En famille/Chapitre XXVIII

Flammarion (p. 327-340).

XXVIII

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Son bureau, ou plutôt celui de Bendit, n’avait rien pour les dimensions ni l’ameublement du cabinet de M. Vulfran, qui avec ses trois fenêtres, ses tables, ses cartonniers, ses grands fauteuils en cuir vert, les plans des différentes usines accrochés aux murs dans des cadres en bois doré, était très imposant et bien fait pour donner une idée de l’importance des affaires qui s’y décidaient.

Tout petit au contraire était le bureau de Bendit, meublé d’une seule table avec deux chaises, des casiers en bois noirci, et une card of the world sur laquelle des pavillons de diverses couleurs désignaient les principales lignes de navigation ; mais cependant avec son parquet de pitchpin bien ciré, sa fenêtre au midi tendue d’un store en jute à dessins rouges, il paraissait gai à Perrine, non seulement en lui-même, mais encore parce qu’en laissant sa porte ouverte, elle pouvait voir et quelquefois entendre ce qui se passait dans les bureaux voisins : à droite et à gauche du cabinet de M. Vulfran, ceux des neveux, M. Edmond et M. Casimir, ensuite ceux de la comptabilité et de la caisse, enfin vis-à-vis celui de Fabry, dans lequel des commis dessinaient debout devant de hautes tables inclinées.

N’ayant rien à faire et n’osant occuper la place de Bendit, Perrine s’assit à côté de cette porte, et, pour passer le temps, elle lut des dictionnaires qui étaient les seuls livres composant la bibliothèque de ce bureau. À vrai dire, elle en eût mieux aimé d’autres, mais il fallut bien qu’elle se contentât de ceux-là qui lui firent paraître les heures longues.

Enfin la cloche sonna le déjeuner, et elle fut une des premières à sortir ; mais en chemin, elle fut rejointe par Fabry et Mombleux, qui, comme elle, se rendaient chez mère Françoise.

« Eh bien, mademoiselle, vous voilà donc notre camarade, » dit Mombleux, qui n’avait pas oublié son humiliation de Saint-Pipoy et voulait la faire payer à celle qui la lui avait infligée.

Elle fut un moment déconcertée par ces paroles dont elle sentit l’ironie, mais elle se remit vite :

« La vôtre non, monsieur, dit-elle doucement, mais celle de Guillaume. »

Le ton de cette réplique plut sans doute à l’ingénieur, car se tournant vers Perrine, il lui adressa un sourire qui était un encouragement en même temps qu’une approbation.

« Puisque vous remplacez Bendit, continua Mombleux, qui pour l’obstination n’était pas à moitié Picard.

— Dites que mademoiselle tient sa place, reprit Fabry.

— C’est la même chose.

— Pas du tout, car dans une dizaine, une quinzaine de jours, quand M. Bendit sera rétabli, il la reprendra cette place, ce qui ne serait pas arrivé, si mademoiselle ne s’était pas trouvée là pour la lui garder.

— Il me semble que vous de votre côté, moi du mien, nous avons contribué à la lui garder.

— Comme mademoiselle du sien ; ce qui fait que M. Bendit nous devra une chandelle à tous les trois, si tant est qu’un Anglais ait jamais employé les chandelles autrement que pour son propre usage. »

Si Perrine avait pu se méprendre sur le sens vrai des paroles de Mombleux, la façon dont on agit avec elle chez mère Françoise, la renseigna, car ce ne fut pas à la table des pensionnaires qu’elle trouva son couvert mis, comme on eût fait pour une camarade, mais sur une petite table à part, qui, pour être dans leur salle, ne s’en trouvait pas moins reléguée dans un coin, et ce fut là qu’on la servit après eux, ne lui passant les plats qu’en dernier.

Mais il n’y avait là rien pour la blesser ; que lui importait d’être servie la première ou la dernière, et que les bons morceaux eussent disparu ? Ce qui l’intéressait, c’était d’être placée assez près d’eux pour entendre leur conversation, et par ce qu’ils diraient de tâcher de se tracer une ligne de conduite au milieu des difficultés qu’elle allait affronter. Ils connaissaient les habitudes de la maison ; ils connaissaient M. Vulfran, les neveux, Talouel de qui elle avait si grande peur ; un mot d’eux pouvait éclairer son ignorance et en lui montrant des dangers qu’elle ne soupçonnait même pas, lui permettre de les éviter. Elle ne les espionnerait pas ; elle n’écouterait pas aux portes ; quand ils parleraient, ils sauraient qu’ils n’étaient pas seuls ; elle pouvait donc sans scrupule profiter de leurs observations.

Malheureusement, ce matin-là, ils ne dirent rien d’intéressant pour elle ; leur conversation roula tout le temps du déjeuner sur des sujets insignifiants : la politique, la chasse, un accident de chemin de fer ; et elle n’eut pas besoin de se donner un air indifférent pour ne pas paraître prêter attention à leur discours.

D’ailleurs, elle était forcée de se hâter ce matin-là, car elle voulait interroger Rosalie pour tâcher de savoir comment M. Vulfran avait appris qu’elle n’avait couché qu’une fois chez mère Françoise.

« C’est le Mince qui est venu pendant que nous étions à Picquigny ; il a fait causer tante Zénobie sur vous et vous savez, ça n’est pas difficile de faire causer tante Zénobie, surtout quand elle suppose que ça ne vaudra pas une gratification à ceux dont elle parle ; c’est donc elle qui a dit que vous n’aviez passé qu’une nuit ici, et toutes sortes d’autres choses avec.

— Quelles autres choses ?

— Je ne sais pas, puisque je n’y étais pas, mais vous pouvez imaginer le pire ; heureusement, ça n’a pas mal tourné pour vous.

— Au contraire ça a bien tourné puisqu’avec mon histoire j’ai amusé M. Vulfran.

— Je vais la raconter à tante Zénobie ; ce que ça la fera rager.

— Ne l’excitez pas contre moi.

— L’exciter contre vous ! maintenant, il n’y a pas de danger ; quand elle saura la place que M. Vulfran vous donne, vous n’aurez pas de meilleure amie… de semblant ; vous verrez demain ; seulement si vous ne voulez pas que le Mince apprenne vos affaires, ne les lui dites pas à elle.

— Soyez tranquille.

— C’est qu’elle est maline.

— Mais me voilà avertie. »

À trois heures, comme il l’en avait prévenue, M. Vulfran sonna Perrine, et ils partirent, en voiture, pour faire la tournée habituelle des usines, car il ne laissait pas passer un seul jour sans visiter les différents établissements, les uns après les autres, sinon pour tout voir, au moins pour se faire voir, en donnant ses ordres à ses directeurs, après avoir entendu leurs observations ; et encore y avait-il bien des choses dont il se rendait compte lui-même, comme s’il n’avait point été aveugle, par toutes sortes de moyens qui suppléaient ses yeux voilés.

Ce jour-là ils commencèrent la visite par Flexelles qui est un gros village, où sont établis les ateliers du peignage du lin et du chanvre ; et en arrivant dans l’usine, M. Vulfran, au lieu de se faire conduire au bureau du directeur, voulut entrer, appuyé sur l’épaule de Perrine, dans un immense hangar où l’on était en train d’emmagasiner des ballots de chanvre qu’on déchargeait des wagons qui les avaient apportés.

C’était la règle que partout où il allait, on ne devait pas se déranger pour le recevoir, ni jamais lui adresser la parole, à moins que ce ne fût pour lui répondre. Le travail continua donc comme s’il n’était pas là, un peu plus hâté seulement dans une régularité générale.

« Écoute bien ce que je vais t’expliquer, dit-il à Perrine car je veux pour la première fois tenter l’expérience de voir par tes yeux en examinant quelques-uns de ces ballots qu’on décharge. Tu sais ce que c’est que la couleur argentine, n’est-ce pas ? »

Elle hésita.

« Ou plutôt la couleur gris-perle ?

— Gris-perle, oui, monsieur.

— Bon. Tu sais aussi distinguer les différentes nuances du vert : le vert foncé, le vert clair, le gris-brunâtre, le rouge ?

— Oui, monsieur, au moins à peu près.

— À peu près suffit ; prends donc une petite poignée de chanvre à la première balle venue et regarde-la bien de manière à me dire quelle est sa nuance. »

Elle fit ce qui lui était commandé, et, après avoir bien examiné le chanvre, elle dit timidement :

« Rouge ; est-ce bien rouge ?

— Donne-moi ta poignée. »

Il la porta à ses narines et la flaira :

« Tu ne t’es pas trompée, dit-il, ce chanvre doit être rouge en effet. »

Elle le regarda surprise ; et, comme s’il devinait son étonnement, il continua :

« Sens ce chanvre ; tu lui trouves, n’est-ce pas, l’odeur de caramel ?

— Précisément, monsieur.

— Eh bien, cette odeur veut dire qu’il a été séché au four où il a été brûlé, ce que traduit aussi sa couleur rouge ; donc odeur et couleur, se contrôlant et se confirmant, me donnent la preuve que tu as bien vu et me font espérer que je peux avoir confiance en toi. Allons à un autre wagon et prends une autre poignée de chanvre. »

Cette fois elle trouva que la couleur était verte.

« Il y a vingt espèces de vert ; à quelle plante rapportes-tu le vert dont tu parles ?

— À un chou, il me semble, et, de plus, il y a par places des taches brunes et noires

— Donne ta poignée. »

Au lieu de la porter à son nez, il l’étira des deux mains et les brins se rompirent.

« Ce chanvre a été cueilli trop vert, dit-il, et de plus il a été mouillé en balle : cette fois encore ton examen est juste. Je suis content de toi ; c’est un bon début. »

Ils continuèrent leur visite par les autres villages, Bacourt, Hercheux, pour la terminer par Saint-Pipoy, et celle-là fut de beaucoup la plus longue à cause de l’inspection du travail des ouvriers anglais.

Comme toujours, la voiture, une fois que M. Vulfran en était descendu, avait été conduite à l’ombre d’un gros tremble ; et au lieu de rester auprès du cheval pour le garder, Guillaume l’avait attaché à un banc pour aller se promener dans le village, comptant bien être de retour avant son maître, qui ne saurait rien de sa fugue. Mais, au lieu d’une rapide promenade, il était entré dans un cabaret avec un camarade qui lui avait fait oublier l’heure, si bien que lorsque M. Vulfran était revenu pour monter en voiture, il n’avait trouvé personne.

« Faites chercher Guillaume », dit-il au directeur qui les accompagnait.

Guillaume avait été long à trouver, à la grande colère de M. Vulfran qui n’admettait pas qu’on lui fit perdre une minute de son temps.

À la fin, Perrine avait vu Guillaume accourir d’une allure tout à fait étrange : la tête haute, le cou et le buste raides, les jambes fléchissantes, et il les levait de telle sorte en les jetant en avant, qu’à chaque pas il semblait vouloir sauter un obstacle.

« Voilà une singulière manière de marcher, dit M. Vulfran, qui avait entendu ces pas inégaux ; l’animal est gris, n’est-ce pas, Benoist ?

— On ne peut rien vous cacher.

— Je ne suis pas sourd, Dieu merci. »

Puis s’adressant à Guillaume, qui s’arrêtait :

« D’où viens-tu ?

— Monsieur… je vais… vous dire…

— Ton haleine parle pour toi, tu viens du cabaret ; et tu es ivre, le bruit de tes pas me le prouve.

— Monsieur… je vais… vous dire… »

Tout en parlant, Guillaume avait détaché le cheval, et en remettant les guides dans la voiture, fait tomber le fouet ; il voulut se baisser pour le ramasser, et trois fois il sauta par-dessus sans pouvoir le saisir.

« Je crois qu’il vaut mieux que je vous reconduise à Maraucourt, dit le directeur.

— Pourquoi ça ? répliqua insolemment Guillaume qui avait entendu.

— Tais-toi, commanda M. Vulfran d’un ton qui n’admettait


pas la réplique ; à partir de l’heure présente tu n’es plus à mon service.

— Monsieur… je vais… vous dire… »

Mais, sans l’écouter, M. Vulfran s’adressa à son directeur :

« Je vous remercie, Benoist, la petite va remplacer cet ivrogne.

— Sait-elle conduire ?

Ses parents étaient des marchands ambulants, elle a conduit leur voiture bien souvent ; n’est-ce pas, petite ?

— Certainement, monsieur.

— D’ailleurs, Coco est un mouton ; si on ne le jette pas dans un fossé, il n’ira pas de lui-même. »

Il monta en voiture, et Perrine prit place près de lui, attentive, sérieuse, avec la conscience bien évidente de la responsabilité dont elle se chargeait.

« Pas trop vite, dit M. Vulfran, quand elle toucha Coco du bout de son fouet légèrement.

— Je ne tiens pas du tout à aller vite, je vous assure, monsieur.

— C’est déjà quelque chose. »

Quelle surprise quand, dans les rues de Maraucourt, on vit le phaéton de M. Vulfran conduit par une petite fille coiffée d’un chapeau de paille noire, vêtue de deuil, qui conduisait sagement le vieux Coco, au lieu de le mener du train désordonné que Guillaume obligeait la vieille bête à prendre bien malgré elle ! Que se passait-il donc ? Quelle était cette petite fille ? Et l’on se mettait sur les portes pour s’adresser ces questions, car les gens étaient rares dans le village qui la connaissaient, et plus rares encore ceux qui savaient quelle place M. Vulfran venait de lui donner auprès de lui. Devant la maison de mère Françoise, la tante Zénobie causait appuyée sur sa barrière avec deux commères ; quand elle aperçut Perrine, elle leva les deux bras au ciel dans un mouvement de stupéfaction, mais aussitôt elle lui adressa son salut le plus avenant accompagné de son meilleur sourire, celui d’une amie véritable.

« Bonjour, monsieur Vulfran ; bonjour, mademoiselle Aurélie. »

Et aussitôt que la voiture eût dépassé la barrière, elle raconta à ses voisines comment elle avait procuré à cette jeune personne, qui était leur pensionnaire, la bonne place qu’elle occupait auprès de M. Vulfran, par les renseignements qu’elle avait donnés au Mince :

« Mais c’est une gentille fille, elle n’oubliera pas ce qu’elle me doit, car elle nous doit tout. »

Quels renseignements avait-elle pu donner ?

Là-dessus elle avait enfilé une histoire, en prenant pour point de départ les récits de Rosalie, qui, colportée dans Maraucourt avec les enjolivements que chacun y mettait selon son caractère, son goût ou le hasard, avait fait à Perrine une légende, ou plus justement cent légendes devenues rapidement le fond de conversations d’autant plus passionnées que personne ne s’expliquait cette fortune subite ; ce qui permettait toutes les suppositions, toutes les explications avec de nouvelles histoires à côté.

Si le village avait été surpris de voir passer M. Vulfran avec Perrine pour conductrice, Talouel en le voyant arriver fut absolument stupéfait.

« Où donc est Guillaume ? s’écria-t-il en se précipitant au bas de l’escalier de sa véranda pour recevoir le patron.

— Débarqué pour cause d’ivrognerie invétérée, répondit M. Vulfran en souriant.

— Je suppose que depuis longtemps vous aviez l’intention de prendre cette résolution, dit Talouel.

— Parfaitement. »

Ce mot « je suppose » était celui qui avait commencé la fortune de Talouel dans la maison et établi son pouvoir. Son habileté en effet avait été de persuader à M. Vulfran qu’il n’était qu’une main, aussi docile que dévouée qui n’exécutait jamais que ce que le patron ordonnait ou pensait.

« Si j’ai une qualité, disait-il, c’est de deviner ce que veut le patron, et en me pénétrant de ses intérêts, de lire en lui. »

Aussi commençait-il presque toutes ses phrases par son mot :

« Je suppose que vous voulez… »

Et comme sa subtilité de paysan toujours aux aguets s’appuyait sur un espionnage qui ne reculait devant aucun moyen pour se renseigner, il était rare que M. Vulfran eût à faire une autre réponse que celle qui se trouvait presque toujours sur ses lèvres :

« Parfaitement. »

« Je suppose, aussi, dit-il en aidant M. Vulfran à descendre, que celle que vous avez prise pour remplacer cet ivrogne, s’est montrée digne de votre confiance ?

— Parfaitement.

— Cela ne m’étonne pas ; du jour où elle est entrée ici amenée par la petite Rosalie, j’ai pensé qu’on en ferait quelque chose et que vous la découvririez. »

En parlant ainsi il regardait Perrine, et d’un coup d’œil qui lui disait en insistant :

« Tu vois ce que je fais pour toi ; ne l’oublie pas et tiens-toi prête à me le rendre. »

Une demande de payement de ce marché ne se fit pas attendre ; un peu avant la sortie il s’arrêta devant le bureau de Perrine et, sans entrer, à mi-voix de façon à n’être entendu que d’elle :

« Que s’est-il donc passé à Saint-Pipoy avec Guillaume ? »

Comme cette question n’entraînait pas la révélation de choses graves, elle crut pouvoir répondre, et faire le récit qu’il demandait.

« Bon, dit-il, tu peux être tranquille, quand Guillaume viendra demander à rentrer, il aura affaire à moi. »