En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE NEUVIÈME

CHAPITRE NEUVIÈME

DE NORFOLK AU CAP HATTERAS


La rivière Elisabeth. — Le canal. — L’embarcadère de la rivière du Nord. — Le Currituck-Sound. — L’île Roanoke. — Visite au phare de l’île. — Le Pamplico-Souud. — Le canot de papier arrive au cap Hatteras.


PL. VII

Le samedi matin 5 décembre, je quittai la jetée de Norfolk (Virginie) et je ramai vers Portsmouth, en commençant par remonter la rivière Élisabeth qui est très-large à cet endroit et qui ressent l’action de la marée. L’ancien arsenal de la marine, avec ses navires condamnés, occupe les deux bords de la rivière. À environ six milles de Norfolk, on trouve le canal Dismal-Swamp, sur la rive gauche du fleuve. Cet ancien canal traverse le grand marais Dismal et donne accès aux paquebots à vapeur d’un faible tirant d’eau, jusqu’à la ville Élisabeth, par la rivière Pasquotank, laquelle se déverse dans l’Albemarle-Sound, au sud. On exporte par ce canal de grands cyprès et des bois de genévrier ; les goëlettes sont remorquées jusqu’au débarcadère, où elles déposent leur chargement.

Dans l’intérieur du Dismal-Swamp est le lac Drummond, nom qu’on lui a donné en l’honneur de celui qui l’a découvert ; un embranchement long de sept milles sur cinq de large relie ce lac au canal ; les petits navires peuvent traverser le lac pour aller prendre leur chargement de planches et de madriers. Des pratiques du pays me disent que les grands coups de vent soulèvent une mer terrible dans ces nappes d’eau et en rendent la navigation très-dangereuse. On rencontre des ours dans les profondeurs de ces marais. Le canal Dismal-Swamp a été creusé autrefois à la pelle et à la pioche.

Le canal Albemarle et Chesapeake, dont l’entrée est à seize milles de Norfolk, sur la rive occidentale de la rivière Élisabeth, est généralement connu sous le nom de nouveau canal ; il a été commencé vers 1856 et fini en 1859. Il a huit milles et demi de longueur ; il fait communiquer les rivières Élisabeth et Nord-Landing. Ce canal a été creusé à l’aide de dragues ; il est tenu en bien meilleur état, en ce qui concerne la navigation, que l’ancien canal, qui, faute d’entretien, s’est peu à peu ensablé. Aussi les paquebots qui font un service régulier entre les villes d’Élisabeth et de Norfolk, de même que les bateaux à vapeur qui vont plus loin dans le nord, ont-ils complètement abandonné le canal Dismal. Ils passent maintenant par l’Albemarle-Sound, remontent la rivière du Nord, s’engagent à six milles dans la passe de Currituck, gagnent la rivière Élisabeth par le nouveau canal et entrent dans la baie de la Chesapeake. Les rives de l’Élisabeth sont bordées de marécages, tandis que des forêts de pins offrent dans le lointain une perspective de verdure. À peu de milles au-dessus de Norfolk, la culture cesse, et le canotier traverse une solitude.

Vers midi, j’arrivai aux écluses du canal Chesapeake et Albemarle. L’employé du télégraphe me reçut avec la bonne nouvelle que l’agent de Norfolk avait télégraphié à l’éclusier de laisser passer le canot de papier exempt de droits. C’était la première fois qu’il m’était fait un pareil honneur. La marée montante et descendante varie d’environ trois pieds et demi aux écluses. Lorsque je les passai, la différence aux extrémités n’atteignait pas deux pieds. Le vieil éclusier me conseilla d’abandonner immédiatement mes projets de voyage, en prétendant que « je ne pourrais jamais franchir les Sounds avec un si petit bateau ». Quand je lui appris que j’en étais à mon second millier de milles de navigation en canot depuis Québec, il poussa un long soupir et un grognement peu encourageant.

Dès qu’on a franchi les écluses, on se trouve dans un marais tout couvert de cyprès. Des terres enlevées par les dragues et rejetées sur les bords du marais les ont relevées de sept pieds au-dessus de l’eau. Des pins malingres croissent sur ces rivages, et des petits oiseaux volaient et chantaient en se préparant à leur émigration vers le sud.

Quand un paquebot ou un remorqueur me dépassait, il forçait le canot à se rapprocher de la rive ; mais la vitesse de ces bateaux était si réduite en naviguant dans le canal, que le remous de leurs hélices ne causait aucun ennui au canotier. Des noirs libres conduisaient à la perche des radeaux chargés de planches et de bois de construction ; en passant près de moi, ils fredonnaient de gaies chansons. Le canal aboutit à la rivière du Nord-Landing sans écluses. Un peu plus loin se trouve Nord-Landing, petite ville qui donne son nom à la rivière. À une courte distance, on voit un magasin et les indices d’une exploitation. La rivière est sinueuse et laisse bientôt le marais derrière elle ; à la forêt de pins succèdent d’autres marais sur l’une et l’autre rives d’un courant peu rapide.

À trois milles de Nord-Landing, on peut apercevoir une petite maison solitaire, puis, pendant à peu près cinq milles en descendant la rivière, rien ne fait reconnaître la présence de l’homme jusqu’au bac Pungo qui apparaît sur le marais, sur la rive orientale de la rivière. Ce bac, ainsi qu’un magasin situé à trois quarts de mille du débarcadère et une ferme de presque deux cents acres, appartiennent à M. Charles Dudley, qui fait tous ses efforts pour décider les hommes du Nord à se fixer dans son voisinage. Il y a beaucoup de propriétaires sur les plateaux qui vendraient volontiers une partie de leurs terrains à des gens du Nord pour les engager à s’établir près d’eux.

Il faisait déjà presque nuit lorsque j’atteignis le magasin situé près du bac Pungo ; et, comme le dimanche a toujours été un jour sacré pour moi, je me décidai à camper jusqu’au lundi. Un noir difforme tenait le bac à bail et faisait mouvoir le bateau en avant et en arrière par une chaîne et un treuil. Il fut très-poli pour moi, et il voulut bien mettre son logis à ma disposition, jusqu’au moment où je serais prêt à partir pour le Currituck-Sound. Nous enlevâmes d’abord le canot et nous le passâmes par une fenêtre dans un petit hangar, où il fut placé sur un comptoir inoccupé. Le noir monta dans le grenier et me jeta deux bottes de joncs secs pour m’en faire un lit, sur lequel j’étendis mes couvertures. Un vieux poêle, placé dans un coin, fut bien vite allumé avec du bois menu qui flambait bien. Pendant que je préparais mon souper, le petit bateau à hélice le Cygnet, qui faisait le service entre Norfolk et Vanslyck, mit à terre une femme âgée qui venait de passer deux ans dans sa famille. Elle accosta gracieusement le nain noir, en lui disant : « Charles, pouvez-vous me donner une allumette pour ma pipe ? — Oui, madame, répondit-il poliment en lui passant du feu. — Bon, très-bon, se dit-elle à elle-même en tirant quelques bouffées de tabac de sa pipe à petit tuyau. Quel bonheur de n’avoir plus rien à démêler avec les gens de la ville et d’être à l’abri de leurs manières roides et de leurs façons étranges ! Ils vous font des observations s’il vous arrive de mettre votre couteau dans votre bouche à la place de votre fourchette, et vous donnent du thé de Chine au lieu du bon vieux yaupon. Charles, vous ne pouvez pas savoir combien je désire boire une tasse de bon yaupon. »

Comme le lecteur va entrer avec moi dans des pays où les classes laborieuses demandent exclusivement à la nature la boisson qui « excite sans enivrer », je décrirai l’arbuste qui la produit.

Ce succédané, qui remplace le thé de Chine, est une variété de houx (ilex) ; il est nommé yaupon (cassine, Linn.) par les indigènes. C’est un bel arbuste qui s’élève à quelques pieds de hauteur, aux feuilles alternes, vivaces, qui produit de petites graines rouges. On le trouve dans le voisinage de l’eau salée, dans les sols légers de la Virginie et des Carolines. Les feuilles et les bourgeons sont séchés par les femmes du pays et vendus ensuite an marché, un dollar le boisseau. On ne peut pas comparer le yaupon avec le thé de Chine, et il n’approche pas non plus comme goût et qualité de l’yerba maté, autre espèce de houx qu’on trouve au Paraguay, et qui constitue la boisson favorite des habitants de l’Amérique du Sud.

La bonne vieille ayant continué sa route, nous restâmes seuls dans cette petite baraque, et le noir, après m’avoir raconté sa propre histoire, termina par ces mots : « Ah ! quel beau jour pour moi que celui où massa Lincoln m’a donné la liberté ! » Le noir avait beaucoup trop de dignité, me dit-il, tout disgracié de la nature qu’il fût, pour se faire entretenir comme un mendiant, aux dépens de la charité publique. « Je peux gagner presque douze dollars par mois avec ce bac, s’écria-t-il ; je ne demande rien, je n’ai pas de femme, et aucune femme ne voudra de moi ; je veux me suffire à moi-même et vivre en honnête homme. » Vers sept heures, il me quitta pour regagner une petite maison située à presque an mille sur la route. « Il y a là un autre homme de couleur, dit-il, qui est mon associé. » Il ne pouvait pas croire que je n’eusse pas peur de passer la nuit tout seul dans une cabane des marais ; il retournait chez lui pour avoir la compagnie de son associé ; car, « au jour d’aujourd’hui », il ne se souciait pas de coucher seul dans une maison abandonnée.

Malgré le vent froid qui entrait par les carreaux cassés de la fenêtre et par-dessous la porte mal ajustée, je dormis confortablement jusqu’au lendemain. Avant le retour de Charles, mon déjeuner était cuit et mangé. Avec le soleil du matin arriva un nouveau visiteur. J’avais fait la connaissance d’un homme qui avait été esclave, maintenant je recevais la visite d’un homme qui avait été un maître. C’était un personnage agréable et distingué, propriétaire de terres dans le voisinage. On apercevait sa grande maison blanche à un quart de mille sur la route. « J’ai appris, me dit-il, qu’un étranger arrivant du Nord est à camper ici, et j’espère qu’il voudra bien venir déjeuner avec moi. » Ce fut de cette façon aimable qu’il se présenta lui-même. Je lui répondis que j’étais établi en lieu sec, et que je me faisais scrupule d’abuser de son hospitalité en acceptant sa gracieuse invitation, lorsqu’il me restait encore tant de bonnes choses parmi mes provisions. M. Dudley n’admit aucune excuse, et il m’emmena à sa maison, où je passai la journée du dimanche ; j’assistai au service religieux dans une petite église du voisinage. Mon aimable hôte me présenta à plusieurs de ses amis, dont quelques-uns revinrent même dîner avec nous. Je trouvai les habitants du Pungo-Ferry, comme tous ceux que j’avais rencontrés en suivant les côtes du Maryland et de la Virginie, de sentiments pieux, des gens de bon cœur et hospitaliers.

Le lendemain, jour de pluie, mon hôte m’entretint de la vie qu’il avait menée dans l’armée confédérée, où il avait servi comme lieutenant. Il avait été prisonnier à l’île Johnson pendant vingt-deux mois. Il ne gardait pas rancune aux gens du Nord d’être venus dans le Sud, s’unir aux hommes du pays et travailler avec eux aux vrais intérêts de la patrie. Les habitants du Sud étaient fatigués des déchéances politiques qui leur avaient été infligées par la population flottante accourue du Nord. Actuellement, ils avaient besoin de vrais colons, et non pas de politiciens. Partout on m’exprima le même sentiment. Le mardi, je dis adieu à mes nouveaux amis, puis je descendis la rivière du Nord-Landing, en route pour le Currituck-Sound.

La frontière de la Caroline du Nord est à quelques milles seulement au sud du bac. La rivière débouche à six ou huit milles au-dessous du Pungo-Ferry. Une brise fraîche soufflait du nord, et comme la rivière s’élargissait à mesure qu’elle se rapprochait du Sound, jusqu’à avoir un mille et plus, les baies devaient être traversées d’une pointe à l’autre ; il fallait donc dépenser beaucoup de patience et de travail musculaire pour empêcher la mer de prendre le petit bateau par le travers. Je m’efforçais de gagner l’abri d’une pointe de terre, quand l’anneau d’un de mes tolets se détacha de son point de jonction avec la toletière ; il était urgent de chercher au plus vite la pointe sud du marais pour y trouver un refuge.

Le côté sous le vent présentait une nappe d’eau unie. Il ne fallut que quelques minutes de travail pour décharger et haler le canot dans de grands joncs qui m’offraient une bonne protection contre la fraîcheur de la brise ; pendant trois heures encore, le vent ne tomba pas. Le canot fut remis à flot et manœuvré à l’aide de la pagaie que j’avais toujours réservée en cas d’accident aux avirons ou aux tolets ; je continuai à avancer sur les eaux du Currituck.

Les cygnes se laissaient voir par troupes de vingt à cinquante ; mais ils étaient excessivement défiants, et ne permettaient pas au canot de les approcher à portée de fusil. Des nuées de canards, quelques oies du Canada et des oies sauvages ne cessaient pas de se faire entendre, en s’élevant bruyamment de la surface de l’eau. Au loin, dans le sud-est, s’étendait le Sound dont quelques petites îles égayaient la monotonie. Trois ou quatre maisons, deux petits magasins et le palais du tribunal, qui est bâti en briques, composent tout ce village, situé sur la rive occidentale ; vis-à-vis, et à huit milles dans l’est, est l’étroite chaîne de petites îles qui servent de barrière aux envahissements de l’Océan. Au coucher du soleil, je fis lever la dernière troupe de cygnes, et j’abordai dans les eaux peu profondes du débarcadère. Il n’y a pas là d’hôtel proprement dit, mais une brave femme, madame Simmons, se charge de recevoir le voyageur qui arrive par hasard ; le canot fut vite remisé dans le local même du débarcadère. Heureusement, on put trouver un forgeron qui promit de réparer le tolet le lendemain matin. Avant que la chaleur d’un bon feu de bois se fût répandue hors d’une grande vieille cheminée, je reçus une très-agréable visite : c’était le médecin de la localité. L’ennui de trois heures de campement sur le marais fut bien vite oublié, par suite de l’intérêt d’une conversation sur le pays et ses ressources, qui nous tint éveillés assez tard dans la nuit.

Le docteur Baxter s’était occupé de la culture de la vigne, et il me donna beaucoup de renseignements sur le vin du pays. En 1714, Lawson décrivit six variétés de vignes croissant à l’état naturel dans la Caroline du Nord. Les trois plus belles espèces de vigne américaine nous viennent de ce pays. Ce sont le Scuppernong, le Catawha et l’Isabella. Le scuppernong a été découvert sur les bords du ruisseau de ce nom, dont l’embouchure est près de l’extrémité orientale de l’Albemarle-Sound. Le catawba a été trouvé sur les bords de la rivière Catawba et tout près de sa source dans le comté de Buncombe. Les premiers ceps de l’isabella ont été introduits à New-Vork par madame Isabelle Gibbs, d’où le nom qu’ils portent.

Des six variétés de raisin de la Caroline du Nord, cinq ont été découvertes dans le comté de Tyrrel, par Amadas et Barlow. La tradition rapporte que ces voyageurs ont importé de l’île Roanoke une petite vigne qui existe toujours et qui couvre un grand espace de terrain. On trouve sur les côtes de l’Albemarle-Sound cinq variétés de ceps qui poussent à l’état sauvage ; tous sont connus sous le nom de scuppernong ; mais le véritable scuppernong est un raisin blanc, gros et doux, qui donne un vin assez semblable, dit-on, pour le goût au Malmsey, produit du mont Ida, dans l’île de Crête.

La réparation du tolet retarda le départ du canot, presque jusqu’à midi, le lendemain, et un peu avant cette heure il poussa au large ; à quatre milles de Currituck, il s’éleva un violent coup de vent du sud ; mais, ayant remarqué sur la pointe de l’île Bell un gentleman âgé près de sa maison, qui me faisait signe d’approcher du rivage, j’obéis et me réfugiai chez ma nouvelle connaissance, le capitaine Peter Tatum, propriétaire de l’île Bell. « La guerre m’a laissé sans domestique, me dit-il en me présentant à sa femme ; mais si vous voulez bien accepter notre hospitalité, nous ferons de notre mieux pour vous bien recevoir. » Le capitaine attira mon attention sur les troupes de cygnes qui tachetaient les eaux au large, et il ajouta : « Il est très-difficile d’attraper un de ces cygnes, quoiqu’ils soient de très-gros oiseaux et qu’il y en ait beaucoup sur le Sound ; il faut avoir un bien bon fusil pour abattre un de ces oiseaux. Voilà de quelle manière on les prend. Après un grand coup de vent du nord, quand les cygnes se sont beaucoup fatigués près de la pointe Goose-Castle, les chasseurs peuvent, si la brise tourne subitement au sud, approcher ces oiseaux entassés dans la baie et les tirer au moment où ils s’élèvent au vent. »

Depuis plus de quarante ans, la passe Currituck est fermée, et les bancs d’huîtres naturels qui s’étendaient de la rivière Nord-Landing jusqu’à la pointe Green ont péri dans l’eau douce. Maintenant, les vents ont une grande influence sur les marées qui entrent par la passe Oregon à presque cinquante-cinq milles au sud de Court-House. La différence entre les plus hautes et les plus basses marées à Currituck-Court-House est de trois pieds. Le Sound est rempli de bancs de sable avec quelques endroits vaseux çà et là. C’est la localité favorite des chasseurs du Nord. Les meilleurs tirés, comme dans la baie de la Chesapeake, appartiennent à des sociétés particulières, et le public n’en a pas la jouissance.

Il faisait froid le jeudi 10 décembre, et le temps était aussi mauvais que la veille. Le vent avait tourné au nord, et je m’embarquai au milieu des eaux clapoteuses qui me prenaient du travers, mais avec l’espérance d’atteindre le débarcadère Van-Slyck, à Currituck-Narrows. La brise du nord finit cependant par devenir dangereuse pour ma sécurité. La route que je voulais prendre portait d’abord à l’est, jusqu’à ce que j’eusse dépassé l’embouchure Coandjock et la pointe Goose-Castle ; mais le vent souleva une mer si forte que je fus obligé de tourner dans le sud à la baie du Coanjock, de la remonter pendant cinq milles et de chercher par terre, jusqu’au Sound, un point que je trouvai à l’entrée d’un canal sans écluse ; les paquebots le prennent ordinairement pour aller de la rivière Nord-Landing à l’Albemarle-Sound.

J’eus bien vite allumé du feu sur lequel je plaçai des perches longues et menues que j’avais ramassées flottant à la dérive, et les brûlant par morceaux de la longueur voulue (n’ayant pas de hache à ma disposition), je fus en état d’effectuer le portage. Je halai le canot jusqu’à la côte de Currituck-Sound ; ensuite, je transportai à dos tout mon bagage, en déposant chaque objet au point d’embarquement, placé juste à l’intérieur d’une petite crique.

Le passage jusqu’à Currituck-Narrows ne me fut pas difficile, car le vent du nord m’était favorable. Le long de la rive occidentale du Sound, il y avait beaucoup de petites maisons éparses sur les plateaux, et un moulin à vent remplaçait un moteur hydraulique pour moudre le grain. Les améliorations faites par M. Van-Slyck, de New-York, offraient un heureux contraste avec tout ce que j’avais vu depuis Norfolk. Ici, un hôtel confortable reçoit les chasseurs du Nord, et il en est bien peu qui, n’étant pas satisfaits du confort qu’offre cet hôtel, s’enfoncent plus loin encore dans le sud pour chasser les oiseaux sauvages. La largeur moyenne du Currituck-Sound est de quatre milles, sur environ trente-cinq de longueur. Aux Narrows est un groupe d’îles marécageuses qui divisent le Sound en deux sections ; celle du nord est la plus longue. L’air froid et vif du lendemain rendit agréable l’exercice de la rame. Après avoir traverse le chenal sinueux, j’aurais pu me rapprocher de la plage et la suivre ; mais la partie occidentale de la baie était plus profonde. La matinée était délicieuse ; aussi rencontrai-je des chasseurs à l’affût dans leurs postes, petites tonnelles de branches de pin, qui ressemblaient à des bouquets d’arbres de conifères, sortant de l’eau. Les oies criaient, et les canards nasillaient, tandis qu’à tout instant un coup de fusil se faisait entendre. Des oiseaux dressés au leurre étaient postés près du marais ; chaque chasseur me disait un mot d’encouragement lorsque le canot glissait sur les eaux calmes et à la surface desquelles on voyait çà et là se lancer l’hirondelle au dos violet, comme si nous eussions encore été au milieu de l’été.

Vis-à-vis de l’île Dew’s Quarter, je fus hélé de loin par plusieurs voix d’hommes, placés dans un hangar nouvellement construit ; le plus âgé de tous, qui n’avait sans doute jamais vu de coque en papier, examina mon bateau, secoua la tête d’un air sentencieux, et lorsque je lui eus dit que je voulais arriver ce jour-là à Nag’s Head, il s’écria : « En ce cas, filez vite et vite ! Traversez la baie au-dessous de Bald-Beach, dès que vous pourrez, puis serrez la côte, traversez le Sound avant que le vent s’élève. Un bateau comme le vôtre n’est pas ce qu’il faut pour des eaux comme les nôtres. »

Profitant de cet avis donné à si bonne intention, j’allai chercher la rive de l’est où il y avait à cette heure une bonne profondeur d’eau pour le canot. Les hauteurs du rivage étaient couvertes de pins jaunes parmi lesquels on voyait de très-beaux vieux arbres. Sur une pointe étroite de la côte est située la maison de M. Hodges Gallup, ministre baptiste, vieillard généreux et aimé de tous les pêcheurs du Sound ; il a la réputation d’avoir l’humeur aussi gaie qu’hospitalière. Son domaine s’étend à plusieurs milles sur le rivage, et les daims, qui broutaient tranquillement dans ses grands bois, formaient un joli tableau.

La côte devenait maintenant plus habitée ; pendant que je ramais, j’aperçus, sortant de chacune de ces petites cabanes, quelques baguettes qui servaient à exciter le canard aveugle, tandis que le chasseur avec son bateau, caché dans l’intérieur, attendait impatiemment les oiseaux pendant que le faux frère qui les trahissait nageait tranquillement à la surface de l’eau. À quelques milles au-dessous de la propriété de M. Gallup, le canot entra dans les grandes eaux de l’Albemarle-Sound, et à la brune je pus arriver à l’île Roanoke. Les grands bâtiments des hôtels de Nag’s Head s’élevaient sur la plage, aussi fiers qu’une fortification.

Il était déjà tard quand je traversai le petit Sound entre l’île Roanoke et la plage, et je débarquai à la première jetée de Nag’s Head après de grandes difficultés. Je fus bientôt rejoint par M. Rutter, qui tient l’hôtel des bains, désert dans cette saison, et qui m’aida à porter mes bagages dans une chambre du vieil hôtel.

Nag’s Head est un lieu très-désolé, avec de hautes falaises de sable fin, dont les formes sont constamment modifiées par l’action de vents secs, violents et variables. Quelques pêcheurs habitent cette triste côte, et le village, qui n’a qu’un seul magasin, est complètement délaissé. Le brillant feu de l’île Body (dix milles), sur la côte nord de la passe Oregon, m’indiquait ma prochaine station.

La plage, depuis Nag’s Head jusqu’à la passe Oregon, est complètement dépourvue d’arbres, et le vent qui la balayait, de l’Océan au Sound, avec une grande violence, refoulait les eaux peu profondes et laissait le fond à sec jusqu’à trois milles de distance.

Le lendemain, temps à grains. Les côtes sablonneuses qui s’étendent dans le Sound, jusqu’à un ou deux milles, étaient seulement couvertes de trois à huit pouces d’eau. Je ne pouvais pas me mettre à l’abri de cette côte, et j’étais forcé de me tenir à distance. Souvent je dus sauter par-dessus le bord et traverser à gué, en poussant mon canot devant moi. Ensuite j’eus à franchir un passage assez profond entre les bancs de sable, si bien que, tantôt marchant, tantôt ramant dans le Roanoke-Sound, avec le vent qui envoyait l’eau par-dessus le canot et baignait son capitaine, cette course de douze milles jusqu’à la passe Oregon fut une très-grosse épreuve.

Le phare de l’île Body a été construit en 1872, sur la côte nord de la passe Oregon, pour remplacer la vieille tour qui était sur la côte du sud. Il est par 35° 48′ de latitude et 75° 33′ de longitude. Le capitaine Hatzel, de la Caroline du Nord, en est le principal et très-vigilant gardien. La température se refroidissait rapidement lorsque je me traînai dans les joncs élevés des marais, près du phare, pour chercher un abri contre le vent qui soufflait grand frais. Comme cet endroit n’a ni arbres, ni combustible, ni refuge d’aucune sorte, la nécessité me fit recourir à d’autres moyens pour me tirer d’embarras. J’avais dans ma poche un talisman qui devait m’ouvrir toutes les portes des phares depuis l’État du Maine jusqu’au Rio-Grande, depuis la Californie du Sud jusqu’à l’Alaska, dans le voisinage du pôle arctique, partout enfin où les États-Unis ont construit une tour ou élevé un phare. Tandis que je frissonnais dans mes vêtements humides, sur ces rivages désolés, je me rappelai avec reconnaissance mon excellent et prévoyant ami, M. Spencer Baird, qui, grâce à son influence toute-puissante, m’avait pourvu de ce Sésame, ouvre-toi !

Depuis ma jeunesse, ses conseils m’avaient guidé dans beaucoup de mes voyages d’exploration ; il ne m’avait pas abandonné même dans cette aventure, que mes amis appelaient « folle et excentrique ». Il avait obtenu pour moi une lettre circulaire adressée aux gardiens des phares des États-Unis, signée par le ministre de la marine, M. Walker, autorisant ses subordonnés à me donner l’hospitalité quand j’en aurais besoin. Pendant mon voyage, je n’eus que deux fois occasion de faire usage de cette lettre. Après avoir remisé mon canot en lieu sûr dans les herbes épaisses de la plage, je marchai péniblement dans le sable avec ma lettre à la main, jusqu’au phare où le capitaine Hatzel me reçut avec une grande cordialité ; il prit note sur son journal de la date et des circonstances de mon arrivée ; il me conduisit dans une chambre confortable, bien chauffée, et égayée par les sourires de sa femme, ménagère modèle. Chaque chose indiquait l’ordre et la propreté, tant à l’intérieur de cette maison que dans la tour du phare. La plus blanche des nappes sè couvrit d’un repas bien préparé, à la fin duquel le père, la mère et les deux fils, avec l’étranger qui était leur hôte, remercièrent le Dispensateur de tous les biens de sa miséricorde.

En allant me joindre au gardien en chef du phare, qui faisait le quart de nuit, je partageai aussi l’enthousiasme de l’excellent homme pour « son admirable feu blanc et fixe », dont les rayons versaient sur les eaux d’alentour une brillante lumière qui charmait le cœur des marins en leur disant même à vingt milles de distance : « Voilà l’île Body, tenez-vous au large. » Qu’il était beau de se promener sur la galerie du phare et de voir le ciel ! de voir à l’est l’infini de l’Océan, à l’ouest les eaux du Grand-Sound et les côtes marécageuses qui s’étendaient à plusieurs milles de distance ! Au-dessous de moi, j’entendais le doux gloussement de l’oie du nord (anser hyperborus) qui, ayant abandonné son nid sur les terrains désolés de l’Amérique polaire, venait maintenant prendre sa pâture dans ses quartiers d’hiver, sur les étangs salés et peu profonds, tandis que le murmure des vagues se perdait sur le rivage. Au-dessus, le ciel se parsemait d’étoiles dont les merveilles resplendissantes semblaient presque m’appartenir.

Ainsi perché sur ce frêle édifice, sur une étroite langue de sable qui se perdait au large, toutes les pensées qui naissent dans la solitude remplissaient mon esprit, lorsque ma rêverie fut interrompue subitement par une exclamation du capitaine Hatzel qui, en ouvrant la porte et plongeant dans l’Océan la puissance de ses regards, s’écria :

« Je le vois, oui, c’est lui ! c’est le feu d’Hatteras, à trente-cinq milles d’ici ; ce soir 13 décembre, c’est la première fois que je l’aperçois. Dites-le au gardien d’Hatteras quand vous irez au cap. »

Je reçus du capitaine Hatzel divers renseignements du plus grand intérêt sur les habitants du Sound. Quelques-uns d’entre eux, me dit-il, ont du sang indien dans les veines, et pour me prouver la vérité de cette assertion, il me montra un livre bien fatigué de l’Histoire de la Caroline du Nord, par D. D. Hawks ; j’y ai trouvé des faits qui ont tout l’intérêt d’un roman. Sir Walter Raleigh avait rêvé de coloniser la côte de la Caroline du Nord, comprise alors dans le dominion de Virginie, et quoique plusieurs expéditions eussent été entreprises dans ce dessein, aucune d’elles n’avait réussi. Une de ces expéditions envoyées par sir Walter à l’ile Roanoke se composait de cent vingt et une personnes, dont dix-sept femmes et six enfants. De tout ce monde, il n’était revenu que deux hommes dans la mère patrie ; le sort des autres restait inconnu, enveloppé dans les teintes sombres du mystère. L’Angleterre ne pouvait pas cependant abandonner ses enfants et les laisser périr sans faire au moins quelque effort pour venir à leur secours.

Le 20 mars 1590, trois navires partirent de Plymouth : le Hope-Well, le John-Evangelist et le Petit-John, prenant à la remorque deux embarcations qui se perdirent plus tard à la mer. Dans ce temps-là, les plus grands navires ne jaugeaient pas plus de cent à cent cinquante tonnes. Cette expédition était sous le commandement de l’amiral John White, gouverneur pour sir Walter Raleigh de la colonie de Roanoke Island, celui qui avait laissé la petite troupe sur l’île, en 1587. Il fallut trente-six jours et huit heures à ces navires pour arriver à Hatorask, plage d’Hatteras. Ils jetèrent l’ancre à trois lieues du rivage, et ils envoyèrent un canot bien armé dans le Pamplico-Sound.

Il existait alors des passes créées par l’Océan, qui permettaient d’entrer dans les Sounds, mais qui ont été comblées depuis par l’action de la mer. L’ancienne passe Roanoke, fermée aujourd’hui, qui était à quatre milles au nord de la passe actuelle Oregon, est, suppose-t-on, celle que prenaient les navires envoyés par sir Walter Raleigh. À l’entrée sud de la baie, près de Ballast-Point (pointe du lest), plusieurs de ces navires ayant fait côte jetèrent leur lest de pierres par-dessus le bord, d’où le nom de la pointe. Le capitaine Hatzel a étudié ces pierres, et dans son opinion de vieux pilote, elles sont d’origine étrangère. Jamais il n’en a vu de pareilles, et il croit que ce lest a été laissé à Shallowbag-Bay par quelques-uns des navires des expéditions de sir Walter Raleigh.

Comme l’équipage du canot dont il a été fait mention plus haut se dirigeait sur le nord de l’île Roanoke, — rendue célèbre, deux cent soixante-douze ans plus tard, par la guerre de sécession, — les marins sonnèrent de la trompette et chantèrent des airs populaires, espérant qu’ils se feraient entendre de leurs compatriotes, sur la côte ; mais les marais et les dunes ne leur envoyèrent aucune réponse.

Dès le matin, de bonne heure, les explorateurs prirent terre sur l’île Roanoke ; elle a douze milles de long sur deux et demi de large. Ils retrouvèrent la place même où l’amiral White avait laissé la colonie en 1587 ; faisant les recherches les plus actives pour découvrir les souvenirs de ceux que l’on avait perdus, ils rencontrèrent bientôt sur le sol de l’île l’empreinte de mocassins de sauvages ; mais ce fut en vain qu’ils cherchèrent des traces de l’homme civilisé. Qu’était-il arrivé à leurs compatriotes ?

À la fin, l’un d’eux découvrit sur une plage sablonneuse un arbre qui avait été incendié et gravé ; il ne portait que ces trois lettres : C. R. 0., mais elles représentaient un monde d’hypothèses. Trois ans plus tôt, au moment des tristes adieux, et quand les navires étaient prêts à mettre à la voile pour l’Angleterre, la petite, troupe, destinée à lutter dans les déserts du nouveau monde et ayant le pressentiment du malheureux sort qui peut-être l’attendait, était convenue d’un certain repère avec l’amiral White, lui promettant que si elle était réduite à la famine sur l’île, elle transporterait la colonie à cinquante milles dans l’intérieur des terres, près d’une tribu d’indiens amis. La vérité, c’est qu’avant même le départ des navires pour l’Angleterre ; elle avait déjà fait ses préparatifs d’émigration. Il avait été arrêté avec l’amiral que l’on graverait sur un arbre le nom du lieu où l’on devait se rendre, et que, en cas de détresse, il serait ajouté une croix au-dessus des lettres. Se réunissant avec anxiété autour de cet intéressant souvenir de compatriotes perdus, ils reconnurent ces caractères, mais ne découvrirent aucun vestige de croix. Le petit détachement, poussant plus loin ses investigations, vit bientôt dans le sentier même où il était engagé, un arbre magnifique dont la tête touchait au ciel, comme pour lui rappeler les épreuves de ceux que l’on cherchait. En se rapprochant de ce géant des forêts, qui avait bravé les ardeurs de tant d’étés et les tempêtes de tant d’hivers, ces hommes virent qu’il portait un message pour eux. Dépouillé de son écorce à cinq pieds au-dessus du niveau du sol, on pouvait lire sur le tronc dénudé, et écrit en grandes lettres, « Croatan », et là, comme dans l’autre cas, il n’y avait pas de croix. On en conclut que les colons avaient exécuté leur premier projet, et qu’ils étaient maintenant au milieu de la tribu amie des Croatans. L’équipage du canot se décida, quel que fût alors le lieu de campement de la tribu, à retourner tout de suite à bord, pour recommencer, dès le lendemain, de nouvelles recherches.

Un des navires, en changeant de position dans le mouillage où il ne trouvait pas un abri suffisant, avait été obligé de larguer son câble en laissant son ancre au fond de la mer ; c’était la seconde que l’on perdait. Le vent poussant les navires à la côte, une troisième ancre fut mouillée ; mais la petite flotte se trouvant trop près des brisants, les marins durent encore larguer le câble et manœuvrer pour trouver un chenal dans des eaux plus profondes où l’on pourrait se mettre à l’abri.

En discutant la question de savoir si l’on tiendrait bon, car les provisions se faisaient rares, vu qu’il n’y avait plus qu’une pièce d’eau à bord, et qu’enfin il ne restait plus qu’une seule ancre pour toute la flotte, on décida de faire route au sud, en quête d’un lieu où l’on pût trouver de l’eau. Le conseil avait l’espoir de capturer des navires espagnols dans les parages des Indes occidentales, et il fut résolu que si l’on réussissait, on retournerait avec les prises chercher les compatriotes exilés. L’un des navires retourna en Angleterre, pendant que l’amiral se rendit avec les deux autres à l’ile de la Trinité ; telle fut l’issue de la dernière tentative faite pour retrouver les colons.

Plus d’un siècle après que l’amiral eut abandonné sa colonie, Lawson disait, en parlant des Indiens d’Hatteras : « Ils assurent que plusieurs de leurs ancêtres étaient blancs, et qu’ils savaient lire et écrire dans un livre, comme vous et moi ; l’exactitude de cette assertion se trouve confirmée par la couleur exclusivement grise de leurs yeux. Ils sont extrêmement fiers de leur parenté avec les Anglais, auxquels ils sont prêts à rendre toutes sortes de bons services. Il est probable que l’insuccès de la colonie tint au manque de secours de l’Angleterre, ou bien qu’il résulta de la mauvaise foi des indigènes, car nous devons raisonnablement supposer que les Anglais avaient été forcés de cohabiter avec eux, et qu’ils se sont conformés avec le temps aux mœurs de leurs familles indiennes. »

Le docteur Hawks dit aussi que « ceux qui survécurent perdirent, hélas ! en se fondant avec les tribus à Croatan, toute tradition du christianisme et de la civilisation ; car ceux qui étaient allés répandre la lumière dans les ténèbres du paganisme y retombèrent à leur tour ». C’est une triste peinture de la nature humaine !

Il n’était pas besoin des violentes rafales qui s’abattaient sur la tour massive et la faisaient osciller de telle sorte qu’un seau d’eau placé sur la plate-forme de la lanterne se vidait en partie, pour m’indiquer que j’étais près du cap des Tempêtes.

Ne pouvant rester plus longtemps avec mes nouveaux amis, le canot fut mis à l’eau le 16, et les deux fils du capitaine Hatzel me précédèrent, dans un bateau solidement construit, pour me ménager un passage dans la glace qui s’était déjà formée sur les eaux tranquilles de ces parages. Nous fûmes bientôt dans le Sound, où les jeunes gens me laissèrent. Je doublai la pointe sud de Roanoke, et je me trouvai lancé sur la grande nappe du Pamplico. Afin d’éviter les bas-fonds, et comme il faisait calme, je restai à une distance d’environ trois milles de la plage, par trois pieds d’eau, jusqu’au delà de l’île Duck, où alors les arbres de l’île Roanoke tombèrent lentement au-dessous de l’horizon. Ensuite, me rapprochant graduellement du rivage, j’aperçus les deux bouquets d’arbres qui sont au nord et au sud de Chicamicomico. Un poste de sauvetage avait été dernièrement établi au nord du premier groupe d’arbres, et il y en a un autre à quatorze milles plus loin dans le sud. Les deux établissements de Chicamicomico ne se composent que de quelques maisons, et ils sont séparés l’un de l’autre par une plage de sable élevée et dénudée, d’un mille de longueur environ. Autrefois elle était couverte de bois, mais le vent a emporté le sable sur la forêt et l’a détruite. Dans un de ces villages, un moulin à vent tendait ses ailes à la brise.

À trois milles au-dessous se rencontre Kitty-Mitget’s Hammock, où quelques cèdres rouges et des chênes verts indiquent au voyageur l’étendue de la forêt, qui autrefois couvrait la plage. C’est la résidence du capitaine Abraham Mooper ; il est à la tête d’une pêcherie de maquereaux qui sont ensuite salés et envoyés sur les marchés de l’intérieur. Je venais de haler le canot dans les joncs pour m’assurer un abri pendant la nuit ; mais le vieux capitaine, dans sa ronde, me fit son prisonnier. Changer un lit dans un marais de joncs humides contre une bonne place auprès de la plus grande cheminée que j’eusse jamais vue, c’était à coup sur une chose bien agréable. Le manteau de la cheminée occupait presque tout un côté de la salle. Tandis que le feu flambait, j’allai m’asseoir sous le manteau même de cette cheminée avec les enfants de mon hôte, et je jouis avec eux du bon effet produit par les épaves d’un navire perdu sur l’estran, tout près de Kitty-Mitget. Avec quelle curiosité ces enfants regardaient celui qui était venu de si loin dans un bateau de papier !

« Comment fait le bateau de papier pour ne pas se fendre ? » disaient-ils ; toutes les explications que je leur donnais ne semblaient qu’augmenter leur étonnement, et je me trouvai à mon tour dans la même condition d’esprit, lorsque je voulus obtenir quelques renseignements à propos de Kitty-Mitget, qui devait pourtant avoir dû habiter quelque part sur la plage Clark, longtemps avant la naissance du propriétaire actuel. Nous passâmes le lendemain à pêcher le maquereau sur la plage où il était encore possible de le rencontrer, avant qu’il disparût pour gagner le large. Pendant ce temps-là, les troupes nombreuses de mouettes qui le suivent pour pêcher les débris de poisson échappés à sa voracité, s’enfuyaient rapidement à la recherche de nouvelles victuailles.

Le jeudi, départ pour le cap Hatteras. L’ancienne chanson du marin, où il est dit que « Hatteras a toujours un grain en réserve pour qui passe au vent de sa porte », est plus vraie que poétique.

Je n’avais fait que peu de chemin, lorsque la brise souffla en tempête et qu’un jeune pêcheur dirigea son bateau à voiles de mon côté, et m’invita à passer à son bord. Nous essayâmes de remorquer le canot ; mais il se remplit d’eau, ce qui nous obligea à le prendre avec nous. Comme nous fuyions devant le vent, passant par-dessus les bas-fonds avec une-témérité folle, je découvris que ma nouvelle connaissance, Burnett, était un marin aussi audacieux qu’imprévoyant. Il me raconta comment il avait fait chavirer la goélette de son père, en portant trop de toile :

« On est ici d’une lenteur désespérante et que Je déteste « , me disait-il.

Son histoire, qu’il me raconta, caractérise l’homme.

« Voyez-vous, monsieur, nous étions en route pour Newbern, sur la rivière Neuse, et comme nous donnions en plein dans le Sound avec toutes les voiles dehors, et que nous marchions grand train, papa me dit :

« — Lorenzo, je crois qu’un petit coup de yaupon ne me ferait pas de mal ; aussi je vais descendre et activer le feu sous la marmite.

« — Comme il vous plaira, lui dis-je.

« Alors il descend, et je prends le commandement de la goélette. Un gros grain noir fond bientôt sur le cap Hatteras, venant du Gulf-Stream ; ce nuage ressemblait à une orfraie. Maintenant, me dis-je, je vais t’en faire voir, ma bonne vieille ! Là-dessus, je lançai en plein la goélette dans le grain, et avant que j’eusse eu le temps de lofer, la rafale nous prit par le travers. C’était à en mourir de rire, monsieur, si vous aviez vu papa, émergeant de l’écoutille pendant que l’eau tombait en cascade par le panneau.

« — Eh bien, me dit-il avec colère, qu’est-ce qui se passe là-haut ?

« — Il ne s’agit pas de ce qui se passe là-haut, mais de ce qui arrive en bas ! On dirait, père, que nous avons chaviré.

« — Mais certainement, répondit mon père ; car, le lest ayant donné à la bande, la goélette s’en allait la quille en l’air. Nous tournions dans l’eau, autour d’elle, comme des marsouins, et nous étions enfin parvenus à nous mettre à cheval sur son épine dorsale, lorsque papa me regarda avec une sorte de mépris et s’écria vivement : « — T’imagines-tu par hasard, fils, être un marin prudent ?

« — Prudent, peut-être pas ; mais je crois être un fin matelot ; on se fait plus d’honneur à perdre son bateau comme il convient à un marin, qu’à ramper et à flotter comme une tortue.

« Maintenant, étranger, vous saurez que ce vieux père prudent ne voulut plus me permettre de reprendre le gouvernail ; aussi, aujourd’hui, je vais voir ma tante au cap. » Je m’aperçus que le bateau sur lequel nous marchions était un dug-out, fait de deux troncs d’énormes cyprès. Les bateaux plus grands que celui-là se composent de trois troncs, et il en est de plus petits qui sont faits d’un seul arbre.

Burnett me dit que les bateaux de charpente se démolissent si facilement sur les bas-fonds, qu’on leur préfère les bateaux dug-out, parce qu’ils sont plus durables.

Nous passâmes bientôt le hameau de Kinnakeet-Nord, ensuite Scarsborough avec ses maisons à un seul étage, puis Kinnakeet-Sud avec ses deux moulins à vent, près desquels s’élève le phare Hatteras, à l’ouest, sur une plage stérile et dénudée. Nous nous approchâmes de la côte basse et remontâmes un petit ruisseau où nous laissâmes nos bateaux pour gagner le cottage de la tante de Burnett. Après les rivages désolés que je venais de côtoyer, cette petite maison, dans son nid de verdure, était comme une étoile qui scintille dans la profondeur de la nuit. Elle était encadrée dans un épais fourré de chênes verts, de cèdres, et bordée de yaupons, dont les fruits, d’un beau rouge, brillaient sur le vert tendre des feuilles. Une bonne vieille était sur le pas de sa porte, pour faire une affectueuse réception à sa « mauvaise tête de neveu », heureuse de le revoir une fois encore chez sa vieille tante. « Oui, ma tante, dit mon ami Lorenzo, me voilà de retour comme une méchante pièce ; mais je ne reviens pas les mains vides, car, dès que j’aurai vendu ma pêche, ma vieille tante aura soixante ou soixante-dix dollars. — S’il a mauvaise tête, il a bon cœur », murmura la vieille dame sur un ton maternel, en essuyant une larme et en jetant un regard fier sur le brave garçon à l’air viril ; ensuite, elle nous invita à prendre du thé (yaupon).


Phare de l’ile Body.