Puis, étant trop près du portail pour en voir l’ensemble, je revins sur mes pas, et arrivé à la distance qui me parut convenable, alors seulement je regardai. La journée était splendide et j’étais arrivé à l’heure où le soleil fait, à cette époque, sa visite quotidienne à la Vierge jadis dorée et que seul il dore aujourd’hui pendant les instants où il lui restitue, les jours où il brille, comme un éclat différent, fugitif et plus doux. Il n’est pas d’ailleurs un saint que le soleil ne visite, donnant aux épaules de celui-ci un manteau de chaleur, au front de celui-là une auréole de lumière. Il n’achève jamais sa journée sans avoir fait le tour de l’immense cathédrale. C’était l’heure de sa visite à la Vierge, et c’était à sa caresse momentanée qu’elle semblait adresser son sourire séculaire, ce sourire que Ruskin trouve, vous l’avez vu, celui d’une soubrette à laquelle il préfère les reines, d’un art plus naïf et plus grave, du porche royal de Chartres. Si j’ai cité le passage où Ruskin explique cette préférence, c’est que The two Paths était de 1850 et la Bible d’Amiens de 1885, le rapprochement des textes et des dates montre à quel point la Bible d’Amiens diffère de ces livres comme nous en écrivons tant sur les choses que nous avons étudiées pour pouvoir en parler (à supposer même que nous ayons pris cette peine) au lieu de parler des choses parce que nous les avons dès longtemps étudiées, pour contenter un goût désintéressé, et sans songer qu’elles pourraient faire plus tard la matière d’un livre. J’ai pensé que vous aimeriez mieux la Bible d’Amiens, de sentir qu’en la feuilletant ainsi, c’étaient des choses sur lesquelles Ruskin a, de tout temps, médité celles qui expriment par là le plus profondément sa pensée, que vous preniez connaissance ; que le présent qu’il vous faisait était de ceux qui sont le plus précieux à ceux qui aiment, et qui consistent dans les objets dont on s’est longtemps servi soi-même sans intention de les donner un jour, rien que pour soi. En écrivant son livre, Ruskin n’a pas eu à travailler pour vous, il n’a fait que publier sa mémoire et vous ouvrir son cœur. J’ai pensé que la Vierge Dorée prendrait quelque importance à vos yeux, quand vous verriez que, près de trente ans avant la Bible d’Amiens, elle avait, dans la mémoire de Ruskin, sa place où, quand il avait besoin de donner à ses auditeurs un exemple, il savait la trouver, pleine de grâce et chargée de ces pensées graves à qui il donnait souvent rendez-vous devant elle. Alors elle comptait déjà parmi ces manifestations de la beauté qui ne donnaient pas seulement à ses yeux sensibles une délectation comme il n’en connut jamais de plus vive, dans lesquelles la Nature, en lui donnant ce sens esthétique, l’avait prédestiné à aller chercher, comme dans son expression la plus touchante, ce qui peut être recueilli sur la terre du Vrai et du Divin.

Sans doute si, comme on l’a dit, à l’extrême vieillesse, la pensée déserta la tête de Ruskin, comme cet oiseau mystérieux qui dans une toile célèbre de Gustave Moreau n’attend pas l’arrivée de la mort pour fuir la maison, — parmi les formes familières qui traversèrent encore la confuse rêverie du vieillard sans que la réflexion pût s’y appliquer au passage, tenez pour probable qu’il y eut la Vierge Dorée. Redevenue maternelle, comme le sculpteur d’Amiens l’a représentée, tenant dans ses bras la divine enfance, elle dut être comme la nourrice que laisse seule rester à son chevet celui qu’elle a longtemps bercé. Et, comme dans le contact des meubles familiers, dans la dégustation des mets habituels, les vieillards éprouvent, sans presque les connaître, leurs dernières joies, discernables du moins à la peine souvent funeste qu’on leur causerait en les en privant, croyez que Ruskin ressentait un plaisir obscur à voir un moulage de la Vierge Dorée, descendue, par l’entraînement invincible du temps, des hauteurs de sa pensée et des prédilections de son goût, dans la profondeur de sa vie inconsciente et dans les satisfactions de l’habitude. Telle qu’elle est avec son sourire si particulier, qui fait non seulement de la Vierge une personne, mais de la statue une œuvre d’art individuelle, elle semble rejeter ce portail hors duquel elle se penche, à n’être que le musée où nous devons nous rendre quand nous voulons la voir, comme les étrangers sont obligés d’aller au Louvre pour voir la Joconde. Mais si les cathédrales, comme on l’a dit, sont les musées de l’art religieux au moyen âge, ce sont des musées vivants auquel M. André Hallays ne trouverait rien à redire. Ils n’ont pas été construits pour recevoir les œuvres d’art, mais ce sont elles — si individuelles qu’elles soient d’ailleurs, — qui ont été faites pour eux et ne sauraient sans sacrilège (je ne parle ici que de sacrilège esthétique) être placées ailleurs. Telle qu’elle est avec son sourire si particulier, combien j’aime la Vierge Dorée, avec son sourire de maîtresse de maison céleste ; combien j’aime son accueil à cette porte de la cathédrale, dans sa parure exquise et simple d’aubépines. Comme les rosiers, les lys, les figuiers d’un autre porche, ces aubépines sculptées sont encore en fleur. Mais ce printemps médiéval, si longtemps prolongé, ne sera pas éternel et le vent des siècles a déjà effeuillé devant l’église, comme au jour solennel d’une Fête-Dieu sans parfums, quelques-unes de ses roses de pierre. Un jour sans doute aussi le sourire de la Vierge Dorée (qui a déjà pourtant duré plus que notre foi) cessera, par l’effritement des pierres qu’il écarte gracieusement, de répandre, pour nos enfants, de la beauté, comme, à nos pères croyants, il a versé du courage. Je sens que j’avais tort de l’appeler une œuvre d’art : une statue qui fait ainsi à tout jamais partie de tel lieu de la terre, d’une certaine ville, c’est-à-dire d’une chose qui porte un nom comme une personne, qui est un individu, dont on ne peut jamais trouver la toute pareille sur la face des continents, dont les employés de chemins de fer, en nous criant son nom, à l’endroit où il a fallu inévitablement venir pour la trouver, semblent nous dire, sans le savoir : « Aimez ce que jamais on ne verra deux fois », — une telle statue a peut-être quelque chose de moins universel qu’une œuvre d’art ; elle nous retient, en tous cas, par un lien plus fort que celui de l’œuvre d’art elle-même, un de ces liens comme en ont, pour nous garder, les personnes et les pays. La Joconde est la Joconde de Vinci. Que nous importe (sans vouloir déplaire à M. Hallays) son lieu de naissance, que nous importe même qu’elle soit naturalisée française ? — Elle est quelque chose comme une admirable « Sans-patrie ». Nulle part où des regards chargés de pensée se lèveront sur elle, elle ne saurait être une « déracinée ». Nous n’en pouvons dire autant de sa sœur souriante et sculptée (combien inférieure du reste, est-il besoin de le dire ?) la Vierge Dorée. Sortie sans doute des carrières voisines d’Amiens, n’ayant accompli dans sa jeunesse qu’un voyage, pour venir au porche Saint-Honoré, n’ayant plus bougé depuis, s’étant peu à peu hâlée à ce vent humide de la Venise du Nord qui, au-dessus d’elle, a courbé la flèche, regardant depuis tant de siècles les habitants de cette ville dont elle est le plus ancien et le plus sédentaire habitant[14], elle est vraiment une Amiénoise. Ce n’est pas une œuvre d’art. C’est une belle amie que nous devons laisser sur la place mélancolique de province d’où personne n’a pu réussir à l’emmener, et où, pour d’autres yeux que les nôtres, elle continuera à recevoir en pleine figure le vent et le soleil d’Amiens, à laisser les petits moineaux se poser avec un sûr instinct de la décoration au creux de sa main accueillante, ou picorer les étamines de pierre des aubépines antiques qui lui font depuis tant de siècles une parure jeune. Dans ma chambre une photographie de la Joconde garde seulement la beauté d’un chef-d’œuvre. Près d’elle une photographie de la Vierge Dorée prend la mélancolie d’un souvenir. Mais n’attendons pas que, suivi de son cortège innombrable de rayons et d’ombres qui se reposent à chaque relief de la pierre, le soleil ait cessé d’argenter la grise vieillesse du portail, à la fois étincelante et ternie. Voilà trop longtemps que nous avons perdu de vue Ruskin. Nous l’avions laissé aux pieds de cette même Vierge devant laquelle son indulgence aura patiemment attendu que nous ayons adressé à notre guise notre personnel hommage. Entrons avec lui dans la cathédrale.

« Nous ne pouvons pas y pénétrer plus avantageusement que par cette porte sud, car toutes les cathédrales de quelque importance produisent à peu près le même effet, quand vous entrez par le porche ouest, mais je n’en connais pas d’autre qui découvre à ce point sa noblesse, quand elle est vue du transept sud. La rose qui est en face est exquise et splendide et les piliers des bas côtés du transept forment avec ceux du chœur et de la nef un ensemble merveilleux. De là aussi l’abside montre mieux sa hauteur, se découvrant à vous au fur et à mesure que vous avancez du transept dans la nef centrale. Vue de l’extrémité ouest de la nef, au contraire, une personne irrévérente pourrait presque croire que ce n’est pas l’abside qui est élevée, mais la nef qui est étroite. Si d’ailleurs vous ne vous sentez pas pris d’admiration pour le chœur et le cercle lumineux qui l’entoure, quand vous élevez vos regards vers lui du centre de la croix, vous n’avez pas besoin de continuer à voyager et à chercher à voir des cathédrales, car la salle d’attente de n’importe quelle gare du chemin de fer est un lieu qui vous convient mille fois mieux. Mais si, au contraire, il vous étonne et vous ravit d’abord, alors mieux vous le connaîtrez, plus il vous ravira, car il n’est pas possible à l’alliance de l’imagination et des mathématiques d’accomplir une chose plus puissante et plus noble que cette procession de verrières, en mariant la pierre au verre, ni rien qui paraisse plus grand.

Quoi que vous voyiez ou soyez forcé de laisser de côté, sans l’avoir vu, à Amiens, si les écrasantes responsabilités de votre existence et les nécessités inévitables d’une locomotion qu’elles précipitent vous laissent seulement un quart d’heure — sans être hors d’haleine — pour la contemplation de la capitale de la Picardie, donnez-le entièrement aux boiseries du chœur de la cathédrale. Les portails, les vitraux en ogives, les roses, vous pouvez voir cela ailleurs aussi bien qu’ici, mais un tel chef-d’œuvre de menuiserie, vous ne le pourrez pas. C’est du flamboyant dans son plein développement juste à la fin du xve siècle. Vous verrez là l’union de la lourdeur flamande et de la flamme charmante du style français : sculpter le bois a été la joie du Picard ; dans tout ce que je connais je n’ai jamais rien vu d’aussi merveilleux qui ait été taillé dans les arbres de quelque pays que ce soit ; c’est un bois doux, à jeunes grains ; du chêne choisi et façonné pour un tel travail et qui résonne maintenant de la même manière qu’il y a quatre cents ans. Sous la main du sculpteur, il semble s’être modelé comme de l’argile, s’être plié comme de la soie, avoir poussé comme des branches vivantes, avoir jailli comme de la flamme vivante… et s’élance, s’entrelace et se ramifie en une clairière enchantée, inextricable, impérissable, plus pleine de feuillage qu’aucune forêt et plus pleine d’histoire qu’aucun livre[15]. »

Maintenant célèbres dans le monde entier, représentées dans les musées par des moulages, que les gardiens ne laissent pas toucher, ces stalles continuent, elles-mêmes si vieilles, si illustres et si belles, à exercer à Amiens, leurs modestes fonctions de stalles — dont elles s’acquittent depuis plusieurs siècles à la grande satisfaction des Amiénois — comme ces artistes qui, parvenus à la gloire, n’en continuent pas moins à garder un petit emploi ou à donner des leçons. Ces fonctions consistent, avant même d’instruire les âmes, à supporter les corps, et c’est à quoi, rabattues pendant chaque office et présentant leur envers, elles s’emploient modestement.

Les bois toujours frottés de ces stalles ont peu à peu revêtu ou plutôt laissé paraître cette sombre pourpre qui est comme leur cœur et que préfère à tout, jusqu’à ne plus pouvoir regarder les couleurs des tableaux qui semblent, après cela, bien grossières, l’œil qui s’en est une fois enchanté. C’est alors une sorte d’ivresse qu’on éprouve à goûter dans l’ardeur toujours plus enflammée du bois ce qui est comme la sève, avec le temps, débordante de l’arbre. La naïveté des personnages ici sculptés prend de la matière dans laquelle ils vivent quelque chose comme de deux fois naturel. Et quant à « ces fruits, ces fleurs, ces feuilles et ces branches », tous motifs tirés de la végétation du pays et que le sculpteur amiénois a sculptés dans du bois d’Amiens, la diversité des plans ayant eu pour conséquence la différence des frottements, on y voit de ces admirables oppositions de tons, où la feuille se détache d’une autre couleur que la tige, faisant penser à ces nobles accents que M. Gallé a su tirer du cœur harmonieux des chênes.

Mais il est temps d’arriver à ce que Ruskin appelle plus particulièrement la Bible d’Amiens, au Porche Occidental. Bible est pris ici au sens propre, non au sens figuré. Le porche d’Amiens n’est pas seulement, dans le sens vague où l’aurait pris Victor Hugo[16], un livre de pierre, une Bible de pierre : c’est « la Bible » en pierre. Sans doute, avant de le savoir, quand vous voyez pour la première fois la façade occidentale d’Amiens, bleue dans le brouillard, éblouissante au matin, ayant absorbé le soleil et grassement dorée l’après-midi, rose et déjà fraîchement nocturne au couchant, à n’importe laquelle de ces heures que ses cloches sonnent dans le ciel, et que Claude Monet a fixées dans des toiles sublimes où se découvre la vie de cette chose que les hommes ont faite, mais que la nature a reprise en l’immergeant en elle, une cathédrale, et dont la vie comme celle de la terre en sa double révolution se déroule dans les siècles, et d’autre part se renouvelle et s’achève chaque jour, — alors, la dégageant des changeantes couleurs dont la nature l’enveloppe, vous ressentez devant cette façade une impression confuse mais forte. En voyant monter vers le ciel ce fourmillement monumental et dentelé de personnages de grandeur humaine dans leur stature de pierre tenant à la main leur croix, leur phylactère ou leur sceptre, ce monde de saints, ces générations de prophètes, cette suite d’apôtres, ce peuple de rois, ce défilé de pécheurs, cette assemblée de juges, cette envolée d’anges, les uns à côté des autres, les uns au-dessus des autres, debout près de la porte, regardant la ville du haut des niches ou au bord des galeries, plus haut encore, ne recevant plus que vagues et éblouis les regards des hommes au pied des tours et dans l’effluve des cloches, sans doute à la chaleur de votre émotion vous sentez que c’est une grande chose que cette ascension géante, immobile et passionnée. Mais une cathédrale n’est pas seulement une beauté à sentir. Si même ce n’est plus pour vous un enseignement à suivre, c’est du moins encore un livre à comprendre. Le portail d’une cathédrale gothique, et plus particulièrement d’Amiens, la cathédrale gothique par excellence, c’est la Bible. Avant de vous l’expliquer je voudrais, à l’aide d’une citation de Ruskin, vous faire comprendre que, quelles que soient vos croyances, la Bible est quelque chose de réel, d’actuel, et que nous avons à trouver en elle autre chose que la saveur de son archaïsme et le divertissement de notre curiosité.

« Les I, VIII, XII, XV, XIX, XXIII et XXIVes psaumes, bien appris et crus, sont assez pour toute direction personnelle, ont en eux la loi et la prophétie de tout gouvernement juste, et chaque nouvelle découverte de la science naturelle est anticipée dans le CIVe. Considérez quel autre groupe de littérature historique et didactique a une étendue pareille à celle de la Bible.

« Demandez-vous si vous pouvez comparer sa table des matières, je ne dis pas à aucun autre livre, mais à aucune autre littérature. Essayez, autant qu’il est possible à chacun de nous — qu’il soit défenseur ou adversaire de la foi — de dégager son intelligence de l’habitude et de l’association du sentiment moral basé sur la Bible, et demandez-vous quelle littérature pourrait avoir pris sa place ou remplir sa fonction, quand même toutes les bibliothèques de l’univers seraient restées intactes. Je ne suis pas contempteur de la littérature profane, si peu que je ne crois pas qu’aucune interprétation de la religion grecque ait jamais été aussi affectueuse, aucune de la religion romaine aussi révérente que celle qui se trouve à la base de mon enseignement de l’art et qui court à travers le corps entier de mes œuvres. Mais ce fut de la Bible que j’appris les symboles d’Homère et la foi d’Horace[17]. Le devoir qui me fut imposé dès ma première jeunesse, en lisant chaque mot des évangiles et des prophéties, de bien me pénétrer qu’il était écrit par la main de Dieu, me laissa l’habitude d’une attention respectueuse qui, plus tard, rendit bien des passages des auteurs profanes, frivoles pour les lecteurs irréligieux, profondément graves pour moi. Jusqu’à quel point mon esprit a été paralysé par les fautes et les chagrins de ma vie[18] ; jusqu’à quel point dépasse ma conjecture ou ma confession ; jusqu’où ma connaissance de la vie est courte, comparée à ce que j’aurais pu apprendre si j’avais marché plus fidèlement dans la lumière qui m’avait été départie, dépasse ma conjecture ou ma confession. Mais comme je n’ai jamais écrit pour ma renommée, j’ai été préservé des erreurs dangereuses pour les autres[19]… et les expressions fragmentaires… que j’ai été capable de donner… se relient à un système général d’interprétation de la littérature sacrée, à la fois classique et chrétienne… Qu’il y ait une littérature classique sacrée parallèle à celle des Hébreux et se fondant avec les légendes symboliques de la chrétienté au moyen âge, c’est un fait qui apparaît de la manière la plus tendre et la plus frappante dans l’influence indépendante et cependant similaire de Virgile sur le Dante et l’évêque Gawane Douglas. Et l’histoire du lion de Némée vaincu avec l’aide d’Athénée est la véritable racine de la légende du compagnon de saint Jérôme, conquis par la douceur guérissante de l’esprit de vie. Je l’appelle une légende seulement. Qu’Héraklès ait jamais tué[20] ou saint Jérôme jamais chéri la créature sauvage ou blessée, est sans importance pour nous. Mais la légende de saint Jérôme reprend la prophétie du millénium et prédit avec la Sibylle de Cumes[21], et avec Isaïe, un jour où la crainte de l’homme cessera d’être chez les créatures inférieures de la haine, et s’étendra sur elles comme une bénédiction, où il ne sera plus fait de mal ni de destruction d’aucune sorte dans toute l’étendue de la montagne sainte[22] et où la paix de la terre sera délivrée de son présent chagrin, comme le présent et glorieux univers animé est sorti du désert naissant dont les profondeurs étaient le séjour des dragons et les montagnes des dômes de feu. Ce jour-là aucun homme ne le connaît[23], mais le royaume de Dieu est déjà venu pour ceux qui ont arraché de leur propre cœur ce qui était rampant et de nature inférieure et ont appris à chérir ce qui est charmant et humain dans les enfants errants des nuages et des champs[24]. »

Et peut-être maintenant voudrez-vous bien suivre le résumé que je vais essayer de vous donner, d’après Ruskin, de la Bible écrite au porche occidental d’Amiens.

Au milieu est la statue du Christ qui est non au sens figuré, mais au sens propre, la pierre angulaire de l’édifice. À sa gauche (c’est-à-dire à droite pour nous qui en regardant le porche faisons face au Christ, mais nous emploierons les mots gauche et droite par rapport à la statue du Christ) six apôtres : près de lui Pierre, puis s’éloignant de lui, Jacques le Majeur, Jean, Matthieu, Simon. À sa droite Paul, puis Jacques l’évêque, Philippe, Barthélemy, Thomas et Jude[25]. À la suite des apôtres sont les quatre grands prophètes. Après Simon, Isaïe et Jérémie ; après Jude, Ézéchiel et Daniel ; puis, sur les trumeaux de la façade occidentale tout entière viennent les douze prophètes mineurs ; trois sur chacun des quatre trumeaux, et, en commençant par le trumeau qui se trouve le plus à gauche : Osée, Jaël, Amos, Michée, Jonas, Abdias, Nahum, Habakuk, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie. De sorte que la cathédrale, toujours au sens propre, repose sur le Christ, et sur les prophètes qui l’ont prédit ainsi que sur les apôtres qui l’ont proclamé. Les prophètes du Christ et non ceux de Dieu le Père :

« La voix du monument tout entier est celle qui vient du ciel au moment de la Transfiguration[26]. « Voici mon fils bien-aimé, écoutez-le. » Aussi Moïse qui fut un apôtre non du Christ mais de Dieu, aussi Élie qui fut un prophète non du Christ mais de Dieu, ne sont pas ici. Mais, ajoute Ruskin, il y a un autre grand prophète qui d’abord ne semble pas être ici. Est-ce que le peuple entrera dans le temple en chantant : « Hosanna au fils de David » [27], et ne verra aucune image de son père ? [28] Le Christ lui-même n’a-t-il pas déclaré : « Je suis la racine et l’épanouissement de David », et la racine n’aurait près de soi pas trace de la terre qui l’a nourrie ? Il n’en est pas ainsi ; David et son fils sont ensemble. David est le piédestal de la statue du Christ. Il tient son sceptre dans la main droite, un phylactère dans la gauche.

« De la statue du Christ elle-même je ne parlerai pas, aucune sculpture ne pouvant, ni ne devant satisfaire l’espérance d’une âme aimante qui a appris à croire en lui. Mais à cette époque elle dépassa ce qui avait jamais été atteint jusque-là en tendresse sculptée. Et elle était connue au loin sous le nom de : le beau Dieu d’Amiens. Elle n’était d’ailleurs qu’un signe, un symbole de la présence divine et non une idole, dans notre sens du mot. Et pourtant chacun la concevait comme l’Esprit vivant, venant l’accueillir à la porte du temple, la Parole de vie, le Roi de gloire, le Seigneur des armées. Le « Seigneur des Vertus », Dominus Virtutum, c’est la meilleure traduction de l’idée que donnaient à un disciple instruit du xiiie siècle les paroles du XXIVe psaume. »

Nous ne pouvons pas nous arrêter à chacune des statues du porche occidental. Ruskin vous expliquera le sens des bas-reliefs qui sont placés au-dessous (deux bas-reliefs quatre-feuilles placés au-dessous l’un de l’autre sous chacune d’elles), ceux qui sont placés sous chaque apôtre représentant : le bas-relief supérieur la vertu qu’il a enseignée ou pratiquée, l’inférieur le vice opposé. Au-dessous des prophètes les bas-reliefs figurent leurs prophéties.

Sous saint Pierre est le Courage avec un léopard sur son écusson ; au-dessous du Courage la Poltronnerie est figurée par un homme qui, effrayé par un animal, laisse tomber son épée, tandis qu’un oiseau continue de chanter : « Le poltron n’a pas le courage d’une grive ». Sous saint André est la Patience dont l’écusson porte un bœuf (ne reculant jamais).

Au-dessous de la Patience[29], la Colère : une femme poignardant un homme avec une épée (la Colère, vice essentiellement féminin qui n’a aucun rapport avec l’indignation). Sous saint Jacques, la Douceur dont l’écusson porte un agneau, et la Grossièreté : une femme donnant un coup de pied par-dessus son échanson, « les formes de la plus grande grossièreté française étant dans les gestes du cancan ».

Sous saint Jean, l’Amour, l’Amour divin, non l’amour humain : « Moi en eux et toi en moi. » Son écusson supporte un arbre avec des branches greffées dans un tronc abattu. « Dans ces jours-là le Messie sera abattu, mais pas pour lui-même. » Au-dessous de l’Amour, la Discorde : un homme et une femme qui se querellent ; elle a laissé tomber sa quenouille. Sous saint Matthieu, l’Obéissance. Sur son écusson, un chameau : « Aujourd’hui c’est la bête la plus désobéissante et la plus insupportable, dit Ruskin ; mais le sculpteur du Nord connaissait peu son caractère. Comme elle passe malgré tout sa vie dans les services les plus pénibles, je pense qu’il l’a choisie comme symbole de l’obéissance passive qui n’éprouve ni joie ni sympathie, comme en ressent le cheval, et qui, d’autre part, n’est pas capable de faire du mal comme le bœuf[30]. Il est vrai que sa morsure est assez dangereuse, mais à Amiens il est fort probable que cela n’était pas connu, même des croisés, qui ne montaient que leurs chevaux ou rien. »

Au-dessous de l’Obéissance, la Rébellion[31], un homme claquant du doigt devant son évêque (« comme Henri VIII devant le Pape et les badauds anglais et français devant tous les prêtres quels qu’ils soient »).

Sous saint Simon, la Persévérance caresse un lion et tient sa couronne. « Tiens ferme ce que tu as afin qu’aucun homme ne prenne ta couronne. » Au-dessous, l’Athéisme laisse ses souliers à la porte de l’église. « L’infidèle insensé est toujours représenté, aux xie et xiiie siècles, nu-pieds, le Christ ayant ses pieds enveloppés avec la préparation de l’Évangile de la Paix. « Combien sont beaux tes pieds dans tes souliers, ô fille de Prince ![32] »

Au-dessous de saint Paul est la Foi. Au-dessous de la Foi est l’Idolâtrie adorant un monstre. Au-dessous de saint Jacques l’évêque est l’Espérance qui tient un étendard avec une croix. Au-dessous de l’Espérance, le Désespoir, qui se poignarde.

Sous saint Philippe est la Charité qui donne son manteau à un mendiant nu[33].

Sous saint Barthélémy, la Chasteté avec le phœnix, et au-dessous d’elle, la Luxure, figurée par un jeune homme embrassant une femme qui tient un sceptre et un miroir. Sous saint Thomas, la Sagesse (un écusson avec une racine mangeable signifiant la tempérance commencement de la sagesse). Au-dessous d’elle la Folie : le type usité dans tous les psautiers primitifs d’un glouton armé d’un gourdin. « Le fou a dit dans son cœur : « Il n’y a pas de Dieu, il dévore mon peuple comme un morceau de pain. » (Psaume LIII)[34]. Sous saint Jude, l’Humilité qui porte un écusson avec une colombe, et l’Orgueil qui tombe de cheval.

« Remarquez, dit Ruskin, que les apôtres sont tous sereins, presque tous portent un livre, quelques-uns une croix, mais tous le même message : « Que la paix soit dans cette maison et si le Fils de la Paix est ici », etc.[35], mais les prophètes tous chercheurs, ou pensifs, ou tourmentés, ou s’étonnant, ou priant, excepté Daniel. Le plus tourmenté de tous est Isaïe. Aucune scène de son martyre n’est représentée, mais le bas-relief qui est au-dessous de lui le montre apercevant le Seigneur dans son temple et cependant il a le sentiment qu’il a les lèvres impures. Jérémie aussi porte sa croix, mais plus sereinement. »

Nous ne pouvons malheureusement pas nous arrêter aux bas-reliefs qui figurent, au-dessous des prophètes, les versets de leurs principales prophéties : Ézéchiel assis devant deux roues[36], Daniel tenant un livre que soutiennent des lions[37], puis assis au festin de Balthazar, le figuier et la vigne sans feuilles, le soleil et la lune sans lumière qu’a prophétisés Joël[38], Amos cueillant les feuilles de la vigne sans fruits pour nourrir ses moutons qui ne trouvent pas d’herbe[39], Jonas s’échappant des flots, puis assis sous un calebassier, Habakuk qu’un ange tient par les cheveux visitant Daniel qui caresse un jeune lion[40], les prophéties de Sophonie : les bêtes de Ninive, le Seigneur une lanterne dans chaque main, le hérisson et le butor[41], etc.

Je n’ai pas le temps de vous conduire aux deux portes secondaires du porche occidental, celle de la Vierge[42] (qui contient, outre la statue de la Vierge : à gauche de la Vierge, celle de l’Ange Gabriel, de la Vierge Annunciade, de la Vierge Visitante, de sainte Élisabeth, de la Vierge présentant l’Enfant de saint Siméon, et à droite les trois Rois Mages, Hérode, Salomon et la reine de Saba, chaque statue ayant au-dessous d’elle, comme celles du porche principal, des bas-reliefs dont le sujet se rapporte à elle), — et celle de saint Firmin qui contient les statues de saints du diocèse. C’est sans doute à cause de cela, parce que ce sont « des amis des Amiénois », qu’au-dessous d’eux les bas-reliefs représentent les signes du Zodiaque et les travaux de chaque mois, bas-reliefs que Ruskin admire entre tous. Vous trouverez au musée du Trocadéro les moulages de ces bas-reliefs de la porte Saint-Firmin et dans le livre de M. Mâle des commentaires charmants sur la vérité locale et climatérique de ces petites scènes de genre[43].

« Je n’ai pas ici, dit alors Ruskin, à étudier l’art de ces bas-reliefs. Ils n’ont jamais dû servir autrement que comme guides pour la pensée. Et si le lecteur veut simplement se laisser conduire ainsi, il sera libre de se créer à lui-même de plus beaux tableaux dans son cœur ; et en tous cas, il pourra entendre les vérités suivantes qu’affirme leur ensemble.

« D’abord, à travers ce Sermon sur la Montagne d’Amiens, le Christ n’est jamais représenté comme le Crucifié, n’éveille pas un instant la pensée du Christ mort ; mais apparaît comme le Verbe Incarné — comme l’Ami présent — comme le Prince de la Paix sur la terre[44] — comme le Roi Éternel dans le ciel. Ce que sa vie est, ce que ses commandements sont et ce que son jugement sera, voilà ce qui nous est enseigné, non pas ce qu’il a fait jadis, ce qu’il a souffert jadis, mais bien ce qu’il fait à présent, et ce qu’il nous ordonne de faire. Telle est la pure, joyeuse et belle leçon que nous donne le christianisme ; et la décadence de cette foi, et les corruptions d’une pratique dissolvante peuvent être attribuées à ce que nous nous sommes accoutumés à fixer nos regards sur la mort du Christ, plutôt que sur sa vie, et à substituer la méditation de sa souffrance passée à celle de notre devoir présent[45].

« Puis secondement, quoique le Christ ne porte pas sa croix, les prophètes affligés, les apôtres persécutés, les disciples martyrs, portent les leurs. Car s’il vous est salutaire de vous rappeler ce que votre créateur immortel a fait pour vous, il ne l’est pas moins de vous rappeler ce que des hommes mortels, nos semblables, ont fait aussi. Vous pouvez, à votre gré, renier le Christ, renoncer à lui, mais le martyre, vous pouvez seulement l’oublier ; le nier vous ne le pouvez pas. Chaque pierre de cette construction a été cimentée de son sang. Gardant donc ces choses dans votre cœur, tournez-vous maintenant vers la statue centrale du Christ ; écoutez son message et comprenez-le. Il tient le livre de la Loi éternelle dans sa main gauche ; avec la droite, il bénit, mais bénit sous conditions : « Fais ceci et tu vivras » ou plutôt dans un sens plus strict, plus rigoureux : « Sois ceci et tu vivras » : montrer de la pitié n’est rien, ton âme doit être pleine de pitié ; être pur en action n’est rien, tu dois être pur aussi dans ton cœur.

« Et avec cette parole de la loi inabolie :

« Ceci si tu ne le fais pas, ceci si tu ne l’es pas, tu mourras »[46]. Mourir — quelque sens que vous donniez au mot — totalement et irrévocablement.

« L’évangile et sa puissance sont entièrement écrits dans les grandes œuvres des vrais croyants : en Normandie et en Sicile, sur les îlots des rivières de France, aux vallées des rivières d’Angleterre, sur les rochers d’Orvieto, près des sables de l’Arno. Mais l’enseignement qui est à la fois le plus simple et le plus complet, qui parle avec le plus d’autorité à l’esprit actif du Nord est celui qui de l’Europe se dégage des premières pierres d’Amiens.

« Toutes les créatures humaines, dans tous les temps et tous les endroits du monde, qui ont des affections chaudes, le sens commun et l’empire sur elles-mêmes, ont été et sont naturellement morales. La connaissance et le commandement de ces choses n’a rien à faire avec la religion[47].

« Mais si, aimant les créatures qui sont comme vous-mêmes, vous sentez que vous aimeriez encore plus chèrement des créatures meilleures que vous-mêmes si elles vous étaient révélées ; si, vous efforçant de tout votre pouvoir d’améliorer ce qui est mal près de vous et autour de vous, vous aimiez à penser au jour où le juge de toute la terre rendra tout juste[48] et où les petites collines se réjouiront de tous côtés[49] ; si, vous séparant des compagnons qui vous ont donné toute la meilleure joie que vous ayez eue sur la terre, vous désirez jamais rencontrer de nouveau leurs yeux et presser leurs mains — là où les yeux ne seront plus voilés, où les mains ne failliront plus ; si, vous préparant à être couchés sous l’herbe dans le silence et la solitude sans plus voir la beauté, sans plus sentir la joie, vous vouliez vous préoccuper de la promesse qui vous a été faite d’un temps dans lequel vous verriez la lumière de Dieu et connaîtriez les choses que vous aviez soif de connaître, et marcheriez dans la paix de l’amour éternel — alors l’espoir de ces choses pour vous est la religion ; leur substance dans votre vie est la foi. Et dans leur vertu il nous est promis que les royaumes de ce monde deviendront un jour les royaumes de Notre-Seigneur et de son Christ[50] ».

Voici terminé l’enseignement que les hommes du xiiie siècle allaient chercher à la cathédrale et que, par un luxe inutile et bizarre, elle continue à offrir en une sorte de livre ouvert, écrit dans un langage solennel où chaque caractère est une œuvre d’art, et que personne ne comprend plus. Lui donnant un sens moins littéralement religieux qu’au moyen âge ou même seulement un sens esthétique, vous avez pu néanmoins le rattacher à quelqu’un de ces sentiments qui nous apparaissent par delà notre vie comme la véritable réalité, à une de « ces étoiles à qui il convient d’attacher notre char ». Comprenant mal jusque-là la portée de l’art religieux au moyen âge, je m’étais dit, dans ma ferveur pour Ruskin : Il m’apprendra, car lui aussi, en quelques parcelles du moins, n’est-il pas la vérité ? Il fera entrer mon esprit là où il n’avait pas accès, car il est la porte. Il me purifiera, car son inspiration est comme le lys de la vallée. Il m’enivrera et me vivifiera, car il est la vigne et la vie. Et j’ai senti en effet que le parfum mystique des rosiers de Saron n’était pas à tout jamais évanoui, puisqu’on le respire encore, au moins dans ses paroles. Et voici que les pierres d’Amiens ont pris pour moi la dignité des pierres de Venise, et comme la grandeur qu’avait la Bible, alors qu’elle était encore vérité dans le cœur des hommes et beauté grave dans leurs œuvres. La Bible d’Amiens n’était, dans l’intention de Ruskin, que le premier livre d’une série intitulée : Nos pères nous ont dit ; et en effet si les vieux prophètes du porche d’Amiens furent sacrés à Ruskin, c’est que l’âme des artistes du xiiie siècle était encore en eux. Avant même de savoir si je l’y trouverais, c’est l’âme de Ruskin que j’y allais chercher et qu’il a imprimée aussi profondément aux pierres d’Amiens qu’y avaient imprimé la leur ceux qui les sculptèrent, car les paroles du génie peuvent aussi bien que le ciseau donner aux choses une forme immortelle. La littérature aussi est une « lampe du sacrifice » qui se consume pour éclairer les descendants. Je me conformais inconsciemment à l’esprit du titre : Nos pères nous ont dit, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le désir d’y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces hommes d’autrefois, parce qu’en eux étaient la foi et la beauté, s’était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur. Pour Ruskin, les statues de Jérémie, d’Ézéchiel et d’Amos n’étaient peut-être plus tout à fait dans le même sens que pour les sculpteurs d’autrefois les statues de Jérémie, d’Ézéchiel et d’Amos ; elles étaient du moins l’œuvre pleine d’enseignements de grands artistes et d’hommes de foi, et le sens éternel des prophéties désapprises. Pour nous, si d’être l’œuvre de ces artistes et le sens de ces paroles ne suffit plus à nous les rendre précieuses qu’elles soient du moins pour nous les choses où Ruskin a trouvé cet esprit, frère du sien et père du nôtre. Avant que nous arrivions à la cathédrale, n’était-elle pas pour nous surtout celle qu’il avait aimée ? et ne sentions-nous pas qu’il y avait encore des Saintes Écritures, puisque nous cherchions pieusement la Vérité dans ses livres. Et maintenant nous avons beau nous arrêter devant les statues d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel et de Daniel en nous disant : « Voici les quatre grands prophètes, après ce sont les prophètes mineurs, mais il n’y a que quatre grands prophètes » il y en a un de plus qui n’est pas ici et dont pourtant nous ne pouvons pas dire qu’il est absent, car nous le voyons partout. C’est Ruskin : si sa statue n’est pas à la porte de la cathédrale, elle est à l’entrée de notre cœur. Ce prophète-là a cessé de faire entendre sa voix. Mais c’est qu’il a fini de dire toutes ses paroles. C’est aux générations de les reprendre en chœur.


  1. Une partie de cette étude a paru au Mercure de France, en tête d’une traduction de la Bible d’Amiens, Nous tenons à exprimer toute notre reconnaissance à M. Alfred Vallette, directeur du Mercure, qui nous a gracieusement autorisé à reproduire ici notre préface. Elle fut et reste offerte en témoignage d’admiration et de reconnaissance à Léon Daudet.
  2. Voici, selon M.  Collingwood, les circonstances dans lesquelles Ruskin écrivit ce livre :
    « M.  Ruskin n’avait pas été à l’étranger depuis le printemps de 1877, mais en août 1880, il se sentit en état de voyager de nouveau. Il partit faire un tour aux cathédrales du nord de la France, s’arrêtant auprès de ses vieilles connaissances, Abbeville, Amiens, Beauvais, Chartres, Rouen, et puis revint avec M. A. Severn et M. Brabanson à Amiens, où il passa la plus grande partie d’octobre. Il écrivait un nouveau livre, la Bible d’Amiens, destinée à être aux Seven Lamps ce que Saint-Marks Rest était aux Stones of Venice. Il ne se sentit pas en état de faire un cours à des étrangers à Chesterfield, mais il visita de vieux amis à Eton, le 6 novembre 1880, pour faire une conférence sur Amiens. Pour une fois il oublia ses notes, mais le cours ne fut pas moins brillant et intéressant. C’était, en réalité, le premier chapitre de son nouvel ouvrage, la Bible d’Amiens, lui-même conçu comme le premier volume de Our Fathers, etc., Esquisses de l’Histoire de la Chrétienté, etc.
    « Le ton nettement religieux de l’ouvrage fut remarqué comme marquant sinon un changement chez lui, du moins le développement très accusé d’une tendance qui avait dû se fortifier depuis un certain temps. Il avait passé de la phase du doute à la reconnaissance de la puissante et salutaire influence d’une religion grave ; il était venu à une attitude d’esprit dans laquelle, sans se dédire en rien de ce qu’il avait dit contre les croyances étroites et les pratiques contradictoires, sans formuler aucune doctrine définie de la vie future, et sans adopter le dogme d’aucune secte, il regardait la crainte de Dieu et la révélation de l’Esprit Divin comme de grands faits et des mobiles à ne pas négliger dans l’étude de l’histoire, comme la base de la civilisation et les guides du progrès » (Collingwood, The Life and work of John Ruskin, II, p. 206 et suivantes).
    À propos du sous-titre de la Bible d’Amiens, que rappelle M. Collingwood (Esquisses de l’Histoire de la Chrétienté pour les garçons et les filles qui ont été tenus sur les fonts baptismaux), je ferai remarquer combien il ressemble à d’autres sous-titres de Ruskin, par exemple à celui de Mornings in Florence, « De simples études sur l’Art chrétien pour les voyageurs anglais », et plus encore à celui de Saint-Marks Rest, « Histoire de Venise pour les rares voyageurs qui se soucient encore de ses monuments ».
  3. Le cœur de Shelley, arraché aux flammes devant lord Byron par Hunt, pendant l’incinération. — M. André Lebey (lui-même auteur d’un sonnet sur la mort de Shelley) m’adresse à ce sujet une intéressante rectification. Ce ne serait pas Hunt mais Trelawney qui aurait retiré de la fournaise le cœur de Shelley, non sans se brûler gravement à la main. Je regrette de ne pouvoir publier ici la curieuse lettre de M. Lebey. Elle reproduit notamment ce passage des mémoires de Trelawney : « Byron me demanda de garder le crâne pour lui, mais me souvenant qu’il avait précédemment transformé un crâne en coupe à boire, je ne voulus pas que celui de Shelley fût soumis à cette profanation. » La veille, pendant qu’on reconnaissait le corps de Williams, Byron avait dit à Trelawney : « Laissez-moi voir la mâchoire, je puis reconnaître aux dents quelqu’un avec qui j’ai conversé. » Mais, s’en tenant aux récits de Trelawney et sans même faire la part de la dureté que Childe Harold affectait volontiers devant le Corsaire, il faut se rappeler que, quelques lignes plus loin, Trelawney racontant l’incinération de Shelley, déclare : « Byron ne put soutenir ce spectacle et regagna à la nage le Bolivar. »
  4. Voir l’admirable portrait de saint Martin au livre I de la Bible d’Amiens : « Il accepte volontiers la coupe de l’amitié, il est le patron d’une honnête boisson. La farce de votre oie de la Saint-Martin est odorante à ses narines et sacrés pour lui sont les derniers rayons de l’été qui s’en va. »
    Ces repas évoqués par Ruskin ne vont pas même sans une espèce de cérémonial. « Saint Martin était un jour à dîner à la première table du monde, à savoir chez l’empereur et l’impératrice de Germanie, se rendant agréable à la compagnie, pas le moins du monde un saint à la saint Jean-Baptiste. Bien entendu, il avait l’empereur à sa gauche, l’impératrice à sa droite, tout se passait dans les règles. » (la Bible d’Amiens, Ch. I, § 30.) Ce protocole auquel Ruskin fait allusion ne paraît d’ailleurs avoir rien de celui des maîtres de maison terribles, de ceux trop formalistes et dont le modèle me semble avoir été tracé à jamais par ces versets de saint Matthieu : « Le roi aperçut à table un homme qui n’avait pas d’habit de noces. Il lui dit : « Mon ami, comment n’êtes-vous pas en habit ? » Cet homme ayant gardé le silence, le roi dit aux serviteurs : « Liez-lui les pieds et les mains et jetez-le dans les ténèbres du dehors. »
    Pour revenir à cette conception d’un saint qui « ne dépense pas un souffle en une exhortation désagréable », il semble que Ruskin ne soit pas seul à se représenter ses saints favoris sous ces traits. Même pour les simples clergymens de George Eliot ou les prophètes de Carlyle, voyez combien ils sont différents de saint Firmin qui tapage et crie comme un énergumène dans les rues d’Amiens, insulte, exhorte, persuade, baptise, etc. Dans Carlyle, voyez Knox : « Ce que j’aime beaucoup en ce Knox, c’est qu’il avait une veine de drôlerie en lui. C’était un homme de cœur, honnête, fraternel, frère du grand, frère aussi du petit, sincère dans sa sympathie pour les deux ; il avait sa pipe de Bordeaux dans sa maison d’Édimbourg, c’était un homme joyeux et sociable. Ils errent grandement, ceux qui pensent que ce Knox était un fanatique sombre, spasmodique, criard. Pas du tout : c’était un des plus solides d’entre les hommes. Pratique, prudent, patient, etc. » De même Burns : « était habituellement gai de paroles, un compagnon d’infini enjouement, rire, sens et cœur. Ce n’est pas un homme lugubre ; il a les plus gracieuses expressions de courtoisie, les plus bruyants flots de gaieté, etc. » Et Mahomet : « Mahomet, sincère, sérieux, cependant aimable, cordial, sociable, enjoué même, un bon rire en lui avec tout cela. » Carlyle aime à parler du rire de Luther. (Carlyle, les Héros, traduction Izoulet, pages 237, 298, 299, 85, etc.)
    Et dans George Eliot, voyez M.  Irwine dans Adam Bede, M. Gilfil dans les Scènes de la vie du Clergé, M. Farebrother dans Middlemarch, etc.
    « Je suis obligé de reconnaître que M. Gilfil ne demanda pas à Mme Fripp pourquoi elle n’avait pas été à l’église et ne fit pas le moindre effort pour son édification spirituelle. Mais le jour suivant il lui envoya un gros morceau de lard, etc. Vous pouvez conclure de cela que ce vicaire ne brillait pas dans les fonctions spirituelles de sa place, et, à la vérité, ce que je puis dire de mieux sur son compte, c’est qu’il s’appliquait à remplir ses fonctions avec célérité et laconisme. » Il oubliait d’enlever ses éperons avant de monter en chaire et ne faisait pour ainsi dire pas de sermons. Pourtant jamais vicaire ne fut aussi aimé de ses ouailles et n’eut sur elles une meilleure influence. « Les fermiers aimaient tout particulièrement la société de M. Gilfil, car non seulement il pouvait fumer sa pipe et assaisonner les détails des affaires paroissiales de force plaisanteries, etc. Aller à cheval était la principale distraction du vieux monsieur maintenant que les jours de chasse étaient passés pour lui. Ce n’était pas aux seuls fermiers de Shepperton que la société de M. Gilfil était agréable, il était l’hôte bienvenu des meilleures maisons de ce côté du pays. Si vous l’aviez vu conduire lady Stiwell à la salle à manger (comme tout à l’heure saint Martin l’impératrice de Germanie) et que vous l’eussiez entendu lui parler avec sa galanterie fine et gracieuse, etc. » Mais le plus souvent il restait à fumer sa pipe en buvant de l’eau et du gin. Ici, je me trouve amené à vous parler d’une autre faiblesse du vicaire, etc. » (le Roman de M. Gilfil, traduction d’Albert Durade, pages 116, 117, 121, 124, 125, 126). « Quant au ministre, M. Gilfil, vieux monsieur qui fumait de très longues pipes et prêchait des sermons très courts. » (Tribulations du Rév. Amos Barton, même trad., p. 4.) « M. Irwine n’avait effectivement ni tendances élevées, ni enthousiasme religieux et regardait comme une vraie perte de temps de parler doctrine et réveil chrétien au vieux père Taft ou à Cranage, le forgeron. Il n’était ni laborieux, ni oublieux de lui-même, ni très abondant en aumônes et sa croyance même était assez large. Ses goûts intellectuels étaient plutôt païens, etc. Mais il avait cette charité chrétienne qui a souvent manqué à d’illustres vertus. Il était indulgent pour les fautes du prochain et peu enclin à supposer le mal, etc. Si vous l’aviez rencontré monté sur sa jument grise, ses chiens courant à ses côtés, avec un sourire de bonne humeur, etc. L’influence de M. Irwine dans sa paroisse fut plus utile que celle de M. Ryde qui insistait fortement sur les doctrines de la Réformation, condamnait sévèrement les convoitises de la chair, etc., qui était très savant. M. Irwine était aussi différent de cela que possible, mais il était si pénétrant ; il comprenait ce qu’on voulait dire à la minute, il se conduisait en gentilhomme avec les fermiers, etc. Il n’était pas un fameux prédicateur, mais ne disait rien qui ne fût propre à vous rendre plus sage si vous vous en souveniez. » (Adam Bede, même trad., pages 84, 85, 226, 227, 228, 230). — (Note du traducteur.)
  5. Cf.Prœterita :« Vers le moment de l’après-midi où le moderne voyageur fashionable, parti par le train du matin de Charing-Cross pour Paris, Nice et Monte-Carlo, s’est un peu remis des nausées de sa traversée et de l’irritation d’avoir eu à se battre pour trouver des places à Boulogne, et commence à regarder sa montre pour voir à quelle distance il se trouve du buffet d’Amiens, il est exposé au désappointement et à l’ennui d’un arrêt inutile du train, à une gare sans importance où il lit le nom « Abbeville ». Au moment où le train se remet en marche, il pourra voir, s’il se soucie de lever pour un instant les yeux de son journal, deux tours carrées que dominent les peupliers et les osiers du sol marécageux qu’il traverse. Il est probable que ce coup d’œil est tout ce qu’il souhaiterait jamais d’attirer son attention, et je ne sais guère jusqu’à quel point je pourrais arriver à faire comprendre au lecteur, même le plus sympathique, l’influence qu’elles ont eu sur ma propre vie… Car la pensée de ma vie a eu trois centres : Rouen, Genève et Pise… Et Abbeville est comme la préface et l’interprétation de Rouen… Mes bonheurs les plus intenses, je les ai connus dans les montagnes. Mais comme plaisir, joyeux et sans mélange, arriver en vue d’Abbeville par une belle après-midi d’été, sauter à terre dans la cour de l’hôtel de l’Europe et descendre la rue en courant pour voir Saint-Wulfran avant que le soleil ait quitté les tours, sont des choses pour lesquelles il faut chérir le passé jusqu’à la fin. De Rouen et de sa cathédrale, ce que j’ai à dire trouvera place, si les jours me sont donnés, dans Nos Pères nous ont dit. »
    Si, au cours de cette étude, j’ai cité tant de passages de Ruskin tirés d’autres ouvrages de lui que la Bible d’Amiens, en voici la raison. Ne lire qu’un livre d’un auteur, c’est n’avoir avec cet auteur qu’une rencontre. Or, en causant une fois avec une personne on peut discerner en elle des traits singuliers. Mais c’est seulement par leur répétition dans des circonstances variées qu’on peut les reconnaître pour caractéristiques et essentiels. Pour un écrivain, comme pour un musicien ou un peintre, cette variation des circonstances qui permet de discerner, par une sorte d’expérimentation, les traits permanents du caractère, c’est la variété des œuvres. Nous retrouvons dans un second livre, dans un autre tableau, les particularités dont la première fois nous aurions pu croire qu’elles appartenaient au sujet traité autant qu’à l’écrivain ou au peintre. Et du rapprochement des œuvres différentes nous dégageons les traits communs dont l’assemblage compose la physionomie morale de l’artiste. En mettant une note au bas des passages cités de la Bible d’Amiens, chaque fois que le texte éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir d’autres ouvrages de Ruskin, et en traduisant dans la note le passage qui m’était ainsi revenu à l’esprit, j’ai tâché de permettre au lecteur de se placer dans la situation de quelqu’un qui ne se trouverait pas en présence de Ruskin pour la première fois, mais qui, ayant déjà eu avec lui des entretiens antérieurs, pourrait, dans ses paroles, reconnaître ce qui est, chez lui, permanent et fondamental. Ainsi j’ai essayé de pourvoir le lecteur comme d’une mémoire improvisée où j’ai disposé des souvenirs des autres livres de Ruskin, — sorte de caisse de résonance, où les paroles de la Bible d’Amiens pourront prendre quelque retentissement en y éveillant des échos fraternels. Mais aux paroles de la Bible d’Amiens ces échos ne répondront pas sans doute, ainsi qu’il arrive dans une mémoire qui s’est faite elle-même, de ces horizons inégalement lointains, habituellement cachés à nos regards et dont notre vie elle-même a mesuré jour par jour les distances variées. Ils n’auront pas, pour venir rejoindre la parole présente dont la ressemblance les a attirés, à traverser la résistante douceur de cette atmosphère interposée qui a l’étendue même de notre vie et qui est toute la poésie de la mémoire.
    Au fond, aider le lecteur à être impressionné par ces traits singuliers, placer sous ses yeux des traits similaires qui lui permettent de les tenir pour les traits essentiels du génie d’un écrivain devrait être la première partie de la tâche de tout critique.
    S’il a senti cela, et aidé les autres à le sentir, son office est à peu près rempli. Et, s’il ne l’a pas senti, il pourra écrire tous les livres du monde sur Ruskin : « l’homme, l’écrivain, le prophète, l’artiste, la portée de son action, les erreurs de la doctrine », toutes ces constructions s’élèveront peut-être très haut, mais à côté du sujet ; elles pourront porter aux nues la situation littéraire du critique, mais ne vaudront pas, pour l’intelligence de l’œuvre, la perception exacte d’une nuance juste, si légère semble-t-elle.
    Je conçois pourtant que le critique devrait ensuite aller plus loin. Il essayerait de reconstituer ce que pouvait être la singulière vie spirituelle d’un écrivain hanté de réalités si spéciales, son inspiration étant la mesure dans laquelle il avait la vision de ces réalités, son talent la mesure dans laquelle il pouvait les récréer dans son œuvre, sa moralité enfin, l’instinct qui les lui faisant considérer sous un aspect d’éternité (quelque particulières que ces réalités nous paraissent) le poussait à sacrifier au besoin de les apercevoir et à la nécessité de les reproduire pour en assurer une vision durable et claire, tous ses plaisirs, tous ses devoirs et jusqu’à sa propre vie, laquelle n’avait de raison d’être que comme étant la seule manière possible d’entrer en contact avec ces réalités, de valeur que celle que peut avoir pour un physicien un instrument indispensable à ses expériences. Je n’ai pas besoin de dire que cette seconde partie de l’office du critique, je n’ai même pas essayé de la remplir dans cette petite étude qui aura comblé mes ambitions si elle donne le désir de lire Ruskin et de revoir quelques cathédrales.
  6. Cf. dans Prœterita l’impression des lents courants de marée montante et descendante le long des marches de l’hôtel Danielli.
  7. Ruskin veut parler ici de l’auteur du Parfait pêcheur à la ligne (Londres, 1653), Isaac Walton, célèbre pêcheur de la Dove, né en 1593, à Strefford, mort en 1683.
  8. Déjà, dans Modern Painters, Ruskin, une trentaine d’années plus tôt, parle de « la simplicité sereine et de la grâce des peupliers d’Amiens ».
  9. Vous aurez peut-être alors comme moi la chance (si même vous ne trouvez pas le chemin indiqué par Ruskin) de voir la cathédrale, qui de loin ne semble qu’en pierres, se transfigurer tout à coup, et — le soleil traversant de l’intérieur, rendant visibles et volatilisant ses vitraux sans peintures, — tenir debout vers le ciel, entre ses piliers de pierre, de géantes et immatérielles apparitions d’or vert et de flamme. Vous pourrez aussi chercher près des abattoirs le point de vue d’où est prise la gravure : « Amiens, le jour des Trépassés. »
  10. Cf. The two Paths : « Ces statues (celles du porche occidental de Chartres) ont été longtemps et justement considérées comme représentatives de l’art le plus élevé du XII- siècle ou du commencement du XIIIe siècle en France ; et, en effet, elles possèdent une dignité et un charme délicat qui manquent, en général, aux œuvres plus récentes. Ils sont dus, en partie, à une réelle noblesse de traits, mais principalement à la grâce mêlée de sévérité des lignes tombantes de l’excessivement mince draperie ; aussi bien qu’à un fini des plus étudiés dans la composition, chaque partie de l’ornementation s’harmonisant tendrement avec le reste. Autant que leur pouvoir sur certains modes de l’esprit religieux est due à un degré palpable de non-naturalisme en eux, je ne le loue pas, la minceur exagérée du corps et la raideur de l’attitude sont des défauts ; mais ce sont de nobles défauts, et ils donnent aux statues l’air étrange de faire partie du bâtiment lui-même et de le soutenir, non comme la cariatide grecque sans effort, ou comme la cariatide de la Renaissance par un effort pénible ou impossible, mais comme si tout ce qui fut silencieux et grave, et retiré à part, et raidi avec un frisson au cœur dans la terreur de la terre, avait passé dans une forme de marbre éternel ; et ainsi l’Esprit a fourni, pour soutenir les piliers de l’église sur la terre, toute la nature anxieuse et patiente dont il n’était plus besoin dans le ciel. Ceci est la vue transcendantale de la signification de ces sculptures.
    Je n’y insiste pas. Ce sur quoi je m’appuie est uniquement leurs qualités de vérité et de vie. Ce sont toutes des portraits — la plupart d’inconnus, je crois — mais de palpables et d’indiscutables portraits ; s’ils n’ont pas été pris d’après la personne même qui est censée représentée, en tout cas ils ont été étudiés d’après quelque personne vivante dont les traits peuvent, sans invraisemblance, représenter ceux du roi ou du saint en question. J’en crois plusieurs authentiques, il y en a un d’une reine qui, évidemment, de son vivant, fut remarquable pour ses brillants yeux noirs. Le sculpteur a creusé bien profondément l’iris dans la pierre et ses yeux foncés brillent encore pour nous avec son sourire.
    Il y a une autre chose que je désire que vous remarquiez spécialement dans ces statues, la façon dont la moulure florale est associée aux lignes verticales de la statue.
    Vous avez ainsi la suprême complexité et richesse de courbes côte à côte avec les pures et délicates lignes parallèles, et les deux caractères gagnent en intérêt et en beauté ; mais il y a une signification plus profonde dans la chose qu’un simple effet de composition ; signification qui n’a pas été voulue par le sculpteur, mais qui a d’autant plus de valeur qu’elle est inintentionnelle. Je veux dire l’association intime de la beauté de la nature inférieure dans les animaux et les fleurs avec la beauté de la nature plus élevée dans la forme humaine. Vous n’avez jamais ceci dans l’œuvre grecque. Les statues grecques sont toujours isolées ; de blanches surfaces de pierre, ou des profondeurs d’ombre, font ressortir la forme de la statue tandis que le monde de la nature inférieure qu’ils méprisaient était retiré de leur cœur dans l’obscurité. Ici la statue drapée semble le type de l’esprit chrétien, sous beaucoup de rapports, plus faible et plus contractée mais plus pure ; revêtue de ses robes blanches et de sa couronne, et avec les richesses de toute la création à côté d’elle.
    Le premier degré du changement sera placé devant vous dans un instant, simplement en comparant cette statue de la façade ouest de Chartres avec celle de la Madone de la porte du transept sud d’Amiens.
    Cette Madone, avec la sculpture qui l’entoure, représente le point culminant de l’art gothique au xiiie siècle. La sculpture a progressé continuellement dans l’intervalle ; progressé simplement parce qu’elle devient chaque jour plus sincère et plus tendre et plus suggestive. Chemin faisant, la vieille devise de Douglas : « Tendre et vrai » peut cependant être reprise par nous tous pour nous-mêmes, non moins dans l’art que dans les autres choses. Croyez-le, la première caractéristique universelle de tout grand art est la tendresse, comme la seconde est la vérité. Je trouve ceci chaque jour de plus en plus vrai ; un infini de tendresse est le don par excellence et l’héritage de tous les hommes vraiment grands. Il implique sûrement en eux une intensité relative de dédain pour les choses basses et leur donne une apparence sévère et arrogante aux yeux de tous les gens durs, stupides et vulgaires, tout à fait terrifiante pour ceux-ci s’ils sont capables de terreur, et haïssable pour eux si ils ne sont capables de rien de plus élevé que la haine. L’esprit du Dante est le grand type de cette classe d’esprit. Je dis que le premier héritage est la tendresse — le second la vérité ; parce que la tendresse est dans la nature de la créature, la vérité dans ses habitudes et dans sa connaissance acquise ; en outre, l’amour vient le premier, aussi bien dans l’ordre de la dignité que dans celui du temps, et est toujours pur et entier : la vérité, dans ce qu’elle a de meilleur, est parfaite.
    Pour revenir à notre statue, vous remarquerez que l’arrangement de la sculpture est exactement le même qu’à Chartres. Une sévère draperie tombante rehaussée sur les côtés par un riche ornement floral ; mais la statue est maintenant complètement animée ; elle n’est plus immuable comme un pilier rigide, mais elle se penche en dehors de sa niche et l’ornement floral, au lieu d’être une guirlande conventionnelle, est un exquis arrangement d’aubépines. L’œuvre toutefois dans l’ensemble, quoique parfaitement caractéristique du progrès de l’époque comme style et comme intention, est, en certaines qualités plus subtiles, inférieure à celle de Chartres. Individuellement, le sculpteur, quoique appartenant à une école d’art plus avancée, était lui-même un homme d’une qualité d’âme inférieure à celui qui a travaillé à Chartres. Mais je n’ai pas le temps de vous indiquer les caractères plus subtils auxquels je reconnais ceci.
    Cette statue marque donc le point culminant de l’art gothique parce que, jusqu’à cette époque, les yeux de ses artistes avaient été fermement fixés sur la vérité naturelle ; ils avaient été progressant de fleur en fleur, de forme en forme, de visage en visage, gagnant perpétuellement en connaissance et en véracité, perpétuellement, par conséquent, en puissance et en grâce. Mais arrivés à ce point un changement fatal se fit dans leur idéal. De la statue, ils commencèrent à tourner leur attention principalement sur la niche de la statue, et de l’ornement floral aux moulures qui l’entouraient, etc. (The two Paths, § 33-39.)
  11. Moins charmantes que celles de Bourges. Bourges est la cathédrale de l’aubépine. (Cf. Stones of Venice : « L’architecte de la cathédrale de Bourges aimait l’aubépine, aussi a-t-il couvert son porche d’aubépines. C’est une parfaite niobé de mai. Jamais il n’y eut une pareille aubépine. Vous la cueilleriez immédiatement sans la crainte de vous piquer ».)
  12. « Remarquez que le calme est l’attribut de l’art le plus élevé. » (Relations de Michel-Ange et le Tintoret, § 219, à propos d’une comparaison entre les anges de Della Robbia et de Donatello « attentifs à ce qu’ils chantent, ou même transportés — les anges de Bernardino Luini, pleins d’une conscience craintive — et les anges de Bellini qui, au contraire, même les plus jeunes, chantent avec autant de calme que filent les Parques ».
  13. Cf. Mornings in Florence : « Mais je veux tout d’abord vous donner un bon conseil, payez bien votre guide ou votre sacristain. Il fera preuve de reconnaissance en échange de vingt sous… Parmi mes connaissances, sur cinquante personnes qui m’écriraient des lettres pleines de tendres sentiments, une seule me donnerait vingt sous. Je vous serai donc obligé si vous me donnez vingt sous pour chacune de ces lettres, quoique j’aie fourni plus de travail que vous ne le soupçonnerez jamais pour les rendre à vos yeux dignes des vingt sous. »
  14. Et regardée d’eux : je peux, en ce moment même, voir les hommes qui se hâtent vers la Somme accrue par la marée, en passant devant le porche qu’ils connaissent pourtant depuis si longtemps, lever les yeux vers « l’Étoile de la Mer ».
  15. Commencées le 3 juillet 1508, les 120 stalles furent achevées en 1522, le jour de la Saint-Jean. Le bedeau vous laissera vous promener au milieu de la vie de tous ces personnages qui, dans la couleur de leur personne, les lignes de leur geste, l’usure de leur manteau, la solidité de leur carrure, continuent à découvrir l’essence du bois, à montrer sa force et à chanter sa douceur. Vous verrez Joseph voyager sur la rampe, Pharaon dormir sur la crête où se déroule la figure de ses rêves, tandis que sur les miséricordes inférieures les devins s’occupent à les interpréter. Il vous laissera pincer sans risque d’aucun dommage pour elles les longues cordes de bois et vous les entendrez rendre comme un son d’instrument de musique, qui semble dire et qui prouve, en effet, combien elles sont indestructibles et ténues.
  16. Mlle  Marie Nordlinger, l’éminente artiste anglaise, me met sous les yeux une lettre de Ruskin où Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, est qualifiée de rebut de la littérature française.
  17. Cf. « Vous êtes peut-être surpris d’entendre parler d’Horace comme d’une personne pieuse. Les hommes sages savent qu’il est sage, les hommes sincères qu’il est sincère. Mais les hommes pieux, par défaut d’attention ne savent pas toujours qu’il est pieux. Un grand obstacle à ce que vous le compreniez est qu’on vous a fait construire des vers latins toujours avec l’introduction forcée du mot « Jupiter » quand vous étiez en peine d’un dactyle. Et il vous semble toujours qu’Horace ne s’en servait que quand il lui manquait un dactyle. Remarquez l’assurance qu’il nous donne de sa piété : Dis pieta mea, et musa, cordi est, etc. » (Val d’Arno, chap. IX, § 218, 219, 220, 221 et suiv.). Voyez aussi : « Horace est exactement aussi sincère dans sa foi religieuse que Wordworth, mais tout pouvoir de comprendre les honnêtes poètes classiques a été enlevé à la plupart de nos gentlemen par l’exercice mécanique de la versification au collège. Dans tout le cours de leur vie, ils ne peuvent se délivrer complètement de cette idée que tous les vers ont été écrits comme exercices et que Minerve n’était qu’un mot commode à mettre comme avant-dernier dans un hexamètre et Jupiter comme dernier. Rien n’est plus faux… Horace consacre son pin favori à Diane, chante son hymne automnal à Faunus, dirige la noble jeunesse de Rome dans son hymne à Apollon, et dit à la petite-fille du fermier que les Dieux l’aimeront quoiqu’elle n’ait à leur offrir qu’une poignée de sel et de farine — juste aussi sérieusement que jamais gentleman anglais ait enseigné la foi chrétienne à la jeunesse anglaise, dans ses jours sincères (The Queen of the air, I, 47, 48). Et enfin : « La foi d’Horace en l’esprit de la Fontaine de Brundusium, en le Faune de sa colline et en la protection des grands Dieux et Constante, profonde et effective (Fors Clavigere Lettre XCII, 111).
  18. Cf. Præterita, I, XII : « J’admire ce que j’aurais pu être si à ce moment-là l’amour avait été avec moi au lieu d’être contre moi, si j’avais eu la joie d’un amour permis et l’encouragement incalculable de sa sympathie et de son admiration. » C’est toujours la même idée que le chagrin, sans doute parce qu’il est une forme d’égoïsme, est un obstacle au plein exercice de nos facultés. De même plus haut (page 224 de la Bible) : « Toutes les adversités, qu’elles résident dans la tentation ou dans la douleur » et dans la préface d’Arrows of the Chace. « J’ai dit à mon pays des paroles dont pas une n’a été altérée par l’intérêt ou affaiblie par la douleur. » Et dans le texte qui nous occupe chagrin est rapproché de faute comme dans ces passages tentation de peine et intérêt de douleur. « Rien n’est frivole comme les mourants, » disait Emerson. À un autre point de vue, celui de la sensibilité de Ruskin, la citation de Præterita : « Que serais-je devenu si l’amour avait été avec moi au lieu d’être contre moi, » devrait être rapprochée de cette lettre de Ruskin à Rossetti, donnée par M. Bardoux : « Si l’on vous dit que je suis dur et froid, soyez assuré que cela n’est point vrai. Je n’ai point d’amitiés et point d’amours, en effet ; mais avec cela je ne puis lire l’épitaphe des Spartiates aux Thermopyles, sans que mes yeux se mouillent de larmes, et il y a encore, dans un de mes tiroirs, un vieux gant qui s’y trouve depuis dix-huit ans et qui aujourd’hui encore est plein de prix pour moi. Mais si par contre vous vous sentez jamais disposé à me croire particulièrement bon, vous vous tromperez tout autant que ceux qui ont de moi l’opinion opposée. Mes seuls plaisirs consistent à voir, à penser, à lire et à rendre les autres hommes heureux, dans la mesure où je puis le faire, sans nuire à mon propre bien. » — (Note du traducteur.)
  19. Cf. The Queen of the air : « Comme j’ai beaucoup aimé — et non dans des fins égoïstes — la lumière du matin est encore visible pour moi sur les collines, vous pouvez croire en mes paroles et vous serez heureux ensuite de m’avoir cru ! »
  20. Cf. La Couronne d’Olivier Sauvage : « Le Grec lui-même sur ses poteries ou ses amphores mettait un Hercule égorgeant des lions. »
  21. Allusion probable à Virgile : « Nec magnos metuent armenta icones. »
  22. Allusion à Isaïe, XI, 9.
  23. Allusion à saint Matthieu XXIV, 36.
  24. Cf. Bossuet, Élévations sur les Mystères : « Contenons les vives saillies de nos pensées vagabondes, par ce moyen nous commanderons en quelque sorte aux oiseaux du ciel ; ce sera dompter des lions que d’assujettir notre impétueuse colère. »
  25. M.  Huysmans dit : « Les Évangiles insistent pour qu’on ne confonde pas saint Jude avec Judas, ce qui eut lieu, du reste ; et, à cause de sa similitude de nom avec le traître, pendant le moyen âge les chrétiens le renient… Il ne sort de son mutisme que pour poser une question au Christ sur la Prédestination et Jésus répond à côté ou pour mieux dire ne lui répond pas », et plus loin parle « du déplorable renom que lui vaut son homonyme Judas ». (La Cathédrale, p. 354 et 455.)
  26. Saint Matthieu, XVII, 5.
  27. Saint Matthieu, XXI, 7.
  28. Cette apostrophe permet (malgré des analogies simplement apparentes, « Isaïe déclara aux conservateurs de son temps », « un marchand juif — le roi Salomon — qui avait fait une des fortunes les plus considérables de l’époque, Unto this last) de faire sentir combien le génie de Ruskin diffère de celui de Renan. De ce même mot « fils de David », Renan dit : « La famille de David était éteinte depuis longtemps. Jésus se laissa pourtant donner un titre sans lequel il ne pouvait espérer aucun succès ; il finit, ce semble, par y prendre plaisir, etc. » L’opposition n’apparaît ici qu’à propos d’une simple dénomination. Mais quand il s’agit de longs versets, elle s’aggrave. On sait avec quelle magnificence dans la Couronne d’Olivier Sauvage (das Eagles hest), et surtout dans les Lys des Jardins des Reines, Ruskin a cité la parole rapportée par saint Luc, IX, 58 : « Jésus lui répondit : « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids, mais le Fils de l’Homme n’a pas où reposer sa tête. » Avec cette ingéniosité merveilleuse qui, commentant les Évangiles à l’aide de l’histoire et de la géographie (histoire et géographie d’ailleurs forcément un peu hypothétiques), y donne aux moindres paroles du Christ un tel relief de vie et semble les mouler exactement sur des circonstances et des lieux d’une réalité indiscutable, mais qui parfois risque par là-même d’en restreindre un peu le sens et la portée, Renan, dont il peut être intéressant d’opposer ici la glose à celle de Ruskin, croit voir dans ce verset de saint Luc comme un signe que Jésus commençait à éprouver quelque lassitude de sa vie vagabonde. (Vie de Jésus, p. 324 des premières éditions.) Il semble qu’il y ait dans une telle interprétation, retenu sans doute par un sentiment exquis de la mesure et une sorte de pudeur sacrée, le germe de cette ironie spéciale qui se plaît à traduire, sous une forme terre à terre et actuelle, des paroles sacrées ou seulement classiques. L’œuvre de Renan est sans doute une grande œuvre, une œuvre de génie. Mais par moments on n’aurait pas beaucoup à faire pour voir s’y esquisser comme une sorte de Belle Hélène de Christianisme.
  29. Cf. La description des chapiteaux du Palais des Doges (dans The Stones of Venice).
  30. Cf. Volney, Voyage en Syrie.
  31. Cf. Émile Mâle, l’Art religieux du xiiie siècle : « La rébellion n’apparaît au moyen âge que sous un seul aspect, la désobéissance à l’Église. La rose de Notre-Dame de Paris (ces petites scènes sont presque identiques à Paris, Chartres, Amiens et Reims) offre ce curieux détail : l’homme qui se révolte contre l’évêque porte le bonnet conique des Juifs. Le Juif, qui depuis tant de siècles refusait d’entendre la parole de l’Église, semble être le symbole même de la révolte et de l’obstination.
  32. Cantique des Cantiques, VII, 1. La citation précédente se rapporte à Éphésiens, VI, 15.
  33. Dans la Bible d’Amiens, Ruskin dit : « Dans ces temps-là on ne disait aucune bêtise sur les fâcheuses conséquences d’une charité indistincte. Au-dessous de la Charité, l’Avarice a un coffre et de l’argent, notion moderne commune aux Anglais et aux Amiénois de la divine consommation de la manufacture de laine of pleasures of England) : « Tandis que la Charité idéale de Giotto, à Padova, présente à Dieu son cœur dans sa main, il foule aux pieds des sacs d’or, donne seulement du blé et des fleurs ; au porche ouest d’Amiens, elle se contente de vêtir un mendiant avec une pièce de drap de la manufacture de la ville. » La même comparaison est venue certainement d’une manière fortuite à l’esprit de M. Émile Mâle : « La charité qui tend à Dieu son cœur enflammé, dit-il, est du pays de saint François d’Assise. La Charité qui donne son manteau aux pauvres est du pays de saint Vincent de Paul. Cf. encore les diverses interprétations de la Charité dans The Stones of Venice.
  34. Cf. cette expression avec celle d’Achille δημοβόρος, commenté ainsi par Ruskin : « Mais je n’ai pas de mots pour l’étonnement que j’éprouve quand j’entends encore parler de royauté, comme si les nations gouvernées étaient une propriété individuelle et pouvaient être acquises comme des moutons de la chair desquels le roi peut se nourrir et si l’épithète indiquée d’Achille : « Mangeurs de peuples », était le titre approprié de tous les monarques et si l’extension des territoires d’un roi signifiait la même chose que l’agrandissement des terres d’un particulier. (Des Trésors des Rois.)
  35. Saint Luc, X, 5.
  36. Ézéchiel, I, 16.
  37. Daniel, VI, 22.
  38. Joël. I, 7, et II, 10.
  39. Amos, IV, 7.
  40. Habakuk, II, 1.
  41. Sophonie, II, 15 ; I, 12 ; II, 14.
  42. Ruskin en arrivant à cette porte dit : « Si vous venez, bonne protestante ma lectrice, venez civilement, et veuillez vous souvenir que jamais le culte d’aucune femme morte ou vivante n’a nui à une créature humaine — mais que le culte de l’argent, le culte de la perruque, le culte du chapeau tricorne et à plumes, ont fait et font beaucoup plus de mal, et que tous offensent des millions de fois plus le Dieu du Ciel, de la Terre et des Étoiles, que toutes les plus absurdes et les plus charmantes erreurs commises par les générations de ses simples enfants sur ce que la Vierge Mère pourrait, ou voudrait, ou ferait, ou éprouverait pour eux. »
  43. « Ce sont vraiment, dit-il en parlant de ces calendriers sculptés, les Travaux et les Jours. » Après avoir montré leur origine byzantine et romane il dit d’eux : « Dans ces petits tableaux, dans ces belles géorgiques de la France, l’homme fait des gestes éternels. » Puis il montre malgré cela le côté tout réaliste et local de ces œuvres : « Au pied des murs de la petite ville du moyen âge commence la vraie campagne… le beau rythme des travaux virgiliens. Les deux clochers de Chartres se dressent au-dessus des moissons de la Beauce et la cathédrale de Reims domine les vignes champenoises. À Paris, de l’abside de Notre-Dame on apercevait les prairies et les bois ; les sculpteurs en imaginant leurs scènes de la vie rustique purent s’inspirer de la réalité voisine », et plus loin : « Tout cela est simple, grave, tout près de l’humanité. Il n’y a rien là des Grâces un peu fades des fresques antiques : nul amour vendangeur, nul génie ailé qui moissonne. Ce ne sont pas les charmantes déesses florentines de Botticelli qui dansent à la fête de la Primavera. C’est l’homme tout seul, luttant avec la nature ; et si pleine de vie, qu’elle a gardé, après cinq siècles, toute sa puissance d’émouvoir. »
  44. Isaïe, IX, 5.
  45. Cf. Lectures on Art, sur l’égérie d’un art morbide et réaliste. « Essayez de vous représenter la somme de temps et d’anxieuse et frémissante émotion qui a été gaspillée par ces tendres et délicates femmes de la chrétienté pendant ces derniers six cents ans. Comme elles se peignaient ainsi à elles-mêmes sous l’influence d’une semblable imagerie, ces souffrances corporelles passées depuis longtemps, qui, puisqu’on les conçoit comme ayant été supportées par un être divin, ne peuvent pas, pour cette raison, avoir été plus difficiles à endurer que les agonies d’un être humain quelconque sous la torture ; et alors essayez d’apprécier à quel résultat on serait arrivé pour la justice et la félicité de l’humanité si on avait enseigné à ces mêmes femmes le sens profond des dernières paroles qui leur furent dites par leur Maître : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants », si on leur avait enseigné à appliquer leur pitié à mesurer les tortures des champs de bataille, les tourments de la mort lente chez les enfants succombant à la faim, bien plus, dans notre propre vie de paix, à l’agonie de créatures qui ne sont ni nourries, ni enseignées, ni secourues, qui s’éveillent au bord du tombeau pour apprendre comment elles auraient dû vivre, et la souffrance encore plus terrible de ceux dont toute l’existence, et non sa fin, est la mort ; ceux auxquels le berceau fut une malédiction, et pour lesquels les mots qu’ils ne peuvent entendre « la cendre à la cendre » sont tout ce qu’ils ont jamais reçu de bénédiction. Ceux-là, vous qui pour ainsi dire avez pleuré à ses pieds ou vous êtes tenus près de sa croix, ceux-là vous les avez toujours avec vous ! et non pas lui.
    Cf. la Bible d’Amiens sur sainte Geneviève. Il y a des milliers de jeunes filles pieuses qui n’ont jamais figuré dans aucun calendrier, mais qui ont passé et gâché leur vie dans la désolation, Dieu sait pourquoi, car nous ne le savons pas, mais en voici une, en tout cas, qui ne soupire pas après le martyre et ne se consume pas dans les tourments, mais devient une Tour du Troupeau (allusion à Michée, IV, 8) et toute sa vie lui construit un bercail.
  46. Saint Luc, X.
  47. Le lecteur trouvera, je pense, une certaine parenté entre l’idée exprimée ici par Ruskin (depuis « Toutes les créatures humaines ») et la théorie de l’Inspiration divine dans le chapitre III : « Il ne sera pas doué d’aptitudes plus hautes ni appelé à une fonction nouvelle. Il sera inspiré… selon les capacités de sa nature » et, cette remarque « La forme que prit plus tard l’esprit monastique tint beaucoup plus… qu’à un changement amené par le christianisme dans l’idéal de la vertu et du bonheur humains ». Sur cette dernière idée Ruskin a souvent insisté, disant que le culte qu’un païen offrait à Jupiter n’était pas très différent de celui qu’un chrétien, etc. D’ailleurs dans ce même chapitre III de la Bible d’Amiens, le Collège des Augures et l’institution des Vestales sont rapprochés des ordres monastiques chrétiens. Mais bien que cette idée soit par le lien que l’on voit si proche des précédentes, et comme leur alliée c’est pourtant une idée nouvelle. En ligne directe elle donne à Ruskin l’idée de la Foi d’Horace et d’une manière générale tous les développements similaires. Mais surtout elle est étroitement apparentée à une idée bien différente de celles que nous signalons au commencement de cette note, l’idée (analysée dans la note des pages 244, 245, 246) de la permanence d’un sentiment esthétique que le christianisme n’interrompt pas. Et maintenant que, de chaînons en chaînons, nous sommes arrivés à une idée si différente de notre point de départ (bien qu’elle ne soit pas nouvelle pour nous), nous devons nous demander si ce n’est pas l’idée de la continuité de l’art grec par exemple, des métopes du Parthénon aux mosaïques de Saint-Marc et au labyrinthe d’Amiens (idée qu’il n’a probablement crue vraie que parce qu’il l’avait trouvée belle) qui aura ramené Ruskin étendant cette vue d’abord esthétique à la religion et à l’histoire, à concevoir pareillement le collège des Augures comme assimilable à l’Institution bénédictine, la dévotion à Hercule comme équivalente à la dévotion à saint Jérôme, etc., etc.
    Mais du moment que la religion chrétienne différait peu de la religion grecque (idée : « plutôt qu’à un changement amené par le christianisme dans l’idée de la vertu et du bonheur humains ») Ruskin n’avait pas besoin, au point de vue logique, de séparer si fortement la religion et la morale. Aussi il y a dans cette nouvelle idée, si même c’est la première qui a conduit Ruskin à elle, quelque chose de plus. Et c’est une de ces vues assez particulières à Ruskin, qui ne sont pas proprement philosophiques et qui ne se rattachent à aucun système, qui, aux yeux du raisonnement purement logique peuvent paraître fausses, mais qui frappent aussitôt toute personne capable à la couleur particulière d’une idée de deviner, comme ferait un pêcheur pour les eaux, sa profondeur. Je citerai dans ce genre parmi les idées de Ruskin, qui peuvent paraître les plus surannées aux esprits banals, incapables d’en comprendre le vrai sens et d’en éprouver la vérité, celle qui tient la liberté pour funeste à l’artiste, et l’obéissance et le respect pour essentiels, celle qui fait de la mémoire l’organe intellectuel le plus utile à l’artiste, etc., etc.
    Si on voulait essayer de retrouver l’enchaînement souterrain, la racine commune d’idées si éloignées les unes des autres, dans l’œuvre de Ruskin, et peut-être aussi peu liées dans son esprit, je n’ai pas besoin de dire que l’idée notée au bas des pages 212, 213 et 214 à propos de « je suis le seul auteur à penser avec Hérodote » est une simple modalité de « Horace est pieux comme Milton », idée qui n’est elle-même qu’un pendant des idées esthétiques analysées dans la note des pages 244, 245, 246. « Cette coupole est uniquement un vase grec, cette Salomé une canéphore, ce chérubin une Harpie », etc.
  48. Genèse, XVIII, 23.
  49. Psaumes, LXV, 13.
  50. Saint Jean, Révélation, XI, 15.