En mémoire des églises assassinées/John Ruskin

Pastiches et MélangesÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 148-197).

III

JOHN RUSKIN

Comme « les Muses quittant Apollon leur père pour aller éclairer le monde[1] », une à une les idées de Ruskin avaient quitté la tête divine qui les avait portées et, incarnées en livres vivants, étaient allées enseigner les peuples. Ruskin s’était retiré dans la solitude où vont souvent finir les existences prophétiques jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de rappeler à lui le cénobite ou l’ascète dont la tâche surhumaine est finie. Et l’on ne put que deviner, à travers le voile tendu par des mains pieuses, le mystère qui s’accomplissait, la lente destruction d’un cerveau périssable qui avait abrité une postérité immortelle.

Aujourd’hui la mort a fait entrer l’humanité en possession de l’héritage immense que Ruskin lui avait légué. Car l’homme de génie ne peut donner naissance à des œuvres qui ne mourront pas qu’en les créant à l’image non de l’être mortel qu’il est, mais de l’exemplaire d’humanité qu’il porte en lui. Ses pensées lui sont, en quelque sorte, prêtées pendant sa vie, dont elles sont les compagnes. À sa mort, elles font retour à l’humanité et l’enseignent. Telle cette demeure auguste et familière de la rue de La Rochefoucauld qui s’appela la maison de Gustave Moreau tant qu’il vécut et qui s’appelle, depuis qu’il est mort, le Musée Gustave Moreau.

Il y a depuis longtemps un Musée John Ruskin[2]. Son catalogue semble un abrégé de tous les arts et de toutes les sciences. Des photographies de tableaux de maîtres y voisinent avec des collections de minéraux, comme dans la maison de Goethe. Comme le Musée Ruskin, l’œuvre de Ruskin est universelle. Il chercha la vérité, il trouva la beauté jusque dans les tableaux chronologiques et dans les lois sociales. Mais les logiciens ayant donné des « Beaux Arts » une définition qui exclut aussi bien la minéralogie que l’économie politique, c’est seulement de la partie de l’œuvre de Ruskin qui concerne les « Beaux Arts » tels qu’on les entend généralement, de Ruskin esthéticien et critique d’art que j’aurai à parler ici.

On a d’abord dit qu’il était réaliste. Et, en effet, il a souvent répété que l’artiste devait s’attacher à la pure imitation de la nature, « sans rien rejeter, sans rien mépriser, sans rien choisir ».

Mais on a dit aussi qu’il était intellectualiste parce qu’il a écrit que le meilleur tableau était celui qui renfermait les pensées les plus hautes. Parlant du groupe d’enfants qui, au premier plan de la Construction de Carthage de Turner, s’amusent à faire voguer des petits bateaux, il concluait : « Le choix exquis de cet épisode, comme moyen d’indiquer le génie maritime d’où devait sortir la grandeur future de la nouvelle cité, est une pensée qui n’eût rien perdu à être écrite, qui n’a rien à faire avec les technicismes de l’art. Quelques mots l’auraient transmise à l’esprit aussi complètement que la représentation la plus achevée du pinceau. Une pareille pensée est quelque chose de bien supérieur à tout art ; c’est de la poésie de l’ordre le plus élevé. » « De même, ajoute Milsand[3] qui cite ce passage, en analysant une Sainte Famille de Tintoret, le trait auquel Ruskin reconnaît le grand maître c’est un mur en ruines et un commencement de bâtisse, au moyen desquels l’artiste fait symboliquement comprendre que la nativité du Christ était la fin de l’économie juive et l’avènement de la nouvelle alliance. Dans une composition du même Vénitien, une Crucifixion, Ruskin voit un chef-d’œuvre de peinture parce que l’auteur a su, par un incident en apparence insignifiant, par l’introduction d’un âne broutant des palmes à l’arrière-plan du Calvaire, affirmer l’idée profonde que c’était le matérialisme juif, avec son attente d’un Messie tout temporel et avec la déception de ses espérances lors de l’entrée à Jérusalem, qui avait été la cause de la haine déchaînée contre le Sauveur et, par là, de sa mort. »

On a dit qu’il supprimait la part de l’imagination dans l’art en y faisant à la science une part trop grande. Ne disait-il pas que « chaque classe de rochers, chaque variété de sol, chaque espèce de nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude géologique et météorologique ?… Toute formation géologique a ses traits essentiels qui n’appartiennent qu’à elle, ses lignes déterminées de fracture qui donnent naissance à des formes constantes dans les terrains et les rochers, ses végétaux particuliers, parmi lesquels se dessinent encore des différences plus particulières par suite des variétés d’élévation et de température. Le peintre observe dans la plante tous ses caractères de forme et de couleur… saisit ses lignes de rigidité ou de repos… remarque ses habitudes locales, son amour ou sa répugnance pour telle ou telle exposition, les conditions qui la font vivre ou qui la font périr. Il l’associe… à tous les traits des lieux qu’elle habite… Il doit retracer la fine fissure et la courbe descendante et l’ombre ondulée du sol qui s’éboule et cela le rendre d’un doigt aussi léger que les touches de la pluie… Un tableau est admirable en raison du nombre et de l’importance des renseignements qu’il nous fournit sur les réalités[4] ».

Mais on a dit, en revanche, qu’il ruinait la science en y faisant la place trop grande à l’imagination. Et, de fait, on ne peut s’empêcher de penser au finalisme naïf de Bernardin de Saint-Pierre disant que Dieu a divisé les melons par tranches pour que l’homme les mange plus facilement, quand on lit des pages comme celle-ci : « Dieu a employé la couleur dans sa création comme l’accompagnement de tout ce qui est pur et précieux, tandis qu’il a réservé aux choses d’une utilité seulement matérielle ou aux choses nuisibles les teintes communes. Regardez le cou d’une colombe et comparez-le au dos gris d’une vipère. Le crocodile est gris, l’innocent lézard est d’un vert splendide. »

Si l’on a dit qu’il réduisait l’art à n’être que le vassal de la science, comme il a poussé la théorie de l’œuvre d’art considérée comme renseignement sur la nature des choses jusqu’à déclarer qu’« un Turner en découvre plus sur la nature des roches qu’aucune académie n’en saura jamais », et qu’« un Tintoret n’a qu’à laisser aller sa main pour révéler sur le jeu des muscles une multitude de vérités qui déjoueront tous les anatomistes de la terre », on a dit aussi qu’il humiliait la science devant l’art.

On a dit enfin que c’était un pur esthéticien et que sa seule religion était celle de la Beauté, parce qu’en effet il l’aima toute sa vie.

Mais, par contre, on a dit que ce n’était même pas un artiste, parce qu’il faisait intervenir dans son appréciation de la beauté des considérations peut-être supérieures mais en tous cas étrangères à l’esthétique. Le premier chapitre des Sept lampes de l’architecture prescrit à l’architecte de se servir des matériaux les plus précieux et les plus durables, et fait dériver ce devoir du sacrifice de Jésus, et des conditions permanentes du sacrifice agréable à Dieu, conditions qu’on n’a pas lieu de considérer comme modifiées, Dieu ne nous ayant pas fait connaître expressément qu’elles l’aient été. Et dans les Peintres modernes, pour trancher la question de savoir qui a raison des partisans de la couleur et des adeptes du clair-obscur, voici un de ses arguments : « Regardez l’ensemble de la nature et comparez généralement les arcs-en-ciel, les levers de soleil, les roses, les violettes, les papillons, les oiseaux, les poissons rouges, les rubis, les opales, les coraux, avec les alligators, les hippopotames, les requins, les limaces, les ossements, les moisissures, le brouillard et la masse des choses qui corrompent, qui piquent, qui détruisent, et vous sentirez alors comme la question se pose entre les coloristes et les clair-obscuristes, lesquels ont la nature et la vie de leur côté, lesquels le péché et la mort. »

Et comme on a dit de Ruskin tant de choses contraires, on en a conclu qu’il était contradictoire.

De tant d’aspects de la physionomie de Ruskin, celui qui nous est le plus familier, parce que c’est celui dont nous possédons, si l’on peut ainsi parler, le portrait le plus étudié et le mieux venu, le plus frappant et le plus répandu[5], c’est le Ruskin qui n’a connu toute sa vie qu’une religion : celle de la Beauté.

Que l’adoration de la Beauté ait été, en effet, l’acte perpétuel de la vie de Ruskin, cela peut être vrai à la lettre ; mais j’estime que le but de cette vie, son intention profonde, secrète et constante était autre, et si je le dis, ce n’est pas pour prendre le contre-pied du système de M. de la Sizeranne, mais pour empêcher qu’il ne soit rabaissé dans l’esprit des lecteurs par une interprétation fausse, mais naturelle et comme inévitable.

Non seulement la principale religion de Ruskm fut la religion tout court (et je reviendrai sur ce point tout à l’heure, car il domine et caractérise son esthétique), mais, pour nous en tenir en ce moment à la « Religion de la Beauté », il faudrait avertir notre temps qu’il ne peut prononcer ces mots, s’il veut faire une allusion juste à Ruskin, qu’en redressant le sens que son dilettantisme esthétique est trop porté à leur donner. Pour un âge, en effet, de dilettantes et d’esthètes, un adorateur de la Beauté, c’est un homme qui, ne pratiquant pas d’autre culte que le sien et ne reconnaissant pas d’autre dieu qu’elle, passerait sa vie dans la jouissance que donne la contemplation voluptueuse des œuvres d’art.

Or, pour des raisons dont la recherche toute métaphysique dépasserait une simple étude d’art, la Beauté ne peut pas être aimée d’une manière féconde si on l’aime seulement pour les plaisirs qu’elle donne. Et, de même que la recherche du bonheur pour lui-même n’atteint que l’ennui, et qu’il faut pour le trouver chercher autre chose que lui, de même le plaisir esthétique nous est donné par surcroît si nous aimons la Beauté pour elle-même, comme quelque chose de réel existant en dehors de nous et infiniment plus important que la joie qu’elle nous donne. Et, très loin d’avoir été un dilettante ou un esthète, Ruskin fut précisément le contraire, un de ces hommes à la Carlyle, averti par leur génie de la vanité de tout plaisir et, en même temps, de la présence auprès d’eux d’une réalité éternelle, intuitivement perçue par l’inspiration. Le talent leur est donné comme un pouvoir de fixer cette réalité à la toute-puissance et à l’éternité de laquelle, avec enthousiasme et comme obéissante à un commandement de la conscience, ils consacrent, pour lui donner quelque valeur, leur vie éphémère. De tels hommes, attentifs et anxieux devant l’univers à déchiffrer, sont avertis des parties de la réalité sur lesquelles leurs dons spéciaux leur départissent une lumière particulière, par une sorte de démon qui les guide, de voix qu’ils entendent, l’éternelle inspiration des êtres géniaux. Le don spécial, pour Ruskin, c’était le sentiment de la beauté, dans la nature comme dans l’art. Ce fut dans la Beauté que son tempérament le conduisit à chercher la réalité, et sa vie toute religieuse en reçut un emploi tout esthétique. Mais cette Beauté à laquelle il se trouva ainsi consacrer sa vie ne fut pas conçue par lui comme un objet de jouissance fait pour la charmer, mais comme une réalité infiniment plus importante que la vie, pour laquelle il aurait donné la sienne. De là vous allez voir découler l’esthétique de Ruskin. D’abord vous comprendrez que les années où il fait connaissance avec une nouvelle école d’architecture et de peinture aient pu être les dates principales de sa vie morale. Il pourra parler des années où le gothique lui apparut avec la même gravité, le même retour ému, la même sérénité qu’un chrétien parle du jour où la vérité lui fut révélée. Les événements de sa vie sont intellectuels et les dates importantes sont celles où il pénètre une nouvelle forme d’art, l’année où il comprend Abbeville, l’année où il comprend Rouen, le jour où la peinture de Titien et les ombres dans la peinture de Titien lui apparaissent comme plus nobles que la peinture de Rubens, que les ombres dans la peinture de Rubens.

Vous comprendrez ensuite que, le poète étant pour Ruskin, comme pour Carlyle, une sorte de scribe écrivant sous la dictée de la nature une partie plus ou moins importante de son secret, le premier devoir de l’artiste est de ne rien ajouter de son propre cru à ce message divin. De cette hauteur vous verrez s’évanouir, comme les nuées qui se traînent à terre, les reproches de réalisme aussi bien que d’intellectualisme adressés à Ruskin. Si ces objections ne portent pas, c’est qu’elles ne visent pas assez haut. Il y a dans ces critiques erreur d’altitude. La réalité que l’artiste doit enregistrer est à la fois matérielle et intellectuelle. La matière est réelle parce qu’elle est une expression de l’esprit. Quant à la simple apparence, nul n’a plus raillé que Ruskin ceux qui voient dans son imitation le but de l’art. « Que l’artiste, dit-il, ait peint le héros ou son cheval, notre jouissance, en tant qu’elle est causée par la perfection du faux semblant est exactement la même. Nous ne la goûtons qu’en oubliant le héros et sa monture pour considérer exclusivement l’adresse de l’artiste. Vous pouvez envisager des larmes comme l’effet d’un artifice ou d’une douleur, l’un ou l’autre à votre gré ; mais l’un et l’autre en même temps, jamais ; si elles vous émerveillent comme un chef-d’œuvre de mimique, elles ne sauraient vous toucher comme un signe de souffrance. » S’il attache tant d’importance à l’aspect des choses, c’est que seul il révèle leur nature profonde. M. de La Sizeranne a admirablement traduit une page où Ruskin montre que les lignes maîtresses d’un arbre nous font voir quels arbres néfastes l’ont jeté de côté, quels vents l’ont tourmenté, etc. La configuration d’une chose n’est pas seulement l’image de sa nature, c’est le mot de sa destinée et le tracé de son histoire.

Une autre conséquence de cette conception de l’art est celle-ci : si la réalité est une et si l’homme de génie est celui qui la voit, qu’importe la matière dans laquelle il la figure, que ce soit des tableaux, des statues, des symphonies, des lois, des actes ? Dans ses Héros, Carlyle ne distingue pas entre Shakespeare et Cromwell, entre Mahomet et Burns. Emerson compte parmi ses Hommes représentatifs de l’humanité aussi bien Swedenborg que Montaigne. L’excès du système, c’est, à cause de l’unité de la réalité traduite, de ne pas différencier assez profondément les divers modes de traduction. Carlyle dit qu’il était inévitable que Boccace et Pétrarque fussent de bons diplomates, puisqu’ils étaient de bons poètes. Ruskin commet la même erreur quand il dit qu’« une peinture est belle dans la mesure où les idées qu’elle traduit en images sont indépendantes de la langue des images ». Il me semble que, si le système de Ruskin pèche par quelque côté, c’est par celui-là. Car la peinture ne peut atteindre la réalité une des choses, et rivaliser par là avec la littérature, qu’à condition de ne pas être littéraire.

Si Ruskin a promulgué le devoir pour l’artiste d’obéir scrupuleusement à ces « voix » du génie qui lui disent ce qui est réel et doit être transcrit, c’est que lui-même a éprouvé ce qu’il y a de véritable dans l’inspiration, d’infaillible dans l’enthousiasme, de fécond dans le respect. Seulement, quoique ce qui excite l’enthousiasme, ce qui commande le respect, ce qui provoque l’inspiration soit différent pour chacun, chacun finit par lui attribuer un caractère plus particulièrement sacré. On peut dire que pour Ruskin cette révélation, ce guide, ce fut la Bible.

Arrêtons-nous ici comme à un point fixe, au centre de gravité de l’esthétique ruskinienne. C’est ainsi que son sentiment religieux a dirigé son sentiment esthétique. Et d’abord, à ceux qui pourraient croire qu’il l’altéra, qu’à l’appréciation artistique des monuments, des statues, des tableaux, il mêla des considérations religieuses qui n’y ont que faire, répondons que ce fut tout le contraire. Ce quelque chose de divin que Ruskin sentait au fond du sentiment que lui inspiraient les œuvres d’art, c’était précisément ce que ce sentiment avait de profond, d’original et qui s’imposait à son goût sans être susceptible d’être modifié. Et le respect religieux qu’il apportait à l’expression de ce sentiment, sa peur de lui faire subir en le traduisant la moindre déformation, l’empêcha, au contraire de ce qu’on a souvent pensé, de mêler jamais à ses impressions devant les œuvres d’art aucun artifice de raisonnement qui leur fût étranger. De sorte que ceux qui voient en lui un moraliste et un apôtre aimant dans l’art ce qui n’est pas l’art, se trompent à l’égal de ceux qui, négligeant l’essence profonde de son sentiment esthétique, le confondent avec un dilettantisme voluptueux. De sorte enfin que sa ferveur religieuse, qui avait été le signe de sa sincérité esthétique, la renforça encore et la protégea de toute atteinte étrangère. Que telle ou telle des conceptions de son surnaturel esthétique soit fausse, c’est ce qui, à notre avis, n’a aucune importance. Tous ceux qui ont quelque notion des lois de développement du génie savent que sa force se mesure plus à la force de ses croyances qu’à ce que l’objet de ces croyances peut avoir de satisfaisant pour le sens commun. Mais, puisque le christianisme de Ruskin tenait à l’essence même de sa nature intellectuelle, ses préférences artistiques, aussi profondes, devaient avoir avec lui quelque parenté. Aussi, de même que l’amour des paysages de Turner correspondait chez Ruskin à cet amour de la nature qui lui donna ses plus grandes joies, de même à la nature foncièrement chrétienne de sa pensée correspondit sa prédilection permanente, qui domine toute sa vie, toute son œuvre, pour ce qu’on peut appeler l’art chrétien : l’architecture et la sculpture du moyen âge français, l’architecture, la sculpture et la peinture du moyen âge italien. Avec quelle passion désintéressée il en aima les œuvres, vous n’avez pas besoin d’en chercher les traces dans sa vie, vous en trouverez la preuve dans ses livres. Son expérience était si vaste, que bien souvent les connaissances les plus approfondies dont il fait preuve dans un ouvrage ne sont utilisées ni mentionnées, même par une simple allusion, dans ceux des autres livres où elles seraient à leur place. Il est si riche qu’il ne nous prête pas ses paroles ; il nous les donne et ne les reprend plus. Vous savez, par exemple, qu’il écrivit un livre sur la cathédrale d’Amiens. Vous en pourriez conclure que c’est la cathédrale qu’il aimait le plus ou qu’il connaissait le mieux. Pourtant, dans les Sept Lampes de l’Architecture, où la cathédrale de Rouen est citée quarante fois comme exemple, celle de Bayeux neuf fois, Amiens n’est pas cité une fois. Dans Val d’Arno, il nous avoue que l’église qui lui a donné la plus profonde ivresse du gothique est Saint-Urbain de Troyes. Or, ni dans les Sept Lampes ni dans la Bible d’Amiens, il n’est question une seule fois de Saint-Urbain[6]. Pour ce qui est de l’absence de références à Amiens dans les Sept Lampes, vous pensez peut-être qu’il n’a connu Amiens qu’à la fin de sa vie ? Il n’en est rien. En 1859, dans une conférence faite à Kensington, il compare longuement la Vierge Dorée d’Amiens avec les statues d’un art moins habile, mais d’un sentiment plus profond, qui semblent soutenir le porche occidental de Chartres. Or, dans la Bible d’Amiens où nous pourrions croire qu’il a réuni tout ce qu’il avait pensé sur Amiens, pas une seule fois, dans les pages où il parle de la Vierge Dorée, il ne fait allusion aux statues de Chartres. Telle est la richesse infinie de son amour, de son savoir. Habituellement, chez un écrivain, le retour à de certains exemples préférés, sinon même la répétition de certains développements, vous rappelle que vous avez affaire à un homme qui eut une certaine vie, telles connaissances qui lui tiennent lieu de telles autres, une expérience limitée dont il tire tout le profit qu’il peut. Rien qu’en consultant les index des différents ouvrages de Ruskin, la perpétuelle nouveauté des œuvres citées, plus encore le dédain d’une connaissance dont il s’est servi une fois et, bien souvent, son abandon à tout jamais, donnent l’idée de quelque chose de plus qu’humain, ou plutôt l’impression que chaque livre est d’un homme nouveau qui a un savoir différent, pas la même expérience, une autre vie.

C’était le jeu charmant de sa richesse inépuisable de tirer des écrins merveilleux de sa mémoire des trésors toujours nouveaux : un jour la rose précieuse d’Amiens, un jour la dentelle dorée du porche d’Abbeville, pour les marier aux bijoux éblouissants d’Italie.

Il pouvait, en effet, passer ainsi d’un pays à l’autre, car la même âme qu’il avait adorée dans les pierres de Pise était celle aussi qui avait donné aux pierres de Chartres leur forme immortelle. L’unité de l’art chrétien au moyen âge, des bords de la Somme aux rives de l’Arno, nul ne l’a sentie comme lui, et il a réalisé dans nos cœurs le rêve des grands papes du moyen âge : l’« Europe chrétienne ». Si, comme on l’a dit, son nom doit rester attaché au préraphaélisme, on devrait entendre par là non celui d’après Turner, mais celui d’avant Raphaël. Nous pouvons oublier aujourd’hui les services qu’il a rendus à Hunt, à Rossetti, à Millais ; mais ce qu’il a fait pour Giotto, pour Carpaccio, pour Bellini, nous ne le pouvons pas. Son œuvre divine ne fut pas de susciter des vivants, mais de ressusciter des morts.

Cette unité de l’art chrétien du moyen âge n’apparaît-elle pas à tout moment dans la perspective de ces pages où son imagination éclaire çà et là les pierres de France d’un reflet magique d’Italie ? Nous l’avons vu tout à l’heure dans Pleasures of England comparer à la Charité d’Amiens celle de Giotto. Voyez-le, dans Nature of Gothic, comparer la manière dont les flammes sont traitées dans le gothique italien et dans le gothique français, dont le porche de Saint-Maclou de Rouen est pris comme exemple. Et, dans les Sept Lampes de l’Architecture, à propos de ce même porche, voyez encore se jouer sur ses pierres grises comme un peu des couleurs de l’Italie.

« Les bas-reliefs du tympan du portail de Saint-Maclou, à Rouen, représentent le Jugement dernier, et la partie de l’Enfer est traitée avec une puissance à la fois terrible et grotesque, que je ne pourrais mieux définir que comme un mélange des esprits d’Orcagna et de Hogarth. Les démons sont peut-être même plus effrayants que ceux d’Orcagna ; et dans certaines expressions de l’humanité dégradée, dans son suprême désespoir, le peintre anglais est au moins égalé. Non moins farouche est l’imagination qui exprime la fureur et la crainte, même dans la manière de placer les figures. Un mauvais ange, se balançant sur son aile, conduit les troupes des damnés hors du siège du Jugement ; ils sont pressés par lui si furieusement, qu’ils sont emmenés non pas simplement à l’extrême limite de cette scène que le sculpteur a enfermée ailleurs à l’intérieur du tympan, mais hors du tympan et dans les niches de la voûte ; pendant que les flammes qui les suivent, activées, comme il semble, par le mouvement des ailes des anges, font irruption aussi dans les niches et jaillissent au travers de leurs réseaux, les trois niches les plus basses étant représentées comme tout en feu, tandis que, au lieu de leur dais voûté et côtelé habituel, il y a un démon sur le toit de chacune, avec ses ailes pliées, grimaçant hors de l’ombre noire. »

Ce parallélisme des différentes sortes d’arts et des différents pays n’était pas le plus profond auquel il dût s’arrêter. Dans les symboles païens et dans les symboles chrétiens, l’identité de certaines idées religieuses devaient le frapper[7]. M. Ary Renan a remarqué avec profondeur ce qu’il y a déjà du Christ dans le Prométhée de Gustave Moreau. Ruskin, que sa dévotion à l’art chrétien ne rendit jamais contempteur du paganisme, a comparé dans un sentiment esthétique et religieux, le lion de saint Jérôme au lion de Némée, Virgile à Dante, Samson à Hercule, Thésée au Prince Noir, les prédictions d’Isaïe aux prédictions de la Sybille de Cumes. Il n’y a certes pas lieu de comparer Ruskin à Gustave Moreau, mais on peut dire qu’une tendance naturelle, développée par la fréquentation des Primitifs, les avait conduits tous deux à proscrire en art l’expression des sentiments violents, et, en tant qu’elle s’était appliquée à l’étude des symboles, à quelque fétichisme dans l’adoration des symboles eux-mêmes, fétichisme peu dangereux d’ailleurs pour des esprits si attachés au fond au sentiment symbolisé qu’ils pouvaient passer d’un symbole à l’autre, sans être arrêtés par les diversités de pure surface. Pour ce qui est de la prohibition systématique de l’expression des émotions violentes en art, le principe que M. Ary Renan a appelé le principe de la Belle Inertie, où le trouver mieux défini que dans les pages des « Rapports de Michel-Ange et du Tintoret[8] » ? Quant à l’adoration un peu exclusive des symboles, l’étude de l’art du moyen âge italien et français n’y devait-elle pas fatalement conduire ? Et comme, sous l’œuvre d’art, c’était l’âme d’un temps qu’il cherchait, la ressemblance de ces symboles du portail de Chartres aux fresques de Pise devait nécessairement le toucher comme une preuve de l’originalité typique de l’esprit qui animait alors les artistes, et leurs différences comme un témoignage de sa variété. Chez tout autre, les sensations esthétiques eussent risqué d’être refroidies par le raisonnement. Mais tout chez lui était amour et l’iconographie, telle qu’il l’entendait, se serait mieux appelée iconolâtrie. À point, d’ailleurs, la critique d’art fait place à quelque chose de plus grand peut-être ; elle a presque les procédés de la science, elle contribue à l’histoire. L’apparition d’un nouvel attribut aux porches des cathédrales ne nous avertit pas de changements moins profonds dans l’histoire, non seulement de l’art, mais de la civilisation, que ceux qu’annonce aux géologues l’apparition d’une nouvelle espèce sur la terre. La pierre sculptée par la nature n’est pas plus instructive que la pierre sculptée par l’artiste, et nous ne tirons pas un profit plus grand de celle qui nous conserve un ancien monstre que de celle qui nous montre un nouveau dieu.

Les dessins qui accompagnent les écrits de Ruskin sont à ce point de vue très significatifs. Dans une même planche, vous pourrez voir un même motif d’architecture, tel qu’il est traité à Lisieux, à Bayeux, à Vérone et à Padoue, comme s’il s’agissait des variétés d’une même espèce de papillons sous différents cieux. Mais jamais cependant ces pierres qu’il a tant aimées ne deviennent pour lui des exemples abstraits. Sur chaque pierre vous voyez la nuance de l’heure unie à la couleur des siècles. « Courir à Saint-Wulfram d’Abbeville, nous dit-il, avant que le soleil ait quitté les tours, fut toujours pour moi une de ces joies pour lesquelles il faut chérir le passé jusqu’à la fin. » Il alla même plus loin ; il ne sépara pas les cathédrales de ce fond de rivières et de vallées où elles apparaissent au voyageur qui les approche, comme dans un tableau de primitif. Un de ses dessins les plus instructifs à cet égard est celui que reproduit la deuxième gravure de Our Fathers have told us, et qui est intitulée : Amiens, le jour des Trépassés. Dans ces villes d’Amiens, d’Abbeville, de Beauvais, de Rouen, qu’un séjour de Ruskin a consacrées, il passait son temps à dessiner tantôt dans les églises (« sans être inquiété par le sacristain »), tantôt en plein air. Et ce durent être dans ces villes de bien charmantes colonies passagères, que cette troupe de dessinateurs, de graveurs, qu’il emmenait avec lui, comme Platon nous montre les sophistes suivant Protagoras de ville en ville, semblables aussi aux hirondelles, à l’imitation desquelles ils s’arrêtaient de préférence aux vieux toits, aux tours anciennes des cathédrales. Peut-être pourrait-on retrouver encore quelques-uns de ces disciples de Ruskin qui l’accompagnaient aux bords de cette Somme évangélisée de nouveau, comme si étaient revenus les temps de saint Firmin et de saint Salve, et qui, tandis que le nouvel apôtre parlait, expliquait Amiens comme une Bible, prenaient au lieu de notes, des dessins, notes gracieuses dont le dossier se trouve sans doute dans une salle de musée anglais, et où j’imagine que la réalité doit être légèrement arrangée, dans le goût de Viollet-le-Duc. La gravure Amiens, le jour des Trépassés, semble mentir un peu pour la beauté. Est-ce la perspective seule, qui approche ainsi, des bords d’une Somme élargie, la cathédrale et l’église Saint-Leu ? Il est vrai que Ruskin pourrait nous répondre en reprenant à son compte les paroles de Turner qu’il a citées dans Eagles Nest et qu’a traduites M. de La Sizeranne : « Turner, dans la première période de sa vie, était quelquefois de bonne humeur et montrait aux gens ce qu’il faisait. Il était un jour à dessiner le port de Plymouth et quelques vaisseaux, à un mille ou deux de distance, vus à contre-jour. Ayant montré ce dessin à un officier de marine, celui-ci observa avec surprise et objecta avec une très compréhensible indignation que les vaisseaux de ligne n’avaient pas de sabords. « Non, dit Turner, certainement non. Si vous montez sur le mont Edgecumbe et si vous regardez les vaisseaux à contre-jour, sur le soleil couchant, vous verrez que vous ne pouvez apercevoir les sabords. — Bien, dit l’officier toujours indigné, mais vous savez qu’il y a là des sabords ? — Oui, dit Turner, je le sais de reste, mais mon affaire est de dessiner ce que je vois, non ce que je sais. »

Si, étant à Amiens, vous allez dans la direction de l’abattoir, vous aurez une vue qui n’est pas différente de celle de la gravure. Vous verrez l’éloignement disposer, à la façon mensongère et heureuse d’un artiste, des monuments, qui reprendront, si ensuite vous vous rapprochez, leur position primitive, toute différente ; vous le verrez, par exemple, inscrire dans la façade de la cathédrale la figure d’une des machines à eau de la ville et faire de la géométrie plane avec de la géométrie dans l’espace. Que si néanmoins vous trouvez ce paysage, composé avec goût par la perspective, un peu différent de celui que relate le dessin de Ruskin, vous pourrez en accuser surtout les changements qu’ont apportés dans l’aspect de la ville les presque vingt années écoulées depuis le séjour qu’y fit Ruskin, et, comme il l’a dit pour un autre site qu’il aimait, « tous les embellissements survenus, depuis que j’ai composé et médité là[9] ».

Mais du moins cette gravure de la Bible d’Amiens aura associé dans votre souvenir les bords de la Somme et la cathédrale plus que votre vision n’eût sans doute pu le faire à quelque point de la ville que vous vous fussiez placé. Elle vous prouvera mieux que tout ce que j’aurais pu dire, que Ruskin ne séparait pas la beauté des cathédrales du charme de ces pays d’où elles surgirent, et que chacun de ceux qui les visite goûte encore dans la poésie particulière du pays et le souvenir brumeux ou doré de l’après-midi qu’il y a passé. Non seulement le premier chapitre de la Bible d’Amiens s’appelle : Au bord des courants d’eau vive, mais le livre que Ruskin projetait d’écrire sur la cathédrale de Chartres devait être intitulé : les Sources de l’Eure. Ce n’était donc point seulement dans ses dessins qu’il mettait les églises au bord des rivières et qu’il associait la grandeur des cathédrales gothiques à la grâce des sites français[10]. Et le charme individuel, qu’est le charme d’un pays, nous le sentirions plus vivement si nous n’avions pas à notre disposition ces bottes de sept lieues que sont les grands express, et si, comme autrefois, pour arriver dans un coin de terre nous étions obligés de traverser des campagnes de plus en plus semblables à celles où nous tendons, comme des zones d’harmonie graduée qui, en la rendant moins aisément pénétrable à ce qui est différent d’elle, en la protégeant avec douceur et avec mystère de ressemblances fraternelles, ne l’enveloppent pas seulement dans la nature, mais la préparent encore dans notre esprit.

Ces études de Ruskin sur l’art chrétien furent pour lui comme la vérification et la contre-épreuve de ses idées sur le christianisme et d’autres idées que nous n’avons pu indiquer ici et dont nous laisserons tout à l’heure Ruskin définir lui-même la plus célèbre : son horreur du machinisme et de l’art industriel. « Toutes les belles choses furent faites, quand les hommes du moyen âge croyaient la pure, joyeuse et belle leçon du christianisme. » Et il voyait ensuite l’art décliner avec la foi, l’adresse prendre la place du sentiment. En voyant le pouvoir de réaliser la beauté qui fut le privilège des âges de foi, sa croyance en la bonté de la foi devait se trouver renforcée. Chaque volume de son dernier ouvrage : Our Fathers have told us (le premier seul est écrit) devait comprendre quatre chapitres, dont le dernier était consacré au chef-d’œuvre qui était l’épanouissement de la foi dont l’étude faisait l’objet des trois premiers chapitres. Ainsi le christianisme, qui avait bercé le sentiment esthétique de Ruskin, en recevait une consécration suprême. Et après avoir raillé, au moment de la conduire devant la statue de la Madone, sa lectrice protestante « qui devrait comprendre que le culte d’aucune Dame n’a jamais été pernicieux à l’humanité », ou devant la statue de saint Honoré, après avoir déploré qu’on parlât si peu de ce saint « dans le faubourg de Paris qui porte son nom », il aurait pu dire comme à la fin de Val d’Arno :

« Si vous voulez fixer vos esprits sur ce qu’exige de la vie humaine celui qui l’a donnée : « Il t’a montré, homme, ce qui est bien, et qu’est-ce que le Seigneur demande de toi, si ce n’est d’agir avec justice et d’aimer la pitié, de marcher humblement avec ton Dieu ? » vous trouverez qu’une telle obéissance est toujours récompensée par une bénédiction. Si vous ramenez vos pensées vers l’état des multitudes oubliées qui ont travaillé en silence et adoré humblement, comme les neiges de la chrétienté ramenaient le souvenir de la naissance du Christ ou le soleil de son printemps le souvenir de sa résurrection, vous connaîtrez que la promesse des anges de Bethléem a été littéralement accomplie, et vous prierez pour que vos champs anglais, joyeusement, comme les bords de l’Arno, puissent encore dédier leurs purs lis à Sainte-Marie-des-Fleurs. »

Enfin les études médiévales de Ruskin confirmèrent, avec sa croyance en la bonté de la foi, sa croyance en la nécessité du travail libre, joyeux et personnel, sans intervention de machinisme. Pour que vous vous en rendiez bien compte, le mieux est de transcrire ici une page très caractéristique de Ruskin. Il parle d’une petite figure de quelques centimètres, perdue au milieu de centaines de figures minuscules, au portail des Librairies, de la cathédrale de Rouen,

« Le compagnon est ennuyé et embarrassé dans sa malice, et sa main est appuyée fortement sur l’os de sa joue et la chair de la joue ridée au-dessous de l’œil par la pression. Le tout peut paraître terriblement rudimentaire, si on le compare à de délicates gravures ; mais, en le considérant comme devant remplir simplement un interstice de l’extérieur d’une porte de cathédrale et comme l’une quelconque de trois cents figures analogues ou plus, il témoigne de la plus noble vitalité dans l’art de l’époque.

« Nous avons un certain travail à faire pour gagner notre pain, et il doit être fait avec ardeur ; d’autre travail à faire pour notre joie, et celui-là doit être fait avec cœur ; ni l’un ni l’autre ne doivent être faits à moitié ou au moyen d’expédients, mais avec volonté ; et ce qui n’est pas digne de cet effort ne doit pas être fait du tout ; peut-être que tout ce que nous avons à faire ici-bas n’a pas d’autre objet que d’exercer le cœur et la volonté, et est en soi-même inutile ; mais en tout cas, si peu que ce soit, nous pouvons nous en dispenser si ce n’est pas digne que nous y mettions nos mains et notre cœur. Il ne sied pas à notre immortalité de recourir à des moyens qui contrastent avec son autorité, ni de souffrir qu’un instrument dont elle n’a pas besoin s’interpose entre elle et les choses qu’elle gouverne. Il y a assez de songe-creux, assez de grossièreté et de sensualité dans l’existence humaine, sans en changer en mécanisme les quelques moments brillants ; et, puisque notre vie — à mettre les choses au mieux — ne doit être qu’une vapeur qui apparaît un temps, puis s’évanouit, laissons-la du moins apparaître comme un nuage dans la hauteur du ciel et non comme l’épaisse obscurité qui s’amasse autour du souffle de la fournaise et des révolutions de la roue. »

J’avoue qu’en relisant cette page au moment de la mort de Ruskin, je fus pris du désir de voir le petit homme dont il parle. Et j’allai à Rouen comme obéissant à une pensée testamentaire, et comme si Ruskin en mourant avait en quelque sorte confié à ses lecteurs la pauvre créature à qui il avait en parlant d’elle rendu la vie et qui venait, sans le savoir, de perdre à tout jamais celui qui avait fait autant pour elle que son premier sculpteur. Mais quand j’arrivai près de l’immense cathédrale et devant la porte où les saints se chauffaient au soleil, plus haut, des galeries où rayonnaient les rois jusqu’à ces suprêmes altitudes de pierre que je croyais inhabitées et où, ici, un ermite sculpté vivait isolé, laissant les oiseaux demeurer sur son front, tandis que, là, un cénacle d’apôtres écoutait le message d’un ange qui se posait près d’eux, repliant ses ailes, sous un vol de pigeons qui ouvraient les leurs et non loin d’un personnage qui, recevant un enfant sur le dos, tournait la tête d’un geste brusque et séculaire ; quand je vis, rangés devant ses porches ou penchés aux balcons de ses tours, tous les hôtes de pierre de la cité mystique respirer le soleil ou l’ombre matinale, je compris qu’il serait impossible de trouver parmi ce peuple surhumain une figure de quelques centimètres. J’allai pourtant au portail des Librairies. Mais comment reconnaître la petite figure entre des centaines d’autres ? Tout à coup, un jeune sculpteur de talent et d’avenir, Mme L. Yeatmen, me dit : « En voici une qui lui ressemble. » Nous regardons un peu plus bas, et… la voici. Elle ne mesure pas dix centimètres. Elle est effritée, et pourtant c’est son regard encore, la pierre garde le trou qui relève la pupille et lui donne cette expression qui me l’a fait reconnaître. L’artiste mort depuis des siècles a laissé là, entre des milliers d’autres, cette petite personne qui meurt un peu chaque jour, et qui était morte depuis bien longtemps, perdue au milieu de la foule des autres, à jamais. Mais il l’avait mise là. Un jour, un homme pour qui il n’y a pas de mort, pour qui il n’y a pas d’infini matériel, pas d’oubli, un homme qui, jetant loin de lui ce néant qui nous opprime pour aller à des buts qui dominent sa vie, si nombreux qu’il ne pourra pas tous les atteindre alors que nous paraissions en manquer, cet homme est venu, et, dans ces vagues de pierre où chaque écume dentelée paraissait ressembler aux autres, voyant là toutes les lois de la vie, toutes les pensées de l’âme, les nommant de leur nom, il dit : « Voyez, c’est ceci, c’est cela. » Tel qu’au jour du Jugement, qui non loin de là est figuré, il fait entendre en ses paroles comme la trompette de l’archange et il dit : « Ceux qui ont vécu vivront, la matière n’est rien. » Et, en effet, telle que les morts que non loin le tympan figure, réveillés à la trompette de l’archange, soulevés, ayant repris leur forme, reconnaissables, vivants, voici que la petite figure a revécu et retrouvé son regard, et le Juge a dit : « Tu as vécu, tu vivras. » Pour lui, il n’est pas un juge immortel, son corps mourra ; mais qu’importe ! comme s’il ne devait pas mourir il accomplit sa tâche immortelle, ne s’occupant pas de la grandeur de la chose qui occupe son temps et, n’ayant qu’une vie humaine à vivre, il passe plusieurs jours devant l’une des dix mille figures d’une église. Il l’a dessinée. Elle correspondait pour lui à ces idées qui agitaient sa cervelle, insoucieuse de la vieillesse prochaine. Il l’a dessinée, il en a parlé. Et la petite figure inoffensive et monstrueuse aura ressuscité, contre toute espérance, de cette mort qui semble plus totale que les autres, qui est la disparition au sein de l’infini du nombre et sous le nivellement des ressemblances, mais d’où le génie a tôt fait de nous tirer aussi. En la retrouvant là, on ne peut s’empêcher d’être touché. Elle semble vivre et regarder, ou plutôt avoir été prise par la mort dans son regard même, comme les Pompéiens dont le geste demeure interrompu. Et c’est une pensée du sculpteur, en effet, qui a été saisie ici dans son geste par l’immobilité de la pierre. J’ai été touché en la retrouvant là ; rien ne meurt donc de ce qui a vécu, pas plus la pensée du sculpteur que la pensée de Ruskin.

En la rencontrant là, nécessaire à Ruskin qui, parmi si peu de gravures qui illustrent son livre[11], lui en a consacré une parce qu’elle était pour lui partie actuelle et durable de sa pensée, et agréable à nous parce que sa pensée nous est nécessaire, guide de la nôtre qui l’a rencontrée sur son chemin, nous nous sentions dans un état d’esprit plus rapproché de celui des artistes qui sculptèrent aux tympans le Jugement dernier et qui pensaient que l’individu, ce qu’il y a de plus particulier dans une personne, dans une intention, ne meurt pas, reste dans la mémoire de Dieu et sera ressuscité. Qui a raison du fossoyeur ou d’Hamlet quand l’un ne voit qu’un crâne là où le second se rappelle une fantaisie ? La science peut dire : le fossoyeur ; mais elle a compté sans Shakespeare, qui fera durer le souvenir de cette fantaisie au delà de la poussière du crâne. À l’appel de l’ange, chaque mort se trouve être resté là, à sa place, quand nous le croyions depuis longtemps en poussière. À l’appel de Ruskin, nous voyons la plus petite figure qui encadre un minuscule quatre-feuilles ressuscitée dans sa forme, nous regardant avec le même regard qui semble ne tenir qu’en un millimètre de pierre. Sans doute, pauvre petit monstre, je n’aurais pas été assez fort, entre les milliards de pierres des villes, pour te trouver, pour dégager ta figure, pour retrouver ta personnalité, pour t’appeler, pour te faire revivre. Mais ce n’est pas que l’infini, que le nombre, que le néant qui nous oppriment soient très forts ; c’est que ma pensée n’est pas bien forte. Certes, tu n’avais en toi rien de vraiment beau. Ta pauvre figure, que je n’eusse jamais remarquée, n’a pas une expression bien intéressante, quoique évidemment elle ait, comme toute personne, une expression qu’aucune autre n’eut jamais. Mais, puisque tu vivais assez pour continuer à regarder de ce même regard oblique, pour que Ruskin te remarquât et, après qu’il eût dit ton nom, pour que son lecteur pût te reconnaître, vis-tu assez maintenant, es-tu assez aimé ? Et l’on ne peut s’empêcher de penser à toi avec attendrissement, quoique tu n’aies pas l’air bon, mais parce que tu es une créature vivante, parce que, pendant de si longs siècles, tu es mort sans espoir de résurrection, et parce que tu es ressuscité. Et un de ces jours peut-être quelque autre ira te trouver à ton portail, regardant avec tendresse ta méchante et oblique figure ressuscitée, parce que ce qui est sorti d’une pensée peut seul fixer un jour une autre pensée qui à son tour a fasciné la nôtre. Tu as eu raison de rester là, inregardé, t’effritant. Tu ne pouvais rien attendre de la matière où tu n’étais que du néant. Mais les petits n’ont rien à craindre, ni les morts. Car, quelquefois l’Esprit visite la terre ; sur son passage les morts se lèvent, et les petites figures oubliées retrouvent le regard et fixent celui des vivants qui, pour elles, délaissent les vivants qui ne vivent pas et vont chercher de la vie seulement où l’Esprit leur en a montré, dans des pierres qui sont déjà de la poussière et qui sont encore de la pensée.

Celui qui enveloppa les vieilles cathédrales de plus d’amour et de plus de joie que ne leur en dispense le soleil quand il ajoute son sourire fugitif à leur beauté séculaire ne peut pas, à le bien entendre, s’être trompé. Il en est du monde des esprits comme de l’univers physique, où la hauteur d’un jet d’eau ne saurait dépasser la hauteur du lieu d’où les eaux sont d’abord descendues. Les grandes beautés littéraires correspondent à quelque chose, et c’est peut-être l’enthousiasme en art qui est le critérium de la vérité. À supposer que Ruskin se soit quelquefois trompé, comme critique, dans l’exacte appréciation de la valeur d’une œuvre, la beauté de son jugement erroné est souvent plus intéressante que celle de l’œuvre jugée et correspond à quelque chose qui, pour être autre qu’elle, n’est pas moins précieux. Que Ruskin ait tort quand il dit que le Beau Dieu d’Amiens « dépassait en tendresse sculptée ce qui avait été atteint jusqu’alors, bien que toute représentation du Christ doive éternellement décevoir l’espérance que toute âme aimante a mise en lui », et que ce soit M. Huysmans qui ait raison quand il appelle ce même Dieu d’Amiens un « bellâtre à figure ovine », c’est ce que nous ne croyons pas, mais c’est ce qu’il importe peu de savoir. Que le Beau Dieu d’Amiens soit ou non ce qu’a cru Ruskin est sans importance pour nous. Comme Buffon a dit que « toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent (dans un beau style), tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet », les vérités dont se compose la beauté des pages de la Bible sur le Beau Dieu d’Amiens ont une valeur indépendante de la beauté de cette statue, et Ruskin ne les aurait pas trouvées s’il en avait parlé avec dédain, car l’enthousiasme seul pouvait lui donner la puissance de les découvrir.

Jusqu’où cette âme merveilleuse a fidèlement reflété l’univers, et sous quelles formes touchantes et tentatrices le mensonge a pu se glisser malgré tout au sein de sa sincérité intellectuelle, c’est ce qu’il ne nous sera peut-être jamais donné de savoir, et ce qu’en tous cas nous ne pouvons chercher ici. Quoi qu’il en soit, il aura été un de ces « génies » dont même ceux d’entre nous qui ont reçu à leur naissance les dons des fées ont besoin pour être initiés à la connaissance et à l’amour d’une nouvelle partie de la Beauté. Bien des paroles qui servent à nos contemporains pour l’échange des pensées portent son empreinte, comme on voit, sur les pièces de monnaie, l’effigie du souverain du jour. Mort, il continue à nous éclairer, comme ces étoiles éteintes dont la lumière nous arrive encore, et on peut dire de lui ce qu’il disait à la mort de Turner : « C’est par ces yeux, fermés à jamais au fond du tombeau, que des générations qui ne sont pas encore nées verront la nature. »

« Sous quelles formes magnifiques et tentatrices le mensonge a pu se glisser jusqu’au sein de sa sincérité intellectuelle… » Voici ce que je voulais dire : il y a une sorte d’idolâtrie que personne n’a mieux définie que Ruskin dans une page de Lectures on Art : « Ç’a été, je crois, non sans mélange de bien, sans doute, car les plus grands maux apportent quelques biens dans leur reflux, ç’a été, je crois, le rôle vraiment néfaste de l’art, d’aider à ce qui, chez les païens comme chez les chrétiens — qu’il s’agisse du mirage des mots, des couleurs ou des belles formes, — doit vraiment, dans le sens profond du mot, s’appeler idolâtrie, c’est-à-dire le fait de servir avec le meilleur de nos cœurs et de nos esprits quelque chère ou triste image que nous nous sommes créée, pendant que nous désobéissons à l’appel présent du Maître, qui n’est pas mort, qui ne défaille pas en ce moment sous sa croix, mais nous ordonne de porter la nôtre[12]. Or, il semble bien qu’à la base de l’œuvre de Ruskin, à la racine de son talent, on trouve précisément cette idolâtrie. Sans doute il ne l’a jamais laissé recouvrir complètement, — même pour l’embellir, — immobiliser, paralyser et finalement tuer, sa sincérité intellectuelle et morale. À chaque ligne de ses œuvres comme à tous les moments de sa vie, on sent ce besoin de sincérité qui lutte contre l’idolâtrie, qui proclame sa vanité, qui humilie la beauté devant le devoir, fût-il inesthétique. Je n’en prendrai pas d’exemples dans sa vie (qui n’est pas comme la vie d’un Racine, d’un Tolstoï, d’un Mæterlinck, esthétique d’abord et morale ensuite, mais où la morale fit valoir ses droits dès le début au sein même de l’esthétique — sans peut-être s’en libérer jamais aussi complètement que dans la vie des Maîtres que je viens de citer). Elle est assez connue, je n’ai pas besoin d’en rappeler les étapes, depuis les premiers scrupules qu’il éprouve à boire du thé en regardant des Titien jusqu au moment où, ayant englouti dans les œuvres philanthropiques et sociales les cinq millions que lui a laissés son père, il se décide à vendre ses Turner. Mais il est un dilettantisme plus intérieur que le dilettantisme de l’action (dont il avait triomphé) et le véritable duel entre son idolâtrie et sa sincérité se jouait non pas à certaines heures de sa vie, non pas dans certaines pages de ses livres, mais à toute minute, dans ces régions profondes, secrètes, presque inconnues à nous-mêmes, où notre personnalité reçoit de l’imagination les images, de l’intelligence les idées, de la mémoire les mots, s’affirme elle-même dans le choix incessant qu’elle en fait, et joue en quelque sorte incessamment le sort de notre vie spirituelle et morale. Dans ces régions-là, j’ai l’impression que le péché d’idolâtrie n’ait cessé d’être commis par Ruskin. Et au moment même où il prêchait la sincérité, il y manquait lui-même, non en ce qu’il disait, mais par la manière dont il le disait. Les doctrines qu’il professait étaient des doctrines morales et non des doctrines esthétiques, et pourtant il les choisissait pour leur beauté. Et comme il ne voulait pas les présenter comme belles, mais comme vraies, il était obligé de se mentir à lui-même sur la nature des raisons qui les lui faisaient adopter. De là une si incessante compromission de la conscience que des doctrines immorales sincèrement professées auraient peut-être été moins dangereuses pour l’intégrité de l’esprit que ces doctrines morales où l’affirmation n’est pas absolument sincère, étant dictée par une préférence esthétique inavouée. Et le péché était commis d’une façon constante, dans le choix même de chaque explication donnée d’un fait, de chaque appréciation donnée sur une œuvre, dans le choix même des mots employés — et finissait par donner à l’esprit qui s’y adonnait ainsi sans cesse une attitude mensongère. Pour mettre le lecteur plus en état de juger de l’espèce de trompe-l’œil qu’est pour chacun et qu’était évidemment pour Ruskin lui-même une page de Ruskin, je vais citer une de celles que je trouve le plus belles et où ce défaut est pourtant le plus flagrant. On verra que si la beauté y est en théorie (c’est-à-dire en apparence, le fond des idées était toujours dans un écrivain l’apparence, et la forme, la réalité) subordonnée au sentiment moral et à la vérité, en réalité la vérité et le sentiment moral y sont subordonnés au sentiment esthétique, et à un sentiment esthétique un peu faussé par ces compromissions perpétuelles. Il s’agit des Causes de la décadence de Venise[13].

« Ce n’est pas dans le caprice de la richesse, pour le plaisir des yeux et l’orgueil de la vie, que ces marbres furent taillés dans leur force transparente et que ces arches furent parées des couleurs de l’iris. Un message est dans leurs couleurs qui fut un jour écrit dans le sang ; et un son dans les échos de leurs voûtes, qui un jour remplira la voûte des cieux : « Il viendra pour rendre jugement et justice. » La force de Venise lui fut donnée aussi longtemps qu’elle s’en souvint ; et le jour de sa destruction arriva lorsqu’elle l’eut oublié ; elle vint irrévocable, parce qu’elle n’avait pour l’oublier aucune excuse. Jamais cité n’eut une Bible plus glorieuse. Pour les nations du Nord, une rude et sombre sculpture remplissait leurs temples d’images confuses, à peine lisibles ; mais pour elle, l’art et les trésors de l’Orient avaient doré chaque lettre, illuminé chaque page, jusqu’à ce que le Temple-Livre brillât au loin comme l’étoile des Mages. Dans d’autres villes, souvent les assemblées du peuple se tenaient dans des lieux éloignés de toute association religieuse, théâtre de la violence et des bouleversements ; sur l’herbe du dangereux rempart, dans la poussière de la rue troublée, il y eut des actes accomplis, des conseils tenus à qui nous ne pouvons pas trouver de justification, mais à qui nous pouvons quelquefois donner notre pardon. Mais les péchés de Venise, commis dans son palais ou sur sa piazza, furent accomplis en présence de la Bible qui était à sa droite. Les murs sur lesquels le livre de la loi était écrit n’étaient séparés que par quelques pouces de marbre de ceux qui protégeaient les secrets de ses conciles ou tenaient prisonnières les victimes de son gouvernement. Et quand, dans ses dernières heures, elle rejeta toute honte et toute contrainte, et que la grande place de la cité se remplit de la folie de toute la terre, rappelons-nous que son péché fut d’autant plus grand qu’il était commis à la face de la maison de Dieu où brillaient les lettres de sa loi.

« Les saltimbanques et les masques rirent leur rire et passèrent leur chemin ; et un silence les a suivis qui n’était pas sans avoir été prédit ; car au milieu d’eux tous, à travers les siècles et les siècles où s’étaient entassés les vanités et les forfaits, ce dôme blanc de Saint-Marc avait prononcé ces mots dans l’oreille morte de Venise : « Sache que pour toutes ces choses Dieu t’appellera en jugement[14] ».

Or, si Ruskin avait été entièrement sincère avec lui-même, il n’aurait pas pensé que les crimes des Vénitiens avaient été plus inexcusables et plus sévèrement punis que ceux des autres hommes parce qu’ils possédaient une église en marbre de toutes couleurs au lieu d’une cathédrale en calcaire, parce que le palais des Doges était à côté de Saint-Marc au lieu d’être à l’autre bout de la ville, et parce que dans les églises byzantines le texte biblique, au lieu d’être simplement figuré comme dans la sculpture des églises du Nord est accompagné, sur les mosaïques, de lettres qui forment une citation de l’Évangile ou des prophéties. Il n’en est pas moins vrai que ce passage des Stones of Venice est d’une grande beauté, bien qu’il soit assez difficile de se rendre compte des raisons de cette beauté. Elle nous semble reposer sur quelque chose de faux et nous avons quelque scrupule à nous y laisser aller.

Et pourtant il doit y avoir en elle quelque vérité. Il n’y a pas à proprement parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d’une vérité. À quel ordre de vérité peut correspondre le plaisir esthétique très vif que l’on prend à lire une telle page, c’est ce qu’il est assez difficile de dire. Elle est elle-même mystérieuse, pleine d’images à la fois de beauté et de religion comme cette même église de Saint-Marc où toutes les figures de l’Ancien et du Nouveau Testament apparaissent sur le fond d’une sorte d’obscurité splendide et d’éclat changeant. Je me souviens de l’avoir lue pour la première fois dans Saint-Marc même, pendant une heure d’orage et d’obscurité où les mosaïques ne brillaient plus que de leur propre et matérielle lumière et d’un or interne, terrestre et ancien, auquel le soleil vénitien, qui enflamme jusqu’aux anges des campaniles, ne mêlait plus rien de lui ; l’émotion que j’éprouvais à lire là cette page, parmi tous ces anges qui s’illuminaient des ténèbres environnantes, était très grande et n’était pourtant peut-être pas très pure. Comme la joie de voir les belles figures mystérieuses s’augmentait, mais s’altérait du plaisir en quelque sorte d’érudition, que j’éprouvais à comprendre les textes apparus en lettres byzantines à côté de leurs fronts nimbés, de même la beauté des images de Ruskin était avivée et corrompue par l’orgueil de se référer au texte sacré. Une sorte de retour égoïste sur soi-même est inévitable dans ces joies mêlées d’érudition et d’art où le plaisir esthétique peut devenir plus aigu, mais non rester aussi pur. Et peut-être cette page des Stones of Venice était-elle belle surtout de me donner précisément ces joies mêlées que j’éprouvais dans Saint-Marc, elle qui, comme l’église byzantine, avait aussi dans la mosaïque de son style éblouissant dans l’ombre, à côté de ses images sa citation biblique inscrite auprès. N’en était-il pas d’elle, d’ailleurs, comme de ces mosaïques de Saint-Marc qui se proposaient d’enseigner et faisaient bon marché de leur beauté artistique. Aujourd’hui elles ne nous donnent plus que du plaisir. Encore le plaisir que leur didactisme donne à l’érudit est-il égoïste, et le plus désintéressé est encore celui que donne à l’artiste cette beauté méprisée ou ignorée même de ceux qui se proposaient seulement d’instruire le peuple et la lui donnèrent par surcroît.

Dans la dernière page de la Bible d’Amiens[15], le « si vous voulez vous souvenir de la promesse qui vous a été faite » est un exemple du même genre. Quand, encore dans la Bible d’Amiens, Ruskin termine le morceau sur l’Égypte en disant : « Elle fut l’éducatrice de Moïse et l’Hôtesse du Christ », passe encore pour l’éducatrice de Moïse : pour éduquer il faut certaines vertus. Mais le fait d’avoir été « l’hôtesse » du Christ, s’il ajoute de la beauté à la phrase, peut-il vraiment être mis en ligne de compte dans une appréciation motivée des qualités du génie égyptien ?

C’est avec mes plus chères impressions esthétiques que j’ai voulu lutter ici, tâchant de pousser jusqu’à ses dernières et plus cruelles limites la sincérité intellectuelle. Ai-je besoin d’ajouter que, si je fais, en quelque sorte dans l’absolu, cette réserve générale moins sur les œuvres de Ruskin que sur l’essence de leur inspiration et la qualité de leur beauté, il n’en est pas moins pour moi un des plus grands écrivains de tous les temps et de tous les pays. J’ai essayé de saisir en lui, comme en un « sujet » particulièrement favorable à cette observation, une infirmité essentielle à l’esprit humain, plutôt que je n’ai voulu dénoncer un défaut personnel à Ruskin. Une fois que le lecteur aura bien compris en quoi consiste cette « idolâtrie », il s’expliquera l’importance excessive que Ruskin attache dans ses études d’art à la lettre des œuvres (importance dont j’ai signalé, bien trop sommairement, une autre cause dans la préface, voir plus haut page 100) et aussi cet abus des mots « irrévérent », « insolent », et « des difficultés que nous serions insolents de résoudre, un mystère qu’on ne nous a pas demandé d’éclaircir » (Bible d’Amiens, p. 239), « que l’artiste se méfie de l’esprit de choix, c’est un esprit insolent » (Modern Painters), « l’abside pourrait presque paraître trop grande à un spectateur irrévérent » (Bible d’Amiens), etc., etc., — et l’état d’esprit qu’ils révèlent. Je pensais à cette idolâtrie (je pensais aussi à ce plaisir qu’éprouve Ruskin à balancer ses phrases en un équilibre qui semble imposer à la pensée une ordonnance symétrique plutôt que le recevoir d’elle[16] quand je disais : « Sous quelles formes touchantes et tentatrices le mensonge a pu malgré tout se glisser au sein de sa sincérité intellectuelle, c’est ce que je n’ai pas à chercher. » Mais j’aurais dû, au contraire, le chercher et pécherais précisément par idolâtrie si je continuais à m’abriter derrière cette formule essentiellement ruskinienne[17] de respect. Ce n’est pas que je méconnaisse les vertus du respect, il est la condition même de l’amour. Mais il ne doit jamais, là où l’amour cesse, se substituer à lui pour nous permettre de croire sans examen et d’admirer de confiance. Ruskin aurait d’ailleurs été le premier à nous approuver de ne pas accorder à ses écrits une autorité infaillible, puisqu’il la refusait même aux Écritures Saintes. « Il n’y a pas de forme de langage humain où l’erreur n’ait pu se glisser » (Bible d’Amiens, III, 49). Mais l’attitude de la « révérence » qui croit « insolent d’éclaircir un mystère » lui plaisait. Pour en finir avec l’idolâtrie et être plus certain qu’il ne reste là-dessus entre le lecteur et moi aucun malentendu, je voudrais faire comparaître ici un de nos contemporains les plus justement célèbres (aussi différent d’ailleurs de Ruskin qu’il se peut !) mais qui dans sa conversation, non dans ses livres, laisse paraître ce défaut et, poussé à un tel excès qu’il est plus facile chez lui de le reconnaître et de le montrer, sans avoir plus besoin de tant s’appliquer à le grossir. Il est quand il parle affligé — délicieusement — d’idolâtrie. Ceux qui l’ont une fois entendu trouveront bien grossière une « imitation » où rien ne subsiste de son agrément, mais sauront pourtant de qui je veux parler, qui je prends ici pour exemple, quand je leur dirai qu’il reconnaît avec admiration dans l’étoffe où se drape une tragédienne, le propre tissu qu’on voit sur la Mort dans le Jeune homme et la Mort, de Gustave Moreau, ou dans la toilette d’une de ses amies : « la robe et la coiffure mêmes que portait la princesse de Cadignan le jour où elle vit d’Arthez pour la première fois. » Et en regardant la draperie de la tragédienne ou la robe de la femme du monde, touché par la noblesse de son souvenir, il s’écrie : « C’est bien beau ! » non parce que l’étoffe est belle, mais parce qu’elle est l’étoffe peinte par Moreau ou décrite par Balzac et qu’ainsi elle est à jamais sacrée… aux idolâtres. Dans sa chambre vous verrez, vivants dans un vase ou peints à fresque sur le mur par des artistes de ses amis, des dielytras, parce que c’est la fleur même qu’on voit représentée à la Madeleine de Vézelay. Quant à un objet qui a appartenu à Baudelaire, à Michelet, à Hugo, il l’entoure d’un respect religieux. Je goûte trop profondément et jusqu’à l’ivresse les spirituelles improvisations où le plaisir d’un genre particulier qu’il trouve à ces vénérations conduit et inspire notre idolâtre pour vouloir le chicaner là-dessus le moins du monde.

Mais au plus vif de mon plaisir je me demande si l’incomparable causeur — et l’auditeur qui se laisse faire — ne pèchent pas également par insincérité ; si parce qu’une fleur (la passiflore) porte sur elle les instruments de la passion, il est sacrilège d’en faire présent à une personne d’une autre religion, et si le fait qu’une maison ait été habitée par Balzac (s’il n’y reste d’ailleurs rien qui puisse nous renseigner sur lui) la rend plus belle. Devons-nous vraiment, autrement que pour lui faire un compliment esthétique, préférer une personne parce qu’elle s’appellera Bathilde comme l’héroïne de Lucien Leuwen ?

La toilette de Mme de Cadignan est une ravissante invention de Balzac parce qu’elle donne une idée de l’art de Mme de Cadignan, qu’elle nous fait connaître l’impression que celle-ci veut produire sur d’Arthez et quelques-uns de ses « secrets ». Mais une fois dépouillée de l’esprit qui est en elle, elle n’est plus qu’un signe dépouillé de sa signification, c’est-à-dire rien ; et continuer à l’adorer, jusqu’à s’extasier de la retrouver dans la vie sur un corps de femme, c’est là proprement de l’idolâtrie. C’est le péché intellectuel favori des artistes et auquel il en est bien peu qui n’aient succombé. Felix culpa ! est-on tenté de dire en voyant combien il a été fécond pour eux en inventions charmantes. Mais il faut au moins qu’ils ne succombent pas sans avoir lutté. Il n’est pas dans la nature de forme particulière, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part de beauté, infinie qui a pu s’y incarner : pas même la fleur du pommier, pas même la fleur de l’épine rose. Mon amour pour elles est infini et les souffrances (hay fever) que me cause leur voisinage me permettent de leur donner chaque printemps des preuves de cet amour qui ne sont pas à la portée de tous. Mais même envers elles, envers elles si peu littéraires, se rapportant si peu à une tradition esthétique, qui ne sont pas « la fleur même qu’il y a dans tel tableau du Tintoret », dirait Ruskin, ou dans tel dessin de Léonard, dirait notre contemporain (qui nous a révélé entre tant d’autres choses, dont chacun parle maintenant et que personne n’avait regardées avant lui — les dessins de l’Académie des Beaux-Arts de Venise) je me garderai toujours d’un culte exclusif qui s’attacherait en elles à autre chose qu’à la joie qu’elle nous donnent, un culte au nom de qui, par un retour égoïste sur nous-mêmes, nous en ferions « nos » fleurs, et prendrions soin de les honorer en ornant notre chambre des œuvres d’art où elles sont figurées. Non, je ne trouverai pas un tableau plus beau parce que l’artiste aura peint au premier plan une aubépine, bien que je ne connaisse rien de plus beau que l’aubépine, car je veux rester sincère et que je sais que la beauté d’un tableau ne dépend pas des choses qui y sont représentées. Je ne collectionnerai pas les images de l’aubépine. Je ne vénère pas l’aubépine, je vais la voir et la respirer. Je me suis permis cette courte incursion — qui n’a rien d’une offensive — sur le terrain de la littérature contemporaine, parce qu’il me semblait que les traits d’idolâtrie en germe chez Ruskin apparaîtraient clairement au lecteur ici où ils sont grossis et d’autant plus qu’ils y sont aussi différenciés. Je prie en tout cas notre contemporain, s’il s’est reconnu dans ce crayon bien maladroit, de penser qu’il a été fait sans malice, et qu’il m’a fallu, je l’ai dit, arriver aux dernières limites de la sincérité avec moi-même, pour faire à Ruskin ce grief et pour trouver dans mon admiration absolue pour lui cette partie fragile. Or, non seulement « un partage avec Ruskin n’a rien du tout qui déshonore », mais encore je ne pourrai jamais trouver d’éloge plus grand à faire à ce contemporain que de lui avoir adressé le même reproche qu’à Ruskin. Et si j’ai eu la discrétion de ne pas le nommer, je le regrette presque. Car, lorsqu’on est admis auprès de Ruskin, fût-ce dans l’attitude du donateur ; et pour soutenir seulement son livre et aider à y lire de plus près, on n’est pas à la peine, mais à l’honneur.

Je reviens à Ruskin. Cette idolâtrie et ce qu’elle mêle parfois d’un peu factice aux plaisirs littéraires les plus vifs qu’il nous donne, il me faut descendre jusqu’au fond de moi-même pour en saisir la trace, pour en étudier le caractère, tant je suis aujourd’hui « habitué » à Ruskin. Mais elle a dû me choquer souvent quand j’ai commencé à aimer ses livres, avant de fermer peu à peu les yeux sur leurs défauts, comme il arrive dans tout amour. Les amours pour les créatures vivantes ont quelquefois une origine vile qu’ils épurent ensuite. Un homme fait la connaissance d’une femme parce qu’elle peut l’aider à atteindre un but étranger à elle-même. Puis une fois qu’il la connaît il l’aime pour elle-même, et lui sacrifie sans hésiter ce but qu’elle devait seulement l’aider à atteindre. À mon amour pour les livres de Ruskin se mêla ainsi à l’origine quelque chose d’intéressé, la joie du bénéfice intellectuel que j’allais en retirer. Il est certain qu’aux premières pages que je lus, sentant leur puissance et leur charme, je m’efforçai de n’y pas résister, de ne pas trop discuter avec moi-même, parce que je sentais que si un jour le charme de la pensée de Ruskin se répandait pour moi sur tout ce qu’il avait touché, en un mot si je m’éprenais tout à fait de sa pensée, l’univers s’enrichirait de tout ce que j’ignorais jusque-là, des cathédrales gothiques, et de combien de tableaux d’Angleterre et d’Italie qui n’avaient pas encore éveillé en moi ce désir sans lequel il n’y a jamais de véritable connaissance. Car la pensée de Ruskin n’est pas comme la pensée d’un Emerson par exemple qui est contenue tout entière dans un livre, c’est-à-dire un quelque chose d’abstrait, un pur signe d’elle-même. L’objet auquel s’applique une pensée comme celle de Ruskin et dont elle est inséparable n’est pas immatériel, il est répandu çà et là sur la surface de la terre. Il faut aller le chercher là où il se trouve, à Pise, à Florence, à Venise, à la National Gallery, à Rouen, à Amiens, dans les montagnes de la Suisse. Une telle pensée qui a un autre objet qu’elle-même, qui s’est réalisée dans l’espace, qui n’est plus la pensée infinie et libre, mais limitée et assujettie, qui s’est incarnée en des corps de marbre sculpté, de montagnes neigeuses, en des visages peints, est peut-être moins divine qu’une pensée pure. Mais elle nous embellit davantage l’univers, ou du moins certaines parties individuelles, certaines parties nommées, de l’univers, parce qu’elle y a touché, et qu’elle nous y a initiés en nous obligeant, si nous voulons les comprendre, à les aimer.

Et ce fut ainsi, en effet ; l’univers reprit tout d’un coup à mes yeux un prix infini. Et mon admiration pour Ruskin donnait une telle importance aux choses qu’il m’avait fait aimer, qu’elles me semblaient chargées d’une valeur plus grande même que celle de la vie. Ce fut à la lettre et dans une circonstance où je croyais mes jours comptés ; je partis pour Venise afin d’avoir pu avant de mourir, approcher, toucher, voir incarnées, en des palais défaillants mais encore debout et roses, les idées de Ruskin sur l’architecture domestique au moyen âge. Quelle importance, quelle réalité peut avoir aux yeux de quelqu’un qui bientôt doit quitter la terre, une ville aussi spéciale, aussi localisée dans le temps, aussi particularisée dans l’espace que Venise et comment les théories d’architecture domestique que j’y pouvais étudier et vérifier sur des exemples vivants pouvaient-elles être de ces « vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la font presque aimer[18] » ? C’est le pouvoir du génie de nous faire aimer une beauté, que nous sentons plus réelle que nous, dans ces choses qui aux yeux des autres sont aussi particulières et aussi périssables que nous-mêmes.

Le « Je dirai qu’ils sont beaux quand tes yeux l’auront dit » du poète, n’est pas très vrai, s’il s’agit des yeux d’une femme aimée. En un certain sens, et quelles que puissent être, même sur ce terrain de la poésie, les magnifiques revanches qu’il nous prépare, l’amour nous dépoétise la nature. Pour l’amoureux, la terre n’est plus que « le tapis des beaux pieds d’enfant » de sa maîtresse, la nature n’est plus que « son temple ». L’amour qui nous fait découvrir tant de vérités psychologiques profondes, nous ferme au contraire au sentiment poétique de la nature[19], parce qu’il nous met dans des dispositions égoïstes (l’amour est au degré le plus élevé dans l’échelle des égoïsmes, mais il est égoïste encore) où le sentiment poétique se produit difficilement. L’admiration pour une pensée au contraire fait surgir à chaque pas la beauté parce qu’à chaque moment elle en éveille le désir. Les personnes médiocres croient généralement que se laisser guider ainsi par les livres qu’on admire, enlève à notre faculté de juger une partie de son indépendance. « Que peut vous importer ce que sent Ruskin : sentez par vous-même. » Une telle opinion repose sur une erreur psychologique dont feront justice tous ceux qui, ayant accepté ainsi une discipline spirituelle, sentent que leur puissance de comprendre et de sentir en est infiniment accrue, et leur sens critique jamais paralysé. Nous sommes simplement alors dans un état de grâce où toutes nos facultés, notre sens critique aussi bien que les autres, sont accrues. Aussi cette servitude volontaire est-elle le commencement de la liberté. Il n’y a pas de meilleure manière d’arriver à prendre conscience de ce qu’on sent soi-même que d’essayer de recréer en soi ce qu’a senti un maître. Dans cet effort profond c’est notre pensée elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour. Nous sommes libres dans la vie, mais en ayant des buts : il y a longtemps qu’on a percé à jour le sophisme de la liberté d’indifférence. C’est à un sophisme tout aussi naïf qu’obéissent sans le savoir les écrivains qui font à tout moment le vide dans leur esprit, croyant le débarrasser de toute influence extérieure, pour être bien sûrs de rester personnels. En réalité les seuls cas où nous disposons vraiment de toute notre puissance d’esprit sont ceux où nous ne croyons pas faire œuvre d’indépendance, où nous ne choisissons pas arbitrairement le but de notre effort. Le sujet du romancier, la vision du poète, la vérité du philosophe s’imposent à eux d’une façon presque nécessaire, extérieure pour ainsi dire à leur pensée. Et c’est en soumettant son esprit à rendre cette vision, à approcher de cette vérité que l’artiste devient vraiment lui-même.

Mais en parlant de cette passion, un peu factice au début, si profonde ensuite que j’eus pour la pensée de Ruskin, je parle à l’aide de la mémoire et d’une mémoire qui ne se rappelle que les faits, « mais du passé profond ne peut rien ressaisir ». C’est seulement quand certaines périodes de notre vie sont closes à jamais, quand, même dans les heures où la puissance et la liberté nous semblent données, il nous est défendu d’en rouvrir furtivement les portes, c’est quand nous sommes incapables de nous remettre même pour un instant dans l’état où nous fûmes pendant si longtemps, c’est alors seulement que nous nous refusons à ce que de telles choses soient entièrement abolies. Nous ne pouvons plus les chanter, pour avoir méconnu le sage avertissement de Gœthe, qu’il n’y a de poésie que des choses que l’on sent encore. Mais ne pouvant réveiller les flammes du passé, nous voulons du moins recueillir sa cendre. À défaut d’une résurrection dont nous n’avons plus le pouvoir, avec la mémoire glacée que nous avons gardée de ces choses, — la mémoire des faits qui nous dit : « tu étais tel » sans nous permettre de le redevenir, qui nous affirme la réalité d’un paradis perdu au lieu de nous le rendre dans le souvenir, — nous voulons du moins le décrire et en constituer la science. C’est quand Ruskin est bien loin de nous que nous traduisons ses livres et tâchons de fixer dans une image ressemblante les traits de sa pensée. Aussi ne connaîtrez-vous pas les accents de notre foi ou de notre amour, et c’est notre piété seule que vous apercevrez çà et là, froide et furtive, occupée, comme la Vierge Thébaine, à restaurer un tombeau.


  1. Titre d’un tableau de Gustave Moreau qui se trouve au musée Moreau.
  2. À Sheffield.
  3. Entre les écrivains qui ont parlé de Ruskin, Milsand a été un des premiers, dans l’ordre du temps, et par la force de la pensée. Il a été une sorte de précurseur, de prophète inspiré et incomplet et n’a pas assez vécu pour voir se développer l’œuvre qu’il avait en somme annoncée.
  4. Dans The Stones of Venice et il y revient dans Val d’Arno, dans la Bible d’Amiens, etc., Ruskin considère les pierres brutes comme étant déjà une œuvre d’art que l’architecte ne doit pas mutiler : « En elles est déjà écrite une histoire et dans leurs veines et leurs zones, et leurs lignes brisées, leurs couleurs écrivent les légendes diverses toujours exactes des anciens régimes politiques du royaume des montagnes auxquelles ces marbres ont appartenu, de ses infirmités et de ses énergies, de ses convulsions et de ses consolidations depuis le commencement des temps.
  5. Le Ruskin de M.  de la Sizeranne. Ruskin a été considéré jusqu’à ce jour, et à juste titre, comme le domaine propre de M. de la Sizeranne, si j’essaye parfois de m’aventurer sur ses terres, ce ne sera certes pas pour méconnaître ou pour usurper son droit qui n’est pas que celui du premier occupant. Au moment d’entrer dans ce sujet que le monument magnifique qu’il a élevé à Ruskin domine de toute part je lui devais ainsi rendre hommage et payer tribut.
  6. Pour être plus exact, il est question une fois de Saint-Urbain dans les Sept Lampes, et d’Amiens une fois aussi (mais seulement dans la préface de la 2e édition), alors qu’il y est question d’Abbeville, d’Avranches, de Bayeux, de Beauvais, de Bourges, de Caen, de Caudebec, de Chartres, de Coutances, de Falaise, de Lisieux, de Paris, de Reims, de Rouen, de Saint-Lô, pour ne parler que de la France.
  7. Dans Saint-Marks Rest, il va jusqu’à dire qu’il n’y a qu’un art grec, depuis la bataille de Marathon jusqu’au doge Selvo (Cf. les pages de la Bible d’Amiens, où il fait descendre de Dédale, « le premier sculpteur qui ait donné une représentation pathétique de la vie humaine », les architectes qui creusèrent l’ancien labyrinthe d’Amiens) ; et aux mosaïques du baptistère de Saint-Marc il reconnaît dans un séraphin une harpie, dans une Hérodiade une canéphore, dans une coupole d’or un vase grec, etc.
  8. De même dans Val d’Arno, le lion de saint Marc descend en droite ligne du lion de Némée, et l’aigrette qui le couronne est celle qu’on voit sur la tête de l’Hercule de Camarina (Val d’Arno, I, § 16, p. 13) avec cette différence indiquée ailleurs dans le même ouvrage (Val d’Arno, VIII, § 203, p. 169) « qu’Héraklès assomme la bête et se fait un casque et un vêtement de sa peau, tandis que le grec saint Marc convertit la bête et en fait un évangéliste ».
    Ce n’est pas pour trouver une autre descendance sacrée au lion de Némée que nous avons cité ce passage, mais pour insister sur toute la pensée de la fin de ce chapitre de la Bible d’Amiens, « qu’il y a un art sacré classique ». Ruskin ne voulait pas (Val d’Arno) qu’on opposât grec à chrétien, mais à gothique (p. 161), « car saint Marc est grec comme Héraklès ». Nous touchons ici à une des idées les plus importantes de Ruskin, ou plus exactement à un des sentiments les plus originaux qu’il ait apportés à la contemplation et à l’étude des œuvres d’art grecques et chrétiennes, et il est nécessaire, pour le faire bien comprendre, de citer un passage de Saint Marks Rest, qui, à notre avis, est un de ceux de toute l’œuvre de Ruskin où ressort le plus nettement, où se voit le mieux à l’œuvre cette disposition particulière de l’esprit qui lui faisait ne pas tenir compte de l’avènement du christianisme, reconnaître déjà une beauté chrétienne dans des œuvres païennes, suivre la persistance d’un idéal hellénique dans des œuvres du moyen âge. Que cette disposition d’esprit, à notre avis tout esthétique au moins logiquement en son essence sinon chronologiquement en son origine, se soit systématisée dans l’esprit de Ruskin et qu’il l’ait étendue à la critique historique et religieuse, c’est bien certain. Mais même quand Ruskin compare la royauté grecque et la royauté franque (Val d’Arno, chap. Franchise), quand il déclare dans la Bible d’Amiens que « le christianisme n’a pas apporté un grand changement dans l’idéal de la vertu et du bonheur humains », quand il parle comme nous l’avons vu à la page précédente de la religion d’Horace, il ne fait que tirer des conclusions théoriques du plaisir esthétique qu’il avait éprouvé à retrouver dans une Hérodiade une canéphore, dans un séraphin une harpie, dans une coupole byzantine un vase grec. Voici le passage de Saint Marks Rest : « Et ceci est vrai non pas seulement de l’art byzantin, mais de tout art grec. Laissons aujourd’hui de côté le mot de byzantin. Il n’y a qu’un art grec, de l’époque d’Homère à celle du doge Selvo » (nous pourrions dire de Theoguis à la comtesse Mathieu de Noailles), « et ces mosaïques de Saint-Marc ont été exécutées dans la puissance même de Dédale avec l’instinct constructif grec, aussi certainement que fut jamais coffre de Cypselus ou flèche d’Érechtée ».
    Puis Ruskin entre dans le baptistère de Saint-Marc et dit : « Au-dessus de la porte est le festin d’Hérode. La fille d’Hérodias danse avec la tête de saint Jean-Baptiste dans un panier sur sa tête ; c’est simplement, transportée ici, une jeune fille grecque quelconque d’un vase grec, portant une cruche d’eau sur sa tête… Passons maintenant dans la chapelle sous le sombre dôme. Bien sombre pour mes vieux yeux, à peine déchiffrable pour les vôtres, s’ils sont jeunes et brillants, cela doit être bien beau, car c’est l’origine de tous les fonds à dômes d’or de Bellini, de Cima et de Carpaccio ; lui-même est un vase grec, mais avec de nouveaux Dieux. Le Chérubin à dix ailes qui est dans le retrait derrière l’autel porte écrit sur sa poitrine : « Plénitude de la Sagesse ». Il symbolise la largeur de l’Esprit, mais il n’est qu’une Harpie grecque et sur ses membres bien peu de chair dissimule à peine les griffes d’oiseaux qu’ils étaient. Au-dessus s’élève le Christ porté dans un tourbillon d’anges et de même que les dômes de Bellini et de Carpaccio ne sont que l’amplification du dôme où vous voyez cette Harpie, de même le Paradis de Tintoret n’est que la réalisation finale de la pensée contenue dans cette étroite coupole.
    Ces mosaïques ne sont pas antérieures au xiiie siècle. Et pourtant elles sont encore absolument grecques dans tous les modes de la pensée et dans toutes les formes de la tradition. Les fontaines de feu et d’eau ont purement la forme de la Chimère et de la Sirène, et la jeune fille dansant, quoique princesse du xiiie siècle à manches d’hermine, est encore le fantôme de quelque douce jeune fille portant l’eau d’une fontaine d’Arcadie. Cf. quand Ruskin dit : « Je suis seul, à ce que je crois, à penser encore avec Hérodote. » Toute personne ayant l’esprit assez fin pour être frappée des traits caractéristiques de la physionomie d’un écrivain, et ne s’en tenant pas au sujet de Ruskin à tout ce qu’on a pu lui dire, que c’était un prophète, un voyant, un protestant et autres choses qui n’ont pas grand sens, sentira que de tels traits, bien que certainement secondaires, sont cependant très « ruskiniens ». Ruskin vit dans une espèce de société fraternelle avec tous les grands esprits de tous les temps, et comme il ne s’intéresse à eux que dans la mesure où ils peuvent répondre à des questions éternelles, il n’y a pas pour lui d’anciens et de modernes et il peut parler d’Hérodote comme il ferait d’un contemporain. Comme les anciens n’ont de prix pour lui que dans la mesure où ils sont « actuels », peuvent servir d’illustration à nos méditations quotidiennes, il ne les traite pas du tout en anciens. Mais aussi toutes leurs paroles ne subissant pas le déchet du recul n’étant plus considérées comme relatives à une époque, ont une plus grande importance pour lui, gardent en quelque sorte la valeur scientifique qu’elles purent avoir, mais que le temps leur avait fait perdre. De la façon dont Horace parle à la Fontaine de Bandusie, Ruskin déduit qu’il était pieux, « à la façon de Milton ». Et déjà à onze ans, apprenant les odes d’Anacréon pour son plaisir, il y apprit « avec certitude, ce qui me fut très utile dans mes études ultérieures sur l’art grec, que les Grecs aimaient les colombes, les hirondelles, et les roses tout aussi tendrement que moi » (Præterita, § 81). Évidemment pour un Emerson la « culture » a la même valeur. Mais sans même nous arrêter aux différences qui sont profondes, notons d’abord, pour bien insister sur les traits particuliers de la physionomie de Ruskin, que la science et l’art n’étant pas distincts à ses yeux (Voir l’Introduction, p. 51-57), il parle des anciens comme savants avec la même révérence que des anciens comme artistes. Il invoque le CIVe psaume quand il s’agira de découvertes d’histoire naturelle, se range à l’avis d’Hérodote (et l’opposerait volontiers à l’opinion d’un savant contemporain) dans une question d’histoire religieuse, admire une peinture de Carpaccio comme une contribution importante à l’histoire descriptive des perroquets (St-Marks Rest : The Shrine of the Slaves). Évidemment nous rejoindrions vite ici l’idée de l’art sacré classique (Voir plus loin les notes des pages 244, 245, 246 et des pages 338 et 339) « il n’y a qu’un art grec, etc., saint Jérôme et Hercule », etc., chacune de ces idées conduisant aux autres. Mais en ce moment nous n’avons encore qu’un Ruskin aimant tendrement sa bibliothèque, ne faisant pas de différence entre la science et l’art, par conséquent pensant qu’une théorie scientifique peut rester vraie comme une œuvre d’art peut demeurer belle (cette idée n’est jamais explicitement exprimée par lui, mais elle gouverne secrètement et seule a pu rendre possible toutes les autres) et demandant à une ode antique ou à un bas-relief du moyen âge un renseignement d’histoire naturelle ou de philosophie critique, persuadé que tous les hommes sages de tous les temps et de tous les pays sont plus utiles à consulter que les fous, fussent-ils d’aujourd’hui. Naturellement cette inclination est réprimée par un sens critique si juste que nous pouvons entièrement nous fier à lui, et il l’exagère seulement pour le plaisir de faire de petites plaisanteries sur « l’entomologie du xiiie siècle », etc., etc.
  9. Præterita, I, ch. II.
  10. Quelle intéressante collection on ferait avec les paysages de France vus par des yeux anglais : les rivières de France de Turner ; le Versailles, de Bonnington ; l’Auxerre ou le Valenciennes, le Vézelay ou l’Amiens, de Walter Pater ; le Fontainebleau, de Stevenson et tant d’autres !
  11. The Seven Lamps of the Architecture.
  12. Cette phrase de Ruskin s’applique, d’ailleurs, mieux à l’idolâtrie telle que je l’entends, si on la prend ainsi isolément, que là où elle est placée dans Lectures on Art. J’ai, du reste, donné plus loin, dans une note, le début du développement.
  13. Comment M. Barrès, élisant, dans un chapitre admirable de son dernier livre, un sénat idéal de Venise, a-t-il omis Ruskin ? N’était-il pas plus digne d’y siéger que Léopold Robert ou Théophile Gautier et n’aurait-il pas été là bien à sa place, entre Byron et Barrès, entre Gœthe et Chateaubriand ?
  14. Stones of Venice, I, IV, § 71. — Ce verset est tiré de l’Ecclésiastique, XII, 9.
  15. Chapitre III, § 27.
  16. Je n’ai pas le temps de m’expliquer aujourd’hui sur ce défaut, mais il me semble qu’à travers ma traduction, si terne qu’elle soit, le lecteur pourra percevoir comme à travers le verre grossier mais brusquement illuminé d’un aquarium, le rapt rapide mais visible que la phrase fait de la pensée, et la déperdition immédiate que la pensée en subit.
  17. Au cours de la Bible d’Amiens, le lecteur rencontrera souvent des formules analogues.
  18. Renan.
  19. Il me restait quelque inquiétude sur la parfaite justesse de cette idée, mais qui me fut bien vite ôtée par le seul mode de vérification qui existe pour nos idées, je veux dire la rencontre fortuite avec un grand esprit. Presque au moment, en effet, où je venais d’écrire ces lignes, paraissaient dans la Revue des Deux Mondes les vers de la comtesse de Noailles que je donne ci-dessous. On verra que, sans le savoir, j’avais, pour parler comme M. Barrès à Combourg, « mis mes pas dans les pas du génie » :

    Enfants, regardez bien toutes les plaines rondes ;
    La capucine avec ses abeilles autour ;
    Regardez bien l’étang, les champs, avant l’amour ;
    Car, après, l’on ne voit plus jamais rien du monde.
    Après l’on ne voit plus que son cœur devant soi,
    On ne voit plus qu’un peu de flamme sur la route
    On n’entend rien, on ne sait rien, et l’on écoute
    Les pieds du triste amour qui court ou qui s’assoit.