En lisant Nietzsche/5

Société française d’imprimerie et de librairie (p. 62-89).


V

CRITIQUE DES OBSTACLES


Les Religions.


La croyance au surnaturel, la croyance en Dieu et à l’immortalité de l’âme, les métaphysiques et les religions sont-elles des forces ou des faiblesses de l’humanité, des santés ou des maladies de l’humanité ; la fortifient-elles, ou est-ce qu’elles la dépriment ? Ce n’est pas une des questions que Frédéric Nietzsche ait le plus creusées, mais il se l’est posée, cependant, avec angoisse, comme toujours, et il y a répondu comme toujours avec une pleine décision. Les métaphysiques et les religions sont d’abord un signe de faiblesse dans l’humanité et ensuite elles augmentent et aggravent cette faiblesse dont elles procèdent. Quasi personne ne niera que les religions sont nées de la terreur des hommes ignorants en présence des forces de la nature. C’est donc premièrement d’une faiblesse que sont nées les religions, et il est inutile d’insister sur ce point. Mais, de terrifiantes, les religions sont devenues bienfaisantes, et ceci est à examiner de plus près.

De terrifiantes les religions sont devenues bienfaisantes, cela veut dire que les hommes, d’une part ont supposé, à côté des puissances mauvaises et hostiles qui les entouraient, des puissances bonnes et favorables ; d’autre part, qu’ils se sont avisés d’apprivoiser les forces hostiles par des paroles et des actes respectueux et de les convertir en puissances favorables et bienfaisantes. Ne voyez-vous pas, de tous les côtés, la faiblesse qui tremble, la faiblesse qui flatte et la faiblesse qui supplie ? « L’Instinct de faiblesse », le sentiment de sa faiblesse, voilà ce qui crée en l’homme le besoin de religion ; et ce besoin crée son organe ; et tant que le besoin subsiste l’organe dure. La religion ou métaphysique est besoin de certitude générale, besoin de certitude universelle où s’encadreront les certitudes particulières, ou de certitude fondamentale sur laquelle s’appuieront les certitudes d’usage courant. C’est donc un manque de volonté qui est, historiquement à l’origine, et moralement à la racine, de toute religion ou métaphysique ; car la volonté n’a pas besoin de certitude ; elle va vers son but d’elle-même et simplement parce qu’elle est et qu’elle est portée naturellement à s’élancer et se déployer.

Ceux-là donc se trompent qui sont portés à croire que le besoin de croire est une forme du besoin d’agir. Le besoin de croire est une forme du besoin de se reposer, tout au moins de se reposer sur quelque chose : « On mesure le degré de force de notre foi — ou plus exactement le degré de sa faiblesse — au nombre des principes que notre foi ne veut pas voir ébranlés parce qu’ils lui servent de soutiens[1]… L’homme est ainsi fait : on pourrait réfuter mille fois un article de sa foi, en admettant qu’il en eût besoin il continuerait toujours à le tenir pour vrai… Ce désir de la certitude… est, lui aussi, le désir d’un appui, d’un soutien, bref cet instinct de faiblesse[2] qui, s’il ne crée pas les religions, les métaphysiques et les principes de toute espèce, du moins les conserve. C’est un fait qu’autour de tous ces systèmes positifs s’élève la fumée d’un certain assombrissement pessimiste, soit fatigue, soit fatalisme, soit déception ou crainte de déception nouvelle, ou bien encore étalage du ressentiment, mauvaise humeur, anarchisme exaspéré [anarchisme intérieur, impuissance à se gouverner soi-même qui s’irrite ?], ou enfin symptômes, quels qu’ils soient, du sentiment de faiblesse ou mascarades résultant de ce sentiment… La foi est toujours plus demandée, le besoin de foi est toujours plus urgent, à mesure que manque la volonté… d’où il faudrait peut-être conclure que les deux grandes religions du monde, le bouddhisme et le christianisme, pourraient bien avoir trouvé leur origine et surtout leur développement soudain dans un énorme accès de maladie de la volonté. »

Il faut remarquer ceci, qui est bien confirmatif de ce qui précède. De ce que l’homme est ordinairement en un certain état de faiblesse, il s’ensuit que même ses états de force, ses moments de santé et d’énergie lui inspirent la croyance en Dieu. L’homme pénétré de sa faiblesse recourt à Dieu ; mais l’homme étonné de sa force, quand il lui arrive d’en avoir, l’attribue à Dieu : « Les états de puissance inspirent à l’homme le sentiment qu’il est indépendant de la cause de ces états, qu’il en est irresponsable : ils viennent sans qu’on les désire, donc nous n’en sommes pas les auteurs. La conscience d’un changement en nous sans que nous l’ayons voulu exige une volonté étrangère. L’homme n’a pas osé s’attribuer à lui-même tous les moments surprenants et forts de sa vie ; il a imaginé que ces moments étaient passifs, qu’il les subissait et en était subjugué… et il a ainsi fait deux parts de lui, l’une pitoyable et faible, qu’il a appelée l’homme, l’autre très forte et surprenante, qu’il a appelée Dieu. »

Tout, donc, a poussé l’homme à la religion, et sa faiblesse et sa force, et sa force accidentelle en raison même de sa faiblesse ordinaire, et aussi sa faiblesse ordinaire, en raison de sa force accidentelle ; car, s’il était toujours faible, il ne sentirait pas sa faiblesse, et c’est sa force accidentelle qui lui fait sentir et mesurer sa faiblesse accoutumée. — Voilà l’origine des religions suffisamment expliquée, ce semble, puisqu’on explique par ce qui précède et pourquoi elles sont, et aussi qu’il n’est guère possible qu’elles ne soient pas.

Ajoutez à cet instinct créateur des religions, à ce double instinct créateur des religions, ou plutôt à cet instinct à deux faces doublement créateur des religions, les créateurs eux-mêmes, c’est-à-dire les organisateurs de l’instinct religieux. Ceux-ci, soit intuition rapide, soit réflexion profonde, font une chose très simple en soi qui a des conséquences incalculables. Ils avisent la façon d’être, naturelle, acquise aussi, et, enfin et surtout, ordinaire et générale, d’un peuple, et cette façon d’être : 1° ils la disciplinent ; 2° ils la divinisent, ils l’autorisent d’une idée théologique et théocratique.

Ils la disciplinent : de ce qui est pratique courante ils font une règle (pratiques, observances, rites), chose secondaire, importante pourtant ; car ce qu’on fait parce qu’on a l’habitude de le faire ennuie ; ce que l’on fait parce que c’est la règle et le devoir plaît et même réconforte (couvents). Le rite supprime l’ennui, en donnant une dignité aux choses ennuyeuses.

Ils divinisent la vie ordinaire d’un peuple. Ils persuadent à un peuple que sa vie ordinaire a un sens, et un beau sens, un sens divin, un sens mystérieux, agréable à une puissance supérieure et voulu par elle.

Les juifs sont un peuple de pillage et de rapine. Cette vie ne lui plaît pas tous les jours. Un homme vient lui dire qu’il y a un Dieu qui n’aime qu’eux, qui déteste tous les peuples qui ne sont pas eux, et qui se plaît à voir les autres peuples pillés, trompés et ravagés par eux. Immédiatement la vie de ce peuple prend un sens, et un beau sens, et devient un bien, un bien moral, un idéal, pour lequel on est prêt à sacrifier sa vie, en tout cas quelque chose de beau qui ne peut plus dégoûter ni fatiguer, ni passer pour vain. Cet homme, qui a dit cela à ce peuple, a transposé, a surélevé un instinct de ce peuple, de sorte que ce peuple dans la pensée de cet homme se retrouve d’abord, ce qui est nécessaire ; et se retrouve plus beau, se retrouve en beauté, ce qui a des conséquences extraordinaires pour son bien-être moral et pour son bonheur.

À ce même peuple, mais fatigué et languissant, épuisé par de longues guerres intestines, et à quelques autres peuples aussi, un autre homme vient vanter et louer comme divine, quoi ? leur vie même, leur petite vie humble et basse ; il l’interprète en beauté ; « il trouve autour de lui la vie des petites gens des provinces romaines : il l’interprète, il y met un sens supérieur et par là même le courage de mépriser tout autre genre de vie, le tranquille fanatisme que reprirent plus tard les frères Moraves, la secrète et souterraine confiance en soi qui grandit sans cesse jusqu’à être prête à surmonter le monde. »

Bouddha trouve autour de lui, quoi ? Disséminés un peu dans toutes les classes de son peuple, des hommes bons, bienveillants, paresseux et mous. Il ne leur persuada rien du tout, si ce n’est ceci que la paresse est un état supérieur, un état divin, que l’aspiration au repos et au néant est la plus haute pensée du monde et que Dieu n’en a pas d’autre. De la vis inertiæ il fait une foi. — Et c’était un trait de génie que d’avoir eu cette idée si simple. Et, en effet, c’était comprendre des gens qui ne se comprenaient pas. « Pour être fondateur de religion, il faut de l’infaillibilité psychologique dans la découverte d’une catégorie d’âmes moyennes et qui n’ont pas encore reconnu qu’elles sont de même espèce. Ces âmes, c’est le fondateur de religion qui les réunit (relligio). C’est pourquoi la fondation d’une religion devient toujours une longue fête de reconnaissance. »

Cette religion, ainsi créée et ainsi organisée, se transmet par l’habitude et l’hérédité et se prouve et se confirme par les actes de courage très réel qu’elle suscite ; et comme, ainsi, de la faiblesse naît la force ou semble naître la force, la religion finit par avoir sur les imaginations l’influence et le prestige de la force morale. Mais avons-nous besoin de dire que le martyre ne prouve rien ? Il prouve, si l’on veut, et encore cela pourrait être contesté, que quelqu’un est très convaincu. Mais la conviction n’est pas preuve de vérité. Sans qu’elle le soit d’erreur, assurément, elle est même présomption d’erreur, puisque l’on voit bien, sans cesse, que plus l’homme est intelligent, moins il affirme, et puisque, par conséquent, un homme assez affirmatif pour mourir pour son affirmation peut être présumé volonté énergique, passion emportée, mais esprit étroit. — Les martyrs ne prouvent donc rien du tout, mais ils séduisent, ils animent et ils enivrent. Ils sont nécessaires au développement d’une religion et ils sont les véritables colonnes, presque inébranlables, du temple ! « Il est si peu vrai qu’un martyr puisse démontrer la vérité d’une chose que je voudrais affirmer qu’un martyr n’a jamais eu rien à voir avec la vérité… Les supplices des martyrs ont été un grand malheur dans l’histoire ; ils ont séduit. La croix est-elle donc un argument ? »

Ainsi, née de la faiblesse humaine ; organisée par l’adresse, sincère du reste et même inconsciente, de psychologues avisés ; fortifiée et confirmée par des actes solennels et frappants de confession, de dévouement et de sacrifice, une religion étend son influence sur une partie de l’humanité. — Ce qui la détruit, c’est l’apparition d’une autre religion correspondant à un nouvel état, mais toujours à un état de faiblesse, de l’humanité ou d’une portion de l’humanité. La « religion de la souffrance humaine », par exemple, qui n’est qu’une forme de la « religion de l’humanité », tend, de nos jours, à se substituer aux autres, et qu’elle ait ou qu’elle n’ait pas chance de survie, il n’importe, ce n’est qu’un exemple de la façon dont les religions essayent de s’établir. Or qu’est-elle, cette religion de la pitié ? D’abord un reste de Christianisme. Évidemment. Il le faut bien, puisqu’une nouvelle religion doit correspondre à un état d’esprit général et même n’être que cet esprit général pensé religieusement, et puisqu’il doit y avoir des restes de Christianisme dans l’état d’esprit général de 1880. — Ensuite cette nouvelle religion est une négation du Christianisme, relativement aux parties caduques du Christianisme. Elle n’en appelle plus à Dieu, elle semble ne plus songer du tout à Dieu ; peut-être elle n’y croit pas ; elle repousse l’idée de justice ; elle repousse l’idée d’État ; elle repousse l’idée d’autorité et l’idée de hiérarchie, toutes idées qui, au moins, avaient été acceptées par le Christianisme. Elle est donc, partie reste de Christianisme, partie réaction contre le Christianisme, comme le Christianisme avait été partie reste du judaïsme, partie réaction contre le judaïsme. — Et enfin elle s’appuie sur la faiblesse humaine, elle y fait appel, et elle la divinise. Elle correspond à l’état de lassitude de l’Europe écrasée de guerres, d’invasion et de paix armée ; et cette fatigue elle en fait une vertu. Elle dit : « Jamais de sang versé, jamais de guerre, même juste ; que la pitié arrête et supprime le carnage ! » — Au fond c’est dire : « Vous êtes lâches ? Eh bien, je vais vous révéler un secret divin qui vous fera plaisir : vous avez raison. »

Voilà comment une religion nouvelle essaye de détruire une religion ancienne et quelquefois y réussit. Voilà les trois conditions nécessaires et quelquefois suffisantes pour qu’une religion en détruise une autre et s’établisse.

Mais qui peut détruire toutes les religions sans en mettre une autre à la place de la dernière ? Une seule chose, très difficile à la vérité, la destruction du surnaturel, l’affirmation énergique que le surnaturel n’existe pas, la mise au défi de prouver que le surnaturel existe. La première chose que le prophète de l’avenir doit crier, c’est : « Dieu est mort ; je vous dis en vérité une chose vraie : Dieu est mort. » C’est le premier mot de Zarathoustra. Il faut affirmer énergiquement que Dieu n’existe plus.

Quand cette idée s’empare de Nietzsche, elle le pousse si loin qu’il en oublie une de ses théories favorites, à savoir que le monde est une manifestation de beauté. Car cette théorie peut conduire à Dieu, à un Dieu, à quelque chose de théologique ; elle contient du divin. Si le monde est une manifestation de beauté, il suppose un artiste, au-dessus de lui, au-dessous de lui, en lui, mais encore quelque part ; ou il suppose le monde lui-même artiste, artiste de lui-même. C’est encore trop de divin. Aussi, quand Nietzsche s’échauffe en athéisme, il nie la beauté du monde et il faut bien reconnaître qu’il ne peut pas faire autrement : « La condition générale du monde est pour toute éternité le chaos, non pas l’absence d’une nécessité, mais au sens d’un manque d’ordre, de structure, de forme, de beauté, de sagesse et quels que soient les noms de nos esthéticiens humains… Il n’est ni parfait, ni beau., ni noble et ne veut devenir rien de tout cela : il ne tend aucunement à imiter l’homme ! Il n’est pas touché par aucun de nos jugements esthétiques et moraux… »

Dieu est mort ; mais, prenez garde ; il reste des ombres de Dieu. Après la mort de Bouddha l’on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, une ombre énorme et épouvantable. « Dieu est mort ; mais à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d’années des cavernes où l’on montrera son ombre. »

Ces ombres de Dieu, c’est précisément ces croyances à quelque chose d’intelligent dans l’univers, à quelque chose ou de beau, comme nous venons de voir, ou d’ordonné, ou d’intentionnel. La métaphysique est une ombre du surnaturel ; la simple humanisation de l’univers est une ombre du surnaturel ; la simple croyance plus ou moins ferme que l’univers signifie quelque chose est une ombre du surnaturel. Comprendre l’univers c’est croire en Dieu ; croire le comprendre c’est croire en Dieu ; essayer de le comprendre c’est encore croire en Dieu ; supposer l’univers intelligible c’est être déiste, même quand on se croit athée. — Pensée profonde, que Nietzsche voit très bien, jusqu’au fond, du regard le plus clair qu’il ait jamais eu.

Donc dissipons ces ombres de Dieu. Gardons-nous de croire l’univers intelligible. Gardons-nous de toutes les hypothèses par lesquelles nous tâchons à nous l’expliquer. « Gardons-nous [par exemple, panthéisme] de penser que le monde est un être vivant. Comment devrait-il se développer ? De quoi se nourrirait-il ? Comment ferait-il pour croître et s’augmenter ? Nous savons à peu près ce que c’est que la matière organisée et nous devrions changer le sens de ce qu’il y a d’indiciblement dérivé, tardif, rare, hasardé, de ce que nous percevons sur la croûte de la terre pour en faire quelque chose d’essentiel, de général et d’éternel ? C’est ce que font ceux qui appellent l’univers un organisme. Voilà ce qui me dégoûte. » — Sans aller si loin, « gardons-nous aussi de considérer l’univers comme une machine. Il n’a certainement pas été construit en vue d’un but ; en employant le mot machine, nous lui faisons un bien trop grand honneur. Gardons-nous d’admettre pour certain, partout et d’une façon générale, quelque chose de défini comme le mouvement cyclique des constellations qui sont voisines de nous : un regard jeté sur la voie lactée évoque déjà des doutes, fait croire qu’il y a peut-être là des mouvements beaucoup plus grossiers et plus contradictoires [que ceux du système solaire] et aussi des étoiles précipitées comme dans une chute en ligne droite. L’ordre astral où nous vivons est une exception ; cet ordre, de même que la durée passable qui en est la condition, a de son côté rendu possible l’exception des exceptions : la formation de ce qui est organique… Gardons-nous encore de dire qu’il y a des lois dans la nature. Il n’y a que des nécessités. Il n’y a là personne qui commande, personne qui obéisse, personne qui enfreigne. Lorsque vous saurez qu’il n’y a point de fins, vous saurez aussi qu’il n’y a point de hasard ; car ce n’est qu’à côté d’un monde de fins que le mot hasard a un sens. Gardons-nous encore de dire que la mort est opposée à la vie. La vie n’est qu’une variété de la mort et une variété très rare. Gardons-nous… mais quand serons-nous au bout de nos soins et de nos précautions ? Quand toutes ces ombres de Dieu ne nous troubleront-elles plus ? Quand aurons-nous entièrement dépouillé la nature de ses attributs divins ; ce qui revient à dire : quand aurons-nous fini d’humaniser la nature ? »

Les religions et les métaphysiques, ces reflets de religions, ne disparaîtront que quand l’homme pourra comprendre, pourra voir quelque chose comme différent de lui. Or c’est ce qu’il en est encore à ne pas faire, à ne pouvoir pas faire : « Nous ne faisons qu’opérer avec des choses qui n’existent pas, avec des lignes, des surfaces, des atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles. Comment une interprétation serait-elle possible si de toute chose nous faisons d’abord une image, notre image ? Nous ne considérons encore la science que comme une humanisation des choses aussi fidèle que possible. En décrivant les choses et leur succession nous n’apprenons qu’à nous décrire nous-mêmes toujours plus exactement… »

Tant que l’homme ne verra et ne saura que lui-même et ne pourra, sous prétexte d’expliquer les choses, que les transformer en lui, il sera dominé par des religions ou des métaphysiques nées de sa faiblesse physique et entretenues par sa faiblesse morale.

Voyez, dans un exemple, la faiblesse inhérente aux croyances métaphysiques et la faiblesse qui en dérive. Les hommes ont très longtemps cru à l’immortalité de l’âme humaine. « Volonté de puissance », dira-t-on à Nietzsche, désir puissant et intense de vivre toujours et toujours davantage, rêve d’olympien ou d’être qui veut être olympien ! — Il est possible, répondrait Nietzsche, la volonté de puissance, elle aussi, a ses erreurs. Mais ceci est une fausse volonté de puissance et au fond n’est qu’une faiblesse, l’horreur et la crainte de la mort ; et engendre une faiblesse peut-être plus grave, qui est celle-ci. Avec la croyance à l’âme immortelle, l’homme est forcé de prendre avant sa mort une décision, un parti ; puisque du parti qu’il prend son salut dépend. Voyez Pascal. Il en résulte une timidité extrême qui fait que la connaissance n’avance pas, que l’homme se tient craintivement comme au seuil de la connaissance : « La plus utile conquête qui ait peut-être été faite, c’est d’avoir renoncé à la croyance en l’âme immortelle. Maintenant l’humanité a le droit d’attendre ; elle n’a plus besoin de se précipiter et d’accepter des idées mal examinées, comme il lui fallait faire autrefois. Car alors, le salut de la pauvre âme immortelle dépendant de ses convictions durant une courte existence, il lui fallait se décider d’aujourd’hui à demain et la connaissance avait une importance épouvantable. Nous avons reconquis le bon courage à errer, à essayer, à prendre provisoirement. Tout cela est de moindre conséquence. Et c’est justement pour cela que des individus et des générations entières peuvent envisager des tâches si grandioses qu’elles seraient apparues aux temps jadis comme de la folie et un jeu impie avec le ciel et l’enfer. Nous avons le droit de faire des expériences avec nous-mêmes. L’humanité tout entière en a même le droit. »

Parmi toutes ces religions et métaphysiques il en est une que Nietzsche poursuit d’une haine de dilection, et l’on peut même conjecturer que c’est à cause d’elle qu’il les déteste toutes, ce qui nous invite à le suivre attentivement sur ce terrain ; cette religion, c’est le Christianisme. Pour Nietzsche — et nous sommes ici dans les idées de Nietzsche qui me paraissent les plus justes en leur fond sinon dans toutes les conséquences qu’il en tire — pour Nietzsche le Christianisme n’est pas autre chose qu’un des avènements, et le plus considérable et le plus décisif, du plébéianisme ; et c’est pour cela qu’il y voit l’ennemi le plus odieux et le plus redoutable, éternel obstacle à ses idées générales. Le Christianisme est l’avènement du plébéianisme.

Il a été préparé par Socrate, par Platon qui, quelles que fussent, du reste, leurs idées politiques, ont habitué les esprits à considérer toutes choses au point de vue de la morale, sub specie ethices, et qu’ils ont accoutumés ainsi à mépriser et à nier le droit du fort, le droit du meilleur, et à vouloir que tous les hommes fussent soumis à une seule règle.

Il a été préparé par le Bouddhisme ou des infiltrations du Bouddhisme, la première religion plébéienne et appelant également dans son sein et à sa foi tous les hommes, que le monde semble avoir connue.

Il a été préparé (ce que Nietzsche me paraît avoir complètement oublié ou passé sous silence) par le prophétisme hébreu, qui est un mouvement formellement populaire, plébéien, démocratique et égalitaire.

Toutes ces préparations sont exécrables ; mais le Christianisme est plus exécrable encore que tout ce qui l’a préparé. On sait comment il est né : tout ce qu’il y avait de bas, de vil, de fatigué, de déchet social et de décadence sociale, a été appelé à se considérer comme saint, comme divin, comme a membre vivant de Dieu » et à mépriser tout ce qu’il y avait de vivant et d’énergique et de beau et de noble, tout ce qui avait une volonté de vie et de beauté.

« Le Christianisme est la religion propre à l’antiquité vieillie ; il a eu besoin, comme conditions premières, des vieilles civilisations dégénérées, sur quoi il sait agir et agit comme un baume. Aux époques où les yeux et les oreilles sont « pleins de limon », au point qu’ils ne perçoivent plus la voix de la raison et de la philosophie, n’entendent plus la sagesse vivante et personnifiée, soit qu’elle porte le nom d’Épictète ou celui d’Épicure, la croix dressée des martyrs et la trompette du jugement dernier suffiront peut-être à produire de l’effet pour décider de pareils peuples à une fin convenable. Que l’on songe à la Rome de Juvénal, à ce crapaud venimeux, aux yeux de Vénus, et l’on comprendra ce que cela veut dire que de dresser une croix devant le monde… La plupart des hommes naissaient, en ce temps-là, avec des âmes assouvies, avec des sens de vieillard. Quel bienfait c’était pour eux que de rencontrer ces êtres qui étaient plus âmes que corps et qui semblaient réaliser cette idée grecque des ombres de l’Hadès ! Ce Christianisme considéré comme glas de la bonne antiquité, sonné d’une cloche fêlée et lasse, mais d’un son pourtant mélodieux ; ce Christianisme, même pour celui qui maintenant ne parcourt ces siècles qu’au point de vue historique, est un baume pour l’oreille. Que dut-il donc être pour les hommes de l’époque ! Par contre, le Christianisme est un poison pour les jeunes peuples barbares. Planter, par exemple, dans les âmes des vieux Germains, ces âmes de héros, d’enfants et de bêtes, la doctrine du péché et de la damnation, qu’est-ce autre chose sinon les empoisonner ? Une formidable fermentation et décomposition chimique, un désordre de sentiments et de jugements, une poussée et une exubérance des choses les plus dangereuses, telle fut la conséquence de tout cela et dans la suite un affaiblissement foncier de ces peuples barbares. »

Telle fut la nature première, la complexion première du Christianisme : douceur divinisée, faiblesse divinisée, humilité, soumission et platitude divinisées. De là les deux hostilités perpétuelles du Christianisme : hostilité à la vie, hostilité à l’art. Le Christianisme a eu de tout temps une répugnance rageuse et vindicative « à l’endroit de la vie elle-même »… Il fut « dès l’origine, essentiellement et radicalement, satiété de la vie et dégoût de la vie, sentiments qui seulement se déguisent et se dissimulent sous le travesti de la foi en une autre vie et en une vie meilleure », N’est-il pas évident que toute doctrine qui en appelle à une autre vie condamne cette vie présente ou s’en plaint et la maudit, invite ou à la quitter ou à désirer d’en sortir, ou à la réduire à son minimum ? De là, dans la doctrine chrétienne, éternellement la « haine du monde », l’« anathème aux passions, la peur de la beauté et de la volupté, un au-delà futur, inventé pour mieux dénigrer le présent, un fond, un désir de néant, de mort, de repos jusqu’au sabbat des sabbats. »

Voyez saint Paul, « ce Pascal juif » comme Pascal fut un Paul chrétien, voyez ce chétif, ce malade, cet épileptique, peut-être cet ancien criminel, à coup sur cet ancien esclave de passions violentes. Ce qu’il cherche c’est à abolir en lui le péché par l’union intime avec son Dieu, c’est-à-dire à faire disparaître la vie dans la mort, qui est une nouvelle vie et la seule désirable. Aucune « volonté de puissance », aucune « volonté de domination » aussi formidable ; car tout effort est volonté et puissance. Mais où va cet effort ? À la mort, d’abord, à la mort actuelle, condition nécessaire et condition adorée de la vie réelle. « À la mort ! — À la gloire ! » dit magnifiquement et très exactement le Polyeucte de Corneille. À la gloire par la mort, c’est la devise même du chrétien.

Et, par une suite nécessaire, le Christianisme a une hostilité perpétuelle et incurable à l’endroit de la Beauté et de l’Art. On pourrait dire d’abord que qui est hostile à la vie l’est à l’art comme forcément, car « toute vie repose sur apparence, art, illusion » et croyance à une illusion considérée comme belle, séduisante et fortifiante. Sans aller si loin, le Christianisme est hostile à l’art comme n’admettant rien que ce qui est strictement moral et poursuivant la morale comme sa fin, ce qui exclut l’art, ou en le subordonnant, le dégrade et en le dégradant le tue. Si nous nous plaçons dans l’hypothèse de l’explication et de la justification du monde par sa beauté, hypothèse où, comme on sait, Nietzsche s’est complu quelquefois, « rien n’est plus complètement opposé à l’interprétation, à la justification purement esthétique du monde que la doctrine chrétienne, qui est et ne veut être que morale et qui, avec ses principes absolus, par exemple avec sa véracité de Dieu, relègue l’art, tout art, dans l’empire du mensonge, et c’est-à-dire le nie, le condamne, le maudit ».

Le Christianisme repousse l’art tout entier. Il n’est « ni apollinien ni dionysiaque ; il nie toutes les valeurs esthétiques, il est nihiliste au sens le plus profond du mot ». Il y a cette différence, à sa honte et à sa condamnation, entre ce qui l’a préparé et lui-même, que le socratisme subordonnait l’art à la morale, considérait l’art, ainsi que tout travail humain, comme devant tendre à la morale comme à sa dernière fin ; à ce titre l’admettait donc encore ou croyait l’admettre, l’énervait, mais ne le proscrivait point, ou croyait ne pas le proscrire, tandis que le Christianisme le proscrit, et, très intelligent, en a peur, comme de son ennemi mortel, c’est-à-dire vivant. Dès qu’un chrétien est intelligent, dès qu’un chrétien est profond, dès qu’un chrétien comprend le christianisme. Luther, Calvin, Pascal, de Maistre, il proscrit l’art ; dès qu’un chrétien comprend à moitié ou aux trois quarts le Christianisme, il réduit l’art à être un auxiliaire modeste et servile de la morale : Tolstoï ; dès qu’un chrétien, encore que sincère, est chrétien superficiel, récent, accidentel et un peu de parti pris, et en somme n’y comprend rien, il prétend marier l’art au Christianisme : Chateaubriand.

Au fond le chrétien est homme de mort, d’ombre sépulcrale, amant de la mort. Regardez autour de vous : les chrétiens sont amoureux de la mort, et les hommes et femmes qui par complexion naturelle ont le goût de la mort sont chrétiens comme de disposition naturelle. Les prêtres chrétiens sont « l’espèce la plus farouche des nains, » des a créatures souterraines ».

Cette doctrine a — elle le sait bien et s’en vante avec raison — renouvelé la nature humaine ; seulement elle l’a faussée. Elle a créé des sentiments nouveaux qui sont antihumains au premier chef. Nietzsche fait au Christianisme le même reproche que le Christianisme faisait au Stoïcisme, ou très analogue. Le Christianisme faisait au Stoïcisme le reproche d’avoir prétendu supprimer les passions, au lieu de les avoir bien dirigées. Nietzsche reproche au Christianisme d’avoir, lui aussi, prétendu supprimer les passions, ou de les avoir, en les détournant de leur but, rendues plus mauvaises et aussi plus séduisantes et plus corruptrices. Le Christianisme a prétendu supprimer l’ambition, qui est le plus naturel et le meilleur des sentiments humains, qui est « la volonté de puissance. » Mais la volonté de puissance, détournée seulement de son cours, s’est revanchée, et elle est devenue la volonté de conquérir le ciel ; et elle a rejeté l’homme dans la lutte, mais dans une lutte plus cruelle et plus dure que celle de l’ambition proprement dite, dans la lutte contre lui-même et contre « le monde », lutte où il est devenu âpre, violent, triste et malheureux affreusement. Par désir de supprimer une passion, substitution d’une passion à une autre ; et substitution, à une passion bonne, d’une passion mauvaise, ou, à une passion mauvaise, d’une passion pire.

Les chrétiens ont prétendu supprimer l’amour, le faire considérer comme une passion funeste, comme un ennemi. Soit ; mais « les passions deviennent mauvaises et perfides quand on les considère d’une manière mauvaise et perfide ». Les chrétiens ont fait d’Éros et d’Aphrodite des génies de l’enfer, des esprits trompeurs. D’abord cela est douteux que ce qui est créé pour la propagation de l’espèce soit trompeur en soi et funeste. Ensuite c’est une vulgarité, c’est le propre des âmes les plus vulgaires que de considérer toujours son ennemi comme mauvais, comme méchant. Faites attention à cela. Ennemi, soit ; mais l’ennemi est nécessaire à la vie, à toute vie, et l’être qu’on supposerait sans ennemi serait un être très malheureux, très bas, tout proche du non être. — Et enfin et surtout, le Christianisme, en faisant de l’amour et un péché et un mystérieux et redoutable ennemi, l’a poétisé, l’a divinisé, en a fait une volupté dont on rêve avec des délices mêlées de frisson et dont, par conséquent, on rêve toujours ; et donc, en prétendant détruire l’amour, il l’a créé. « Cette diabolisation d’Éros a fini par avoir un dénouement de comédie : le « démon » Éros est devenu peu à peu plus intéressant que les anges et les saints, grâce aux cachotteries et aux allures mystérieuses de l’Église dans toutes les choses érotiques. C’est grâce à l’Église que les affaires d’amour devinrent le seul intérêt véritable commun à tous les milieux, avec une exagération qui aurait paru inintelligible à l’antiquité et qui ne manquera pas un jour de faire rire. Toute notre poésie, du plus haut au plus bas, est marquée et plus que marquée par l’importance diffuse que l’on donne à l’amour, présenté toujours comme événement principal. Peut-être, à cause de ce jugement, la postérité trouvera à tout l’héritage de la civilisation quelque chose de mesquin et de fou. »

Le Christianisme a donc renouvelé la nature humaine ; mais en la faussant, en l’altérant, en la dégradant, en la corrompant. Au sens vrai du mot, le Christianisme est corrupteur.

Il est mort, dit-on, et il n’est que de curiosité historique de faire les remarques auxquelles nous venons de nous arrêter. Qu’on ne s’y trompe pas. De même que « Dieu est mort » ; mais a laissé des « ombres », ces ombres métaphysiques dont nous avons parlé plus haut, de quoi l’humanité ne pourra peut-être pas se débarrasser d’ici à des milliers d’années ; de même il est curieux de voir quelles ombres aussi a laissées le Christianisme. Le Christianisme avait dit : « Sauvez-vous par la foi », et sur cette parole le « dogme » avait été fondé ; mais il avait dit aussi : « Aimez-vous les uns les autres, aimez votre prochain comme vous-même ; aimez votre « ennemi » ; et, sur ces paroles, la « morale » chrétienne avait été fondée. Peu à peu le dogme est tombé ; mais la morale est venue en premier plan. Remarquez qu’elle y est d’autant plus venue que le dogme tombait. Plus on mettait le dogme en oubli, plus on tenait à honneur de pratiquer et surtout d’exalter la morale, pour montrer combien on pouvait être vertueux sans être chrétien. Certains athées ont pour principal mobile moral leur athéisme même, tant ils sont jaloux de prouver qu’un athée peut être homme de bien et à quel point il peut l’être. Seulement, à se détacher du Christianisme de cette façon-là, il arrive ceci qu’on est chrétien plus que jamais, et, plus que jamais propagateur et vulgarisateur du principe chrétien ; et cette ombre du Christianisme, c’est le Christianisme encore qui plane sur le monde ; et ce résidu du Christianisme en est l’essence.

Voyez bien la suite des choses : « Plus on se séparait des dogmes, plus on cherchait, en quelque sorte, la justification[3] de cette séparation dans un culte de l’amour de l’humanité. Ne point rester en arrière en cela sur l’idéal chrétien, mais surenchérir[4] encore sur lui, si cela est possible, ce fut le secret aiguillon des libres penseurs français depuis Voltaire jusqu’à Auguste Comte ; et ce dernier, avec sa célèbre formule morale « vivre pour autrui », en effet surchristianise[5] le Christianisme. Sur le terrain allemand, c’est Schopenhauer, sur le terrain anglais, c’est J. Stuart Mill qui ont donné la plus grande célébrité à la doctrine des affections sympathiques et de la pitié ou de l’utilité pour les autres comme principe d’action. Mais ils ne furent eux-mêmes que des échos. Ces doctrines ont surgi partout en même temps sous des formes subtiles ou grossières avec une vitalité extraordinaire depuis l’époque de la Révolution française à peu près, et tous les systèmes socialistes se sont placés comme involontairement sur le terrain commun de ces doctrines… »

Voilà les résidus de Christianisme qu’il importe de brûler et les ombres de Christianisme qu’il importe de faire disparaître.

En résumé, les religions et les métaphysiques, qui ne sont que de pâles reflets des religions, naissent de la faiblesse humaine ; elles sont toujours adoptées et embrassées par les faibles pour réprimer et, s’il se peut, pour asservir les forts ; elles réussissent à les réprimer d’abord et à les asservir ensuite ; elles réussissent même quelquefois à les séduire et alors, pénétrés d’elles, ce sont eux-mêmes qui se répriment, s’asservissent et, en consacrant la force au service des faibles, détruisent la force. — Religions et métaphysiques, tous les rêves de surnaturel en général, sont donc des auxiliaires de la mort, des ennemis de la vie et de la beauté, des déchéances et des dégradations de l’espèce humaine ; en tout cas des obstacles encore à la conception de la vie qui est celle de Nietzsche.

  1. Souligné par Nietzsche.
  2. Id.
  3. Souligné par Nietzsche.
  4. Id.
  5. Id.