En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE HUITIÈME

CHAPITRE HUITIÈME

DU CAP HENLOPEN À NORFOLK (VIRGINIE)


Portage au ruisseau Love. — Le fouet dans le Delaware. — Les baies de Rehoboth et de la rivière Indienne. — Portage à la petite baie Assawaman. — Ile de Wight-bay. — Chincoteague. — La passe de Watchapreague. — L’île des poneys. — Cherrystone. — Arrivée à Norfolk. — L’entreprise du Landmark.


PL. VI

Le lendemain matin, ma première pensée fut de remplacer le tolet perdu. Mon hôte résolut bientôt le problème pour moi. Je devais aller jusqu’au lieu du naufrage avec sa voiture légère et couverte, charger le canot avec sa cargaison, en prenant le chemin le plus court pour me rendre au ruisseau Love, à six milles de Lewes, en m’arrêtant sur la route chez un forgeron qui me ferait un nouveau tolet. Nous suivîmes des chemins sablonneux en passant par des forêts de pins et de chênes jusqu’au village de Miston, où une foule de curieux était rassemblée autour de nous, en nous demandant, par forme de plaisanterie, « si c’était dans cet équipage que nous avions apporté le canot depuis Troy ». Sans déplacer le canot de son confortable logement, le forgeron du village fit en une heure un beau tolet, après quoi nous continuâmes notre route par des bois sans caractère. Un peu plus loin, sur un terrain Marécageux, nous trouvâmes la maison de M. George Webb, auquel je fus présenté par mon guide Bob Hazzle. Etant enfin arrivé an ruisseau Love, je déposai mon canot chez M. Webb et je partis pour Lewes, et pour voir la ville et l’Océan.

À l’entrée de la baie de la Delaware, du cap Henlopen au phare du cap May, extrémité sud du New-Jersey, la distance est de douze milles légaux. Je passai la nuit du samedi et la journée du dimanche à Lewes, située à l’intérieur du cap Henlopen et derrière le célèbre brise-lame que le gouvernement y a fait construire.

Ce port de refuge est très-fréquenté par les caboteurs, si bien qu’en mauvais temps on peut y voir rassemblées deux ou trois cents voiles. Le gouvernement a acheté un emplacement à Lewes pour y construire un fort. Dans quelques années, cette ville aura un chemin de fer prolongé jusque sur la jetée, et le charbon pourra être apporté directement des mines dans le port. Les navires se mettront à l’abri du brise-lame, sans avoir à craindre d’être bloqués par les glaces. Lewes deviendra une station de charbon et un refuge sûr et commode pendant l’hiver pour les navires de guerre et autres.

Le dimanche soir, le capitaine Lyons et ses amis me reconduisirent en voiture jusqu’au ruisseau Love, et là, M. Webb voulut bien m’offrir sa gracieuse hospitalité pour la nuit. Un petit groupe de femmes attendaient mon arrivée pour voir le canot. Une dame âgée, ayant entrevu une lampe à esprit-de-vin que je tirais de ma poche, s’écria : « Quel joli objet pour une chambre de malade ! C’est la meilleure lampe que j’aie jamais vue. » Après avoir répondu à la curiosité des gens et m’être beaucoup amusé de leurs naïves remarques, je fus installé dans la meilleure chambre de la maison ; si mon esprit ne s’envola pas sur les ailes de l’imagination, ce n’est pas la faute du lit de plume dans les profondeurs duquel j’étais complètement perdu.

Avant de dire adieu au Delaware, je regarde comme un devoir impérieux vis-à-vis du public de faire connaître une (des institutions les plus anciennes de cet État. Les personnes qui ignorent le fait croiront difficilement qu’un État de la grande République américaine conserve encore l’usage de fouetter publiquement les hommes, les femmes, blancs et noirs. Le Delaware — un des plus petits États de l’Union, et dont les citoyens sont universellement connus pour leur générosité hospitalière, un État qui a produit un Bayard — est, à sa honte, nous le disons à regret, le coupable qui, dans le dix-neuvième siècle, pèche contre l’esprit de la civilisation, et cela, cent ans après que les fondateurs de la République ont déclaré l’égalité des droits pour tous les hommes. En traitant un sujet aussi délicat, je désire n’être injuste envers personne, et je tiens à laisser la parole à un habitant du Delaware parlant pour son pays :

« Dover (Delaware), 2 août 1873.

« À l’éditeur du Camden-Spy[1].

« Comme je vous l’ai promis, je viens vous écrire quelques détails sur le Delaware. Les gens de votre voisinage regardent « ce petit bijou d’État » comme un vrai marais dont la boue et l’eau sont les productions principales ; mais, suivant moi, c’est un des plus charmants petits États de l’Union. Quoique petit, il produit, en proportion de son étendue, plus de fruits et de grains qu’aucun autre État de la Confédération et en qualité exquise. Les criminels sont tenus dans une crainte salutaire par la meilleure des institutions : le whipping-post et le pilori. C’est la bête noire de tous les journaux du Nord, et ils ne trouvent rien de trop dur et de trop sévère à dire contre ces institutions. Le whipping-post[2] est placé dans la cour de la prison ; il a environ six pieds de haut sur trois pieds de circonférence. Le prisonnier y est attaché avec des menottes. Le shérif qui exécute la sentence enlève les vêtements du coupable jusqu’à la taille et lui administre sur le dos trente, quarante et même soixante coups de fouet, suivant la teneur de la sentence. Mais le sang ne coule pas à flots sur le dos du patient, qui n’est, d’ailleurs, ni plongé dans un baril de saumure, ni saupoudré de sel sur les morsures du fouet. Bien loin de là, j’en ai vu plusieurs qui riaient en disant avec sang-froid : « C’est un bon exercice qui développe l’appétit. » Mais il en est d’autres dont les cris et les hurlements font un tapage du diable. Le fouet s’administre en public, et chaque séance attire un grand nombre de curieux, qui viennent de plusieurs milles à la ronde pour assister à la punition du coupable. Une exécution publique a eu lieu récemment, et malgré le grand orage qui éclata ce jour-là, plus de trois cents spectateurs sont restés jusqu’à la fin du supplice. Une personne qui a subi la peine du fouet perd ses droits politiques dans l’État ; aussi le condamné quitte-t-il son pays pour retrouver ailleurs ses privilèges de citoyen. Les journaux peuvent crier, jusqu’à extinction, contre cette horrible barbarie et cette punition antichrétienne ; mais si elle était généralement adoptée, on verrait certainement diminuer rapidement le nombre des crimes.

« Qu’est-ce qu’un emprisonnement pendant des mois ou même des années ? C’est bien vite passé, et les criminels une fois libérés recommencent à mendier, à emprunter et à voler. Mais être fouetté publiquement est une flétrissure ineffaçable et qui préserve les hommes de commettre de nouvelles fautes. Les femmes sont fouettées comme les hommes, et elles trouvent que c’est un peu dur. Autant que je puis me le rappeler, on n’a pas mis depuis longtemps de femmes en prison. Je ne m’attendais pas à faire d’aussi longs commentaires sur le ''whipping-post du Delaware.

« Parlons maintenant de l’autre supplice. Le pilori est une longue planche de bois qui surmonte le whipping-post et où il y a des trous pour laisser passer la tête et les bras du condamné en le tenant dans une position très-pénible ; il est forcé de rester sur la pointe des pieds pendant une heure, et s’il s’affaisse par excès de fatigue, comme cela arrive quelquefois, il se casse le cou instantanément. Josiah Ward, qui s’était dérobé par la fuite au châtiment qu’il avait dû subir pour avoir assassiné le pauvre Wady dans votre comté, vint dans le Delaware, vola avec effraction des souliers dans un magasin de chaussures, fut arrêté, reçut soixante coups de fouet, resta exposé une heure ; il est en ce moment emprisonné pour deux ans, et il n’a jamais pu se servir des souliers ! Le pilori est très-sûrement une punition cruelle et terrible, et tandis que je défends si chaudement le whipping-post, je pense, au contraire, que le sauvage supplice du pilori devrait être aboli.

« Ces lignes étaient écrites quand j’ai appris qu’une femme de couleur avait été condamnée, au mois de mai dernier, pour homicide du second degré, et que le samedi 17 de ce mois (avril), elle a reçu soixante coups de fouet et est restée pendant une heure au pilori. Que pensez-vous de la législation du Delaware après ce que je viens d’écrire ? Je crois en avoir suffisamment parlé pour aujourd’hui, et je reste votre très-obéissant serviteur.
« P. P. »

Depuis les vingt dernières années, les agriculteurs du Delaware et du Maryland se sont beaucoup occupés de la culture du pêcher, qui est en décroissance rapide dans le New-Jersey et les États plus au nord. Il y a, dit-on, dans la Péninsule, soixante mille acres plantées en pêchers, qui produisent cinquante dollars par acre, ou trois millions de dollars. La récolte de ce fruit emploie au moins vingt-cinq mille hommes, femmes et enfants. Une acre de terre plantée en pêchers et en plein rapport se paye de trente à quarante dollars. Les plus belles pêches sont presque toutes destinées aux conserves, soit pour l’étranger, soit pour les marchés du pays.

Les terrains plats et les bords des rivières de la Péninsule sont des causes de malaria qui attaquent les habitants sous la forme de fièvre bénigne. Pendant le printemps, l’été et le commencement de l’automne, un homme prudent ne s’expose pas au grand air jusqu’à ce que le soleil ait dissipé les brouillards du matin. Il faut user de la même prudence dans les pays du Sud, soit qu’il s’agisse des travaux du matin ou du soir. La fièvre est le fléau des États du Sud et du Centre, car cette maladie réduit tellement la force de la constitution qu’elle produit un grand abattement moral. Cependant ceux qui en souffrent, même de deux jours l’un, paraissent considérer la malaria comme quelque chose de peu d’importance, bien qu’il soit reconnu que la fièvre intermittente, en diminuant les forces du malade, le prédispose aux maladies plus sérieuses dont elle est le précurseur.

En partant de la baie Rehoboth, un petit bateau peut suivre les eaux intérieures jusqu’à la baie de la Chesapeake. Les rivières de cette côte sont protégées contre les grandes lames de l’Océan par des îles longues, étroites et sablonneuses, qui constituent des grèves entre lesquelles pénètrent des courants de marée. Ces eaux, venant de la mer, se joignent aux eaux intérieures et portent le nom de passes ; beaucoup d’entre elles sont navigables pour les caboteurs d’un faible tirant d’eau. La configuration de ces passes est si changée par l’effet des tempêtes que des troupeaux peuvent paître aujourd’hui dans un tranquille bonheur là où, il y a moins d’un quart de siècle, le marin passait avec son navire. Au mois de juin de l’année 1821, un orage des plus violents, ouvrit à la passe Sandy un chenal d’un pied d’eau de profondeur, qui fut fermé en 1831. La passe de la pointe Green fut ouverte sur la plage, en 1837, par un coup de vent, pour disparaître sept ans plus tard. La passe de l’ancien Sinepuxent, creusée par la mer, il y a plus de soixante ans, fut aussi comblée en 1831. Ces trois passes étaient situées sur une distance de trois milles et toutes au nord du village de Chincoteague. La passe Green-Run, qui avait eu une profondeur d’environ six pieds pendant presque dix ans, a disparu en se déplaçant d’un demi-mille vers le sud. La tendance des passes sur cette côte est de se déplacer vers le sud, comme font les passes de la côte du New-Jersey.

Les pêcheurs d’huîtres et de poissons et les fermiers vivent sur les plateaux et dans quelques cabanes bâties sur les grèves de la côte. De ces baies, les bois de construction et de chauffage, les grains et les huîtres sont dirigés vers les ports du Nord. Les habitants sont partout aimables et hospitaliers pour les étrangers. Un climat doux, une culture facile et peu coûteuse, la chasse aux oiseaux sauvages, de bonnes huîtres et des pêches gardées sont les motifs qui invitent les gens du Nord et les Européens à s’établir dans le pays ; mais la fièvre d’un caractère bénin qui règne dans la plupart de ces localités peut paraître une objection sérieuse. Discutant un jour cette question avec un habitant du pays, il me répondit : « Quoi ! ne faut-il pas toujours mourir de quelque chose, ou de quelque manière ? Si vous n’avez pas de fièvres dans le Massachusetts, vous avez une foule de choses que nous n’avons pas ici : des maladies de foie, la consomption, l’aliénation mentale, etc., etc. De plus, vos hivers sont si froids que, chez vous, les agriculteurs doivent rester pendant quatre mois de l’année enfermés dans leurs demeures, tandis que nous autres gens du Sud, nous pouvons circuler presque toujours en plein air. Que le loup me croque si je ne préfère pas vivre ici dans la pauvreté, plutôt que de mourir chez vous en y roulant sur l’or ! Comment se fait-il donc que, malgré nos maladies, nous n’allions pas habiter votre pays ? Pourquoi est-il empoisonné de tant de drogues ? Quand je faisais le cabotage dans le Yankeedom[3] et lorsque j’allais à terre, je voyais partout les rochers bariolés d’affiches de drogues, et toutes les granges des fermiers étaient louées pour des réclames de médecin. »

C’est dans cette partie de l’Amérique que les gens semblent supporter le plus légèrement la nécessité de gagner leur vie ; ils jouissent d’une foule d’agréments à très-peu de frais, mais ils estiment beaucoup moins le tout-puissant dollar que ne font leurs compatriotes des États du Nord. La question « De qui est-il fils ? » commence à vous être adressée à Philadelphie, et elle a d’autant plus d’importance que vous avancez davantage vers le sud. Les anciens souvenirs de famille ont une grande importance dans toutes les classes. Il y a six nulles de l’embouchure du ruisseau Love, par le petit Sound, jusqu’à L’île marécageuse de Burton. La rivière Indienne fournit à sa baie beaucoup d’eaux douces, et la petite passe du même nom est alimentée par les eaux salées de l’Océan. De nombreuses troupes de canards et d’oies sauvages volent sur les eaux tranquilles du Sound. Continuant ma route au sud, je traversai la rivière Indienne et entrai dans un petit ruisseau, à ouverture très-large, qui coule à travers les marais, et est connu sous le nom de ruisseau White. Je le remontai jusqu’au point où il devient si étroit qu’il semble se perdre dans ce lieu sauvage, quand, tout à coup, une clairière dans la forêt me montra de petits bâtiments construits autour d’une ferme. C’était l’habitation d’un méthodiste, M. Siles-Betts. Je lui dis que j’avais l’intention de faire un portage pour me rendre au cours d’eau le plus rapproché de la côte sud d’Assawaman, qui n’était qu’à trois milles par la route. Après avoir examiné mon bateau avec calme, il me dit : « Il est à présent onze heures et demie ; le dîner préparé par ma femme doit être bientôt prêt ; je vais la presser un peu, et tandis qu’elle mettra le couvert, nous nous occuperons de la voiture. » Le chargement ne fut pas long à faire, et après avoir déposé le canot sur un lit de copeaux et l’avoir solidement attaché avec des cordes, nous allâmes dîner.

Peu après, nous roulions sur le terrain plat d’un pays boisé, coupé çà et là par de petites fermes. La baie était peu profonde ; à l’est, séparée de l’Océan par des falaises sablonneuses, et ailleurs bordée par des marais. La voiture nous amena jusqu’au rivage même, et, une fois de plus, la Maria-Theresa se retrouva dans son élément naturel. À l’affectueuse poignée de main que je donnai à cet homme consciencieux en lui remettant un dollar comme prix de ses services, j’ajoutai beaucoup de remercîments pour son hospitalité ; puis le canot repartit à nouveau, suivant un chenal étroit et peu profond dont le fond était couvert de végétation. La grande tour du phare de l’île Fenwick, placé sur la ligne frontière du Delaware et du Maryland, était maintenant mon point de repère. Elle s’élève sur une côte plate, qui forme une barrière contre laquelle la mer vient se briser. Les habitants de la côte prononcent Fenwick, Phœnix. L’île Phœnix, disaient-ils, faisait autrefois partie du continent ; mais une femme qui voulait empêcher ses bestiaux de s’égarer offrit en payement une chemise à un homme pour qu’il creusât une rigole entre la grande et la petite baie d’Assawaman. Le flux et le reflux, à force de passer et de repasser dans cette ouverture, lui donnèrent plus de cent pieds de largeur avec une profondeur de dix à quinze pieds dans certains endroits, à marée haute ; l’ouverture de ce passage diminua si bien le volume d’eau dans la passe du petit Assawaman, qu’elle se ferma bientôt complètement. Là, l’eau était presque douce, car la passe la plus rapprochée, qui admet l’eau salée à marée haute, se trouvait à l’île Chincoteague, à quelque cinquante milles de distance.

Passant à l’ouest du phare, je pensais à ce qu’une femme peut faire, et je m’attendais presque à entendre sortir des eaux la chanson de la « chemise », qui, dans ce cas-là, eût été plus gaie que celle du « capuchon ». J’entrais maintenant dans la baie du grand Assawaman, dont les eaux étaient unies comme un miroir ; devant moi et à environ cinq milles au sud, jusqu’au sud-ouest, on voyait briller au soleil couchant les grands bois de l’île de Wight. Une grande quantité de canards sauvages s’envolaient des eaux tranquilles, lorsque mon canot glissait trop près d’eux. Si j’eusse emporté un chargement moins pesant, j’aurais pu me munir d’un fusil léger ; mais comme c’était impossible, je n’avais d’autre arme qu’un petit pistolet de poche ; aussi les canards et d’autres oiseaux sauvages avaient-ils raison de venir me saluer au passage. En me rapprochant des rives de l’île de Wight, j’entrai dans l’embouchure du Saint-Martin, qui, à son confluent avec la baie Wight, est large de plus de deux milles. Je n’avais pas alors la belle carte n° 28, ni la carte générale n° 4 de la côte, avec la topographie des fermes, champs, terres, etc., etc., si bien figurée qu’elle rendrait facile la navigation sur ces eaux, même pour un novice. Alors, sans carte de ces passages, je cherchais à travers l’obscurité du crépuscule l’habitation de mon ami que je savais n’être pas loin ; mais la sombre forêt de pins, sur les hauteurs, ne me permit pas de trouver ce que je désirais tant découvrir.

Après avoir traversé cette large rivière, j’arrivai à la pointe de Keiser, où je savais qu’à l’ouest je trouverais le ruisseau Turval. Tandis que je côtoyais le bord du marais, je tombai sur deux chasseurs, en observation sur un poste flottant ; mais ils étaient tellement enveloppés par le brouillard qu’il m’était impossible de distinguer rien de plus que leurs formes. Je m’aventurai pourtant à leur demander où j’étais, quand, à mon grand étonnement, ils me répondirent en venant de mon côté et en m’appelant par mon nom : il n’avait jamais résonné plus agréablement à mes oreilles. C’était la voix de mon ami qui, avec un camarade, était occupé à lever les appeaux qu’ils surveillaient depuis le matin. Quel plaisir que cette rencontre inattendue !

Nous tournons bientôt la pointe Keyser, nous remontons le ruisseau Turval, distant d’un couple de milles de la maison de mon ami. Là, sur l’ancienne propriété, dans un petit tombeau de famille, dorment, « chacun dans une étroite cellule », les représentants de quatre générations. Le soir, autour d’un bon feu de bois, notre conversation roula sur l’étape de la journée : trente-cinq milles environ. Le père de M. Taylor raconta qu’un de ses amis, en une seule semaine du mois de septembre, avait pris en pêchant à la ligne dans les marais de Rehoboth cinq cents tantogss, dont quelques-unes pesaient jusqu’à vingt livres. Les huîtres du Rehoboth et de la rivière Indienne avaient péri probablement, dit-il, par suite de la retraite des eaux de la mer, qui autrefois y pénétraient. J’avais passé une excellente semaine avec mes amis de la plantation à Winchester, lorsque la baisse du thermomètre m’avertit qu’il ne fallait pas tarder à prendre la route du Sud.

Le mercredi 25 novembre, je descendis le ruisseau de la plantation et j’allai de la rivière le Saint-Martin dans la baie. Ma route du sud me fit passer au Hommack, monticule fait de coquilles d’huîtres, qui s’élève à sept pieds au-dessus du marais, sur la côte occidentale de la baie Sinepuxent, et où les hautes terres s’approchaient de la plage à moins de huit cents pieds. C’est sur cet emplacement que se trouve la station du chemin de fer Wicomico et Pocomoke, qu’on a prolongé de sept milles à l’est de Berlin. Un bac, d’un petit parcours, transporte les voyageurs jusqu’à la plage d’une île étroite, qui est considérée par Bayard Taylor comme le plus joli site qu’il ait jamais vu. Cette station balnéaire s’appelle Ocean-City, et mon ami M. Jones Taylor était le trésorier d’une compagnie qui s’était formée en vue de faire des améliorations très-désirées.

Les baies peu profondes du voisinage de cette ville offrent aux baigneurs des plaisirs sans dangers. L’été, la pêche consiste principalement en perches, en saumons, tandis que celle de l’automne se compose exclusivement de maquereaux. Toutes ces espèces de poissons, avec les huîtres et les crabes, sont des mets à tenter un épicurien. Le port, hier encore désert, est maintenant mis en communication directe, par un chemin de for, avec Philadelphie et New-York ; on peut s’y rendre en neuf et douze heures.

Du Hommack à South-Point, la longueur de la baie de Sinepuxent se trouve comprise dans cette distance, selon les hydrographes. De South-Point jusqu’au-dessous du milieu de l’île Chincoteague, la baie est désignée sous le nom de Assateague, quoique les pêcheurs l’appellent autrement. Les célèbres bancs d’huîtres, si connus des habitants de Chincoteague, commencent à environ vingt milles au sud du Hommack. Chincoteague expédie deux sortes d’huîtres à New-York et sur d’autres marchés. L’une est l’huître indigène, l’autre a été transportée de la baie de la Chesapeake ; ce bivalve est arrondi de forme et le plus apprécié des deux. La largeur véritable du Sinepuxent est seulement d’un mille. Quand je tournai à l’ouest autour de la pointe sud et que j’entrai dans la baie d’Assawaman, la nappe d’eau s’élargissait entre les marais à l’ouest et la plage sablonneuse de l’île à l’est, jusqu’à plus de quatre milles.

L’entrée du ruisseau Newport est à l’ouest de South-Point. Là, les marais sont très-larges. Je remontai le Newport dans l’après-midi, pour aller faire une visite au docteur Purnell, qui a essayé d’introduire les coqs de bruyère et les perdrix de la Californie sur sa plantation. M. Charles Hallock, éditeur du Forest and stream, s’est occupé de ces essais d’acclimatation, et je lui ai promis, si la chose était possible, d’étudier la question sur les lieux. Cette partie du Sinepuxent-Neck a un intérêt historique, car on sait que le régicide Édouard Whalley y est enterré.

À quatre milles de South-Point, j’atteignis les marais qui bordent la grande plantation du docteur Purnell ; et remontant ensuite avec mon canot un bras étroit de la petite rivière, je traversai à gué des herbes en partie submergées, et j’arrivai sur la terre ferme, où le docteur m’attendait. Sa maison était tout près de là ; je passai la nuit sous son toit hospitalier. La propriété a une superficie de quinze cents acres, qui longent les rivages du Newport. Depuis la guerre civile, les terres sont affermées. La plus grande partie se compose de bois et de marais salants. Cinq ans avant ma visite, un habitant de Philadelphie avait envoyé au docteur quelques couples de poulets des prairies, et deux couvées de perdrix, l’une de la montagne et l’autre de la vallée. Maintenant je vais aborder les choses pratiques. Les grouses étaient venues d’un État de l’Ouest, et les perdrix de la Californie. Les perdrix furent tenues en cage pendant quelques semaines, puis mises en liberté. Elles ne tardèrent pas à disparaître dans les bois, à l’exception d’un couple qui revenait tous les soirs, à la porte de la cuisine, demander à manger. Ces deux oiseaux avaient fixé leur domicile dans un jardin, tout près de la maison ; ils élevèrent une belle couvée, qui ensuite s’éloigna et dont on n’entendit plus parler depuis, qu’une seule fois. Ces oiseaux avaient pris leur vol du côté de la rivière, où probablement ils ont péri sous les coups des chasseurs. Les poulets des prairies s’acclimatèrent d’eux-mêmes dans leur nouvelle demeure, d’une manière satisfaisante, et ils s’apprivoisèrent très-facilement. Leurs nids, bien remplis d’œufs, se trouvaient dans les clôtures des champs, et près des marais, pour lesquels ils paraissent avoir une grande prédilection. Ils se multiplièrent rapidement. On les rencontrait dans les écuries et dans les granges de la plantation. La législation du Maryland avait voté une loi pour favoriser l’introduction des grouses dans l’État. Mais un nouveau danger vint menacer ces malheureux oiseaux. Une bande de chasseurs aux tortues arrivèrent du New-Jersey par la passe Chincoteague et battirent les rigoles et les petits, fossés du marais. Pendant cette chasse, les jolies grouses qui picoraient tranquillement dans le voisinage se laissèrent découvrir facilement par les chasseurs, qui les prirent presque toutes. Un fermier de la plantation me raconta qu’il avait vu dix-huit de ces oiseaux dans un champ de blé, quelques jours auparavant, et c’était tout ce qui en restait.

La grouse à manchette (bonasa umbellus), si abondante au New-Jersey, ne se montre pas dans la péninsule. Les premières expériences du docteur avec les coqs de bruyère (cupidonia cupido) ont encouragé d’autres personnes à les importer sur la côte orientale du Maryland. L’oiseau si difficile à approcher, le chanteur incomparable du Sud, l’oiseau moqueur américain (mimus polyglottus) est aussi devenu très-rare dans ces régions, parce que les oiseleurs expédient les jeunes dans les villes du Nord ; il n’est qu’un oiseau de passage dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Ainsi, dans le New-Jersey, pendant un séjour de neuf ans sur ma plantation, je n’ai aperçu qu’un seul de ces oiseaux, mais j’ai entendu dire qu’on en voyait parfois au cap May.

Mon temps étant limité, je ne pus pas jouir plus d’une nuit de la bonne hospitalité du docteur. Le lendemain matin, toute la famille, maîtres et serviteurs, blancs et noirs, m’aida à m’embarquer. Au crépuscule, j’avais franchi la frontière des deux États et j’étais entré en Virginie, près de la pointe de l’île Chincoteague, localité des plus intéressantes pour celui qui en étudie le caractère. La marée descendante n’avait laissé que peu d’eau autour de la jetée massive qui donne accès dans la ville ; des bancs d’huîtres, qui émergeaient de la vase, menaçaient de compromettre la coque de mon bateau. Je cherchais à reconnaître à travers la brume le feu de la jetée, placé au-dessus de moi, appelant pour avoir de l’aide, lorsque deux hommes appuyés sur le parapet me répondirent :

« Que demandez-vous à cette heure, étranger ? — Je veux débarquer mon petit bateau sur votre jetée ; comme il est fait de papier, il a besoin d’être traité avec ménagements. » Pendant un instant, les pêcheurs d’huîtres ne dirent mot, et ils s’éloignèrent en ayant l’air de réfléchir. J’entendais leurs grosses bottes qui résonnaient sur le quai du côté de la taverne. Un murmure sourd, suivi bientôt de cris bruyants, se fit entendre, et une avalanche d’hommes et de gamins se précipita sur le quai ; cette foule me criait : « Passez-nous l’avant et l’arrière, et nous allons le hisser. » Quelques marins me prirent par les épaules, d’autres me soulevèrent si bien qu’en un tour de main le capitaine et son canot étaient déposés sur la terre ferme.

Des gens arrivaient en foule pour tâter le canot en papier, et, après cet examen, la plupart furent convaincus que ce n’était pas une mystification. Quelques hommes emportèrent la Maria-Teresa sur leurs épaules, d’autres se chargèrent de sa petite cargaison, et en me laissant libre de les suivre à ma guise, ils se précipitèrent dans la direction de l’hôtel, en enfoncèrent les portes et déposèrent le canot sur une longue table, sous un abri à l’entrée de la cour, croyant qu’ils avaient bien gagné un pourboire. Telle fut la façon dont les habitants de Chincoteague me souhaitèrent la bienvenue. « Si vous ne voulez pas boire, étranger, passez votre chemin ; qu’est-ce qui soutient mieux l’union de l’âme et du corps que la boisson ? » dit un pêcheur grand et fort. Une dame m’avait donné, le matin, une provision de belles pommes, de sorte qu’au lieu de boisson, je les leur distribuai. Tous m’adressèrent des questions et semblaient fort gais, sauf un individu au teint bilieux qui, au lieu d’être habillé comme les autres pêcheurs d’huîtres, portait sur lui, pour me servir de l’expression de ses camarades, toute une boutique de friperie.

Au lieu de se réunir aux autres personnes dans la salle commune, cet autre saint Thomas, dès que tout le monde fut occupé à jouer aux cartes, alla s’installer près du bateau et l’examina minutieusement. Il commença par gratter la coque au-dessous des plats-bords où la vase avait laissé une petite couche de dépôt qui était déjà sèche ; puis, la physionomie de cet individu s’animant, il me dit : « Voyez si le bateau ne semble pas avoir été construit pour être transporté sur le pont d’un navire et mis à l’eau dans le port d’une ville, afin que les badauds croient qu’il a fait toute la route à la rame. Tenez, voyez plutôt s’il n’y a pas sur la coque de la poussière, et de la poussière très-sèche ; elle n’est donc pas restée dix minutes dans l’eau ce matin ; j’en jurerais ! » Il ne me fallut qu’un moment de conversation avec cet incrédule de Chincoteague pour lui démontrer que ce qu’il appelait de la poussière n’était autre chose que de la vase desséchée. Ses prétentions attirèrent sur lui les railleries de ses voisins, et il dut s’esquiver, poursuivi par des huées unanimes.

Dans cette réunion de bateliers, je n’en trouvai qu’un seul, ce soir-là, qui fût allé jusqu’au cap Charles, en suivant les eaux intérieures, et c’était le plus jeune de la bande. J’ai couché par écrit les amusantes instructions qu’il voulut bien me donner. « Veillez au Cat-Creek, en avant des quatre bouches ; c’est là où il faudra le prendre. — Oui, ajoutèrent ses camarades, oui, le Cat-Creek est dangereux à traverser, à moins que vous ne vous y preniez à marée tout à fait basse ; les bateaux pour la pêche aux huîtres y ont toujours maille à partir. » Dès que la séance du conseil tenu par mes amis de Chincoteague fut finie, la route que je devais suivre le lendemain était dans mon esprit « aussi limpide que de la vase ». Les habitants de cette île ne sont pas tous des pêcheurs d’huîtres, et il y en a beaucoup qui trouvent de l’occupation et du profit à élever des poneys sur les plages d’Assateague où l’herbe pousse sans culture et fournit aux animaux une nourriture rustique. On appelle ces petites bêtes marsh tackies[4] ; on les trouve répandues par groupes, ça et là, sur les grèves en descendant jusqu’aux Sea-Islands des Carolines. Tous les ans il se tient une foire à Chincoteague où les poneys-penners[5] amènent les animaux qu’ils ont à vendre. Le prix moyen est d’environ quatre-vingt-dix dollars pour une bonne bête, bien qu’il s’en vende jusqu’à deux cent cinquante dollars (1 250 francs). Tous ces chevaux, au moment de la vente, sont à moitié sauvages et pas du tout dressés. Le lendemain matin, M. Gaulk, l’ancien percepteur du port aux huîtres et une cinquantaine de personnes m’escortèrent jusqu’au quai en me souhaitant un adieu amical et « bonne chance ». Il y avait trois milles trois quarts jusqu’à l’extrémité sud de cette île ; elle a sur chacune de ses extrémités une communication avec l’Océan, appelée : celle du nord, Assateague ; celle du sud, Chincoteague. Heureusement, je traversai cette dernière passe en calme, jusqu’aux Ballast-Narrows, dans les marais, et bientôt j’atteignis les quatre bouches ; mais là, j’en trouvai cinq, ce qui m’embarrassa très-fort, car les pilotes de Chincoteague n’avaient-ils pas nommé ce déploiement de bouches « quatre bouches » ? Je m’en rapportai à l’autorité du savoir local, et je fus bientôt dans un labyrinthe de ruisseaux qui venaient se jeter dans le marais, près de la plage. Retournant sur mes pas, je me retrouvai en face des cinq bouches, et prenant une nouvelle direction en entrant dans la plus voisine de celle que j’avais explorée avec si peu de succès, j’entrai bientôt dans Rogne’s Bay par le travers de laquelle on pouvait voir l’embouchure du Cat-Creek, point où je m’attendais à rencontrer les difficultés prédites par mes amis de Chineoteague. Mais le ruisseau me fournit suffisamment d’eau pour mon canot, à demi-marée, et je n’éprouvai pas la moindre peine à le traverser. Les pêcheurs d’huîtres, en me parlant comme ils l’avaient fait, pensaient à leurs barques gréées en sloops, et ils n’avaient pas songé que mon petit canot ne tirait que cinq pouces d’eau.

Le Cat-Creek me porta jusqu’à la plage, où j’eus le plaisir d’apercevoir, à travers une brèche, l’Océan au bleu profond et aux vagues coiffées de crêtes blanches. Il y avait encore une passe à traverser, et là encore je fus favorisé par le calme. C’était la passe d’Assawaman du sud.

Il me paraissait étrange que les deux baies d’Assawaman fussent à quarante cinq milles au nord de la passe du même nom. En suivant le ruisseau à travers les marais situés entre l’île d’Assawaman et la grande terre, je franchis un autre passage peu profond par lequel je pus encore une fois voir l’Océan. C’était la passe Gargathy. Avant de l’atteindre, comme je voyais la nuit approcher, je pris une autre route, et, mes avirons aidant, je ralliai le continent et j’abordai au gîte d’un fermier très-obligeant, M. Martin Kelly. Dès le lendemain matin, je traversai le Gargothy.

Nous étions alors au samedi 28 novembre. Encourage par le succès avec lequel mon petit bateau se tirait de toutes les passes, je poussai en avant et j’entrepris d’explorer celle qui était la moins séduisante de toutes, située à l’extrémité de l’ile Malomkin. Le temps me favorisait, et je pus traverser le fort courant de marée qui se précipitait dans cette passe, sans embarquer de mer. Assawaman et Gargathy déplacent constamment leurs thalwegs, ayant tantôt six pieds d’eau ou seulement deux. Aussi ne faut-il pas trop se fier à l’île Matomkin. Il suffirait du vent du nord pour déplacer des bouées qui seraient établies dans les eaux de ces passes ; aussi n’a-t-on pas songé à les baliser. La passe de Watchapreague, au-dessous des dernières que je viens dénommer, est d’un caractère plus stable ; mais, par le mauvais temps, elle est aussi beaucoup plus dangereuse. De la passe Matomkin, je suivis les passes intérieures de l’île du Cèdre, jusqu’à ce que l’obscurité m’eût forcé à chercher un refuge chez le capitaine William Burton, dont la confortable habitation était sur le continent, à cinq milles environ de la passe Watchapreague. Il m’invita à passer le dimanche avec lui, et j’appris par lui beaucoup de choses intéressantes.

Le lundi, jour à grains et à rafales, mon canot talonna à diverses reprises, en allant à la passe Watchapreague. La marée était très-basse, mais elle commença à remonter dès que je fus arrivé devant la plage. La brise soufflait très-fraîche du nord-est, et je cherchais un abri sous le vent du côté de la terre, quand tout à coup le canot, touchant une pointe sablonneuse, eut à se défendre d’une perte presque certaine contre la violence des eaux. La marée arrivait du large avec la force d’un rapide, et les rafales, qui se succédaient à intervalles irréguliers, soulevaient les vagues affolées. Il était inutile de chercher à virer de bord ; c’était plus que je ne pouvais demander à mon canot ; mais pour le mantenir sur la crête des vagues, j’employai tout ce qui me fut possible de dépenser de force musculaire, et je le dirigeai vers la pointe sud de la côte, en traversant la passe dangereuse de Watchapreague. Quoique je n’eusse qu’un demi-mille à faire, je ne parvins à le franchir qu’avec, de très-grandes peines. Les vagues passaient sur mon canot, mais la brave petite coque se relevait légère comme un oiseau, obéissant à l’action de la rame plus sûrement que ne l’eût fait au mors le cheval le mieux dressé.

Dès que je fus entré plus avant dans les eaux du sud, je reçus le vent de l’arrière, et les vagues, en s’abattant sur et par-dessus le canot, me jetèrent directement à la côte. Comme nous fuyions au plus vite, le vacarme des flots me donna le vertige ; aussi, pour prévenir toute erreur de mon esprit, je tins constamment les yeux attachés sur mes avirons, qui, c’est étrange à dire, ne me firent pas faire un seul faux mouvement. Un coup de vent violent ayant abattu la mer pour un moment, je regardai par-dessus mon épaule et derrière les dunes basses et sablonneuses de la côte sud de la passe voisine. Mon canot, après une énorme secousse, prit terre au loin sur l’estran. Je sautai à terre et je tirai ma précieuse petite embarcation hors de l’atteinte de la marée ; ensuite, je fis une prière d’action de grâces pour avoir échappé au danger, en y ajoutant mentalement des vœux pour qu’à l’avenir je pusse faire traverser à mon canot les passes traîtresses sur un sloop de pêcheurs. J’allai camper dans un creux de la côte où les falaises de sable me protégèrent contre la fraîcheur de la brise. Toute l’après-midi, je surveillai, de mon terrier, les éléments qui faisaient rage, et, vers le soir, je fus heureux de constater un apaisement général de la mer et du vent. Alors le canot fut encore remis à l’eau, et il avait franchi un ou deux milles au sud lorsque le jour, court dans cette saison, venant à baisser, je restai près d’une île marécageuse bordée par un banc d’huîtres à coquilles aiguës. Sautant par-dessus le bord dans l’eau et dans la vase, je mis les rames et la pagaie sur le banc d’huîtres, afin de protéger le canot, que je tirai ensuite par le marais. À mesure que le vent baissait, le froid augmentait. Le marais était humide, et je n’y pus pas trouver de bois sec pour faire du feu. J’enlevai la toile qui figurait le pont, et j’empilai mes bagages sur une plate-forme construite avec mes rames et des coquilles d’huîtres, pour les mettre à l’abri de la prochaine marée ; ensuite, je m’enveloppai doucement et non sans peine dans l’étroite coque du canot, où je devais passer la nuit. Je boutonnai la toile du pont à sa place, puis j’essayai de dormir en rêvant que je n’étais ni sardine, ni prisonnier dans quelque cachot inhospitalier. Me retourner sans déboutonner un côté de la couverture était chose impossible, même en me livrant à une gymnastique d’acrobate de première classe : je n’avais jamais pensé que pour me retourner dans mon lit, il faudrait commencer par en sortir.

À minuit, les canards sauvages (anas boschas) arrivèrent en bandes tout près du marais. Le doux chant du mâle, qui, dans cette espèce particulière de palmipèdes, n’a pas la voix criarde de la femelle, affirme d’une manière authentique son identité. Puis des rats musqués et des blaireaux qui mangent les huîtres vinrent bientôt dans le voisinage de mon campement, attirés, sans doute, par l’odeur de mes provisions. Le bruit que je faisais avec mes jambes dans la coque du canot étonnait ces animaux et éveillait leur curiosité, car ils restèrent jusqu’à l’aube à m’ennuyer.

Quand je sortis de mon lit, l’air froid me prit à la figure, et l’humidité glaciale du marais me gela les pieds. C’était le temps perdu à la passe Watchapreague qui m’avait ainsi retenu sur ce marais inhospitalier ; je voulus utiliser ce qui me restait de patience, et j’achevai ma toilette en titubant dans mes souliers humides. L’eau glacée dans laquelle je dus marcher jusqu’à la cheville me rappela que cette froide matinée d’hiver était le 1er décembre, et que le tempétueux Hattéras, au sud duquel je devais trouver un climat plus doux, était encore bien loin. La vigueur des coups de rames que je donnai en suivant l’île Paramore (que les gens du pays appellent Palmor), pour arriver jusqu’à l’entrée si large de la passe du petit Machicongo, rendit la chaleur à mes membres engourdis. Cette large porte de l’Océan me laissa passer en paix par son chambranle occidental, car le jour était calme.

Du petit Machipongo au grand Machipongo, la plage s’appelle l’île Hog. Le passage de l’intérieur est borné à l’ouest par l’île Rogue, où s’élève une maison solitaire. À l’extrémité sud de cette île, on trouve un petit magasin dans une crique et un phare sur le rivage ; un peu plus loin est établie une exploitation dans une forêt de pins.

À midi, j’avais traversé sans danger la passe du grand Machipongo et longé quelques milles de l’île Cobb jusqu’à Sand-shoal, où l’on voit l’hôtel des Trois Frères Cobb, qui donne un aspect riant à ce vaste désert de sables arides. À la pointe sud de l’île Cobb, la passe de Sand-shoal a une profondeur de douze pieds d’eau sur sa barre, à marée basse.

Le lendemain, je traversai la large baie (8 milles) sur un bac à rames qui fait régulièrement le service avec le continent ; le canot fut mis sur une voiture et transporte par terre à cinq milles de Cherrystone, le seul point près du cap Charles où un bateau à vapeur de Norfolk amène les voyageurs.

Il y a quarante bons milles pour traverser la baie de la Chesapeake, depuis Cherrystone jusqu’à Norfolk, et il était inévitable de faire le portage en partant de Cherrystone, et non pas du cap Charles, lequel, bien que situé à quinze milles plus au sud, ne m’offrait pas le moyen de transport dont j’avais besoin. Le lent véhicule à un cheval arriva à Cherrystone une demi-heure après le départ du bateau à vapeur dont l’obligeant capitaine, qui savait, me dit-on, ma prochaine arrivée, avait bien voulu m’attendre et m’appeler avec le sifflet de sa machine jusqu’au moment où il perdit patience.

La seule maison bâtie à l’extrémité du quai appartenait à M. Powers ; c’était heureusement un hôtel qui offrait des logements commodes. J’y restai jusqu’au plus prochain passage du paquebot, qui était le 4 décembre. Arrivé le soir même à Norfolk, je remisai mon canot dans les magasins du Old Dominion steamship Company, et je me réfugiai dans un asile pacifique, qui me promettait un repas servi le lendemain de bonne heure. Je Die félicitais beaucoup d’avoir échappé à la curiosité qui accueille d’ordinaire les canotiers aux quais de toutes les petites villes, et par-dessus tout d’avoir évité l’inévitable reporter. Mais, hélas ! ma satisfaction était prématurée ; car, au moment où j’allais me coucher, mon nom fut prononcé, et un véritable reporter du Norfolk-Landmark me coupa la retraite.

« Quelques mots seulement, monsieur ; je vous cherche par toute la ville depuis sept heures du soir, et il est bientôt minuit. »

Puis, saisissant mon bras d’une main, de l’autre il m’offre une chaise ; ensuite, il s’assied bien en face de moi et m’entreprend, d’une façon insinuante, jusqu’à ce qu’il m’ait soutiré l’histoire du voyage du canot de papier ; puis, se renversant sur le dos de son fauteuil, il passa la revue de ma personne et s’écria :

« Monsieur Bishop, vous êtes un homme d’énergie ; nous aimons les hommes d’énergie, nous admirons les hommes d’énergie, et je peux dire que nous baissons pavillon devant les hommes d’énergie ! Je suis charmé de faire votre connaissance ; si vous voulez bien vous arrêter ici un ou deux jours, toute la ville viendra voir votre canot. »

Je refusai absolument cette offre aimable, et nous allions nous séparer quand, d’un ton de doux reproche, il ajouta :

« Vous avez songé à nous fausser compagnie, n’est-ce pas vrai ? Eh bien ! je vous assure que ce sera complètement impossible : vigilance éternelle, telle est notre devise. Maintenant, vous ne pouvez pas nous échapper ; bonsoir, monsieur ; agréez, je vous prie, la bienvenue que vous souhaite le Landmark ! »

Six heures après, en entrant les yeux à moitié ouverts dans la salle à manger de l’hôtel, j’entendis un petit marchand de journaux qui criait dans le crépuscule du matin :

« Voilà le Landmark, avec l’histoire complète du canot de papier, etc., etc. », et avant que le soleil fût levé, j’avais lu une colonne et demie sur « l’arrivée du voyageur solitaire à Norfolk ».

Tant d’empressement de la part de M. Perthuis, du Landmark, est une bonne preuve de l’esprit d’entreprise des journaux américains. Craignant de devenir une fois de plus l’objet de la curiosité publique, je me préparai vivement à battre en retraite.


Le poteau du fouet et le pilori au Delaware.
  1. Le Guetteur de Camden.
  2. Le poteau du fouet.
  3. Le pays des Yankees.
  4. Chevaux de fiacre.
  5. Marchands de chevaux.