En lisant Nietzsche/10

Société française d’imprimerie et de librairie (p. 247-286).


X

PERSPECTIVES LOINTAINES DE LA DOCTRINE


S’il en est ainsi, il faut, par tous les moyens possibles, détruire, abolir, anéantir la morale et livrer l’homme à toutes ses passions et le pousser à s’abandonner à elles… Et voilà la conclusion et la solution. — Mais non, répond Nietzsche après avoir réfléchi, non pas ! Ce qui résulte de tout ce que nous venons de dire, ce n’est pas que la morale soit mortelle aux hommes, c’est qu’elle est mortelle au plus petit nombre des hommes et mortelle à la société, qui doit être gouvernée par ces hommes-là pour subsister, et mortelle à l’humanité qui doit être dirigée par ces hommes-là pour n’être pas une poussière et une fange. Mais elle n’est nullement mortelle pour le grand nombre, pour l’espèce inférieure, pour la masse. Elle est sa vie même. Elle est la conception de vie, la règle de vie et l’idéal de vie à quoi cette masse peut s’élever et qui lui est nécessaire, lui étant naturelle : « Ce qui n’est permis qu’aux natures les plus fortes et les plus fécondes[1] pour rendre leur existence, à elles, possible, les loisirs, les aventures, l’incrédulité, les débauches même, si cela était permis aux natures moyennes, les ferait périr nécessairement. »

Et il en est ainsi en effet. « L’activité, la règle, la modération, les « convictions » sont de mise, en un mot comme vertus de troupeau : avec elles cette espèce d’hommes, l’espèce des hommes moyens, atteint le genre de perfection qui lui est propre. »

Ce qu’il faudrait donc, c’est maintenir la morale pour ceux à qui elle est nécessaire, ne pas y assujettir ceux à qui et elle n’est pas nécessaire et elle est funeste et elle est mortelle, comme on maintient l’eau pour les poissons sans y assujettir les oiseaux. « Une doctrine et une religion de « l’amour », entrave de l’affirmation de soi ; une religion de la patience, de la résignation, de l’aide mutuelle en action et en paroles, peuvent être d’une valeur supérieure dans de pareilles couches, même aux yeux des dominants ; car elles répriment les sentiments de la rivalité, du ressentiment, de l’envie qui sont propres aux êtres mal doués ; elles divinisent pour eux, sous le nom d’idéal, d’humilité et d’obéissance, l’état d’esclavage, d’infériorité, d’oppression. Cela explique pourquoi les classes (ou les races) dominantes, ainsi que les individus, ont maintenu sans cesse le culte de l’altruisme, l’évangile des humbles, le Dieu sur la croix. »

Que les hommes d’espèce inférieure gardent la morale. Aussi bien c’est eux qui l’ont inventée, et ils l’ont inventée selon leur nature et selon leurs besoins, et il n’y a rien à dire à cela. Leur seul tort est de vouloir y soumettre ceux pour qui elle n’est pas faite et qu’elle annihile, au grand dam de la société et du genre humain. Le tort des poissons n’est pas de vouloir vivre dans l’eau ; il serait de vouloir contraindre à y vivre les aigles, ces conquérants, et les rossignols, ces artistes. C’est le mot de Napoléon, parfaitement juste : « Que vous écoutiez la voix du sentiment et de la pitié, c’est affaire à vous et c’est très bien de votre part ; mais à moi, Monsieur de Metternich, qu’importe que cent mille hommes vivent ou périssent ? »

Il est prouvé que l’humanité, la masse de l’humanité, ne peut vivre sans morale, peut-être même sans une religion, développement, dérivation et soutien aussi de cette morale. Il est prouvé aussi que l’élite de l’humanité ne peut vivre et aussi ne peut mener l’humanité dans les chemins de la grandeur et de la beauté qu’affranchie de cette morale. Concluons qu’il faut une morale pour l’humanité et qu’il n’en faut pas pour l’élite. Le mot, tant raillé : « Il faut une religion pour le peuple », n’est pas grotesque le moins du monde ; il est la constatation d’un fait. C’est le mot du garçon coiffeur à Diderot : « Quoique je ne sois qu’un carabin, il ne faut pas croire que j’aie de la religion », qui est ridicule.

— Mais nous aboutissons aux « deux morales », ou, si vous voulez, à deux règles de vie, ce qui est bien la même chose, à une morale pour les petits et à une morale pour les grands ; car l’absence de morale pour les grands devra bien n’être pas simplement une négation, elle devra bien se préciser, se discipliner et s’organiser, et devenir elle-même une morale d’un certain genre, une morale différente de la morale vulgaire, une morale contraire même à la morale vulgaire, une morale immoraliste, mais enfin une règle de vie, c’est-à-dire une morale, et nous voilà bien aux deux morales.

— Eh ! Précisément, répond Nietzsche, l’erreur c’est de vouloir que la morale soit « la morale universelle », comme disent les vieux cahiers de philosophie. La morale ne peut pas être universelle. Elle ne pourrait l’être que si tous les hommes étaient de même nature, ce que vous savez bien qui n’est pas vrai. C’est l’idée, sourde encore, d’égalité qui a inspiré aux anciens philosophes cette idée de la morale universelle et uniforme. Ayant vaguement ce préjugé que les hommes étaient égaux et de même nature, ils ont eu cette idée que la même règle de vie leur devait être appliquée et était comme inscrite dans leurs cœurs à tous. Mais c’est une erreur sur une erreur. Les hommes ne sont pas égaux, ils ne sont pas uniformes, ils ne sont ni coulés dans le même moule ni animés du même esprit, et il y en a de grands et il y en a de petits, et il y en a qui sont capables d’une règle de vie et il y en a d’autres qui sont capables d’une autre règle de vie à laquelle les premiers ne sont pas propres, et l’insupportable impertinence de ceux qui sont coulés dans les petits moules est d’y vouloir faire entrer ceux qui sont trop grands pour y loger, et il en est en morale exactement comme en politique, et la sottise de l’égalité et la sottise de la morale universelle sont la même sottise.

En d’autres termes, si vous préférez, j’admets la morale, je la respecte même, mais je lui fais sa part ; je veux qu’elle règne et agisse là où elle est très bien à sa place et sur ceux qui sont faits pour elle, puisqu’ils l’ont faite ; je l’arrête là où son domaine cesse et à la limite au delà de laquelle elle devient inutile et bientôt nuisible. Je veux que, comme toute autre chose, elle ait son département, et non point, pour sa part, tout, ce qui est sa prétention.

Prétention bizarre. Voit-on l’art prétendre que tout est fait pour lui, que toutes les choses humaines doivent être subordonnées à l’art, que toutes les connaissances humaines doivent être forcées de tendre à l’art comme à leur dernière fin et que tous les hommes doivent être artistes ?

Voit-on la science — et si on le voit parfois, c’est une indiscrétion ridicule — prétendre que tout est fait pour elle, que tout doit être régenté par elle, que tout doit être dirigé vers elle comme vers le but unique, et qu’elle est obligatoire et que tous les hommes doivent être des hommes de science ?

La morale est une des connaissances humaines, bonne dans sa sphère, comme les autres, mauvaise en dehors de son emploi. C’est la connaissance que les hommes médiocres ont de leurs besoins et de leurs désirs. Qu’elle serve aux hommes médiocres et qu’elle laisse les autres tranquilles. Elle seule a la prétention d’être universelle, d’être obligatoire pour tous les hommes et de courber tous les hommes sous sa loi. C’est cette seule prétention que je condamne et que je repousse. La morale chez elle !

On me dit : « Mais ceux que vous affranchissez de la morale se feront nécessairement une morale à eux, une règle de vie à eux, ne fût-ce que pour s’entendre entre eux, s’organiser, se discipliner, savoir ce qu’ils veulent et où ils tendent, et se reconnaître et communiquer entre eux sur les moyens d’arriver à leur but, puisque vous leur en donnez un, c’est à savoir la force, la grandeur et la beauté du genre humain. Et vous voilà bien aux deux morales, celle des petits, celle des grands. » — J’accepte très bien cette conclusion ou plutôt simplement cette façon de poser les choses. Oui, dans mon idée, il y a une morale pour les petits et quelque chose pour les grands, qui est très immoral, mais qu’on peut appeler une morale, si l’on y tient. Aux médiocres la morale traditionnelle, que je n’ai plus besoin de définir ni de décrire, puisque c’est ce que j’ai fait jusqu’ici, en l’attaquant. Aux hommes de l’espèce supérieure une morale particulière que je ne fais aucune difficulté de décrire en ses grandes lignes. Voici la morale des supérieurs et la morale des médiocres opposées l’une à l’autre : la morale des maîtres et la morale des esclaves.

« Au cours d’une excursion entreprise à travers les morales délicates ou grossières qui ont régné dans le monde ou qui y règnent encore, j’ai trouvé certains traits se représentant régulièrement en même temps et liés les uns aux autres ; tant qu’à la fin j’ai deviné deux types fondamentaux et une distinction fondamentale. Il y a une morale de maîtres et une morale d’esclaves ; j’ajoute tout de suite que, dans toute culture plus élevée et plus mêlée, apparaissent aussi des tentatives d’accommodement des deux morales, plus souvent encore la confusion des deux et un malentendu réciproque, parfois même leur étroite juxtaposition, et jusque dans le même homme et à l’intérieur d’une seule âme. Les différenciations de valeurs morales sont nées, ou bien sous l’empire d’une espèce dominante qui, avec un sentiment de bien-être, a eu pleine conscience de ce qui la place au-dessus de la race dominée, ou bien parmi les dominés, les esclaves et les dépendants de toutes sortes. Dans le premier cas, quand ce sont les dominants qui déterminent le concept « bon », ce sont les états d’âme sublimes et fiers que l’on regarde comme ce qui distingue et détermine les rangs. L’homme noble met à l’écart et repousse loin de lui les êtres en qui s’exprime le contraire de ces états sublimes et fiers : il les méprise. Qu’on remarque tout de suite que dans cette première espèce de morale l’antithèse « bon » et « mauvais » revient à celle de « noble» et « méprisable »… On méprise le lâche, le craintif, le mesquin, celui qui ne pense qu’à l’étroite utilité ; de même le méfiant, avec son regard inquiet, celui qui s’abaisse, l’homme chien qui se laisse maltraiter, le flatteur mendiant, surtout le menteur (c’est une croyance essentielle chez tous les aristocrates que le commun peuple est menteur : « Nous autres véridiques » était le nom que se donnaient les nobles dans la Grèce antique). Il est évident que les estimations de valeur morale ont eu primitivement pour objets les hommes et n’ont été que par la suite rapportées à des actions. Aussi les historiens de la morale commettent-ils une lourde bévue lorsqu’ils prennent comme point de départ des problèmes tels que ceux-ci : « Pourquoi des actions inspirées par la pitié ont-elles été jugées louables ? » Les hommes de l’espèce noble sentent que ce sont eux qui définissent les valeurs des choses : ils n’ont pas besoin de se faire approuver ; ils jugent : « Ce qui m’est nuisible est nuisible en soi. » Ils savent en un mot qu’il n’y a d’honneur que ce qu’ils en confèrent. Ils sont créateurs de valeurs. Tout ce qu’ils reconnaissent appartenir à leur nature, ils l’honorent. Une telle morale est glorification de soi-même. À son premier plan se trouve le sentiment de la plénitude de la puissance, qui veut déborder, le bonheur de la grande tension, la conscience d’une richesse qui voudrait donner et répandre. L’homme noble, lui aussi, vient en aide aux malheureux, non pas ou presque point par compassion, mais plutôt par une impulsion que crée la surabondance de la puissance. Il honore le puissant et, non le moins, celui qui a du pouvoir sur soi-même, qui s’y connaît à parler et à se taire, qui a plaisir à exercer contre soi sa sévérité et sa dureté, qui a le respect de tout ce qui est sévère et rigoureux. « Witan me plaça dans la poitrine un cœur dur », est-il dit dans une vieille Saga Scandinave[2]… Cette sorte d’hommes s’enorgueillit justement de n’être pas faite pour la pitié ; c’est pourquoi l’auteur de la Saga ajoute : « Celui qui n’a pas dès sa jeunesse un cœur dur ne l’aura jamais. » Des nobles et des braves qui pensent de la sorte sont aussi éloignés que possible de cette morale qui fait justement consister dans la pitié ou dans le fait d’agir pour autrui ou dans le désintéressement (en français dans le texte) le signe décisif de la moralité… Les puissants savent honorer ; c’est l’art où se déploie leur richesse d’invention. Respect pour la vieillesse et respect pour la tradition, double fondement pour eux de tout le droit. Une foi, une disposition d’esprit qui porte toujours favorablement les aïeux et défavorablement les nouvelles générations, voilà un vrai typique de la morale des puissants. Réciproquement, quand on voit les hommes des « idées modernes » croire presque par instinct au « progrès » et à « l’avenir » et manquer de plus en plus de respect pour l’âge, on a là un signe bien suffisant de l’origine basse de telles idées… Être capable de longue reconnaissance et de longue vengeance — à l’égard seulement de ses pairs — et en sentir le devoir ; savoir manier le talion, avoir des idées raffinées en amitié ; éprouver une certaine nécessité d’avoir des ennemis (peut-être comme exutoire aux humeurs d’envie, de dispute, de témérité, et au fond pour pouvoir bien être ami), autant de caractères significatifs de la morale noble, laquelle, on l’a dit, n’est pas la morale des « idées modernes », raison pour laquelle il est bien difficile de la bien sentir, difficile aussi de la déterrer… — Il en est tout différemment de l’autre morale, la morale des esclaves. En supposant que les asservis, les opprimés, les souffrants, ceux qui ne sont pas libres, ceux qui sont incertains d’eux-mêmes et fatigués, se mettent à moraliser, que trouveront-ils de commun dans leurs appréciations morales ? Vraisemblablement s’exprimera une défiance pessimiste de l’homme, peut-être une condamnation de l’homme avec toute sa situation. Le regard de l’esclave est défavorable aux vertus des puissants ; il est sceptique et méfiant ; il a la subtilité de la méfiance contre toutes les bonnes choses que les autres vénèrent ; il voudrait bien se persuader que le bonheur, même là, n’est pas véritable. Par contre, il met en avant en pleine lumière les qualités qui servent à adoucir l’existence de ceux qui souffrent. Ici nous voyons honorer la compassion, la main complaisante et secourable, le cœur tendre, la patience, l’application, l’humilité, l’amabilité ; car ce sont les qualités les plus utiles, et presque les seuls moyens pour alléger le poids de l’existence. La morale des esclaves est essentiellement une morale utilitaire. C’est ici le foyer général de la fameuse antithèse « bon » et « mal ». C’est dans le concept mal que l’on fait entrer la puissance et ce qui est dangereux[3], quelque chose de formidable, de subtil et de fort qui ne laisse pas approcher le mépris. D’après la morale des esclaves, c’est le méchant qui inspire la crainte ; d’après la morale des maîtres, c’est justement le « bon » qui l’inspire et qui la veut inspirer, tandis que le « mauvais » est l’objet du mépris. L’opposition des deux principes se rendra tout à fait sensible, si l’on remarque la nuance de dédain (même léger et bienveillant) qui s’attache au « bon » selon l’acception de la morale des esclaves, parce que le « bon » de cette morale c’est l’homme inoffensif, de bonne composition, facile à duper, peut-être un peu bête, un bonhomme. Partout où la morale d’esclaves a pris le dessus, on observe dans la langue une tendance à rapprocher les mots « bon » et « bête »… — Dernière différence fondamentale : l’aspiration vers la liberté, l’instinct pour le bonheur et les délicatesses du sentiment de liberté appartiennent aussi nécessairement à la morale et à la moralité des esclaves que l’art et l’enthousiasme dans la vénération et dans le dévouement sont le symptôme régulier d’une manière de penser et d’apprécier aristocratique. »

Voilà, selon Nietzsche les deux morales en présence, voilà les deux races en présence l’une de l’autre, chacune avec sa règle de vie. Elles ne se comprendront jamais l’une l’autre et se regarderont l’une l’autre avec un étonnement profond, parce que, non seulement les actes sont différents, mais les mobiles lointains des actes sont de sphères différentes, ou ne sont pas sur le même plan géométrique. Il y a là deux mondes : « Aux natures vulgaires tous les sentiments nobles et généreux paraissent impropres et pour cela, le plus souvent, invraisemblables ; ils clignent de l’œil quand ils en entendent parler et paraissent dire en eux-mêmes : « Il doit y avoir là un bon petit avantage ; on ne peut pas regarder à travers tous les murs », et ils se montrent envieux à l’égard de l’homme noble, comme s’il cherchait son avantage par des chemins détournés.

Mais il y a des cas cependant où il est difficile de trouver et même presque impossible de chercher un motif intéressé à un acte noble. Alors l’homme d’en bas trouve l’homme d’en haut aliéné. Il le regarde avec effarement, crainte ou pitié, selon le caractère personnel ; mais il est persuadé que voilà un homme qui a perdu la tête et qui n’est pas dans son bon sens ; et en effet ce n’est pas de bon sens, seule chose que puisse comprendre l’homme d’en bas, qu’il s’agit : « S’ils sont convaincus avec trop de précision de l’absence d’intentions égoïstes et de goûts personnels, l’homme noble devient pour eux une espèce de fou ; ils le méprisent dans sa joie et se rient de ses yeux brillants : « Comment peut-on se réjouir du préjudice qui vous est causé, comment peut-on accepter un désavantage avec les yeux ouverts ? La noblesse de sentiments doit se compliquer d’une maladie de la raison. » Ainsi pensent-ils et ils jettent un regard de mépris, le même qu’ils ont en voyant le plaisir que l’aliéné prend à son idée fixe… »

Remarquez qu’ils ont raison et qu’il y a une certaine folie dans la grandeur d’âme. La grandeur d’âme est une volonté de puissance, une volonté de noblesse, une volonté d’élévation qui est la forme la plus énergique de l’égoïsme, la forme la plus énergique de l’exaltation du moi, mais qui détruit l’égoïsme dans le sens vulgaire du mot, qui détruit l’égoïsme de conservation, le seul que l’homme d’en bas comprenne et puisse comprendre. Par conséquent, « comparée à la nature vulgaire, la nature supérieure est la plus déraisonnable ; car l’homme noble, généreux, celui qui se sacrifie, succombe en effet à ses instincts et dans ses meilleurs moments sa raison fait une pause. Un animal qui protège ses petits au danger de sa vie, ou qui, lorsqu’il est en chaleur, suit la femelle jusqu’à la mort, ne songe pas au danger de la mort ; sa raison, elle aussi, fait une pause, puisque le plaisir que lui procure sa couvée ou sa femelle et la crainte d’en être privé le dominent entièrement. » Il devient plus bête qu’il ne l’est généralement. De même l’homme noble et généreux. Celui-ci éprouve quelques sensations de plaisir ou de déplaisir avec tant d’intensité que l’intellect devra se taire ou se mettre au service de ces sensations ; alors son cœur lui monte au cerveau et l’on parlera dorénavant de sa « passion »… ; c’est la déraison de la passion que le vulgaire méprise chez l’homme noble ».

Il y a bien des passions que l’homme d’en bas comprend et excuse ; mais ce sont celles qui ressortissent à l’égoïsme vulgaire, à l’égoïsme conservateur, et qui n’en sont que des exagérations, des modifications, des perversions. Ainsi l’homme d’en bas « s’irrite, sans doute, contre les passions du ventre ; mais encore il comprend l’attrait qui exerce cette tyrannie » et il l’excuse ou en sourit. Mais comment comprendrait-il que l’on puisse « par exemple, pour la passion de la connaissance, mettre en jeu sa santé et son honneur ? » Là, pour lui, commence la folie. Les hommes supérieurs sont pour les hommes d’en bas des maniaques.

Il faut bien comprendre cela pour être juste. Il n’y a pas seulement dans la haine des hommes vulgaires pour les hommes supérieurs de la jalousie, de l’envie, du dépit haineux, de l’amour-propre humilié, de la vanité qui s’irrite ; il y a de tout cela certainement, à haute dose ; mais il y a aussi quelque chose, sinon de respectable, du moins qui mérite considération, il y a la stupeur de l’être normal[4] devant l’être monstrueux. Et réciproquement, l’homme supérieur est profondément injuste pour l’homme d’en bas. L’homme supérieur a un goût naturel pour des choses qui généralement laissent froids les hommes, pour l’art, pour la science, pour la beauté, pour la haute curiosité, pour la haute vertu. Comparés à la masse, les hommes supérieurs sont des chercheurs d’exceptions, des chercheurs de rareté : « Le goût des natures supérieures se fixe sur les exceptions, sur des choses qui ne semblent pas avoir de saveur. » En un mot « la nature supérieure a une façon d’apprécier qui lui est particulière. »

Or, tout comme la masse pour sa morale, les hommes supérieurs veulent faire de la règle particulière de leur sort et leur nature une règle universelle, et c’est là leur injustice : « Dans son idiosyncrasie du goût, la race supérieure s’imagine, généralement, ne pas avoir une façon d’apprécier à elle particulière, et elle fixe, au contraire, ses valeurs et ses non-valeurs très particulières, bien à elle propres, comme des valeurs universelles, et elle tombe ainsi dans l’incompréhensible et l’irréalisable. Il est très rare qu’une nature supérieure conserve assez de raison [de souplesse de bon sens et d’intelligence compréhensive] pour comprendre et pour traiter les hommes ordinaires en tant qu’hommes ordinaires. Généralement, elle a foi en sa passion, comme si, chez tous, cette passion était la passion restée cachée, et justement dans cette idée, elle est pleine d’ardeur et d’éloquence. Lorsque de tels hommes d’exception ne se considèrent pas eux-mêmes comme des êtres d’exception, comment pourraient-ils être jamais capables de comprendre les natures vulgaires et d’évaluer la règle d’une façon équitable ? Et ainsi ils parlent, eux aussi, de la folie, de l’impropriété, de l’esprit fantasque de l’humanité, pleins d’étonnement sur la frénésie d’un monde qui ne veut pas reconnaître ce qui serait pour lui « la seule chose nécessaire ». — C’est là l’éternelle folie des hommes nobles. »

Et par conséquent, il faut laisser à chacun sa façon de sentir, son appréciation des valeurs, sa règle de vie, sa « morale ». Il ne faut pas que personne empiète, ou veuille empiéter, ce qui serait une pensée vaine et un dessein irréalisable et un effort inutile. Il ne faut pas que l’une des deux parties de l’humanité veuille essayer de convertir l’autre, ni celle d’en bas celle d’en haut, ni celle d’en haut celle d’en bas. Laissons sa morale au peuple et ayons la nôtre. Quelle ? Celle que j’ai cent fois dite ; mais précisons encore.

La race supérieure devra pratiquer cet égoïsme supérieur que nous avons indiqué comme étant sa nature, le fond de sa complexion, et son but et sa mission même. Elle devra être dure pour elle-même, comme pour les autres, mais particulièrement pour elle-même, sans pitié pour elle-même, comme pour les autres, mais beaucoup plus pour elle-même que pour les autres, (« Soyez durs », dit sans cesse Zarathoustra à ses disciples) solidariste et pratiquant la plus ferme concorde et se considérant comme une famille, sans croire le moins du monde être apparentée au reste du genre humain ; honorant la tradition et le passé et par conséquent la vieillesse ; extrêmement sûre, cordiale, dévouée et passionnée en amitié ; contemptrice de l’amour et de toutes les sensualités, sans du reste attacher à la chasteté la moindre valeur morale ; contemptrice en général de tout ce qui est intérêt personnel, individuel, de tout ce qui est jouissance de propriété et n’est pas jouissance de caste ; contemptrice, par exemple, du confort domestique et royalement passionnée pour le luxe de palais héréditaires, de palais sénatoriaux, de temples, de musées ; cherchant toujours un but de grandeur, de force en expansion, de beauté en réalisation qui dépasse ses propres puissances et qui les épuise, l’homme n’ayant pas d’autre loi vraie que d’essayer de se surmonter ; aspirant toujours à élever le type humain en sa propre personne collective ; olympianisant l’homme en quelques exemplaires surhumains ; formant ainsi une élite formidable et redoutable qui conduira et mènera rudement l’humanité, s’étant imposée à elle à force de science, de volonté disciplinée et par l’étonnement même qu’elle lui inspirera ; et trouvant à toute cette œuvre, indéfiniment continuée, les plaisirs intenses de l’égoïsme vrai, substitué à l’égoïsme vulgaire et apparent ; les plaisirs aigus et profonds de l’affirmation, de l’expansion, de l’extension et de la tension violente du moi. « Vous ménagez trop, vous cédez trop. — C’est de cela qu’est fait le sol où vous croissez. Mais pour qu’un arbre devienne grand, il doit pousser de dures racines autour de durs rochers… Hélas ! que ne comprenez-vous ma parole ? Faites toujours ce que vous voudrez ; mais d’abord sachez vouloir, soyez de ceux qui peuvent vouloir. Aimez toujours votre prochain comme vous-même ; mais soyez d’abord de ceux qui s’aiment eux-mêmes, qui s’aiment avec le grand amour et avec le grand mépris. Ainsi parle Zarathoustra, l’impie. » — Et remarquez : c’est un peu étonnant au premier abord, mais c’est tout naturel quand on y réfléchit un instant, de ces hommes que nous réclamons, le Christianisme, cette morale des esclaves, a donné précisément les modèles et tracé la règle, pour cette raison bien simple que le Christianisme à son tour, à un moment donné, s’est trouvé être, en la personne collective de son Église, une aristocratie aussi, qui sentait le besoin de devenir et de rester une race supérieure. Aussi, comme les directeurs du Christianisme, l’espèce supérieure fera très bien de mettre en usage des pratiques d’un caractère ecclésiastique, comme, par exemple, l’ascétisme, le jeûne, le cloître, les fêtes. Tout cela a été corrompu, altéré, dévié, mal compris, souvent, par le Christianisme, mais tout cela en son fond est excellent : « L’ascétisme : on a à peine encore le courage de mettre en lumière son utilité naturelle, son caractère indispensable comme éducation de la volonté. Le monde absurde de nos éducateurs qui a présent à l’esprit « l’utile serviteur de l’État » comme schéma régulateur, croit s’en tirer avec l’instruction, le dressage du cerveau ; il ne possède même pas la notion qu’il y a quelque chose d’autre qui importe avant tout, l’éducation de la force de volonté. On institue des examens pour tout, sauf pour ce qui est essentiel : savoir si on peut vouloir, si on peut promettre. Le jeune homme termine son éducation sans avoir seulement un doute, une curiosité au sujet des problèmes supérieurs de sa nature ». — L’ascétisme sera une pratique de l’espèce supérieure, à la condition qu’il soit considéré, non comme une expiation et un châtiment exercé sur soi-même, mais comme une éducation, un dressage de la volonté de puissance.

« Le jeûne : recommandable à tous les points de vue, aussi [point de vue artistique et de dilettantisme] comme moyen pour maintenir la subtile faculté de jouir de toutes les bonnes choses. Par exemple s’abstenir de lectures, ne plus entendre de musique, ne plus être aimable. Il faut aussi avoir des jours de jeûne pour ses vertus. » — Le jeûne sera pratiqué, de cette façon étendue, élargie, et de cette façon spirituelle, par l’espèce supérieure, si elle veut être artiste, et elle doit vouloir l’être.

Le cloître, bien compris, temporaire, jamais éternel, auquel cas il n’est que le suicide et le suicide serait meilleur, chose excellente encore pour l’éducation et de la volonté et de l’activité intellectuelle : « l’isolement temporaire, en refusant sévèrement, par exemple, la correspondance. Une façon de profonde méditation et de retour à soi-même, qui veut, non pas éviter les tentations, mais les influences de l’extérieur. Une sortie volontaire du cercle, du milieu. Une mise à l’écart, loin de la tyrannie des excitations qui nous condamne à ne dépenser nos forces qu’en réactions et qui ne permet plus à celles-ci de s’accumuler jusqu’à une activité spontanée. Regardez donc de près nos savants : ils ne pensent plus que par réactifs ; c’est-à-dire qu’il faut qu’ils lisent d’abord, avant de penser ».

Par contre et en sens inverse, aussi utile, les fêtes. « Dans la fête il faut comprendre la fierté, l’impétuosité, l’exubérance ; le mépris de toute espèce de sérieux et d’esprit bourgeois ; une divine affirmation de soi à cause de la plénitude et de la perfection animale… La fête c’est le paganisme par excellence. » Le Christianisme l’avait partie repoussée, partie acceptée, partie subie. L’espèce supérieure, par l’art fera de la vie une fête éternelle ; mais elle pratiquera aussi la fête accidentelle, où la volonté se détend et du reste ne fait qu’affirmer encore le désir d’expansion, d’entrain, de verve puissante dans l’élargissement et la joie.

Ainsi pourra se former une race d’hommes supérieurs dont on ne sait pas, l’hérédité aidant, ce qu’ils pourront devenir. Il faut remonter le courant du plébéianisme, refouler la pambéotie redoutable dont parlait Renan. Il faut revenir à l’antiquité gréco-romaine ; mais par delà cette antiquité même, par les moyens qu’elle a employés d’instinct, mais en les employant d’une façon méthodique et scientifique et avec toutes les ressources que nous offre la science moderne, on peut, et c’est notre devoir même, créer une race supérieure non seulement à l’humanité actuelle, mais à l’humanité connue, une race inattendue et imprévue, une race de surhommes, rêvée toujours plus ou moins nettement par le genre humain, réalisée quelquefois à moitié et que personne ne peut affirmer irréalisable. Créer le surhumain c’est le devoir présent, comme, du reste, éternel, de l’humanité.

Il ne faut pas trop dire que c’est à quoi précisément nous tournons le dos. Il est peu contestable qu’il y a apparence. Les matériaux semblent manquer. Quoi qu’en dise « l’espèce d’hommes la plus bruyante, peut-être la plus honnête, en tout cas la plus myope qu’il y ait aujourd’hui, c’est à savoir Messieurs les socialistes », l’homme n’ayant de valeur sociale « que s’il est solide » et « pierre pour un grand édifice », et l’homme inférieur actuel n’étant rien du tout et l’homme supérieur actuel n’étant le plus souvent qu’un « comédien », il semble bien que « ce qui dorénavant ne sera pas construit, c’est une société, au sens ancien » et au sens vrai « du mot ». Il semble bien que « nous tous, nous ne sommes plus des matériaux pour une société. »

Cependant, de cela même peut sortir quelque chose et précisément ce que nous rêvons, non pas comme de l’excès du mal sort le bien, pensée qui n’a aucun sens, mais comme de l’action sort la réaction, et surtout comme de la stagnation sort, dans tout le domaine de l’histoire naturelle, un sourd et profond désir de relèvement et d’ascension.

D’abord disons-nous bien que la décadence, sans doute, peut être plus ou moins forte, et que c’est, certainement, quand elle est forte qu’on l’appelle décadence ; mais que, en soi, elle est éternelle et nécessaire, et qu’il y a toujours décadence, à travers le progrès même, et que la décadence est, comme le progrès, une forme et une condition de la vie. « La défection, la décomposition, le déchet n’ont rien qui soit condamnable en soi-même ; ils ne sont que la conséquence nécessaire de la vie, de l’augmentation vitale. Le phénomène de décadence est aussi nécessaire que l’épanouissement et le progrès de la vie : nous ne possédons pas le moyen de supprimer ce phénomène » et, le posséderions-nous, « la raison exigerait que nous lui conservassions ses droits. Il est honteux que tous les théoriciens du socialisme admettent qu’il puisse y avoir des circonstances, des combinaisons sociales où le vice, la maladie, le crime, la prostitution, la misère ne se développent plus. C’est là condamner la vie. Une société n’est pas libre de rester jeune. Et, même au moment de son plus beau développement, elle laisse des déchets et des détritus. Plus elle progresse avec audace et énergie, plus elle devient riche en mécomptes, en difformités… On ne supprime pas la caducité par les institutions, ni le vice non plus. »

Il faut remarquer ceci encore, c’est qu’on commet toujours une erreur sur la dégénérescence, une double erreur. Ce que l’on tient généralement pour les causes de la dégénérescence en est les conséquences, et ce que l’on considère comme les remèdes de la dégénérescence n’y est que palliatifs et palliatifs impuissants. La décadence c’est la prédominance de l’espèce basse sur l’espèce noble et de la morale de l’espèce basse sur les instincts de l’espèce noble, et les conséquences de cela c’est « vice, caractère vicieux, maladie, état maladif, crime, criminalité, célibat, stérilité, hystérisme, faiblesse de volonté, alcoolisme, pessimisme, anarchisme ». — Et la médication ce n’est pas remèdes contre vice, maladie, crime, etc. ; c’est préservation de ce qui reste valide et pur dans l’humanité. « Toute la lutte morale contre le vice, le luxe, le crime et même contre la maladie apparaît comme une naïveté et comme quelque chose de superflu. Il n’y a pas là matière à amendement. La décadence elle-même », à la prendre en bloc, « n’est point quelque chose qu’il faille combattre ; elle est absolument nécessaire et propre à chaque époque, à chaque siècle. Ce qu’il faut combattre de toutes ses forces, c’est l’importation de la contagion dans les parties saines de l’organisme. »

Donc ne nous désespérons point en présence de la décadence dont nous sommes les témoins, d’abord parce que cette décadence est un phénomène normal, ensuite parce que, si on ne l’enraye pas. c’est qu’on se trompe sur les remèdes à y apporter, erreur dans laquelle il se peut qu’on ne persiste point.

De plus, au milieu de cette décadence, au milieu de ces déchets et détritus, il y a des symptômes de retour possible à la vie normale de l’humanité, à la vie rude, à la vie de force, à la vie guidée et menée par la volonté de puissance. Les philosophes humanitaires gémissent de ce que le xixe siècle, le siècle des lumières, est, après tout, celui où plus qu’en aucun autre, assurément autant qu’en aucun autre, s’est affirmé et déchaîné le droit de la force. Cela peut être mauvais sans doute ; car, sans l’instinct de grandeur et de beauté, l’instinct de force lui-même est mauvais en ce qu’il est incomplet, en ce qu’il ne produit pas à lui seul une grande civilisation ; mais ce n’est pas là, pour autant, un mauvais symptôme. On y peut raisonnablement puiser, c’est peut-être un devoir d’y puiser un motif de « foi en la civilisation de l’Europe ». Considérez ceci : « c’est à Napoléon et nullement à la Révolution française, qui cherchait la fraternité entre les peuples et les universelles effusions fleuries, que nous devons de pouvoir pressentir maintenant une suite de quelques siècles guerriers, qui n’aura pas son égale dans l’histoire, en un mot d’être entrés [rentrés] dans l’âge classique de la guerre, de la guerre scientifique et en même temps de la guerre populaire, de la guerre faite en grand, de par les moyens, les talents et la discipline qui y seront employés. Tous les siècles à venir jetteront sur cet âge de perfection un regard plein d’envie et de respect ; car le mouvement de nations dont sortira cette gloire guerrière n’est que le contre-coup de l’effort de Napoléon et n’existerait pas sans Napoléon. C’est donc à lui que reviendra un jour l’honneur d’avoir refait un monde dans lequel l’homme, le guerrier, en Europe, l’emportera une fois de plus sur le commerçant et le philistin, peut-être même sur la femme, cajolée par le Christianisme et l’esprit enthousiaste du xviiie siècle, plus encore par les « idées modernes ». Napoléon qui voyait dans les idées modernes et en général dans la civilisation quelque chose comme un ennemi personnel, a prouvé par cette hostilité qu’il était un des principaux continuateurs de la Renaissance. Il a remis en lumière toute une face du monde antique, peut-être la plus définitive, la face de granit. Et qui sait si, grâce à elle, l’héroïsme antique ne finira pas quelque jour par triompher du mouvement national, s’il ne se fera pas nécessairement l’héritier et le continuateur de Napoléon — de Napoléon qui voulait, comme on sait, l’Europe Unie, pour qu’elle fût la maîtresse du monde ? »

Et enfin prenez garde qu’il est possible que l’abaissement démocratique lui-même soit et une condition et une cause de la formation d’une race noble destinée à régner dans l’avenir. « Il faut, pour qu’une race forte et noble s’établisse, qu’il y ait un niveau général de la foule, de la masse, de la tourbe humaine, et que ce niveau soit très bas (esclaves à sentiments d’esclaves dans les nations antiques). Or c’est ce nivellement qui s’opère dans l’Europe actuelle par une sorte de chute des classes moyennes dans la plèbe proprement dite et par une démoralisation de cette plèbe même (alcoolisme, libertinage, anarchisme, etc.). La masse européenne se fait esclave elle-même et l’existence d’une grande race esclave, esclave essentiellement et de complexion propre, est la condition même de la naissance d’une race noble, et l’amoindrissement progressif de l’homme est précisément la force active [mot impropre ; mettez le mouvement, l’évolution] qui permet de croire à la culture d’une race plus forte, d’une race qui aurait précisément son excédent dans ce en quoi l’espèce amoindrie deviendrait plus faible : volonté, responsabilité, faculté de se fixer un but. »

Je dis plus ; je dis que ce nivellement peut être la cause même de la création, assez rapide peut-être, d’une race supérieure Les éléments de la race supérieure existent toujours ; voilà ce que je crois. Pour qu’ils se dégagent, se démêlent et émergent, il faut que le nivellement plébéien se soit produit, et c’est alors et c’est à cause de ce nivellement et du dégoût qu’il inspire aux éléments nobles et c’est à cause de la nécessité qui s’impose à ces éléments « de creuser les distances, d’ouvrir un gouffre, de rétablir une hiérarchie », c’est à cause de tout cela que les éléments de la race noble se dégagent, se démêlent et émergent. Ce qui se fait donc, au moment où nous sommes, par ce nivellement dans la bassesse que d’autres peuvent appeler le triomphe du plébéianisme, c’est une « substruction » qui pourra parfaitement servir à l’édification d’une race plus forte. Loin donc qu’il faille déplorer le plébéianisme actuel et son aplatissement progressif, il est assez raisonnable de s’en féliciter et peut-être faudrait-il l’accélérer. « Le nivellement de l’homme européen est le grand processus que l’on ne saurait entraver : on devrait le hâter encore… Le seul but, même, que l’on doive considérer d’ici longtemps, c’est l’amoindrissement de l’homme ; car il faut d’abord créer un large fondement sur lequel pourra s’édifier l’espèce des hommes forts. »

Cette espèce, à un moment donné, se constituera d’elle-même. Elle s’isolera par dégoût, elle se contractera par affinité naturelle entre ses éléments : elle s’organisera par simple besoin d’ordre et de discipline pour une action commune, et elle dominera et asservira l’autre espèce par le seul phénomène bien connu de la prédominance de la qualité sur le nombre, et par ce seul fait que l’autre espèce n’aura pas besoin d’être asservie, s’étant asservie elle-même, s’étant donné le tempérament esclave. Il n’y a d’esclave, du reste, que celui qui, non pas est asservi, mais s’est asservi, que celui qui, non pas subit l’esclavage, mais le pratique.

Ainsi naîtra la race des maîtres, d’où pourra sortir la race des surhommes. « Ce ne sera pas seulement une race de maîtres, dont la tâche consisterait simplement à régner ; mais une race ayant sa propre sphère vitale, avec un excédent de force pour la beauté, la bravoure, la culture, les manières, et cela jusque dans le domaine le plus intellectuel ; une race affirmative qui peut s’accorder toute espèce de grand luxe ; assez forte pour n’avoir pas besoin d’un impératif de vertu ; assez riche pour pouvoir se passer d’économie et de pédanterie, se trouvant par delà le bien et le mal ; une serre pour les plantes singulières et choisies… » Cette race, Spartiate par la volonté et l’endurance, athénienne par le sens du beau, romaine par la persévérance et l’illimitée volonté de puissance, elle existera : les éléments en existent ; dans le monde de la science, dans celui des inventions, dans celui des explorateurs, dans celui des artistes, on en voit à chaque instant des exemplaires ; le mouvement démocratique, comme nous venons de le voir, en retarde et prochainement en hâtera l’éclosion, et il trouvera dans cette naissance sa « justification » et la preuve qu’il peut servir à quelque chose ; elle existera s’il est vrai, ce que l’histoire semble prouver, que l’humanité ne se désorganise jamais que pour se réorganiser à nouveau et s’il est vrai que le plébéianisme, forme précise de la désorganisation sociale, ne peut que présager, conditionner et même produire une réorganisation nouvelle.

Arrivé à cette affirmation, Nietzsche s’est aperçu qu’à partir du moment où il a affirmé quelque chose, il n’a plus été, peut-être, l’immoraliste qu’il a cru être, l’anarchiste qu’il a cru être, ni même l’antireligieux qu’il a cru être. Il s’est aperçu que peut-être il n’a, comme quelques autres, que rêvé une morale, une sociologie et même une théodicée, seulement une morale particulière, une sociologie qui lui était propre et une théodicée originale. Un peu trop orgueilleux pour en convenir, il s’est ingénié à poser la question un peu autrement, à donner à la chose un autre nom, et à avouer qu’il était moraliste, sociologue et théologue, sans le reconnaître. Il n’a pas voulu dire : « Oui, j’en conviens, j’ai une morale, une sociologie et une théodicée, à ma manière » ; et il a dit : « J’ai une morale par delà la morale, une sociologie par delà la sociologie, une théodicée par delà la théodicée ». Au fond c’était à peu près la même chose ; mais l’amour-propre était sauf.

Il est certain que Nietzsche a été séduit par son invention des par delà (Jenseits) et qu’il a voulu en faire toute une théorie couronnant son œuvre et l’embrassant et l’harmonisant et en conciliant peut-être les contradictions, et en faisant un système lié. Seulement le temps ne lui a pas permis de mettre au point cette théorie qui eût été une sorte de méthode de conciliation par surélévation, une sorte de méthode de conciliation parle sublime et qui aurait consisté à dire : Vus de très haut, les contraires, non pas se concilient, mais disparaissent, ou, si l’on veut, se concilient dans l’anéantissement. Au delà et au-dessus de l’optimisme et du pessimisme il n’y a plus ni optimisme, ni pessimisme, il y a… Au delà et au-dessus de la morale et de l’immoralisme, il n’y a plus ni moralité ni immoralité, et ces noms disparaissent, il y a… » et ainsi de suite.

Ceci est la dernière pensée de Nietzsche, son rêve suprême, non pas qu’il l’ait fait chronologiquement en dernier lieu, et il semble en avoir été préoccupé de très bonne heure, et cela semble même comme un des plis de son esprit ; mais je veux dire que c’était ce qu’il se réservait toujours d’établir et d’exposer systématiquement pour terminer et clore son œuvre.

Cela est resté confus, esquissé seulement ici et là, et je ne puis qu’en donner les lignes indécises telles qu’on les trouve éparses dans les ouvrages divers de notre auteur.

Examinant deux catégories de « négateurs de la morale », Nietzsche, par exemple, dira ceci : « Il y a deux espèces de négateurs de la moralité. Nier la moralité, cela peut vouloir dire : 1° nier que les motifs éthiques que prétextent les hommes les aient vraiment poussés à leurs actes. Cela équivaut donc à dire que la moralité est affaire de mots et qu’elle fait partie de ces duperies grossières ou subtiles (le plus souvent duperie de soi-même) qui sont le propre de l’homme, surtout peut-être des hommes célèbres par leurs vertus. 2° Et ensuite nier que des jugements moraux reposent sur des vérités. Dans ce cas l’on accorde que ces jugements sont vraiment les motifs des actions ; mais que ce sont des erreurs, fondements de tous les jugements moraux, qui poussent les hommes à des actions morales. Ce dernier point de vue est le mien. Pourtant je ne nie pas que dans beaucoup de cas une subtile méfiance à la façon du premier, c’est-à-dire dans l’esprit de La Rochefoucauld, ne soit à sa place et d’une haute utilité générale. Mais, moi, je nie la moralité comme je nie l’alchimie : et si je nie les hypothèses, je ne nie pas qu’il y ait eu des alchimistes qui ont cru en ces hypothèses et se sont basés sur elles. Je nie de même l’immoralité ; non que je nie qu’il y ait une infinité d’hommes qui se sentent immoraux, mais qu’il y ait en vérité une raison pour qu’ils se sentent ainsi. Je ne nie pas, ainsi qu’il va de soi en admettant que je ne sois pas un fou, qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions que l’on dit immorales, de même qu’il faut exécuter et encourager beaucoup de celles que l’on dit morales ; mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on l’a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de voir, pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer notre façon de sentir. » — Changer notre façon de voir et enfin notre façon de sentir. Par exemple il y a trois degrés dans l’acte dit héroïque ou simplement généreux : 1° Impulsion : se jeter à l’eau, sans la moindre réflexion, pour sauver quelqu’un. 2° Décision accompagnée d’un extrême plaisir : faire la même chose très délibérément, après délibération et considération du sujet ; mais la faire par volonté, avec une joie héroïque provenant de la conscience que l’on a de cette volonté souveraine. 3° Décision non accompagnée de plaisir : faire la même chose après délibération et considération du danger, et la faire par volonté, mais sans éprouver un plaisir qui est à la fois impulsion, lui aussi, et récompense. Ce troisième degré est le plus haut. C’est à celui-ci qu’il faut parvenir et c’est ce qu’on appelle changer la façon de voir et même la façon de sentir.

« On cède à un sentiment généreux, mettant sa vie en péril sous une impulsion momentanée. Ceci est de peu de valeur et ne représente pas même un acte caractéristique. Dans leur capacité d’agir ainsi, tous les hommes sont égaux, et quant à la décision qui y est nécessaire, le criminel, le bandit, le Corse surpassent certainement un honnête homme. Le degré supérieur serait atteint si l’on surmontait en soi-même cette poussée, pour ne point exécuter l’acte héroïque à la suite d’impulsions, mais froidement, d’une façon raisonnable, sans qu’il y ait un débordement tempétueux de sentiments de plaisir. Il en est de même de la compassion : il faudrait habituellement la passer tout d’abord au crible de la raison. Autrement elle serait aussi dangereuse que tout autre sentiment. L’obéissance aveugle à une passion, qu’elle soit généreuse ou pitoyable ou hostile, cela importe peu ; c’est toujours la cause des plus grandes calamités. La grandeur du caractère ne consiste pas à ne point avoir ces passions ; il faut au contraire les posséder au plus haut degré ; mais les tenir en laisse — et cela encore sans que cette contrainte même occasionne une joie particulière, mais simplement… Il faut dominer les passions et non point les affaiblir ou les extirper. — Et plus est grande la maîtrise de la volonté, plus on peut accorder de liberté aux passions. »

Autrement dit, Nietzsche tend simplement à une morale et à une morale, ce semble, parfaitement « universelle », seulement à une morale nouvelle, à une nouvelle évaluation des « valeurs » tant morales qu’autres, ce qui devait être, même chronologiquement, sa préoccupation dernière. De même, il fut très visiblement préoccupé, sinon de reconstituer une religion, du moins de rétablir Dieu. Il me semble que dans ces derniers ouvrages il s’aperçoit qu’il n’a voulu détruire Dieu qu’à cause de la morale et qu’il n’a détruit que le Dieu moral et que par conséquent le Dieu non moral peut encore rester et que rien ne s’oppose à ce qu’il existe. Il dit encore : « Le monde n’est nullement un organisme ; c’est le chaos… » ; mais il dit aussi : « Supprimons-nous l’idée de but dans le processus et affirmons-nous le processus malgré cela ? » Peut-être. « Ce serait le cas si, dans le cercle de ce processus, à chaque moment de celui-ci, quelque chose était atteint — et que ce fût toujours la même chose. Spinoza a conquis une position affirmative de ce genre, en ce sens que pour lui chaque moment a une nécessité logique, et il triomphe d’une telle conformation du monde au moyen de son instinct logique fondamental. » — Nietzsche dit encore et avec profondeur : « Parce qu’on a considéré la conscience comme mesure, comme valeur supérieure de la vie, au lieu d’y voir un instrument et un cas particulier dans la vie générale, parce qu’on a fait le faux raisonnement de a parte ad totum, tous les philosophes cherchent instinctivement à imaginer une participation consciente à tout ce qui arrive, un esprit, un Dieu. Mais il faut leur faire comprendre que c’est précisément par là que l’existence devient une monstruosité ; qu’un Dieu et une sensibilité universelle seraient quelque chose qui ferait condamner absolument l’existence. Nous avons éliminé la conscience universelle… c’est cela même qui nous a procuré un grand soulagement. De la sorte, nous ne sommes plus forcés d’être pessimistes. Le plus grand reproche que nous adressions à la vie, c’était l’existence de Dieu. » — Et ceci est nettement athéistique ; mais il dit aussi avec loyauté et avec finesse : Oui, mais « en somme c’est seulement le Dieu moral qui a été surmonté. Cela a-t-il un sens [ou : n’aurait-il pas un sens] d’imaginer un Dieu par delà le bien et le mal ? Un panthéisme dirigé dans ce sens serait-il [ou : ne serait-il pas] imaginable ? » — Et ailleurs il répond : oui ; oui, ce serait imaginable et aurait un sens : « Écartons la plus grande beauté de l’idée de Dieu. Elle est indigne de Dieu. Écartons de même la plus haute sagesse. Elle est la vanité des philosophes qui ont sur la conscience la folie de ce monstre de sagesse qui serait Dieu : ils prétendent que Dieu leur ressemble autant que possible. Non ! Dieu, la plus haute puissance, cela suffit. De là résulte tout ce qui résulte : le Monde. » — Et il n’y a pas de parole plus théistique, ni même plus religieuse que cette affirmation énergique du Tout-Puissant, jeté en quelque sorte au delà du bien et du mal, au delà de la bonté et de la sagesse, au delà de toutes les contingences, au delà de toutes les choses humaines que la piété à la fois et la vanité et la courte vue de l’humanité ont, peut-être imprudemment, mêlées à l’essence divine.

Il est donc certain que Nietzsche, persuadé que l’homme est un être qui doit se surmonter, a souvent, peut-être toujours, songé à se dépasser lui-même et, au delà de son immoralisme et de son athéisme, à retrouver une morale supérieure et un théisme supérieur, peut-être une religion supérieure.

Mais cet arrière-plan de ses conceptions et cette pensée de derrière la tête, sont, je le répète, restés confus ; les passages de ses œuvres où ils apparaissent et en quelque sorte se glissent, sont assez rares : l’expression qu’il leur donne, quelquefois lumineuse à souhait, comme on vient de voir, est plus souvent hésitante et obscure. Il y a là un Nietzsche qui aurait été, si « la plus haute puissance » lui avait donné une plus longue vie. Il n’a pas été, il n’a pu que s’annoncer, que se faire prévoir et se prévoir lui-même. Un jugement général sur Nietzsche doit porter sur tout ce que nous avons vu de lui, sans tenir compte, autrement que par ce que nous venons d’en dire, de cette dernière phase, ou, pour mieux dire, de ce dernier degré.



  1. Souligné par Nietzsche.
  2. Cf. Morale des esclaves : « Quand Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté. » (Boss.)
  3. Dominium, dangier, danger.
  4. « Homme médiocre, homme normal » (Lombroso).