En lisant Nietzsche/8

Société française d’imprimerie et de librairie (p. 153-199).


VIII

LA THÉORIE


Arrivé à ce point, Nietzsche se recueille et se ramasse en quelque sorte lui-même. Tout ce à quoi les hommes croient généralement, il l’a nié et repoussé comme mauvais : la raison, la religion, la science et la morale. Serait-il ou un nihiliste ou un sceptique ? Il a dû se le demander et aussitôt se répondre qu’il n’était certainement ni l’un ni l’autre. Nihiliste ! Aussi peu que possible ! Il accepte tout, il consent à tout, il adhère à tout, il embrasse tout avec ardeur, avec joie et avec enthousiasme. Loin, bien loin, bien au delà des querelles du pessimisme et de l’optimisme qu’il méprise ; bien au delà de l’optimisme et du pessimisme qu’il trouve étroits l’un et l’autre ; dans un optimisme — si l’on veut se servir de ce terme faute d’un autre — ou dans un affirmatisme, si l’on accepte le mot, qui embrasse l’optimisme et le pessimisme, il accepte vaillamment le monde avec ses beautés et avec ses laideurs, avec ses bonheurs et avec ses souffrances, avec ses joies et avec ses rigueurs, avec ses sourires et avec ses atrocités, comme quelque chose qu’il faut aimer avec ivresse, avec un beau délire dionysiaque et dont il faut souhaiter le développement, l’agrandissement, l’embellissement indéfini, et qu’il faut vouloir tout entier toujours vivant, toujours vivace, toujours vivant d’une vie plus intense, toujours rajeunissant.

Ce qui lui déplaît, quelquefois, c’est que ce monde semble vieillir et que certaines idées dont il s’est féru, et que certains sentiments dont il s’est engoué, le rendent sénile et risquent de le rendre décrépit. Il n’y a rien du nihiliste dans ces dispositions d’esprit.

Serait-il sceptique ? Peut-être ne l’est-on pas par ce seul fait qu’on ne croit point à ce que croient la plupart des hommes. Nietzsche sent bien qu’il croit à quelque chose et qu’il y a une foi profonde. Il croit aux Grecs d’avant Socrate. C’est quelque chose. C’est croire à la beauté et à la noblesse de la race humaine. C’est croire que l’homme peut réaliser un idéal de liberté, de force libre, de beauté, de grâce, de noblesse et d’eurythmie. C’est croire que l’homme est un animal exceptionnel, non pas raisonnable, comme quelques-uns l’estiment, non pas mystique, comme c’est l’avis de quelques-uns, non pas moral, comme c’est une opinion répandue, non pas anti-naturel, comme quelques-uns s’obstinent à le prétendre ; mais fort et beau, et fait pour créer de la force et de la beauté, et de la beauté sous quoi l’on sente toujours une manifestation de la force, et de la force toujours soumise aux lois mystérieuses, mais senties par lui, de la beauté éternelle. Voilà la foi de Nietzsche. Il n’est pas sceptique. Il ne l’est — car ce sont les deux manières essentielles de l’être — ni par ne pas croire, ni par ne pas vouloir ; ni par ne croire à rien, ni par s’abandonner, se relâcher, laisser tomber ses bras et s’abstenir. Eh bien, cette foi, il veut la répandre, et l’objet de cette loi, il veut le réaliser.

Il veut, et c’est tout dire en un mot, créer une humanité affranchie, et rendue à sa vraie nature ; une humanité affranchie de la morale, de la religion, de la superstition à la science et de la superstition à la raison ; rendue aux instincts forts et aux passions fortes qui ont fait la grandeur et la beauté de l’humanité en sa jeunesse verte et fleurissante. L’éloge des passions, c’est tout Nietzsche affirmatif. Les passions sont bonnes. Quelle est leur racine commune ? L’égoïsme. L’égoïsme est bon.

D’abord il est indéracinable et inévitable, et c’est une folie que de le vouloir extirper ou de vouloir s’en affranchir ; mais, de plus, il est une chose excellente, il est une chose sainte. — On vous dit : aimez votre prochain. Quand on analyse cette pensée, on voit qu’elle est fausse jusqu’à en être puérile, et l’on voit qu’elle est une faiblesse. Cet amour de votre prochain, ce n’est « qu’un mauvais amour de vous-même », car « vous entrez chez votre prochain pour fuir devant vous-même et de cela vous voudriez faire une vertu ; mais je pénètre votre désintéressement ». Ce que vous cherchez chez le prochain, c’est quelqu’un qui vous supporte, parce que vous ne savez pas vous supporter vous-même, et quelqu’un qui vous aime, parce que vous ne savez pas vous aimer assez et comme il faut. « Je voudrais que toute espèce de prochains et les voisins de ces prochains vous devinssent insupportables ; car alors il faudrait que vous fissiez de vous-même un ami et un ami au cœur fort et débordant. » Mais vous allez chez les autres pour dire du bien de vous, les amener à en dire et, de ce que vous les entendez en dire, en penser davantage. Vous allez chez les autres pour vous oublier ou pour vous chercher, et les deux ensemble, à savoir pour oublier celui que vous êtes et pour chercher celui que vous affectez d’être. Vous allez chez les autres pour cultiver ce qu’il y a de plus mauvais dans votre égoïsme et délaisser ce qu’il y aurait d’excellent et de fécond s’il était cultivé. Non, je ne vous conseille pas l’amour du prochain. Je vous conseille bien plutôt l’amour du lointain. « Plus haut que l’amour du prochain se trouve l’amour du lointain et de ce qui est à venir ; plus haut que l’amour de l’homme je place l’amour des choses et des fantômes. Ce fantôme qui court devant toi (l’avenir), ce fantôme, mon frère, est plus beau que toi. Pourquoi ne lui prêtes-tu pas ta chair et tes os ? Mais tu as peur, et tu t’enfuis chez ton prochain… Mes frères, je ne vous conseille pas l’amour du prochain, je vous conseille l’amour du plus lointain. — Ainsi parlait Zarathoustra. »

On ne saurait croire, quelque soin que La Rochefoucauld ait pris de nous prémunir contre ces erreurs, combien de choses on trouve désintéressées qui sont du pur égoïsme, combien de choses on inscrit dans la colonne de l’altruisme qui sont de a l’amour-propre » tout pur, seulement de l’amour-propre qui se déguise, et qui, en se déguisant, se pervertit, et qui serait bien meilleur, et qui serait bon, et qui serait excellent, et qui serait capable des meilleurs effets s’il ne se déguisait point, s’il ne se pervertissait pas et ne se décomposait pas en trompant les autres et en se trompant sur lui-même. Notre amour du prochain, qu’est-ce autre chose qu’un désir impérieux de possession, de nouvelle propriété ? Notre amour de la science, qu’est-ce autre chose qu’un désir de nouveauté ? « Nous nous fatiguons peu à peu de ce qui est vieux, de ce que nous possédons avec certitude et nous nous mettons à étendre de nouveau les mains. » C’est ainsi que le plus beau paysage où nous vivons depuis trois mois ne nous inspire plus que le désir d’en voir un autre. L’homme est le « Don Juan de la connaissance ». Renan, qui, plus que tout homme au monde, fut le Don Juan de la connaissance, se plaignait de son inquiétude d’esprit qui, après qu’il avait trouvé la vérité, la lui faisait chercher encore.

Qu’est-ce que la pitié ? C’est un désir de possession. Lorsque nous voyons quelqu’un souffrir, nous saisissons volontiers cette occasion qui nous est offerte de nous emparer de quelqu’un, de le faire nôtre. Cet homme charitable appelle amour « le désir de possession nouvelle éveillé en lui et il prend son plaisir comme devant une nouvelle conquête qui lui fait signe ». Voilà ce qu’il y a au fond de cette religion de la pitié dont on nous bat les oreilles et à laquelle on voudrait nous convertir, bien en vain ; car « nous connaissons trop les petits jeunes gens et les petites femmes hystériques qui aujourd’hui ont besoin de s’en faire un voile et une parure ».

Mais c’est encore l’amour des sexes qui se révèle le plus clairement comme manifestation du désir ardent de propriété, c’est-à-dire comme égoïsme intense[1]. « Celui qui aime veut posséder à lui tout seul ce qu’il désire : il veut avoir un pouvoir absolu tant sur son âme que sur son corps ; il veut être aimé uniquement et habiter l’autre âme, y dominer, comme ce qu’il y a de plus élevé et de plus admirable. Si l’on considère que cela ne signifie pas autre chose que d’exclure le monde entier d’un bien précieux, d’un bonheur et d’une jouissance ; si l’on considère que celui qui aime vise à l’appauvrissement et à la privation de tous les autres compétiteurs, qu’il vise à devenir le dragon de son trésor, comme le plus indiscret et le plus égoïste des conquérants et des exploiteurs ; si l’on considère enfin que, pour celui qui aime, tout le reste du monde paraît indifférent, pâle, sans valeur et qu’il est prêt à tout abandonner pour son amour, à troubler toute espèce d’ordre, à mettre à l’arrière-plan tous les intérêts ; on s’étonnera que cette sauvage avidité, cette iniquité de l’amour sexuel ait été glorifiée et divinisée à un tel point et à toutes les époques ; oui, que, de cet « amour » on ait fait sortir l’idée d’amour en opposition à l’égoïsme, tandis qu’il est peut-être l’expression la plus naturelle de l’égoïsme. » — Le véritable amour ne connaîtrait pas la jalousie. C’en serait le signe ; et s’il existe c’en est la marque, et il n’y en a pas d’autre. Mais les amants savent si bien que l’amour sans jalousie n’existe pas ou n’existe guère que précisément de la jalousie ils font le signe et la marque de l’amour et qu’ils disent toujours : « Tu n’es pas jaloux, tu ne m’aimes pas » ; alors qu’il faudrait dire en bonne psychologie : « Tu n’es pas jaloux, tu ne t’aimes pas. » Mais ils savent bien, bons psychologues à leur manière, c’est-à-dire pratiques, que qui n’est pas jaloux est rarement celui qui fait « abstraction de soi, tant il adore, mais presque toujours celui qui, ayant possédé, devient indifférent à sa possession et curieux d’une possession nouvelle » ; et en pratique ils ont bien raison. La jalousie indique que l’on veut posséder et posséder seul, et si elle est marque d’amour, elle démontre que l’amour n’est qu’instinct de propriété. — Que cet instinct de propriété ait été appelé amour au lieu d’être appelé égoïsme, avarice, avidité (avaritia), c’est assez curieux ; mais « ce fut apparemment ceux qui ne possédaient pas et qui désiraient posséder qui ont établi cet usage courant dans la langue. — Ils ont toujours été les plus nombreux. — Ceux qui, au contraire, sur ce domaine ont été favorisés par beaucoup de possession et de satiété ont bien laissé échapper de temps en temps une invective contre « le démon furieux », comme disait cet Athénien, Sophocle, le plus aimable et le plus aimé de tous ; mais Éros se mettait toujours à rire de pareils calomniateurs, justement ses plus grands favoris. »

On pourrait poursuivre ainsi la revue de toutes les passions, de toutes les inclinations et de toutes les vertus, qui sont, de l’aveu unanime, le cortège, la cour, la maison, la famille, les enfants de l’altruisme et qui ne sont au fond, qui ne sont en réalité que déguisements ou peut-être, et c’est ce qu’on en peut dire de plus favorable, des transformations de l’égoïsme. À quoi bon, puisque La Rochefoucauld l’a fait ?

Seulement, voici le point. La Rochefoucauld a fait son analyse des substitutions de l’égoïsme pour les flétrir en les ramenant à l’égoïsme, l’égoïsme étant pour lui chose condamnable et haïssable et à proscrire. Ce n’est pas cela. La vérité est que l’égoïsme est détestable en ses substitutions, déguisements et, si l’on veut, transformations ; mais très bon en lui-même, excellent en soi. Ce qu’il faut c’est combattre tous les déguisements de l’égoïsme, les faire rougir d’eux, les montrer sots, ridicules, odieux, funestes ; et puis, après en avoir ainsi détourné les hommes, ramener les hommes à l’égoïsme tout pur, lequel est bon, et habituer les hommes à rougir de tous les déguisements de l’égoïsme et à ne point rougir de l’égoïsme lui-même. En d’autres termes, l’égoïsme, pour se faire accepter, s’est mis par le monde à jouer toutes sortes de rôles, que du reste il joue mal, et à travers lesquels le critique dramatique le reconnaît pleinement ; il faut lui persuader qu’il est plus beau en son naturel, qu’il est plus respectable en son naturel, qu’il est plus fécond en son naturel et qu’il est plus utile en son naturel ; que l’humanité a besoin de lui, mais de lui à l’état pur, non pas sous les travestissements qu’il recherche et dans les mélanges qu’il opère de lui avec autre chose et dans les combinaisons bizarres et malsaines où il se plaît à entrer.

Voyez-les, ces combinaisons. On les appelle vertus, le plus souvent. Qu’est-ce que la modération ? Une prudence qui n’est pas autre chose que de la lâcheté, c’est-à-dire l’égoïsme le plus bas, mêlée peut-être d’un peu de souci de ne pas heurter, froisser, gêner ses semblables. D’abord, ce n’est pas beau, et il n’y a pas de quoi se vanter ; ensuite, c’est la modération qui met l’humanité dans un état de platitude générale, de médiocrité universelle, d’indolence unanime, de prostration devant de petits tyrans aussi modérés, presque aussi médiocres et aussi plats qu’elle-même. Qu’on ait fait de la modération une vertu, cela indique une déchéance et comme une déliquescence de la race humaine.

Qu’est-ce que la pitié ? Un attendrissement qui vous saisit en présence des malheurs où vous pouvez tomber vous-mêmes. Hodie tibi, cras mihi. C’est de la prévoyance, de la prévision plutôt, c’est-à-dire de l’égoïsme qui sait voir jusqu’à demain. Il est difficile de voir là une vertu si admirable. Et, de plus, la pitié énerve l’homme, en lui persuadant qu’il a fait son devoir en versant une larme sur le sort de son semblable, qu’il a fait son devoir en donnant quelque chose de son superflu à quelque infortuné. Elle l’énerve en le replongeant dans une douce quiétude aussitôt qu’il a payé ce tribut ridicule à l’humanité. Elle l’énerve en le détournant de toute action grande, forte, civilisatrice, ascendante, qui pourrait faire couler des larmes, troubler la quiétude générale et la vôtre, peut-être coûter un certain nombre de vies humaines. La pitié est l’ennemie née de l’héroïsme. Soyez sûrs qu’elle a été inventée par quelqu’un qui n’était un héros en aucune manière.

« Cette vertu dont Schopenhauer enseignait encore qu’elle est la vertu supérieure et unique, le fondement de toutes les vertus ; cette pitié, j’ai reconnu qu’elle était plus dangereuse que n’importe quel vice. Entraver par principe le choix dans l’espèce, la purification de celle-ci de tous les déchets, c’est ce qui fut appelé jusqu’aujourd’hui vertu par excellence. » — La compassion, pour peu qu’elle crée véritablement de la souffrance — et cela doit être ici notre seul point de vue — est une faiblesse comme tout abandon à une vertu préjudiciable. Elle augmente la souffrance dans le monde. Si, ça et là, par suite de la compassion, une souffrance est indirectement amoindrie ou supprimée, il ne faut pas se servir de ces conséquences occasionnelles, tout à fait insignifiantes dans l’ensemble, pour justifier les démarches de la pitié qui porte dommage. « En admettant que ces procédés prédominassent, ne fût-ce que pendant un seul jour, elles pousseraient immédiatement l’humanité à sa perte. Par elle-même, la compassion ne possède pas plus un caractère bienfaisant que tout autre instinct. C’est seulement quand on l’exige et quand on la vante — et cela arrive lorsqu’on ne comprend pas ce qui porte préjudice en elle, mais qu’on y découvre une source de joie — qu’elle revêt une sorte de bonne conscience ; c’est seulement alors qu’on s’abandonne volontiers à elle et qu’on ne craint pas ses conséquences… Si nous nous laissons assombrir par la misère et les souffrances des autres mortels et si nous couvrons de nuages notre propre ciel, qui donc portera les conséquences d’un tel assombrissement ? Certainement les autres mortels, et ce sera un poids à ajouter à leurs propres charges. Nous ne pouvons être pour eux ni secourables ni réconfortants, si nous voulons être les échos de leur misère et aussi si nous voulons sans cesse prêter les oreilles à cette misère — à moins que nous n’apprenions l’art des Olympiens et que nous ne cherchions à nous rasséréner par le malheur des hommes au lieu d’en être malheureux. Mais cela est un peu trop olympien pour nous…[2] ».

On parle beaucoup de nos jours de la solidarité. La solidarité est une vertu particulièrement moderne dont on fait beaucoup d’état dans les discours officiels comme aussi dans les discours populaires. On est infiniment d’accord sur la solidarité. Elle n’est en son fond que le besoin de s’appuyer les uns sur les autres, tant chacun est convaincu de sa propre faiblesse, de sa propre infirmité et de sa propre pusillanimité. C’est quelque chose comme l’égoïsme de la peur, comme un égoïsme lâche. Les moutons qui se serrent les uns contre les autres pratiquent la solidarité de la façon la plus correcte et la plus précise. Seulement rien n’indique qu’ils en soient très fiers et qu’ils en fassent la matière de discours publics. La solidarité est un commerce par association où chacun espère bien plus gagner qu’un autre et où chacun déguise, sous l’affectation de rendre des services, l’ardent désir d’en recevoir. Qu’il y ait là-dedans un atome d’altruisme, après tout il est possible ; mais ce qu’on y voit le plus distinctement, c’est un égoïsme sournois et hypocrite, qui se dissimule, qui s’ingénie, qui se masque, qui s’insinue et qui n’a pas le courage de son opinion, ni peut-être conscience de son opinion. Mon Dieu ! que l’égoïsme est laid quand il se barbouille, lui qui, vraiment, serait si beau s’il se nettoyait de toutes les vertus dont il se farde !

Parlerons-nous de la piété ? Ce n’est plus une vertu très en usage. Mais ce fut la reine des vertus autrefois, et elle est encore comme sur les degrés de son ancien trône. La piété est un égoïsme particulier, à fond d’orgueil. Elle consiste à croire très profondément qu’il y a une puissance supérieure, immense, sublime, infinie, avec laquelle nous avons un commerce intime, à qui nous parlons quand nous voulons, qui nous écoute toutes les fois que nous lui parlons et qui — c’est vraiment notre confiance et nous osons le lui dire — ne peut rien nous refuser, tant nous l’aimons. Ce n’est pas en vain que les hommes ont dans beaucoup de langues attribué la même dénomination à « l’amour » et à l’amour de Dieu. Ces choses ne sont pas très différentes. Comme l’amour est un désir et un appétit de possession, de même l’amour de Dieu est un désir profond, plus ou moins conscient, de posséder Dieu, de conquérir Dieu et de s’assujettir Dieu, de l’avoir sous sa dépendance et à sa disposition et d’obtenir de lui toutes les faveurs dans le temps et dans l’éternité. Et les démarches de ces deux amours, à peu de chose près, sont bien les mêmes. C’est par des déclarations d’amour, aussi éloquentes qu’il les peut faire, que l’homme pieux s’efforce de conquérir son Dieu, et le fond de son raisonnement, aussi burlesque que celui de l’amoureux. est celui-ci : « Il faut bien que vous m’aimiez. Je le mérite, puisque je vous aime. » Le désir constituant un droit, c’est le sophisme des amoureux, des pieux, des collectivistes et de ceux qui sollicitent la croix de la Légion d’honneur. L’homme pieux prie pour obtenir, comme l’amoureux. Primitivement, ces prières ont dû être — et l’on a des exemples indiquant qu’il en a été ainsi — très semblables les unes aux autres.

Singulière aberration de l’orgueil et du désir que la prière. Il faudrait, pour qu’elle eût un sens : 1° « qu’il fût possible de déterminer ou de changer le sentiment de la divinité » ; 2° « que celui qui prie sût bien ce qui lui manque et ce qu’il lui faut. » Chose curieuse, le Christianisme ! Ces deux conditions nécessaires de la prière ont été niées par le Christianisme, qui a inventé le Dieu omniscient et omniprévoyant, le Dieu immobile et qui a affirmé que Dieu seul sait ce qu’il nous faut et que nous l’ignorons ; et cependant le Christianisme a maintenu la prière. Il a maintenu la prière « parallèlement à la foi en une raison omnisciente et omniprévoyante de Dieu, par quoi, en somme, la prière perd sa portée et devient même blasphématoire ». Il a été très rusé en cela. « Il a montré par là l’admirable finesse de serpent dont il disposait. Car un commandement clair : « Tu ne prieras point ! » aurait poussé les chrétiens à l’impiété. Dans l’axiome chrétien ora et labora, l’ora remplace le plaisir. Et que seraient devenus, sans ora, ces malheureux qui se refusaient le labora, les saints ? Mais s’entretenir avec Dieu, lui demander mille choses agréables, s’amuser un peu soi-même en s’apercevant que l’on pouvait encore avoir des désirs, malgré un père si parfait ; c’était là pour des saints une excellente invention. » — Et si cela parait un peu raffiné, disons que dans le Christianisme il reste toujours, comme l’a bien montré Comte, un résidu de paganisme et que la prière, si gênante pour le philosophe chrétien et pour le chrétien qui est philosophe (voir Malebranche) est un des restes, des très nombreux restes que le paganisme a laissés dans son successeur, peut-être avec la sourde intention de l’empoisonner. Ce qu’il y a de certain, c’est que le chrétien prie son Dieu quelquefois comme un chrétien, souvent, plus souvent, le plus souvent, comme un amoureux prie celle qu’il aime.

L’analogie pourrait se poursuivre. Elle doit se poursuivre. De même qu’il n’y a pas d’amour sans jalousie, de même le croyant, le pieux, le fervent, n’admet pas ou admet très difficilement qu’un autre que lui ait part aux faveurs de son Dieu. De là les guerres religieuses, aussi atroces que les querelles que l’amour a suscitées et suscite parmi les hommes. Le croyant est un amoureux jaloux que l’amour et la jalousie rendent féroces. Au fond, il voudrait avoir un Dieu pour lui seul. La religion primitive, c’est le fétichisme, et il en restera toujours. La religion, devenant peu à peu force sociologique et bien social, est devenue chose commune et non plus individuelle ; mais elle a toujours son caractère primitif d’amour jaloux et méfiant, et si ce n’est plus d’homme à homme qu’on se soupçonne et celui-ci qui accuse celui-là de vouloir lui voler son fétiche, c’est de secte à secte qu’on se regarde de mauvais œil, c’est la secte blanche qui accuse la secte noire de vouloir attirer à elle le Dieu de la secte blanche, de vouloir le détourner et le corrompre, et qui, pour cette raison, attaque, égorge et massacre furieusement la secte noire. Les juifs, dont, au point de vue religieux, nous avons hérité tant de choses, sont le plus remarquable exemple de cette jalousie religieuse et de cet amour de Dieu, forme aiguë de l’accaparement. La sainte piété est encore une transformation et non pas la moins notable, ni la moins odieuse, de l’égoïsme.

Dira-t-on qu’il y a bien des vertus qui ne peuvent pas se ramener à l’égoïsme ? Nous renvoyons encore à La Rochefoucauld, et pour faire court, nous prenons un dernier exemple qui est, sans doute, celui qu’on allait triomphalement nous opposer. « Dira-t-on, crierez-vous, que le désintéressement soit de l’égoïsme, que le désintéressement soit de l’intérêt ? » Certainement, on peut le dire, et avec raison. L’homme désintéressé qui poursuit un but sans entrevoir la possibilité d’un avantage personnel, pour sa beauté seule, pour ce qu’il y entrevoit de grand, de haut, de sublime, celui-là a de telles jouissances de renoncement que peut-être faut-il dire qu’il est le plus égoïste des hommes. L’erreur, éternelle, est de croire que l’on peut se débarrasser de son moi, ou s’en détacher. On ne s’en détache jamais ; mais, seulement, à vouloir s’en détacher on s’y enfonce et on s’y ensevelit davantage. Si vous voulez, on s’enfonce pour ainsi dire dans un moi plus profond ; on se détache des superficies du moi, pour se rapprocher des racines du moi et s’y entrelacer intimement et d’une manière inextricable et indissoluble. L’homme désintéressé ! Mais il jouit de son désintéressement d’une façon intense ; mais il prend un intérêt infini à son désintéressement ; mais il n’a pas sacrifié son moi, il l’a mieux placé, et, en le plaçant mieux, il l’a augmenté, comme un capital ; il l’a prodigieusement augmenté. Prêtre ou savant, je suppose, Vincent de Paul ou Pasteur, allons-nous imaginer que ces gens-là ne sont pas heureux ? S’ils sont heureux, ils n’ont pas lâché leur part de bonheur, ils n’ont pas sacrifié, ils n’ont pas renoncé. On ne peut pas dire cela. Appelez-les sublimes égoïstes, s’il vous plaît ainsi ; mais appelez-les égoïstes. Ils le sont profondément. Ils le sont royalement. Ils le sont divinement. De ce qu’ils le sont autrement que les autres et mieux, direz-vous qu’ils ne le sont pas ? Ils le sont plus ! — Non ! Mieux ! — Mais, mieux et plus c’est la même chose, s’ils en ont conscience. Or, comment voulez-vous qu’ils n’en aient pas conscience et qu’ils ne sentent pas leur bonheur ?

Et, encore une fois, je ne les en blâme pas. Je suis partisan de l’égoïsme. Je ne blâme que le travestissement. Je ne blâme que l’égoïsme en tant que se cachant et se donnant de favorables noms, parce que cela le gâte. Ici, je ne blâme que la prétention qu’a l’intérêt de se donner comme désintéressement et que l’erreur par laquelle on prend pour désintéressement l’égoïsme le plus fort.

Tenez ! Faisons notre confession. Vous êtes un chrétien, je suis un homme de science. Nous nous flattons tous deux d’être des désintéressés, des hommes qui ont renoncé. Examinons loyalement votre cas et le mien : « Il n’y a pas de livre qui contienne avec plus d’abondance, qui exprime avec plus de candeur ce qui peut faire du bien à tous les hommes, la ferveur bienheureuse et exaltée, prête au sacrifice et à la mort… que le livre qui parle du Christ. Un homme avisé peut y apprendre tous les moyens par quoi l’on peut faire d’un livre un livre universel, l’ami de tout le monde et avant tout le maître moyen de présenter toutes les choses comme trouvées et de ne pas admettre que quelque chose soit encore imparfait et en formation… La raison qui fait que de pareils livres sont pleins d’effets, ne doit-elle pas rendre d’une faible portée tout livre purement scientifique ? Celui-ci n’est-il pas condamné à vivre obscurément parmi les gens obscurs, pour être enfin crucifié, pour ne jamais plus ressusciter ? Comparés à ce que les hommes religieux proclament au sujet de leur savoir, de leur esprit sacré, tous les hommes probes de la science ne sont-ils pas pauvres d’esprit ? Une religion, quelle qu’elle soit, peut-elle exiger plus de renoncement, exclure plus impitoyablement les égoïstes que ne fait la science ? — Voilà, à peu près, comme nous pourrions parler, nous autres, et certainement avec quelque fondement historique, lorsque nous avons à nous défendre contre les croyants ; car il n’est guère possible de mener une défense sans un peu de cabotinage. Mais lorsque nous sommes entre nous, il faut que le langage soit plus loyal. Foin, donc, de la calotte du renoncement ! Foin de ces airs d’humilité ! Bien mieux et au contraire, c’est là notre vérité. Si la science n’était pas liée à la joie de la connaissance, à l’utilité de la connaissance, que nous importerait la science ? Si un peu de foi, d’amour et d’espérance ne conduisait pas notre âme à la connaissance, que serait-ce qui nous attirerait vers la science ? Et, bien que dans la science le moi ne signifie rien, il n’en est pas moins vrai que le moi inventif et heureux et même, déjà, tout moi loyal et appliqué, importe beaucoup dans la république des hommes de science. L’estime de ceux qui confèrent l’estime, la joie de ceux à qui nous voulons du bien ou de ceux que nous vénérons, dans certains cas la gloire et une immortalité relative de la personne, c’est là le prix qu’on peut attendre pour cet abandon de la personnalité : sans parler ici de résultats et de récompenses moindres, bien que ce soit justement à cause de ceux-ci que la plupart des hommes ont juré fidélité aux lois de cette république et en général à la science, et qu’ils continuent toujours à y demeurer attachés. Si nous n’étions restés, en une certaine mesure, des hommes non scientifiques, quelle importance pourrions-nous encore attacher à la science ? Somme toute, et pour donner à mon axiome toute sa généralité : pour un être purement connaisseur, la connaissance serait indifférente[3]. Ce n’est pas la qualité de la foi et de la piété qui nous distingue des hommes pieux, c’est la quantité ; nous nous contentons de peu. Mais, nous répondront ceux-ci, s’il en est ainsi, soyez donc satisfaits et aussi donnez-vous pour satisfaits. À quoi nous pourrions facilement répondre : mais, en effet, nous ne faisons point partie des mécontents ! Mais vous, si votre foi vous rend bienheureux, donnez-vous aussi pour tels… »

Il faut donc reconnaître que dans la vertu qui semble consister dans l’exclusion même de l’égoïsme, que dans la vertu qui porte pour nom précisément abolition de tout égoïsme, il entre tant d’égoïsme encore qu’on se demande si cette vertu n’est pas l’égoïsme lui-même, et, après cet exemple assez frappant et les conclusions légitimement tirées de cet exemple, il semble que nous n’ayons plus besoin d’aller plus loin et que nous devions convenir que les vertus, pour parler le langage commun des hommes, sont des formes subtiles de l’égoïsme, des hypocrisies de l’égoïsme et des dégradations de l’égoïsme. Elles ne sont pas bonnes, en ce que, masquant l’égoïsme, elles le gênent et, travestissant l’égoïsme, elles l’embarrassent et, lui imposant une démarche forcée, elles l’entravent et, le mêlant de quelque matière étrangère à lui, elles l’altèrent et le corrompent. C’est l’égoïsme à l’état pur qui est beau et qui est bon. Les hommes ne se trompent pas en tant qu’égoïstes et en tant que voulant rester tels. Ils se trompent en tant que voulant dissimuler leur égoïsme à eux-mêmes et aux autres.

Remarquez que ce masque de vertu, que cette morale-masque, l’homme croit en avoir d’autant plus besoin, et en vérité, oui bien, en a d’autant plus besoin qu’il est plus civilisé, en d’autres termes qu’il en a d’autant plus besoin qu’il l’a déjà plus longtemps porté. L’homme civilisé, l’homme moralisé, est devenu très laid, très plat, très chétif, très hideux. Le masque a enlaidi le visage. D’autant plus, donc, doit-il se masquer et ainsi indéfiniment. Supposez un homme qui, pour se rendre agréable, ait pris un masque qui lui a communiqué un cancer. Après avoir été un prétendu ornement, le masque devient une horrible nécessité. Nous en sommes là dans l’Europe de 1880 et cela fait une difficulté, sans doute, dont les immoralistes se rendent très bien compte et qui les ferait presque hésiter sur leur chemin : « L’homme nu est généralement un honteux spectacle. Je veux parler de nous autres Européens… Supposons que les plus joyeux convives, par le tour de malice d’un magicien, se voient soudain dévoilés et déshabillés, je crois que, du coup, non seulement leur bonne humeur disparaîtrait soudain, mais encore l’appétit le plus féroce serait découragé. Il parait que nous autres Européens nous ne pouvons absolument pas nous passer de cette mascarade qui s’appelle l’habillement. Mais n’y aurait-il pas les mêmes bonnes raisons à préconiser le déguisement des hommes moraux, à demander qu’ils fussent enveloppés de formules morales et de notions de convenance, à demander que nos actes fussent bénévolement cachés sous les idées de devoir, de vertu, d’esprit civique, d’honorabilité, de désintéressement ? Ce n’est pas que je croie qu’il faille masquer la méchanceté humaine, la dangereuse bête sauvage qui est en nous. Au contraire ! C’est précisément en tant que bêtes domestiques que nous sommes un spectacle honteux et que nous avons besoin d’un travestissement moral. L’homme intérieur, en Europe, n’est pas assez inquiétant pour pouvoir se faire voir avec sa férocité qui le rendrait beau. L’Européen se travestit avec la morale parce qu’il est devenu un animal malade, infirme, estropié, qui a de bonnes raisons pour être apprivoisé, puisqu’il est presque un avorton, quelque chose d’imparfait, d’informe et de gauche. Ce n’est pas la férocité de la bête de proie qui éprouve le besoin d’un travestissement moral ; mais la bête de troupeau, avec sa médiocrité profonde, la peur et l’ennui qu’elle se cause à elle-même. La morale attife l’Européen, avouons-le, pour lui donner de la distinction, de l’importance, de l’apparence, pour le rendre divin. »

Mais de ce qu’il devient difficile de revenir à l’égoïsme pur et de retrouver l’égoïsme dans l’état pur où il est beau, sain et fécond, ce n’est pas une raison pour ne pas essayer encore, et surtout ce n’est pas une raison pour que ce ne soit pas vrai que l’égoïsme est l’état naturel de l’homme et son état le meilleur. Il en est ainsi et il faut avoir l’intelligence de le comprendre et le courage de le dire. Ce qu’il y a au fond de l’homme sain, c’est l’égoïsme ardent, énergique et illimité, c’est la « volonté de puissance », c’est le désir d’extension, c’est le désir et le besoin d’être toujours plus grand, plus étendu, plus influent, d’étendre toujours son action plus loin, d’occuper toujours plus d’espace.

On se trompe un peu — si l’on peut se tromper en employant un mot si élastique et si malléable et si vague — quand on assure que le fond de l’homme, c’est le désir du bonheur. Si l’on entend par bonheur un état de repos, de tranquillité, de quiétude où l’on ne souhaite rien et où l’on ne puisse souhaiter rien, ce n’est vraiment pas cela que l’homme désire et il se trompe sur lui-même quand il croit le désirer. Il le croit, assurément, et Pascal a très bien dit : « Il tend au repos par l’agitation » ; mais il faut bien entendre que Pascal veut dire : « Il tend au repos par l’agitation, et cela indéfiniment. » Donc, en dernière analyse, c’est l’agitation qui est son besoin. Il s’agite pour s’accroître, en croyant peut-être qu’à un certain degré d’accroissement il se reposera dans la grandeur acquise et la conquête faite ; mais, abstraction faite de ceci, qui n’est qu’une illusion, il s’agite pour s’accroître et son seul vrai besoin est l’agitation pour la puissance.

Et aussi bien, subconsciemment, il le sait. Quand il se dit qu’il se reposera quand il aura atteint tel but et qu’il jouira d’un « repos bien gagné », il ne le croit qu’à moitié et il se moque un peu de lui-même, et, en lui-même, derrière celui qui dit cela il y a quelqu’un qui rit sous cape. Et c’est précisément pour cela que la plupart des hommes actifs se fixent un but, à la vérité, après lequel il est entendu qu’ils se reposeront, mais prennent la précaution de le fixer si loin que jamais ils ne doivent l’atteindre. Ce qu’ils craignent plus que tout, c’est, le lendemain de la tâche finie, cette morne tristesse qui saisit le bon Gibbon quand il eut écrit la dernière ligne de son énorme Histoire romaine. Le bon Gibbon avait toujours eu peur de ne pas terminer son Histoire romaine ; mais, au fond, il avait toujours eu l’espoir secret de mourir avant de l’avoir finie.

La volonté de puissance, le désir de persévérer dans l’être et d’accroître indéfiniment son être, en un mot l’égoïsme pur, voilà tout l’homme naturel, et quand il croit y renoncer il n’y renonce pas, et quand il l’altère plus ou moins il se dénature, et quand on se dénature on se dégrade et on s’affaiblit, et l’homme moralisé n’est qu’un égoïste perverti. Pour réintégrer l’homme dans son humanité, il faut, coûte que coûte, lui persuader de redevenir un égoïste pur et simple. Ils étaient des égoïstes radicaux ces peuples antiques qui n’admettaient même pas, qui ne comprenaient même pas qu’il y eût pour un peuple d’autre destinée que d’être conquérant ou conquis, qui allaient de l’avant, conquérant sans cesse, ajoutant des accroissements à des accroissements, étendant et développant leur personnalité, voulant remplir le monde de leur moi, jusqu’au jour, accepté par eux, où ils seraient conquis à leur tour. Et ces peuples, ce sont eux, pourtant, qui ont créé la civilisation. On ne peut pas dire qu’ils aient eu une morale de bandits et une conception de la vie digne de barbares ou de sauvages. Ils étaient des hommes, et voilà tout ; ils étaient pleinement hommes ; ils avaient la volonté de puissance, c’est-à-dire l’égoïsme sain, jeune et vivace, et ils s’agrandissaient, selon la loi de leur nature, par la conquête, par la fondation de villes, par la colonie, par la création littéraire et par la création artistique. Et de morale, sinon de cette morale qui n’est que règle de discipline civile et civique, ils s’en inquiétaient comme de rien.

Qu’on me dise quelle était la morale d’un Thémistocle, d’un Périclès, d’un Scipion, d’un Sylla, d’un Marius ou d’un César, sinon : « moi grand dans la patrie toujours plus grande ? » Morale de guerriers, morale de brigands. C’est peut-être spirituel, c’est à coup sûr très ecclésiastique et très bureaucratique et il n’est ni clergyman ou intronisé en rond de cuir qui n’ait dit cela quelque dizaine de fois dans sa vie ; et notez que dès que leur pays remporte une petite victoire ils changent de morale immédiatement. Mais moi je vous dis : « Mes frères en la guerre, je vous aime du fond du cœur et je suis et je fus toujours votre semblable. Je suis votre meilleur ennemi. Laissez-moi donc vous dire la vérité. Je n’ignore pas la haine et l’envie de votre cœur. Vous n’êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l’envie. Soyez donc assez grands pour ne pas en avoir honte ! Et si vous ne pouvez pas être les saints de la connaissance, soyez-en du moins les guerriers. Les guerriers de la connaissance sont les compagnons et les précurseurs de cette sainteté. Je vois beaucoup de soldats. Puissé-je voir beaucoup de guerriers !… Vous devez être ceux dont l’œil cherche toujours un ennemi, votre ennemi. Vous devez chercher votre ennemi et faire votre guerre, une guerre pour vos pensées. Et si votre pensée succombe, votre loyauté doit néanmoins crier victoire ! Vous devez aimer la paix comme un moyen de guerres nouvelles, et la courte paix plus que la longue. Je ne vous conseille pas le travail, mais la lutte. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit une lutte, que votre paix soit une victoire ! On ne peut se taire et rester tranquille que lorsqu’on a des flèches et un arc. Autrement on bavarde et on dispute. Que votre paix soit une victoire ! Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ? Je vous dis [en bon allemand] : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain… Qu’est-ce qui est bien ? vous demandez-vous. Être brave, voilà ce qui est bien Laissez dire aux petites filles : « Bien, c’est ce qui est en même temps joli et touchant »… Vous êtes laids ? Eh bien, mes frères, enveloppez-vous de sublime. C’est le manteau de la laideur… Que votre amour de la vie soit l’amour de vos plus hautes espérances ; et que votre plus haute espérance soit la plus haute pensée de la vie. Votre plus haute pensée, permettez que je vous la commande, la voici : L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Ainsi, vivez votre vie d’obéissance et de guerre ! Qu’importe la vie longue ! Quel guerrier veut être ménagé ? Je ne vous ménage point et je vous aime de tout mon cœur, mes frères en la guerre. — Ainsi parlait Zarathoustra. »

Mais l’égoïsme dévastateur s’est toujours appelé le mal pour deux raisons assez raisonnables, dont la première est que cet égoïsme dévastateur, de quoi qu’il soit mêlé, est avant tout de la méchanceté ; et dont la seconde est qu’il commence au moins par entasser les désastres et par faire souffrir abominablement les hommes. Si cela n’est pas le mal, qu’est-ce que le mal ? — Si cela est le mal, je serais assez tenté de crier : Vive le mal ! comme Proudhon criait : Vive Satan ! car ce mal est singulièrement bienfaisant et je ne vois en somme que lui qui soit bienfaisant. Si vous n’avez pas observé que la civilisation pacifique endort les peuples et devient, peu à peu, comme un bouillon de culture de tous les vices et surtout des plus honteux !… Il me semble qu’à peu près tout le bien qui a été fait dans le monde a été fait par le « mal ». Les hommes de bien ont du bon, mais un peu moins que les méchants. Le bien est bon, certainement ; seulement le mal est meilleur. « Ce sont les esprits les plus forts et les plus méchants qui ont, jusqu’à présent, fait faire les plus grands progrès à l’humanité : ils allumèrent toujours à nouveau les passions qui s’endormaient — toute société organisée endort les passions, — ils éveillèrent toujours à nouveau le sens de la comparaison, de la contradiction, le plaisir de ce qui est neuf, osé, non éprouvé ; ils forcèrent l’homme à opposer des opinions aux opinions, un type idéal à un type idéal. Par les armes, par le renversement des bornes frontières, par la violation de la piété, le plus souvent ; mais aussi par de nouvelles religions et de nouvelles morales ! La même méchanceté est dans l’âme de tous les maîtres et de tous les prédicateurs de ce qui est neuf, cette méchanceté qui jette le discrédit sur un conquérant. Ce qui est neuf, cependant, est de toute façon le mal, étant ce qui conquiert et veut renverser les vieilles bornes et les pitiés anciennes. Or, ce n’est que ce qui est ancien qui peut être le bien. Les hommes de bien de toutes les époques ont été ceux qui ont approfondi les vieilles idées pour leur faire porter des fruits, les cultivateurs de l’esprit. Mais toute terre finit par être épuisée et il faut que toujours revienne le soc de la charrue du mal. Il y a maintenant une doctrine de la morale foncièrement erronée, doctrine très fêtée surtout en Angleterre. D’après elle, les jugements bien et mal sont l’accumulation des expériences sur ce qui est opportun ou inopportun ; et, d’après elle, ce qui est appelé bien, c’est ce qui conserve l’espèce, et ce qui est appelé mal, c’est ce qui lui est nuisible. Mais, en réalité, les mauvais instincts sont opportuns, conservateurs de l’espèce et rénovateurs au même titre que les bons. Leur fonction, seulement, est différente. »

Pour toutes ces raisons, qui sont irréfutables, il faut réhabiliter la seule vertu vraie de l’homme, la volonté de puissance, l’égoïsme intégral, l’égoïsme radical et intransigeant, l’égoïsme sans déguisement, altération ni mélange, l’égoïsme franc et hardi. Il faut dépouiller comme un vêtement embarrassant et étouffant, ou exsuder comme un virus mortel, cette morale qui n’a jamais qu’un but, qu’un objet, qu’une préoccupation, qu’une passion : tuer l’individu, dans le dessein, erroné du reste, de faire vivre la société.

Il n’y a rien de plus féroce que cette morale prétendue altruiste, qui est elle-même un égoïsme social atroce et meurtrier et qui ne dit jamais : « Je me sacrifie », mais : « Sacrifie-toi à moi. » Qu’est-ce que vous appelez « vertus » ? Vous appelez bonnes et belles et admirables « les vertus d’un homme, non en raison des effets qu’elles ont pour lui-même, mais en regard des effets que vous leur supposez pour vous et pour la société ». En vérité, dans l’éloge du désintéressement, vous êtes bien peu désintéressés ; dans l’éloge du non-égoïsme, vous êtes égoïstes remarquablement. « Car autrement » vous auriez dû « remarquer que les vertus, comme l’application, l’obéissance, la chasteté, la piété, sont généralement nuisibles à celui qui les pratique… Lorsque tu possèdes une vertu, une vertu véritable et entière, et non pas seulement le petit instinct d’une vertu, tu es la victime de cette vertu. Mais c’est bien pour cela que ton voisin loue ta vertu. On loue le travailleur, bien que par son application il nuise à ses facultés visuelles, à l’originalité et à la fraîcheur de son esprit ; on plaint et on vénère le jeune homme qui « s’est éreinté de travail », parce que l’on porte ce jugement : « pour la société en bloc, la perte d’un individu et du meilleur n’est qu’un petit sacrifice ! Il est regrettable que ce sacrifice soit nécessaire. Mais il serait, certes, bien plus regrettable que l’individu pensât autrement et qu’il accordât plus d’importance à sa propre conservation et à son développement qu’à son travail « au service de la société ». Voilà votre raisonnement en face de la vertu des autres. Il n’est pas précisément vertueux. Il est proprement cynique. Les louangeurs de la vertu en devraient dégoûter, par ce qu’il y a de profondément pervers dans la façon dont il la louent, que dis-je ? dans le principe même des éloges qu’ils lui assènent.

Vous plaignez ce jeune homme, il est vrai, en même temps que vous le vénérez ; mais vous ne le plaignez pas « à cause de lui-même ; mais parce que, par cette mort, un instrument soumis et ce que l’on appelle un brave homme a été perdu pour la société désintéressée. Peut-être prend-on en considération qu’il eût sans doute été plus utile à la société s’il avait travaillé avec plus d’égards pour lui-même et s’il s’était conservé plus longtemps. On s’avoue bien l’avantage qu’il y aurait eu à cela ; mais on estime plus durable et supérieur cet autre avantage qu’un sacrifice a été fait et que le sentiment de la bête de sacrifice a de nouveau une fois reçu une confirmation visible. » L’éloge de la vertu et autrement dit la morale est donc l’exaltation d’une certaine « déraison dans la vertu, grâce à laquelle l’être individuel se laisse transformer en fonction de la collectivité. »

L’éloge de la vertu et en d’autres termes la morale, est l’exaltation « de quelque chose de nuisible dans le privé, l’éloge d’instincts » appris et acquis et traditionnels, « qui enlèvent à l’homme son plus noble amour de soi et la force de se protéger soi-même ». Il faut à tout prix se débarrasser de cette morale-là.

Cette sorte de chasse à l’égoïsme que fait la morale avec un égoïsme monstrueux, a quelquefois un bien singulier caractère et des effets aussi ridicules que funestes. Le grand mot de la morale, n’est-ce pas ? c’est : il faut avoir de l’empire sur soi-même, il faut apprendre à se vaincre soi-même, gnôti seauton, nicâ seauton. Il peut y avoir quelque chose de bon là-dedans ; mais cela est surtout propre à faire des maniaques et des maniaques bien tristes. « Ces professeurs de morale qui recommandent, d’abord et avant tout, à l’homme de se posséder lui-même, le gratifient d’une maladie singulière, je veux dire d’une irritabilité constante devant toutes les impulsions et les penchants naturels, d’une espèce de continuelle démangeaison. Quoi qu’il lui advienne du dehors ou du dedans, une pensée, une attraction, un désir, toujours cet homme irritable s’imagine que maintenant son empire sur soi-même pourrait être en danger. Sans pouvoir se confier, s’abandonner à aucun instinct, à aucun coup d’aile libre, il fait sans cesse un geste de défensive, armé contre lui-même, l’œil perçant et défiant, s’étant institué l’éternel gardien de sa tour. Oui, avec cela il peut être grand. Mais combien il est devenu, non seulement insupportable pour les autres, difficile à porter, mais encore comme il s’est appauvri pour lui-même et isolé des plus beaux hasards de l’âme et aussi de toutes les expériences futures ! Car il faut savoir se perdre pour un temps, si l’on veut apprendre quelque chose des êtres qui sont ce que nous ne sommes pas. »

Delenda est Carthago, il faut abolir la morale, Moloch social, destructeur de toutes les énergies saines et libres et fécondes ; il faut réintégrer l’égoïsme pur.

L’égoïsme, dira-t-on, quand il ne se transforme pas en prétendues vertus, selon la métempsycose ou la mimique, que l’on a étudiées plus haut, se transforme en passions, ou plutôt les passions sont ses formes naturelles et ses différents aspects. Défendrez-vous, soutiendrez-vous les passions ? Les passions ont été considérées généralement jusqu’ici comme des maladies de l’âme. Ne le sont-elles point ?

Mais certes, non, elles ne sont point des maladies. Elles sont des manifestations de la vie. Elles sont des fougues, elles sont des ébullitions, elles sont des fièvres, si l’on veut, elles ne sont point des maladies. Qu’il y ait une règle des passions, comme il y a une règle du jeu, une règle des divertissements, une règle des voyages, une règle de la marche, de la course et de la danse, c’est-à-dire une disposition et une économie judicieuses destinées à tirer le plus grand plaisir possible de ces différentes choses, on le veut bien et ceci est très acceptable et même évident ; mais les passions en elles-mêmes sont des choses saines, comme savait déjà le dire Descartes, et si elles sont des manifestations de l’égoïsme, c’est qu’elles sont des manifestations de la vie, l’égoïsme étant la vie même.

Ce qui fait que des hommes sincères ont médit, et non sans raison et non sans bon sens, du moins dans ce cas, des passions humaines, c’est que très souvent les passions auxquelles se livrent les hommes ne sont pas des passions, mais des imitations de passions, des singeries de passions. « Que d’hommes, dit La Rochefoucauld, n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient pas entendu parler de l’amour ! » Rien n’est plus vrai, et de faux amoureux, de faux jaloux, de faux ambitieux, de faux autoritaires, de faux sectaires, de faux hommes de parti, de faux hommes à convictions, nous en avons autant que de faux poètes, de faux littérateurs, de faux penseurs. L’homme, au début de la vie, prend très souvent, extrêmement souvent, pour une passion, pour sa passion, un goût très passager, très superficiel, qui lui vient d’imiter tel ou tel personnage de son entourage, ou de l’histoire contemporaine, ou de l’histoire d’autrefois, ou d’un roman ou d’un poème. Il est bien certain que cette passion-là est ridicule, ne conduit qu’à des sottises et fait son malheur. Il ne faut pas se tromper sur ses passions, non plus que sur ses aptitudes, puisque aussi bien les passions sont des aptitudes.

Mais les passions profondes, les passions vraies, sont toutes des forces excellentes et pour l’individu et pour la société. Les plus vilaines, même, l’avarice, si vous voulez, sont précieuses et sont fécondes. Le père Grandet, qui est un grand homme, qui est un poète, pour ce qui est de lui-même goûte des joies profondes, des extases, des ravissements de collectionneur et de fondateur et de conquérant ; et pour ce qui est de la société, il crée pour elle une de ces réserves de travail accumulé qu’il est très utile que quelques-uns préparent. Toutes les passions sont bonnes quand elles sont vraies. C’est un pharisaïsme détestable que de les flétrir ou de les proscrire.

Les professeurs de morale ont beau jeu à invectiver contre les passions. La matière est d’exploitation facile, parce que, certainement, les passions, comme tout ce qui est beau, sont toutes pleines et toutes grosses de dangers. Mais, d’abord, ils exagèrent et nous en imposent ; et ensuite c’est précisément les affaires pleines de dangers qui sont dignes que l’homme s’y attache. C’en est la marque : « Les prédicateurs de la morale, quels thèmes n’ont-ils pas brodés sur la « misère » intérieure des hommes « méchants » ? Et quels mensonges ne nous ont-ils pas débités sur le malheur des hommes passionnés ! Oui, mensonges, c’est là vraiment le mot : ils connaissent fort bien l’extrême bonheur de cette espèce d’hommes ; mais ils s’en sont tus, parce qu’il était une réfutation de leur théorie, d’après laquelle tout bonheur ne naît que de l’anéantissement de la passion et du silence du désir. »

Et pour ce qui est enfin de la recette de tous ces médecins de l’âme et de leur recommandation d’une cure radicale et rigoureuse, il sera permis de demander : « Notre vie est-elle assez douloureuse vraiment et assez odieuse pour l’échanger avec avantage contre le stoïcisme d’un genre de vie pétrifié ? Nous ne sentons pas assez mal pour devoir nous sentir mal d’une façon stoïque. Il me semble qu’on a toujours parlé avec exagération de la douleur et du malheur comme s’il était de bon ton d’exagérer en cette matière. On se tait, par contre, sur les innombrables moyens de soulager la douleur… Nous nous entendons fort bien à verser des douceurs sur nos amertumes et surtout sur les amertumes de l’âme ; nous avons des ressources dans notre bravoure et dans notre élévation, ainsi que dans les nobles délices de la soumission et de la résignation. Un dommage est à peine un dommage pendant une heure. D’une façon ou d’une autre un présent nous est même, de ce fait, tombé du ciel, par exemple une force nouvelle, ne fût-ce même qu’une nouvelle occasion de force. »

Ces prédicateurs de morale, s’ils sont sincères, ce qui n’est pas probable, n’ont pas assez réfléchi à l’intrication nécessaire, naturelle et très heureuse en somme, du plaisir et de la douleur. La douleur et le plaisir sont liés et entrelacés de telle sorte qu’ils sont fonction l’un de l’autre, conditions l’un de l’autre, ou, tout au moins, en tout état de cause, unis d’un nœud indissoluble au point d’en être quelquefois indiscernables : « Quoi donc ! Le dernier but de la science serait de créer à l’homme autant de plaisir et aussi peu de peine que possible ? Mais comment, si le plaisir et le déplaisir étaient si solidement liés l’un à l’autre que celui qui voudrait goûter de l’un autant qu’il est possible, que celui qui voudrait apprendre à jubiler jusqu’au ciel devrait aussi se préparer à être triste jusqu’à la mort ? (Himmeloch jauchzend. Zum Tode betruebt » — Chanson de Claire dans l’Egmont de Gœthe.) Et il en est peut-être ainsi ! Les stoïciens, du moins, le croyaient, et ils étaient conséquents, quand ils demandaient le moins de plaisir possible pour que la vie leur causât le moins de déplaisir possible. — Lorsque l’on prononce la sentence : « Le vertueux est le plus heureux », en même temps l’on présente l’enseigne aux masses et l’on donne une subtilité casuistique pour les gens plus subtils. Aujourd’hui, encore, vous avez le choix : soit aussi peu de plaisir que possible, bref l’absence de douleur (et, en somme, les socialistes de tous les partis ne devraient, honnêtement, pas promettre davantage à leurs partisans), soit autant de déplaisir que possible, comme prix pour l’augmentation d’une foule de jouissances et de plaisirs, subtils et rarement goûtés jusqu’ici ! Si vous vous décidez pour la première alternative, si vous voulez diminuer et amoindrir la souffrance des hommes, eh bien ! il vous faudra diminuer aussi et amoindrir la capacité de joie. Il est certain qu’avec la science [la science philosophique, la science générale, la connaissance] on peut favoriser l’un et l’autre dessein. Peut-être connaît-on maintenant la science, plutôt à cause de sa faculté de priver les hommes de leur plaisir et de les rendre plus froids, plus insensibles, plus stoïques. Mais on pourrait aussi lui découvrir des facultés de grande dispensatrice des douleurs. Et alors, sa force contraire serait peut-être découverte en même temps, sa faculté immense de faire luire pour la joie un nouveau ciel étoilé ! »

Ce qu’il y a de certain, c’est que les passions sont des forces que l’on peut réprimer, mais non pas sans réprimer et supprimer la vie elle-même, qu’elles sont la vie elle-même et qu’elles donnent à l’homme qui s’abandonne à elles des douleurs vives et des joies profondes, le plaisir à la souffrance, le bonheur et le malheur — et par conséquent le bonheur. Car c’est là qu’il en faut arriver, l’homme est fait pour une vie où il entre du malheur mêlé de joies ; il est fait pour une vie accidentée ; il est fait pour une vie dramatique ; il est fait pour une vie dangereuse. La vie dangereuse, c’est la vie naturelle de l’homme. C’est celle qui le garde de l’ennui, de la mélancolie, de la dépression, de la stagnation, du dégoût, et des passions basses, ou, pour mieux parler, de ce qu’il y a de bas et de vil dans chaque passion, des formes basses de chaque passion. La vie dangereuse est la vie vraie. Car, savez-vous ce que veut dire « vrai » ? « Vrai, cela veut dire : qui élève le type humain. « La vie dangereuse est la vie supérieure. La vie dangereuse est la vie bonne. Car, savez-vous ce que c’est que le bien ? C’est le beau. Ce n’est pas du tout un peu plus de plaisir ou un peu plus de bien-être. Faire dépendre le bien de pareilles choses est très bas, très lâche et c’est une espèce de nihilisme déjà, ou quelque chose qui y mène : « La prépondérance de la peine sur la joie, ou le contraire, ces deux doctrines sont des signes de nihilisme commençant. Car, dans les deux cas, on ne fixe pas d’autre sens final que les phénomènes de plaisir ou de déplaisir. Mais c’est ainsi que parle une espèce d’hommes qui n’a pas le courage de se fixer une volonté. Pour toute espèce d’hommes plus saine, la valeur de la vie ne se mesure pas à l’étalon de ces choses accessoires. — La vie ne vaut pas la peine d’être vécue » et [d’autre part], « à quoi servent les larmes ? » C’est une argumentation débile et sentimentale… Qu’il existe quelque chose qui a cent fois plus d’importance que de savoir si nous nous trouvons bien ou mal ; c’est l’instinct fondamental de toutes les natures vigoureuses — et par conséquent aussi de savoir si d’autres se trouvent bien ou mal. Cet instinct leur dit que nous avons un but pour lequel on n’hésite pas à faire des sacrifices humains, à courir tous les dangers, à prendre sur soi ce qu’il va de pire. C’est la grande passion. Car le sujet n’est qu’une fiction. L’ego, dont on parle quand on blâme l’égoïsme, n’existe pas du tout. »

À l’inverse donc de la morale, la doctrine de la vie déploie les passions pour faire vivre l’homme d’une vie ardente et supérieure. Supérieure à quoi ? toujours à quelque chose, toujours à elle-même, et de plus en plus à elle-même, l’homme étant un être qui a pour nature, pour loi et pour but de se surmonter. La volonté de puissance, en sa fin, et peut-être bien en son fond même, c’est précisément la volonté de vie dangereuse ; et la vie dangereuse, première vie de l’homme, à remonter le cours des temps, est la seule vita vitalis, la seule qui vaille la peine de vivre et qui soit digne d’être vécue : et la décadence consiste précisément dans ce que tant d’hommes appellent le progrès, dans le passage de la vie dangereuse à la plate et ignoble vie de sécurité.

On se moquera du philosophe qui, tranquille dans son cabinet ou sur le bord de la Méditerranée, enfin pacifiée, s’enivre ainsi de la beauté de la vie périlleuse et tumultueuse. Il confesse que son existence, à lui, est très indigne et assez méprisable, comparée à celle du conquérant et de l’explorateur ; mais, chacun faisant ce qu’il peut, et aussi faisant ce qu’il doit quand il se livre allègrement à sa passion vraie, le philosophe lui-même, oui, le philosophe a sa vie passionnée et dangereuse. Il a sa vie passionnée, sa passion étant la recherche obstinée et douloureuse de la vérité et lui-même étant de ceux « qui cherchent en gémissant » ; il a sa vie dangereuse, bravant, pour conquérir la vérité, les préjugés, les mépris des hommes, et, ce qui est plus douloureux, les résistances, les révoltes et les cris de souffrance du vieil homme qu’il faut toujours déchirer par lambeaux pour le dépouiller et pour libérer et instaurer l’homme nouveau. Voilà le petit champ de bataille et de douleurs du philosophe, qui ne laisse pas, lui-même, d’avoir sa grandeur ; et, comme dit Nietzsche, dans la page la plus belle qu’il ait écrite et dans une des pages les plus belles qui aient été écrites : « In media vita. — Non ! la vie ne m’a pas déçu. Je la trouve, au contraire, d’année en année, plus riche, plus désirable et plus mystérieuse, depuis le jour où m’est venue la grande libératrice, à savoir cette pensée que la vie pouvait être une expérience de celui qui cherche la connaissance, et non un devoir, non une fatalité, non une duperie. Et la connaissance elle-même, que pour d’autres elle soit autre chose, par exemple un lit de repos, ou bien encore le chemin qui mène au lit de repos, ou bien encore un divertissement ou une flânerie. Pour moi, elle est un monde de dangers et de victoires où les sentiments héroïques se déploient et ont aussi leur place de danse et de jeux. La vie est un moyen de connaissance[4]. Avec ce principe au cœur on peut, non seulement vivre avec bravoure, mais encore vivre avec joie, rire de joie ![5] Et comment s’entendrait-on à bien rire et à bien vivre, si l’on ne s’entendait pas d’abord à la guerre et à la victoire ? »



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  1. La Rochefoucauld. Maximes, LXVIII : « L’amour est dans l’âme une passion de régner, dans les esprits une sympathie, dans le corps une envie cachée et délicate de posséder ce qu’on aime, après beaucoup de mystères. »
  2. Cf. La Rochefoucauld : « Je suis peu sensible à la pitié et je voudrais ne l’y être point du tout. Cependant il n’est rien que je ne fisse pour le soulagement d’une personne affligée et je crois effectivement que l’on doit tout faire, jusqu’à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal ; car les misérables sont si sots que cela leur donne le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner et se bien garder d’en avoir. C’est une passion qui n’est bonne à rien au dedans d’une âme bien faite ; qui ne sert qu’à affaiblir le cœur et qu’on doit laisser au peuple, qui n’exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses. »
  3. Souligné par Nietzsche.
  4. Souligné par Nietzsche.
  5. Idem.