En lisant Nietzsche/4

Société française d’imprimerie et de librairie (p. 51-61).


IV

CRITIQUE DES OBSTACLES


La Société.


Un obstacle encore à la diffusion de la véritable doctrine, ce sont les sociétés actuelles. Disons tout de suite que c’est pour cela que Nietzsche a été estimé anarchiste par quelques-uns, encore qu’il ne le soit pas du tout et que foncièrement il soit précisément le contraire. Il n’est pas anarchiste, il n’est pas antisocial ; seulement il voit très bien que toutes les sociétés actuelles et toutes les sociétés depuis un assez long temps sont directement opposées à sa foi et font obstacle à sa foi par leur constitution même. Les sociétés actuelles, quelles qu’elles soient, monarchies absolues, monarchies tempérées, démocraties, ne visent aucunement à faire vivre ou à aider l’homme à vivre en liberté, en force et en beauté ; si elles visent à quelque chose (de quoi, du reste, on peut douter), c’est à faire vivre le plus d’hommes possible. C’est là certainement le but, subconsciemment conçu et senti, de leur démarche générale.

Songeant, bien vaguement, à cela, mais en tout cas ne songeant pas à autre chose, elles ne peuvent penser qu’à assurer à tous les hommes une vie excellemment médiocre, une petite vie humble et restreinte, qui ne gêne pas, qui n’empiète pas, qui ne se déploie pas, une vie telle que chacun, très rétréci et comprimé, n’empêche point les autres de naître d’abord, et d’avoir, eux aussi, chacun sa petite place, sa petite case, son tout petit champ d’évolution. L’idéal de chacune de ces sociétés semble être celui d’un architecte d’hôpital ou d’un directeur d’hôpital qui mesure au plus juste les cubes d’air indispensables et qui dit : « En gagnant cinq centimètres encore sur chacun, j’obtiendrai quatre lits de plus, peut-être cinq. » — Il est difficile de vivre en liberté, en beauté, en force, et en surabondance dans ce système et dans cette pratique.

Très évidemment les sociétés modernes, aussi bien pour leurs simples citoyens que pour leurs soldats, s’occupent peu de la qualité et ne s’inquiètent que de la quantité. Elles ne veulent ni « faire grand » ni « faire beau » ni peut-être même « faire bien » ; elles veulent « faire nombreux ». Cela, à ce qu’il semble, tient bien à leur constitution même, en dehors de tout système politique. Elles sentent ou croient sentir que les hommes se mettent en société, comme on dit — mais peu importe que ce soit une sottise historique, il ne s’agit que de but et de dessein idéal — se mettent en société, donc, pour se garantir de l’ennemi possible et pour vivre en paix et en bonheur, non point du tout pour « vivre dangereusement » ; par conséquent plutôt pour appeler le plus d’êtres possible à la vie et maintenir le plus d’êtres possible dans la vie, que pour les faire vivre en beauté, en force et en danger ; et, du reste, le seul fait d’appeler à la vie le plus d’êtres possible restreint la place, comme nous avons vu, et forme en soi un obstacle à la vie belle. « Beaucoup trop d’hommes viennent au monde ; l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus ! Voyez comme il les attire, les superflus ! Comme il les enlace ! Comme il les mâche et les remâche ! » Les sociétés modernes, et depuis une antiquité assez reculée elles sont modernes, sont donc de soi antinietzschéennes ; et Nietzsche ne peut pas s’empêcher d’être un peu antisocial et surtout de le paraître. Très certainement (pourquoi ne pas le reconnaître ?) il a dû avoir des moments d’antisociétisme et se dire : « La vie telle que je la conçois, il se pourrait bien qu’elle fût tout simplement la vie sauvage et qu’elle ne pût se réaliser pleinement ou brillamment que dans « l’état de nature », ou dans cet état primitif à sociétés peu organisées que l’on appelle quelquefois l’état de la nature. Au fond, c’est l’invention sociale elle-même qui est contre moi. »

Il a pu se dire cela, encore que je ne voie pas qu’il l’ait écrit nulle part, lui qui écrivait tout ce qu’il pensait, avec tant de bravoure et de hardiesse ; il a pu penser cela quelquefois, et, pour ma part, je le sais trop intelligent pour douter qu’il ait fait cette réflexion ; mais, persuadé, peut-être à tort, qu’il y a eu une race, à savoir la grecque, qui a été organisée en société et qui a créé la vie libre, belle et forte, il ne s’est pas arrêté à la pensée antisociale et il a laissé à quelques disciples de lui, peut-être logiques, la tâche ou le plaisir de la déduire de ses prémisses.

Ce dont il a fait la critique pénétrante, subtile et dure, ce qu’il a attaqué vigoureusement et dédaigneusement à la fois, c’est la société moderne, la société utilitaire, la société qui a pour rêve de donner à un très grand nombre d’êtres humains un petit bonheur étroit, laid et dégoûtant. Cette société-là est la bête noire, ou, si vous voulez, le troupeau noir de Nietzsche. Il la poursuit de railleries enflammées qui sont admirables. Ce qu’elle veut confusément, cette société, c’est deux choses qui sont excellemment antinaturelles : la justice et l’égalité ; et où elle va, c’est à une chose qui est abominablement antiesthétique, c’est à-dire antinaturelle encore, la médiocrité et la platitude. Écoutez-les, « les tarentules ». Écoutez-les parler de justice, c’est-à-dire d’envie et de vengeance : « C’est précisément ce que nous appelons justice quand le monde se remplit des orages de notre vengeance. » — Ainsi parlent entre elles les tarentules. — « Nous voulons exercer notre vengeance sur tous ceux qui ne sont pas à notre mesure et les couvrir de nos outrages. » — « C’est ce que se jurent en leurs cœurs les tarentules. » — « Et encore : volonté d’égalité, c’est ainsi que nous nommons dorénavant la vertu et nous voulons élever nos cris contre tout ce qui est puissant »… « C’est une mauvaise race ; ils ont sur le visage les traits du bourreau et du ratier. Méfiez-vous de tous ceux qui parlent beaucoup de leur justice… Mes amis, je ne veux pas que l’on me mêle à d’autres et qu’on me confonde avec eux… C’est avec ces prédicateurs d’égalité que je ne veux pas être mêlé et confondu. Car, ainsi me parle la justice : les hommes ne sont pas égaux. »

Nietzsche ne tarit pas sur les « tarentules ». Il considère les socialistes comme la race « la plus honnête, la plus bornée et la plus malfaisante de l’Univers ». Il la tient pour amoureuse d’uniformité, de médiocrité et de laideur, comme tout ce qu’il y a au monde de plus étranger à la vie, de plus hostile à la vie, et de plus destructeur de la vie. Le démocrate lui paraît je ne sais quel ami de l’ombre et des ténèbres humides, tout ce qu’il y a de moins apollinien ; et le socialiste, qui n’est pour lui, et il a raison, que le démocrate logique, un être de nuit, dont le seul souci est de vouloir éteindre tout ce qui ressemble un peu au soleil.

Ce qu’il y a de désagréable, c’est que ceux qui pourraient être puissants, ceux qui sont marqués pour diriger, ceux que les Grecs eussent appelés aristoï, ceux-ci même acceptent une certaine solidarité avec les tarentules, croient ou semblent croire, d’abord à la nécessité de leur existence, ensuite à la légitimité de leurs désirs, et enfin s’associent avec elles. À tort : « La vie est une source de joie ; mais partout où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées… Mais j’ai demandé un jour et j’étouffais presque de ma question : Comment ? La Vie aurait-elle besoin de la canaille ?… Et j’ai tourné le dos aux dominateurs lorsque je vis ce qu’ils appellent aujourd’hui dominer : trafiquer et marchander de puissance avec la canaille. »

Et il se forme ainsi un singulier État moderne, l’État appuyé sur la canaille, l’État-canaille, pourrait-on dire, et cet état, antinaturel et antiesthétique, se croit adorable, s’affirme adorable et se fait adorer ; il est la « nouvelle idole ». Il se fait adorer, comme un sanctuaire d’oracle antique, sur un mensonge, du moins sur une contre-vérité à laquelle il croit peut-être et à laquelle la foule croit. Il se dit le peuple, il s’appelle le peuple et précisément il est le contraire : « L’État c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement et voici le mensonge qui rampe dans sa bouche : « Moi, l’État, je suis le Peuple. » C’est un mensonge ! Ils étaient des créateurs ceux qui créèrent les peuples et qui suspendirent au-dessus des peuples une foi et un amour ; ainsi ils servaient la vie. Mais ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un État : ils suspendent sur eux un glaive et cent appétits. »

Voilà bien l’État moderne : il persuade au peuple qu’il sort du peuple et qu’il est le peuple ; et, sous ce prétexte, au lieu de le hausser vers quelque chose de grand, il l’abaisse en l’adulant ; au lieu de le réveiller et de le susciter, il l’endort ; au lieu de le discipliner, il le dissémine et le pulvérise ou le laisse dans sa dissémination et sa pulvérulence naturelles ; et c’est pour faire tout cela qu’il veut qu’on l’adore et qu’il « hurle, le monstre » : « Il n’y a rien de plus grand que moi sur la terre et je suis le doigt ordonnateur de Dieu. »

Et, où, s’il vous plaît, tout cela conduit-il, peut-il conduire, doit-il conduire ? Les sociétés modernes, avec leur goût du grand nombre, du toujours plus grand nombre, et de la médiocrité et de la platitude, et l’État-idole avec son goût pour l’uniformité et sa haine naturelle de toute supériorité individuelle, l’État-canaille en un mot, tout cela n’est pas autre chose qu’un plus ou moins lent suicide de l’humanité. « L’État [tel que nous venons de le définir] est partout où tous, bons et mauvais, absorbent des poisons ; l’État est partout où tous, bons et mauvais, se perdent eux-mêmes ; l’État est partout où le lent suicide de tous s’appelle la Vie, »

Si l’on se figure, pour peu que les choses durent ainsi, ce que les hommes deviendront à ce régime, on les voit ainsi dans un lointain avenir, prochain peut-être : « Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : ils sont devenus plus petits et ils continuent à devenir toujours plus petits. C’est leur doctrine du bonheur et de la vertu qui en est la cause… Ils s’en vont clopin-clopant et c’est ainsi qu’ils sont un obstacle à ceux qui se hâtent… Quelques-uns veulent, la plupart sont voulus… Ils sont ronds, loyaux et bienveillants les uns envers les autres comme les grains de sable sont ronds, loyaux et bienveillants envers les grains de sable. Embrasser modestement un petit bonheur, c’est ce qu’ils appellent résignation, et du même coup ils louchent déjà modestement vers un nouveau petit bonheur… Ils n’ont au fond qu’un désir : que personne ne leur fasse du mal ; cela s’appelle vertu et c’est de la lâcheté… La vertu c’est pour eux ce qui rend modeste et apprivoisé : c’est ainsi qu’ils ont fait du loup un chien et de l’homme même le meilleur animal domestique de l’homme… Et c’est là de la médiocrité, bien que cela s’appelle modération. »

Voyez-les bien tels qu’ils seront demain. Ils auront découvert le bonheur ; ils en seront très persuadés, et en effet ils auront découvert ce qu’ils cherchent maintenant et qui n’est pas difficile du tout à trouver et qu’ils appellent par avance le bonheur et qui est une chose à donner quelque nausée : « Je vous montre le dernier homme. Il dit : « Qu’est-ce que l’amour, la création, le désir ? Qu’est-ce que l’étoile ? » Et il clignote. » — « Nous avons découvert le bonheur », disent les derniers hommes, « et ils clignotent. Ils ont délaissé les contrées où l’on vit durement ; car on a besoin de chaleur. On aime aussi le voisin et l’on se frotte contre lui ; car on a besoin de chaleur… On travaille encore ; car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que cette distraction ne devienne pas un effort. On ne veut ni pauvreté ni richesse ; l’une et l’autre donnent trop de souci. Qui voudrait encore commander ? Et qui obéit ? L’un et l’autre donnent trop de souci. Pas de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose. Tous sont égaux : qui pense autrement entre volontairement dans un asile d’aliénés. — Nous avons découvert le bonheur, disent les derniers hommes ; et ils clignotent. »

Il semble que voilà bien l’État moderne, ses principes, son présent et son avenir. S’il est ainsi, est-ce qu’il ne tournerait pas le dos à la culture, à l’art, à la beauté, à la civilisation et en général à ce qu’on appelle habituellement la vie humaine ? Est-ce que nous ne serions pas entre deux barbaries, avec « notre chaise au milieu », l’une, derrière nous, violente, agitée et chaotique, l’autre, devant nous, énervée, décrépite, ramollie et en air stagnant ? Est-ce que le progrès dont notre âge se vante ne serait pas celui du sable mouvant ou de la vase montant, d’un mouvement insensible et doux, de nos jambes à notre ceinture et de notre ceinture à nos épaules ? Nous le voyons s’élever, d’une ascension précise et sûre ; et nous nous disons avec orgueil : Oh ! oh ! quelque chose monte. Mais il faudrait un peu se demander si ce n’est pas nous qui descendons, ce qui n’est pas impossible, et si le moment n’est pas près de venir où quelqu’un dira : et il n’y eut plus que la vase.

Nietzsche en est persuadé au moins, et, de son regard jeté sur la société, il conclut pour le moment : Ceci encore est un obstacle à ma foi. Ceci est contraire à la vie, à la beauté et à la lumière. Ceci est une descente facile dans la nuit, facilis descensus Averni. Ou il ne faut pas de société, ou il faut une société qui serait juste à l’inverse de celle-ci. C’est ce que nous aurons à voir plus tard. Pour le moment notons ce point comme parfaitement acquis : ceci est encore un obstacle.