En canot (Routhier)/Le salon du bateau
II
On connaît l’aspect général que présente le salon d’un bateau-à-vapeur, le soir.
La plupart des passagers sont couchés, plutôt qu’assis sur les sofas et les fauteuils qui meublent l’appartement. Les uns se laissent aller à une somnolence qui n’est pas sans charme, et les autres lisent des romans qui les endorment tout à fait.
Les fumeurs se groupent sur le pont, et parlent politique. En peu de temps ils trouvent des solutions à toutes les difficultés, et des remèdes à tous les maux. Malheureusement le pays toujours aveugle et toujours ingrat ne sait pas apprécier leur dévouement et mettre leurs talents à contribution. En attendant, tout va mal, et l’on ne fait rien de bon, excepté les cigares, qui ne sont pas mauvais et que M. A. Toussaint a vu fabriquer lui-même à la Havane.
Un couple d’amoureux est à demi caché derrière un pilier, et ne parle ni de politique, ni des cigares de M. Toussaint, ni d’autre chose peut-être. Car ils se comprennent mieux sans parler.
D’autres couples, épars sur le pont, causent avec cette nonchalance et ce manque d’intérêt qui indiquent clairement qu’ils ne sont plus au temps des amours.
La nuit se fait moins sombre, et les nuages en se divisant laissent apercevoir au ciel des vallons étoilés. Encore quelques heures, et le vent du Nord-Ouest aura si bien chassé les nues que nous apercevrons la Voie lactée dans toute sa longueur, semblable à un fleuve qui charrie des diamants.
On a souvent comparé la vie à un fleuve, et cette comparaison ne manque pas de justesse. Mais il y a autant de vies différentes qu’il y a d’espèces de fleuves et de rivières.
La vie des bienfaiteurs de l’humanité ressemble à ces fleuves dont les eaux s’épanchent sur leurs rives et répandent la fécondité dans les campagnes.
La vie de l’homme d’affaires, de plusieurs avocats et hommes politiques, c’est la rivière qui tantôt court avec bruit au milieu des cailloux, des rapides, des cascades, et met en mouvement des machines de tous genres, et tantôt élargit son lit, recueille ses eaux et s’étend paisible entre des bords charmants. Cette dernière allure représente les parvenus.
Le torrent qui sautille, chante, rit et jase constamment, sans s’arrêter nulle part, ai-je besoin de dire que c’est la vie de la femme mondaine ?
Enfin, le Saguenay qui creuse profondément son lit au milieu de montagnes énormes, qui brise ses vagues sombres sur des rochers incultes et désolés, n’est-ce pas la vie du conquérant dont l’ambition et le génie militaire tracent au milieu des nations un profond sillon, et qui, poussé par un souffle puissant, laisse partout sur son passage de mornes solitudes et des ruines ?
Je suis interrompu dans ces excursions topographico-philosophiques par une salve d’applaudissements, partie du salon. Je rentre pour m’assurer que ces applaudissements ne sont pas pour moi, et je constate que M. Levasseur est au piano. Il joue un reel écossais, et un habitant de la vieille Calédonie gambade à côté du piano, avec l’agilité d’un montagnard et l’enthousiasme d’un artiste. Quel danseur convaincu ! Quel champion glorieux de la danse calédonienne ! Il se balance, il se tourne et se retourne avec des poses et des contorsions inimaginables ; ses jambes et ses bras en font du feu, pendant que ses talons frappent le plancher en cadence. De temps en temps, on dirait que l’esprit des Pythies antiques s’empare de lui, et il pousse alors des cris de triomphe.
À travers la vitre de sa porte, j’aperçois M. Jannet dans sa cabine, qui contemple ce spectacle avec stupeur. Il était allé se coucher avec la ferme résolution de dormir ; mais il avait compté sans les besoins gymnastiques du montagnard écossais. Que voulez-vous ? Chacun s’arrange la vie qui lui convient, et si l’Allemand ne peut se coucher sans prendre sa chope de bière, je suppose que l’écossais ne peut bien dormir qu’après avoir sauté son reel.
M. Jannet, qui depuis le matin ne pense qu’aux vrais sauvages qu’il va voir au fond du lac St-Jean, s’imagine sans doute que c’est un montagnais pur-sang, et non pas un montagnard qu’il a sous les yeux ; et il se dit que le danseur en terminant va peut-être scalper le pianiste.
Mais non, le montagnard hors d’haleine va remercier M. Levasseur, le féliciter, lui serrer les deux mains, ces deux mains qui lui ont procuré de si enivrantes cabrioles, et il s’assit en s’épongeant le front.
Il est près de minuit, et je me sens aussi disposé à dormir que si j’avais dansé deux reels, ou entendu un discours sur le Budget.