En canot (Routhier)/En voiture

O. Fréchette, éditeur (p. 31-40).

III

En voiture


Quand nous sortîmes de nos cabines, nous étions au quai de la Baie Ha ! Ha ! et l’excellent M. Hébert avait déjà engagé deux voitures pour nous conduire au Lac.

Après avoir entendu sa messe dans la petite église de St-Alphonse de Liguori, et pris un copieux déjeuner chez le bon et affable curé de la paroisse, M. Beaudet, nous nous mettons en route, — M. Jannet et M. Hébert dans une voiture, M. de Foucault et moi dans l’autre.

Il fait un temps magnifique, les chemins sont bons et les chevaux ne sont pas mauvais. Nous côtoyons quelque temps la Rivière à Mars, un peu chagrins de ne pas avoir le temps d’y accrocher quelques saumons en passant ; puis nous traversons un bois de jeunes taillis. De chaque côté de la route s’allongent d’admirables haies de verdure, et par intervalles les arbres grandissent et se donnent l’accolade au-dessus de nos têtes. Les oiseaux nous donnent une sérénade qui enchante mon compagnon et qui le fait chanter.

M. de Foucault est musicien, et il a dans un coin de sa mémoire un répertoire de musique énorme. Il chante, et quand il tombe sur un morceau que je connais, nous disons un duo. Les oiseaux ont l’air de nous écouter, et M. Jannet qui n’entend rien à la musique nous applaudit, peut-être pour nous faire taire.

Nous arrivons à Notre-Dame de Laterrière, vulgairement nommée Grand Brulé, et nous faisons une petite halte au presbytère. Le rév. M. Delage, hospitalier comme le sont tous nos curés, nous offre d’excellents gâteaux et du Bordeaux. Ce n’est donc pas encore la sauvagerie ? Et nous qui avons soif de la vie sauvage ! Allons donc plus loin ; et remontons en voiture, non sans avoir dégusté le Bordeaux, malgré son cachet de civilisation.

Nous suivons maintenant les bords de la rivière Chicoutimi, et nous arrivons bientôt au Portage des Roches. C’est un joli endroit où le gouvernement a fait construire un beau pont au-dessus d’un rapide par lequel le lac Kinogami se décharge dans la rivière Chicoutimi. Nous le traversons, et la route que nous suivons s’enfonce au milieu des grands bois.

De temps en temps elle se rapproche du Lac, et nous découvrons à travers les arbres des nappes d’eau magnifiques. Le Lac est profondément encaissé dans les montagnes, et jamais cadre plus verdoyant n’a entouré un plus joli miroir. Ses eaux calmes et poissonneuses qui dorment voluptueusement à nos côtés nous font rêver. Quel contretemps de n’avoir pas le loisir de nous y arrêter !

C’est ici que M le curé de Québec vient tous les ans faire ces pêches merveilleuses qui éclipsent celles de Saint Pierre sur le lac de Tibériade.

Des myriades de truites sont là, sous ce cristal limpide, et elles semblent nous inviter comme des syrènes, non pas en chantant, mais en frétillant à la surface, et il faut cependant passer outre.

Ce n’est pas le seul chagrin de mon compagnon, et je le vois de temps en temps jeter un regard mélancolique sur la boîte de son fusil. À quelques pas de nous, de chaque côté de la route, la perdrix et le lièvre foisonnent ; mais la consigne est sévère ; il faut aller en avant comme si nous avions un ennemi à nos trousses.

À titre de consolation, M. de Foucault chante, tantôt un motif d’opéra, tantôt une fanfare de chasse, tantôt une chansonnette,

Voici trois couplets très gais que je cite de mémoire, sans garantir du tout le texte. Je les cite, plutôt que d’autres, par ce qu’ils nous ont servi de modèles dans nos improvisations poétiques les jours suivants :


Deux voleurs m’arrêt’t en route :
Où vas-tu ? m’dis’t-ils dur’ment. —
J’vas m’coucher. — Eh ben, écoute
N’y va pas, c’est pas l’moment,
Puis, l’un d’eux me dévalise
Et dit en m’déshabillant :
Maint’nant qu’tu n’as plus qu’ta ch’mise,
Tu peux y aller carrément (bis)

J’veux épouser un’fillette
Qui n’a pas un sou vaillant ;
Papa m’dit : n’fais pas d’boulette,
N’y va pas, c’est pas l’moment.

Mais ell’devient héritière,
Et papa m’dit en riant :
Maint’nant qu’elle a de quoi plaire
Tu peux y aller carrément, (bis)

Je r’çois un billet et demande
Ce que j’en dois faire, Armand —
Si c’est ton tailleur qui t’mande,
N’y va pas, c’est pas l’moment..
Mais c’est bien une autre affaire
C’est un billet d’enterr’ment —
Si c’est celui d’ta bell’mère,
Tu peux y aller carrément, (bis)


Tout-à-coup, à dix pas devant nous, un lièvre s’élance d’un fourré, et s’arrête au milieu du chemin. Nous faisons halte, et pendant que le Comte tire son fusil de sa boîte, le lièvre s’assit commodément sur le revers de la route, relève ses pattes de devant, dresse ses oreilles et nous regarde fixement.

Fatalité ! Le Comte a un fusil d’emprunt qu’il ne connaît pas, et qu’il ne peut réussir à monter. On dit toujours qu’il y a plus d’esprit dans deux têtes que dans une, et je me hâte d’aider mon ami, mais sans aucun succès. M. Jannet intervient et à nous trois nous ne pouvons réussir à ajuster le canon à la crosse qu’après dix minutes de travail.

Mais à ce moment solennel le lièvre s’élance dans le plus épais du fourré, en poussant — j’ai cru l’entendre, — un grand éclat de rire !

Nous reprenons notre marche, en riant avec lui, et je me mets à chanter gaiment :


Quand de Foucault entre en chasse
Les lièvres ont l’tremblement ;
Mais j’leur dis : r’gardez en face
De trembler c’est pas l’moment ;

De son fusil à culasse
Il n’entend pas l’maniment,
Dans le chemin, quand il passe,
Allez-y donc, carrément (bis)


De temps en temps nous descendons de voiture et nous marchons pour nous délasser un peu. C’est un retard, par ce qu’à chaque instant nous nous arrêtons aux framboises et aux bleuets qui bordent la route.

Enfin, nous voici à la Barrière, construite à la tête du lac Kinogami, sur une colline d’où nous apercevons une vaste étendue du Lac. Au bas de la colline, au fond d’une petite baie charmante s’élève une croix que M. Hébert fit planter il y a quelque vingt ans. Pendant que nos chevaux réparent leurs forces, nous nous étendons sur le gazon, les regards perdus sur le lac et les grands bois, et M. Hébert nous raconte ses premiers voyages à travers ce pays, et comment il remonta un jour tout le lac Kinogami sur un radeau.

Nous repartons, et après une petite course, le lac Kinogamichiche se déroule à nos regards. Nous en longeons les rivages pendant une heure, et nous voyons bientôt le clocher d’Hébertville se dresser devant nous.

Il est sept heures du soir. Nos chevaux sont fatigués et nous aussi. Le presbytère est devant nous, portes ouvertes, et table servie. Allons-y donc carrément.