En Russie - Industries de village

En Russie - Industries de village
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 878-905).
EN RUSSIE

INDUSTRIES DE VILLAGE

Pendant mon séjour à Pétersbourg, quelqu’un me montra mystérieusement une certaine caricature du Tsar qui ne l’aura nullement offensé si jamais elle est tombée sous ses yeux, car elle n’exprime rien de plus que les difficultés indiscutables de la situation. Nicolas II est représenté pliant sous le faix d’une pyramide humaine ; il porte sur ses épaules le bon géant Tolstoï, qui, lui-même, sert de piédestal à un tout petit personnage très vivant, très remuant, malgré sa taille exiguë et qui certes grandira, qui déjà, quoiqu’il ne fasse que de naître, paraît passablement incommode. C’est le prolétariat des villes. Le pope cramponné à l’une des jambes du tsar, le soldat qui embrasse son autre jambe et l’étudiant qui se pousse entre les deux achèvent d’expliquer la légende que ne manquerait pas de ratifier l’empereur : « Quel lourd métier ! »

Mais on voudrait savoir ce que dit de son côté Tolstoï dont le socialisme évangélique a peu d’analogie avec celui des Marxistes résolus à n’appuyer le leur que sur des principes purement économiques. Lui aussi doit être mal à l’aise, ne reconnaissant plus, dans le peuple qui surgit, ses chers paysans, humblement, chrétiennement résignés. Ils commencent à se transformer en ouvriers des villes, aussi peu disposés que partout ailleurs à tendre la joue gauche quand ils ont été souffletés sur la joue droite. Un événement considérable à l’égal de celui qui jadis changea un empire presque asiatique en grande puissance occidentale s’est récemment produit. L’immense pays agricole est en train de devenir un immense pays industriel ; la Russie se couvre d’usines ; au midi l’exploitation des mines attire de loin une multitude d’ouvriers dont le contact fait faire au peuple des villages voisins plus de chemin qu’il n’en avait franchi depuis des siècles ; le travail d’hiver des fabriques est remplacé sur beaucoup de points par un travail permanent à mesure que les grandes manufactures, favorisées dans leur expansion par un tarif protecteur, supplantent les petites et ne donnent plus aux hommes qu’elles emploient le loisir d’aller cultiver leurs champs une partie de l’année. Le prolétariat dont le parti de la réaction s’est servi si longtemps comme d’un épouvantail, apparemment chimérique, commence tout de bon à poindre, mieux encore à se développer, à s’organiser. D’autres plus compétens que moi parleront des périls dont l’avènement de cette nouvelle force sociale menace la Russie. Je voudrais indiquer ici à travers le pêle-mêle de mes impressions personnelles, pourquoi elle a tant tardé à naître, quel état de choses a précédé son éclosion, montrer enfin comment les paysans russes, ayant toujours été depuis des siècles des artisans, seront prêts, le moment venu, à répondre aux exigences nouvelles de l’industrie.


Dans une précédente étude[1] nous avons noté les ressemblances qui existent entre Américains et Russes, encore que les premiers soient par excellence des organisateurs et que les autres représentent en général tout le contraire de l’ordre. L’une des tendances que les deux peuples ont le plus évidemment en commun, c’est l’instinct nomade. Pionniers américains et paysans russes se portent avec le même entrain vers les terres neuves à défricher sans se laisser arrêter par les liens de l’habitude qui ailleurs attachent si étroitement l’individu au coin de terre natal. C’est cet élan de migration qui a colonisé la steppe ; c’est lui qui annuellement emporte hors de chez eux les campagnards de la Grande-Russie. Dès le premier pas que je fis dans la Petite, j’en eus la preuve sur le parcours de la ligne du chemin de fer ouvert de Kiev à Poltava. Tous les travaux de cette voie du midi étaient faits par des Russes du Nord. On les reconnaît à la chapka qui les coiffe, à la chemise de couleur vive retombant par-dessus les chausses prises dans de hautes bottes, à une stature plus généralement robuste que celle des Petits-Russiens, à leurs yeux bleus, à leur teint coloré, à leur large visage qu’encadre d’ordinaire une barbe blonde ; d’ailleurs il suffirait de voir les deux voisins à l’ouvrage pour les distinguer l’un de l’autre. Ce ne peuvent être que des équipes de Grands-Russes qui s’escriment ainsi de la pioche et de la pelle vigoureusement, tous à la fois, en mesure. On dirait une forte machine aux cent bras et, pour soutenir cette énergique activité, un morceau de pain noir, une gorgée de vodka suffisent ; moyennant un salaire minime, le Grand-Russe travaille consciencieusement, infatigablement. Le Petit-Russien se garderait de prendre tant de peine et n’affecte pas la même sobriété. Quelquefois il émigre, mais non pas pour chercher au loin un travail temporaire comme fait le Russe du Nord qui, restât-il vingt ans éloigné des siens, leur enverrait, sans y manquer, tout ce qu’il gagne, en ne se réservant que le strict nécessaire. Le Petit-Russien, presque exclusivement cultivateur, moins pauvre, moins industrieux, est tout à la charrue et au bétail. Peut-être, si ses terres prennent de la valeur, les vendra-t-il pour aller une bonne fois avec toute sa famille en exploiter d’autres, là où elles sont encore à bas prix, au bord du fleuve Amour, en Sibérie, du côté d’Orenbourg, aux portes de l’Asie. Les différences, si frappantes au physique, s’affirment entre gens de la Grande et Petite-Russie dans les mœurs, le gîte, le caractère. Chez les premiers les isbas de bois, souvent misérables, donnent aux villages un air provisoire et dépenaillé, — rappelant par parenthèse les défrichemens et le log house d’Amérique, — ce qui n’empêche pas les habitans de ces cabanes d’être propres à leur façon, puisque chaque samedi, ils vont s’entre-frotter à l’étuve du village. Chez les seconds, nous avons vu qu’il n’y avait de lavées que les chaumières éblouissantes de blancheur.

Enfin le Grand-Russe est communiste né ; l’obtchina, qui met la propriété en commun, n’existe que chez lui et chacune des familles, représentée au mir par son chef, vit étroitement groupée sous le même toit, plusieurs générations ensemble. Les hommes jeunes et valides s’en vont travailler l’hiver dans les villes au profit de toute la famille. Ils deviennent charpentiers, maçons, etc., membres des artèles ou coopératives. Leur gain s’accumule entre les mains du père. Celui-ci est resté dans la ferme avec sa femme, ses belles-filles et ses petits-enfans qui l’aident à cultiver. Chaque famille paysanne est donc une association ouvrière, possédant tout en commun et dont le chef naturel est aussi l’administrateur. Le bétail, les instrumens aratoires, tout ce que renferme la maison, argent compris, appartient à la famille en bloc. Il semblerait au premier aspect que ce régime fût un premier pas vers le socialisme ; cependant les socialistes modernes n’en veulent pas ; ils y voient un dernier vestige, au contraire, des mœurs primitives, à supprimer avec le reste.

Malgré les grands avantages qu’offre la vie en commun ainsi comprise, moins de dépense d’abord et aussi le genre de vertu physique et morale que laissent à l’artisan des villes de vigoureuses racines plantées à la campagne où il revient toujours, où ses enfans sont élevés, où, s’exilât-il des années de suite, il a encore son foyer, les inconvéniens sont assez graves : mauvaise intelligence éventuelle entre les différens membres de la nombreuse famille, tyrannie du chef avec les abus qui en découlent. Il arrive par exemple que ce patriarche, resté maître absolu d’une armée de brus sans maris, mette l’une d’elles dans une situation que le roman russe a maintes fois exploitée. Ce n’est pas un vieillard ; s’étant marié de bonne heure, il peut avoir de quarante à quarante-cinq ans, et tout lui obéit. Quelquefois, au retour, le mari offensé se fâche, brutalise sa femme ; il est même allé jusqu’à tuer son père ; mais la résignation est plus fréquente. Toujours cette même absence de fermes principes, de ce que les Anglo-Saxons appellent le backbone, l’épine dorsale au figuré ; toujours le doux fatalisme d’un peuple enfant sous beaucoup de rapports. Et tout cela en somme a des excuses : la promiscuité des longs hivers, la crainte, l’habitude du despotisme, les antiques souvenirs de la polygamie pesant inconsciemment sur ces âmes à peine éveillées. Leur christianisme est demeuré païen malgré la noyade dans le Dnieper, par le grand saint Wladimir, des idoles qui représentaient le panthéisme slave, et la religion pour eux ne différant guère au fond de ce qu’elle pouvait être chez les adorateurs de Peroun, n’a rien ou presque rien à faire avec la morale.

Le Petit-Russien, beaucoup plus individualiste que le Grand-Russe, j’ai eu déjà l’occasion de le dire, revendique son chez soi. Dans une famille, s’il y a deux femmes, la belle-mère et la bru, chacune d’elles aura sa cruche, ses ustensiles de cuisine ; elles se disputeront ces objets très aigrement. Le tien et le mien sont nettement établis ; la gramada, l’assemblée, qui au midi remplace le mir, n’implique pas que les terres soient propriété obtchinienne, c’est-à-dire commune à tous. La gramada comme le mir est une institution représentative du village où l’Ancien, le Staroste, occupe à peu près la même place que le père dans la famille. L’autorité de l’un est limitée par les voix des adultes de son entourage, comme le pouvoir de l’autre peut l’être par celles des chefs de famille du village tout entier, mais l’obtchina ne s’allie pas à la gramada comme elle le fait au mir en Grande-Russie. Cependant tel est l’instinct et le besoin de l’association chez ce peuple tout entier, qu’au sud, au nord, partout, les artèles s’imposent.


Qu’est-ce que les artèles ? — Je renverrai ceux qui me posent cette question au livre excellent et si documenté de M. Paul Apostol[2] ; ils y trouveront résumé, sous une forme claire et intéressante, tout ce qui concerne la question des coopératives à base communiste ancienne. L’auteur les distingue absolument de celles que la Russie a empruntées depuis une trentaine d’années au reste de l’Europe, groupement conscient de forces individuelles, tout opposé par l’esprit qui l’inspire à la simple extension de la communauté domestique, que furent les premières artèles. Personne n’a su mieux que lui tirer de ce contraste les conclusions qui permettent de juger du passé, du présent et de l’avenir agricole ou industriel de la Russie, et je suis redevable en grande partie à ses recherches du peu que je sais.

Dans le sens primitif, on nomme artèle toute organisation pour un travail en commun : artèle, dérivé du turc orta, signifiant association. Le mot n’existe dans la langue russe que depuis le XVIIe siècle, mais de tout temps la chose subsista de fait. On l’appelait alors wataga. Les anciennes chroniques décrivent des watagas d’oiseleurs, car la chasse au faucon fut toujours le plaisir favori des tsars et des boyards. Dès les temps les plus reculés, des watagas de chasseurs et de pêcheurs faisaient la guerre aux morses, aux loutres, aux phoques, au saumon, aux oiseaux aquatiques ; elles exploraient la Mer-Blanche, les grands fleuves, les marais de la steppe, elles poussaient jusqu’à l’Océan glacial. On sait que le tribut payé aux Mongols l’était souvent en fourrures ; les forêts russes sont riches en martres, en cerfs, en sangliers, sans compter les lièvres par milliers, et, aujourd’hui comme autrefois, les artèles russes trafiquent de tout cela. Ce sont les watagas du passé devenues indépendantes ; l’outillage que leur procuraient les princes, les nobles ou les monastères, un entrepreneur le leur fait payer cher. Comme autrefois, les rivages de la Mer-Noire et de la mer d’Azov sont exploités par des bandes organisées de Cosaques. Les quarante-six tribus nomades de Bouriates en Sibérie se partagent le gibier en vertu des principes communistes dont les antiques associations de chasse leur ont légué l’exemple. Sous leurs yourtes en peau de bêtes, ils mènent la même vie, et on en pourrait dire autant des chasseurs actuels de rennes au nord, de renards au sud, — de l’artèle des haleurs restée si primitive sur le Volga, où les Bourlaks tirent de l’épaule, en chantant, des bateaux lourdement chargés, — des artèles de bûcherons[3], de débardeurs, de rouliers, etc.

Dès le XIe siècle, un des princes régnans qui voulait bâtir une église, fait appeler l’ancien des charpentiers ; l’artèle des sauniers remonte au temps où les Finnois enseignèrent aux Russes la fabrication du sel ; même les artèles de crédit, — le crédit jouant à toute époque un si grand rôle dans la vie du paysan russe, — existaient déjà en 1531. Qu’il s’agisse de l’exploitation d’une industrie, d’une émigration, d’une bâtisse, d’une entreprise quelconque, les Russes s’organisent toujours en artèles. Celles-ci sont devenues, avec le temps, des coopératives de production qu’administre un conseil élu parmi les sociétaires. Les grands propriétaires louent des artèles pour la moisson, le fauchage des foins, le battage du blé, la construction d’une grange, la coupe des arbres. La vie du village russe étant régie par le principe communiste, toutes les entreprises des paysans se font en commun. La Pomotch (secours), association très répandue dans la Russie du Sud, n’est autre que le travail successif chez les propriétaires paysans des autres paysans formant une artèle. Ils ne sont jamais payés en espèce, mais en nature.

Chaque artèle cosaque a son ataman (nous traduirions hetman ce titre militaire) qui dirige les travaux.

Les ouvriers demeurent ensemble, se nourrissent et travaillent ensemble, puis, leur tâche accomplie, se partagent les profits. C’est toujours le même esprit qui produisit les premières watagas indépendantes. L’œuvre énorme de la colonisation de l’Europe orientale avait exigé le groupement des forces. Il continue pour tenir tête à d’autres difficultés : poids excessif des impôts, rigueur du service militaire, et misère, qui augmente toujours à mesure que s’accroît la population sur les terres insuffisantes accordées jadis au serf émancipé.

Vivre de leur produit est à peine possible sur les riches terres noires de la Petite-Russie ; mais, si l’on pousse vers le nord, le seul aspect des champs, entrevus du chemin de fer, vous fait constater que la culture très élémentaire, telle qu’elle est pratiquée, faute de grands capitaux, ne peut fournir à ceux qui l’exercent des moyens d’existence. Une fois l’ancienne ligne des steppes passée, dans le gouvernement d’Orel, les terres encadrées de forêts où domine le bouleau n’offrent rien de comparable à la fertilité de l’Ukraine. De plus en plus, en avançant, on comprend que le climat impitoyable limite à peu de mois la durée des travaux en plein air et que l’activité humaine doit chercher un autre courant. De là l’émigration des laboureurs vers les centres industriels. La Russie est le seul pays du monde où l’on rencontre dans les villes autant de paysans que de citadins. Il est vrai que toutes les villes, sauf Pétersbourg, participent du village. Situées généralement à distance assez grande des stations, — car la main de l’autocrate qui traça la plus longue des lignes de chemin de fer, la fit absolument droite, d’un geste impérieux, en s’aidant d’une règle et sans aucun souci des localités desservies, — elles sont disséminées sur d’énormes distances. La cabane primitive y apparaît parmi des constructions ambitieuses. Une multitude rurale fréquente leurs bazars et les produits qu’elle y vend ne sont pas seulement, nous le verrons bientôt, ce que les fermiers de chez nous portent d’ordinaire au marché. Nombre de ces paysans-là hiverneront en ville et y exerceront un métier.

A Moscou, tous les cochers de fiacre, par exemple, sont accourus de la campagne, en houppelande fourrée de peau de mouton ; ils font siffler un fouet rustique dont le manche fut cueilli dans leur bois natal, et conduisent à fond de train par les rues de petits drojkis où il y a difficilement place pour deux. Ils n’ont pas de tarif ; la voiture, le cheval leur appartiennent. Le voyageur fait son prix ; on marchande, on discute, on crie ; d’autres drojkis se précipitent ; le plus ou moins de concurrence décide du salaire, généralement modique, bien que les premières prétentions aient été hautes. Et vous voilà emporté au pas égal et allongé d’un excellent cheval qui mériterait de traîner un meilleur véhicule ; vous filez comme le vent au milieu du tumulte des rues où aucun accident n’arrive, car le paysan russe naît bon cocher comme il naît beau danseur. A travers l’encombrement des marchés, par les montées rapides, les descentes en abîme, les chemins défoncés des faubourgs, le drojki vole, son conducteur n’oubliant jamais néanmoins de se signer devant chacune des 440 églises qui restent à Moscou sur les 1 600 qu’elle possédait du temps de Napoléon. De même il se découvrira dévotement, quelque temps qu’il fasse, pour passer sous les longues voûtes de la porte Spaskiia, où brûle nuit et jour une lampe devant le Sauveur. Il faut dire qu’aucun homme, fût-il juif, n’a encore manqué à l’ordre absolu donné par le tsar Alexis Mikhaïlowitch qui apporta l’image vénérée de Smolensk.

C’est aussi à Moscou, la ville la plus commerçante de toute la Russie, qu’on peut le mieux se rendre compte de la situation des paysans ouvriers. Ils affluent par milliers dans les fabriques.

Le gouvernement de Moscou est le seul dont les paysans n’émigrent pas, tant les métiers y sont prospères. Mais de toutes les autres provinces les hommes partent au nombre, me dit-on, de plus d’une million et demi. Tout en restant liés par d’indestructibles chaînes à la commune rurale, ils envahissent au loin les usines. Longtemps ces pauvres gens eurent le travail de fabrique en horreur et ne s’y laissaient contraindre que par la dure nécessité, ce qui se conçoit d’après les nombreux rapports antérieurs à 1900, exposant la situation lamentable de l’ouvrier. Il faut voir, par exemple, le portrait que le professeur Roussakoff, après une visite dans les ateliers du gouvernement de Moscou, trace des ouvrières de tout âge à partir de quatorze ans. Malheureuses créatures qui n’ont jamais eu d’enfance ni de jeunesse, paquet informe de haillons mal attachés sur une épouvantable maigreur, rides précoces labourant des visages qui expriment l’épuisement. Courbées sur leur métier, elles travaillent dix-huit heures sur vingt-quatre, recevant pour cela vingt-cinq roubles par an ! Et le salaire de l’ouvrier mâle, quoiqu’un peu supérieur, suffit tout juste à l’empêcher de mourir de faim. Il ne monte pas au tiers des salaires peu élevés pourtant qu’on accorde en Angleterre dans les mêmes conditions. Ouvriers et ouvrières sont parqués comme des animaux dans d’affreuses baraques en planches dépendantes de la fabrique. De chaque côté d’un long corridor obscur s’ouvrent les chambres petites et grandes où le nombre des habitans n’est pas déterminé, soit qu’une famille s’entasse dans une des petites chambres, soit que les individus isolés logent en dortoir[4]. L’air manque, les deux sexes sont réunis pêle-mêle, les petits enfans se traînant pâles et chétifs sur le sol couvert d’immondices.

Détail caractéristique : pour certaines industries plus mal payées que les autres, le staroste, qui traite avec le fabricant au nom de l’artèle, promet dans le contrat de s’abstenir d’aller en ville demander l’aumône ! Jusqu’en 1882, il n’y avait pas de règle pour les heures de travail, le patron exigeait parfois quinze et dix-sept heures, sans considération de l’âge. A partir de cette date, l’attention du gouvernement ayant été attirée sur un scandaleux état de choses, quelques réformes importantes se produisirent. Des inspecteurs entrèrent en fonctions ; les heures de travail des femmes et des enfans furent limitées et le travail de nuit défendu ensuite à toute cette catégorie d’ouvriers.

La maison de convalescence fondée à côté du grand hôpital Catherine est une institution à leur usage. Les enfans des deux sexes y sont admis.

En 1899, une loi borna pour les adultes la durée quotidienne du travail à onze heures et demie. Le développement de l’industrie et les premières améliorations apportées au sort de la classe ouvrière remontent à 1861, l’ère de l’émancipation. Dans cette période relativement courte de quarante années, il y a eu certainement des progrès, mais ces progrès semblent de nature à léser des intérêts nombreux, comme il arrive pour toutes les révolutions, même inévitables et salutaires. Leur premier résultat sera d’imposer la division du travail. En effet, dans les grandes manufactures nouvellement fondées sur le plan occidental, il devient de plus en plus difficile de compter avec la saison des récoltes et avec les cent vingt-sept jours fériés que célèbre scrupuleusement dans l’année tout bon moujik. C’est un adieu au village qui s’ensuivra ; la ville retiendra les anciens travailleurs des champs une fois pour toutes, ils ne pourront plus faire deux parts de leur vie ; les forces du prolétariat proprement dit grandiront d’autant, l’agriculture sera de plus en plus abandonnée.

Pour conjurer ce péril, le gouvernement, et aussi beaucoup de bienfaiteurs, s’efforcent de diminuer autant que possible l’enrôlement des paysans dans les fabriques, par une faveur croissante accordée aux industries de village. Celles-ci sont multiples. Il ne faudrait pas croire que tous les paysans russes qui exercent un métier s’en aillent au loin. Il y a six fois plus de travailleurs domestiques que d’ouvriers d’usine, et le nombre de ces derniers atteint un million et demi[5]. Aussitôt que s’étend, sur l’immense Russie, l’épais manteau de neige annuel, les cultivateurs d’été se livrent dans leurs isbas, calfeutrées avec soin, à une étonnante variété d’industries hivernales. Où les ont-ils apprises ? Plusieurs d’entre elles viennent des ancêtres ; aux siècles les plus reculés, les slaves russes connurent l’art de la poterie, des verroteries qui se retrouvent encore dans les colliers des femmes ; ils savaient forger en outre des glaives renommés jusque chez les Arabes, différens objets de métal. Puis chaque association devait fabriquer tout ce dont elle avait besoin. La tradition du passé se retrouve dans certains dessins, certaines teintures, certains procédés de tissage ; des symboles ayant un caractère autochtone ont été relevés jusque dans les broderies.

Par la suite aussi, les seigneurs développèrent chez leurs serfs l’adresse des doigts en leur faisant apprendre tel ou tel métier. Beaucoup de maîtres agissaient de même en Amérique à l’égard des esclaves pour leur donner plus de valeur. Des deux côtés, l’esclavage se trouva donc être une initiation à l’industrie. Et à ce propos je mentionnerai la très intéressante lettre d’une dame russe qui, après la publication dans la Revue d’une étude sur Booker Washington[6], me pria de la mettre en rapport avec le promoteur nègre des études industrielles : « Je voudrais lui dire, m’écrivait-elle, combien me frappent les traits de ressemblance entre son peuple et le mien ; l’esclavage sans doute en est la cause ; je voudrais lui faire remarquer que l’apparition des mêmes idées et de la même manière de traiter les mêmes questions aux deux extrémités du globe est la preuve incontestable de la conformité de ces idées, de leur justesse, et le garant de leur réalisation future. Les idées sont comme des épidémies ; elles gagnent le monde insensiblement et apparaissent tout d’un coup, sans indices, sans annonces quelconques, dans des lieux différens ; elles donnent à penser que c’est la marche historique des choses qui les fait naître et qui nous amène à croire en elles. »

N’est-il pas curieux de voir une propriétaire russe envier pour son pays l’Institut nègre de Tuskegee (Alabama) et une correspondance s’établir sur des questions de pédagogie très spéciale entre deux personnes dont la race et l’origine n’ont rien de commun ? Peut-être, si les moujiks savaient lire, n’en seraient-ils pas très flattés.


Au risque de tomber dans l’aridité des statistiques, il me faut indiquer le plus sommairement possible la nature de quelques industries de village et leur produit approximatif[7]. Dans d’autres pays, notamment en Hongrie, en Suède, en Irlande, ces industries existent encouragées par l’Etat et par des sociétés d’art national, mais nulle part le travail à domicile n’a autant d’importance qu’en Russie. On le constatera en parcourant ce qui suit.

Les industries des paysans s’exercent surtout dans six gouvernemens, ceux de Moscou, de Wladimir, de Tver, de Kostroma, de Nijni-Novgorod, de Iaroslav, et peuvent être divisées en cinq groupes principaux : le bois, les métaux, les autres minéraux, le cuir, les filatures.

L’une des plus considérables est certainement celle du bois ; les paysans presque partout fabriquent des charrettes, des véhicules de toute sorte ; d’un seul district sortent annuellement deux mille traîneaux en genévrier.

Le gouvernement de Kalouga a la spécialité de la tonnellerie ; 2 200 ouvriers y travaillent dans 900 ateliers, dont chacun est dirigé par un patron, paysan comme eux, et ils produisent, chaque année, pour 272 000 roubles de marchandises. La fabrication des meubles occupe, dans le gouvernement de Moscou, 87 villages. Des meubles de prix, vieux style russe, que nous avons admirés à l’Exposition de 1900, en venaient. Placages de noyer, ouvrages délicats en bambou, les doigts exercés des paysans abordent tout cela et s’en tirent à merveille. Le district de Moscou et Nijni-Novgorod ne possède pas moins de 2 500 menuisiers ébénistes, livrant chaque année pour 460 000 roubles de produits. La tabletterie de Nijni-Novgorod est renommée : on exporte des jouets et des objets de ménage jusqu’à Khiva, dans le Ferghana, en Perse, de tous côtés, à l’étranger, où ils sont vendus parfois comme japonais.

Au marché de Siméonoff figurent plus d’un demi-million de cuillères de bois ; dans toute la Russie les paysans en font usage. On les expédie sur le Volga par bateau spécial. Le district de Moscou compte 120 ateliers de jouets rapportant plus de 33 000 roubles. Le seul village de Saint-Serge produit, outre les jouets, pour 28 000 roubles d’objets divers en bois, cuillères, écuelles, salières, porte-allumettes, boîtes avec sujets nationaux russes. Le district de Veresk envoie pour plus de 30 000 roubles, dans la seule Ukraine, de ces bouliers destinés apparemment à ceux qui ne savent pas écrire, mais dont on se sert partout dans les magasins, dans les restaurans, pour compter avec une rapidité extraordinaire.

L’art naïf du paysan crée une immense variété de bagatelles en bois, souvent très fines, très ingénieuses. Lors de son voyage, le président de la République, a honoré d’une attention particulière et rapporté avec lui ces amusantes poupées creuses en bois peint, de la Petite-Russie, qui rentrent l’une dans l’autre comme des boîtes japonaises. Il y en a dix de différentes tailles formant une espèce de mère Gigogne et commençant au nouveau-né, toutes coiffées du traditionnel mouchoir, vêtues du casaquin et du tablier, l’une tenant un pain, l’autre une poule, la troisième un panier, etc. Chacun des visages diffère de l’autre, tout en restant curieusement fidèle au type du pays. Sous le patronage d’une grande-duchesse, des myriades de jouets minuscules, d’un réalisme qui n’exclut pas la gentillesse, ont voyagé jusqu’à Paris où les amateurs se les sont disputés, lors de notre Exposition qui a été pour les petites industries russes un véritable triomphe. Ces jouets étaient partis du gouvernement de Wladimir d’où viennent aussi les tarantasses en osier exportées annuellement au nombre de 6 ou 7 000 à Pétersbourg. Le district de Zwenigorod (gouvernement de Moscou) produit pour 42 000 roubles de vannerie, meubles en osier, corbeilles, etc.

Les nattes proviennent surtout de ce pays de forêts qu’est le gouvernement de Kostroma. Dans deux districts seulement les paysans y font 100 000 pouds (le poud équivaut à 40 livres) de torchons de tille. Pendant quatre mois, mille hommes dans un district voisin, 2200 dans un autre travaillent sans relâche à ce produit textile d’une utilité journalière. De même le village de Siméonofka fabrique pour 100 000 roubles de lapti, sandales de tilleul que chaussent les paysans. À Nijni-Novgorod, plus de 300 hommes en font, pendant la mauvaise saison, chacun ses 400 paires. Le tissage de la-toile à Iaroslav entraîne avec soi la fabrication des peignes de fileuses, des quenouilles, des rouets dans toutes les campagnes de ce gouvernement.

Le goudron tiré des arbres, notamment des bouleaux dans le gouvernement de Tver, au poids de 300 000 pouds représentant 200 000 roubles, est exploité dans 976 petits chantiers par près de 2 000 paysans.

Mais surtout le gouvernement de Tver est le pays des bottes. 20 000 hommes font sans relâche des bottes dans les villages. On en cite un, Kimr, où 627 familles, soit 55 pour 100 des habitans, ne s’occupent pas d’autre chose. Kimr est le grand centre de la cordonnerie. Au marché qui s’y tient, plus de 15 000 bottiers paysans, qui gagnent chacun par mois de dix à treize roubles, envoient leur ouvrage, exporté ensuite dans les grandes villes. Comme tous les autres ouvriers des campagnes, ils sont à la merci des agens entremetteurs qui payent par exemple les bottes blanches, réclamées en quantité par les paysans du Nord[8], de 30 à 40 copeks la paire (le copek vaut 2 centimes et demi). Il faut reconnaître que les ateliers de paysans, qu’il y ait ou non un patron, sont aussi mal organisés que possible, mais ce n’est ni l’industrie, ni l’activité qui leur fait défaut. Dans le gouvernement de Wladimir, 500 ouvriers produisent pour 80 000 roubles de bottes par an et il y a plus de 1 000 bottiers parmi les paysans du gouvernement de Kostroma.

L’industrie du cuir est, on le sait, en Russie l’une des plus florissantes. Elle prospère spécialement dans le gouvernement de Moscou où se préparent toutes les différentes sortes de peaux, jusqu’à la peau de gants. Ces peaux achetées en ville sont ensuite dispersées dans les villages et fournies aux paysans qui rendent les objets fabriqués. Moscou à elle seule en prend pour 300000 roubles ; mais cela n’assure pas à l’ouvrier un salaire de plus de 40 copeks par jour. À ce prix, les paysans travaillent Les cuirs fameux entre tous de Nijni-Novgorod, 500 hommes, dans trois districts, livrant pour 100 000 roubles de marchandises.

A Tver 350 hommes, répartis dans 165 ateliers, qui ne sont autres que l’isba du patron paysan, produisent de même pour 80 000 roubles de cuir travaillé.

La préparation des fourrures est aussi jusqu’à un certain point entre les mains des paysans. Ceux des gouvernemens de Wladimir et de Nijni-Novgorod confectionnent des pelisses et des bonnets de peau de mouton. A faire les chapeaux exportés en quantité considérable de Nijni et censés venus de Paris, 600 ouvriers gagnent environ chacun 4a somme infime de sept ou huit roubles par mois. Les bonnets en peau de chat et autres fourrures occupent 6 000 hommes dans un seul district. Les schouboks, les pelisses pour paysans, hommes et femmes, sortent du gouvernement de Wladimir ; 440 000 peaux de lièvres y sont apprêtées par 1 120 ouvriers. Ceux-ci gagnent de 10 à 27 copeks par peau de mouton.

Passons aux métaux : les haches, les faux, les charrues, les faucilles et autres instrumens aratoires qui, du gouvernement de Wladimir, s’exportent dans toute la Russie et jusqu’en Roumanie, sont en grande partie l’ouvrage des paysans.

A Worsm, un grand village de ce gouvernement, 4 000 hommes font exclusivement de la coutellerie. A Pawlov, ce sont des verrous ; dès le XVIIe siècle, ils étaient renommés. On sait combien la quincaillerie abonde à la grande foire de Nijni-Novgorod. En fabriquant des clous, un ouvrier gagne par semaine d’un rouble 50 à 2 roubles, payés d’avance et le fer fourni.

A Tver, sur 3 000 hommes, il y en a 1 300 qui ne font que des clous. On cite un village qui en produisait durant la première partie du XIXe siècle pour 200 000 roubles. Mais devant la concurrence des machines, cette industrie commence à tomber.

Iaroslav est renommé pour ses samovars et ses casseroles. Dans 23 villages de ce département on fabrique des ressorts de meubles, des chaînes, des étriers, distribués à Pétersbourg dans les meilleurs magasins et qu’emploie la cavalerie.

Les paysans du gouvernement de Moscou font de la batterie de cuisine et des serrures, ceux de Kostroma une bijouterie d’argent vendue relativement cher à Pétersbourg et à Moscou, mais qui ne rapporte que bien peu à chacun des 100 000 ouvriers qui s’y livrent. La matière première est fournie par des agens accapareurs du profit. Les jolis bijoux d’émail noir incrusté d’argent, les objets de fantaisie en acier et en métal composé, dit de Toula, sont fabriqués à domicile. Le pays qui entoure Toula est riche en minerai. La manufacture d’armes fondée par Pierre le Grand en 1712 pour l’utiliser, en témoigne ; elle emploie de 8 000 à 10 000 ouvriers ; mais ici nous nous écarterions des petites industries indépendantes. Parmi ses principaux produits, il faut citer cette parure des paysannes, les colliers de perles fausses exportés en quantité considérable du département de Moscou.

La poterie se façonne un peu partout. Il n’existe pas de grande fabrique. Le paysan reproduit les formes et les dessins traditionnels en y ajoutant ce que lui suggère son imagination. J’ai déjà dit que j’avais vu en Petite-Russie des faïences très joliment décorées. Les comités qui entreprennent aujourd’hui de faire l’éducation de ces potiers naïfs respectent leurs qualités naturelles, tout en les rompant au métier. Autant que j’ai pu le voir en visitant les Musées du peuple, ils ne les gâtent pas par le souci de ce qui est à la mode et réclamé par le commerce, péril à craindre malheureusement aussitôt qu’une autorité quelconque procure des classes techniques et des moyens de vente. De savans archéologues, de véritables artistes s’efforcent de maintenir dans son intégrité l’art russe ancien, d’y intéresser le monde. L’exemple a été donné par une femme, Mlle Polénova, qui, peintre et céramiste distingué, ancienne élève à Paris de Chaplin et de Deck, mit ses talens au service de l’enseignement des humbles. C’est elle aussi qui a fourni des modèles admirables aux sculpteurs sur bois, voyageant dans toutes les parties de la Russie où elle pouvait dessiner et collectionner des antiquités, prenant sur le vif les productions du génie national pour les donner directement au paysan, qui, disait-elle avec raison, rend plus facilement ce qu’il conçoit, ce qui lui est proche. L’école industrielle d’Abramtzovo, fondée dans un village dont les habitans, depuis des générations, s’appliquent à tailler et sculpter le bois, lui doit en grande partie sa prospérité. Il suffirait de développer de même le côté esthétique de plusieurs autres industries primitives et de leur assurer des débouchés pour qu’elles devinssent rémunératrices ; par exemple le tissage et la broderie.

Au tissage sont employées beaucoup plus de femmes que d’hommes. D’un bout de la Russie à l’autre, toutes les femmes filent, tissent et brodent pendant les mois d’hiver, le plus souvent sans sortir de chez elles ou bien réunies quelquefois dans le petit atelier dont une société coopérative fait les frais. La meilleure toile est celle des gouvernemens de Iaroslav, de Kostroma et de Tver. Dans le premier, les hommes, pour éviter la pression des intermédiaires, se font marchands ambulans et transportent jusqu’au Caucase l’ouvrage de leurs femmes. Elles-mêmes exercent quelquefois ce rude métier de colporteur, afin de gagner un peu plus qu’on ne gagne à Kostroma par exemple où 2 000 tisserands produisent chaque année pour 70 000 roubles de toile et n’en reçoivent entre eux que 6 000. L’archine (deux tiers de mètre leur est payé un demi-copek, un copek au maximum.

Il n’y a pas moins de 17 000 ateliers ou demeures particulières renfermant 35 000 métiers à tisser le coton dans le gouvernement de Moscou. On y tisse de la percale et du madapolam pour 12 millions et demi de roubles, dont 2 millions seulement à répartir entre les ouvriers.

Les 20 000 tisserands du gouvernement de Wladimir n’ont à se partager par an que 400 000 roubles, 20 roubles pour chacun !

Les filatures de laine existent plus ou moins dans toutes les provinces russes, mais surtout dans le gouvernement de Kalouga.

Le tissage de la soie dans le gouvernement de Moscou remonte loin ; il rapporte chaque année par les mains des paysans 6 millions et demi de roubles ; 3 millions et demi dans le département de Wladimir. Ce chiffre de 10 millions égale presque celui que donnent les 203 manufactures des deux mêmes gouvernemens. Le canton moscovite de Grebenkov est le Lyon de la Russie ; on y fait annuellement pour 650 000 roubles d’affaires. Il n’y a guère de maison qui ne renferme un métier.

Le tissage de la soie et du velours dans le gouvernement de Wladimir indique par sa perfection que d’anciens ouvriers de fabrique, rentrés au village, ont instruit à fond les paysans. Beaucoup de femmes travaillent à la soie, ne fût-ce que pour dévider les cocons ; mais leur industrie spéciale est la broderie et la dentelle. Presque partout elles font de la dentelle, plutôt en ville, cependant, ou aux environs des villes, sauf une ou deux exceptions dans le gouvernement de Moscou ; par exemple le district de Podolsk qui est le centre de l’industrie dentellière compte 800 ouvrières réparties en 22 villages ; et, dans un seul district du gouvernement de Kalouga, 2 000 ouvrières, appartenant à 39 petits villages, font chaque année pour plus de 20 000 roubles de dentelle de soie et de fil. Ces dentelles sont remises à des agens qui les échangent contre les étoffes dont la famille a besoin. Jamais ils ne payent en argent, mais ils procurent le matériel. En s’épuisant à un travail pénible qui lui use les yeux et altère sa santé, la dentellière gagne l’équivalent de 35 à 50 roubles par an. Les exploiteurs agissent de même pour les broderies sur toile qui sont vendues dans toute l’Europe. Les femmes russes les plus incapables de raccommoder leurs nippes et celles de leurs enfans brodent en perfection. Dans deux districts du gouvernement de Wladimir 8 000 brodeuses font pour 25 000 roubles de ces essuie-mains, de ces tabliers, de ces mouchoirs que l’on retrouve transformés en ornemens dans plus d’un intérieur luxueux.

Les brocarts, les passementeries, les broderies d’or, les galons de clinquant qui servent à la décoration des églises occupent 500 ateliers de 3 000 ouvriers et surtout ouvrières dans le grand village de Saint-Serge où se tiennent trois foires par an et que ne visitent pas moins de 100 000 pèlerins attirés par le célèbre couvent de Troïtsa. La fabrication des bas, des gants, des mitaines, la bonneterie en général, regarde presque exclusivement les femmes ; 4 000 dans le gouvernement de Wladimir, 2 000 dans celui de Nijni-Novgorod. Les tailleurs de caftans et de tchiouikas sont au nombre de 900 dans cinq gouvernemens. Les seules casquettes du gouvernement de Wladimir rapportent net 11 000 roubles.

Les chaussures en feutre, les filets pour la pêche sont par excellence industries de paysans. Dans le gouvernement de Novgorod, parens et enfans emploient la veillée à faire du filet, exporté sur la Mer-Noire, la mer Caspienne et le Volga. On gagne de 75 copeks à 3 roubles pour 40 livres de filets. Un millier de paysans s’emploie à la même besogne dans le gouvernement de Tver. Le gouvernement de Kalouga et quelques districts de Moscou ont la spécialité de la brosserie et produisent pour 245 000 roubles de brosses par an. Dans le gouvernement de Moscou plus de 8 000 personnes roulent des tubes ou moules à cigarettes, la cigarette étant aussi nécessaire au Russe que le pain quotidien. Mille ouvriers s’occupent à tailler des peignes, des boutons et autres objets en corne.

Près de Tver, 6 000 paysans font des manches de pompes, des courroies de machines ; 500 au moins travaillent aux horloges dans le gouvernement de Kostroma. D’autres produits encore du travail d’hiver dans les campagnes sont les instrumens de musique, qui accompagnent leur danses : guitares et violons dans le département de Moscou, accordéons dans le gouvernement de Kostroma, flûtes, cithares et citres, dans le gouvernement de Kalouga. On paye les cithares de trois jusqu’à 50 roubles, les flûtes de 15 à 40 roubles chez les marchands de Moscou et de Pétersbourg. Les paysans du village de Volozoff fabriquent des instrumens de physique ; on voit jusqu’à quel degré peuvent être poussées de certaines connaissances techniques chez ces prétendus sauvages.

Arrêtons-nous. J’ai, dans une énumération trop longue et bien incomplète cependant, lassé la patience de mes lecteurs. Il faudrait pouvoir leur montrer ces industries presque innombrables, comme elles me sont apparues à Moscou dans l’immense Musée ethnographique de Dachkov, l’un des plus riches qui soient au monde. Là tous les produits industriels et agricoles des diverses parties de la Russie sont exposés à côté de figures qui représentent avec art les types et les costumes nationaux, hommes ou femmes engagés dans les occupations familières aux habitans de chaque province, pittoresquement groupés auprès de leurs demeures respectives, chaumière ou isba, yourte, hutte en pain de sucre, etc. Quelquefois c’est un intérieur dont les meubles, les ustensiles ont été rendus avec exactitude. Ils sont tous là, depuis le Petit-Russien au teint brun, aux sourcils spirituellement arqués, le bonnet de peau de mouton sur l’oreille, bien pris dans la svietka qui forme de gros plis autour de sa taille, jusqu’au pâle Finnois au visage plat, aux pommettes saillantes ; depuis la Grande-Russienne robuste, en sarafane attaché sous les bras, le kakochnik au front, tel un diadème, des bandes d’étoffe entre-croisées au lieu de bas sous ses chaussures de tille, jusqu’à la Tatare en caftan et en pantalon, le corsage chamarré de clinquant, coiffée d’une calotte garnie de piécettes d’or, à demi masquée par un grand voile de soie, — jusqu’à la Courlandaise chaussée de sandales de cuir, portant la couronne ronde en laiton garnie de perles ; depuis le Tcherkesse en long habit ajusté de laine rude, vastes manches retroussées, plusieurs rangs d’étuis à cartouches sur la poitrine, la bourka de feutre à l’épaule et chargé d’armes de toute sorte, jusqu’au Russe blanc rongé de maladie et de misère, dans ses vêtemens clairs souillés et en loques, — jusqu’au Polonais, élégant de taille et d’allure sous son bonnet carré et son sukman de drap gris à coutures de toutes couleurs. Et voilà les riverains de la Kama, Bachkirs, Michtcheriaks, Vozouls, Voliaks, etc., nomades ou sédentaires, beaux cavaliers, chasseurs de fourrures, pêcheurs dans les marais, buveurs de koumiss, voilà les fiers visages, les riches costumes, l’attitude guerrière des Géorgiens, des Mingréliens !… C’est un voyage-à travers les mœurs, les travaux, la vie intime des paysans de toutes les Russies, et en outre à travers les antiquités slaves, que l’on fait d’une extrémité à l’autre et dans tous les replis de ces immenses galeries dépendantes du Musée Roumiantzov. Je ne crois pas qu’il existe ailleurs rien de comparable. Devant ces gens aussi différens les uns des autres que s’ils appartenaient à différentes parties du monde, différens de physique, de mœurs, de religion, de langue, les uns proches parens des Chinois, les autres pareils à des Persans, d’autres encore à des Grecs ou à des Allemands, que sais-je, une pensée vous frappe et ne vous quitte plus ; c’est qu’il est vraiment impossible que les bureaucrates de Pétersbourg puissent régler d’une façon satisfaisante le sort de peuples si peu homogènes, orthodoxes, musulmans, sectaires.


Avant d’en finir avec les petites industries de village, je voudrais dire encore un mot de celle qui s’est élevée parfois jusqu’à l’art, la fabrication des icônes. Les saintes images sont peintes en grand nombre par les paysans. Dans un seul village du gouvernement de Wladimir, 600 hommes et 200 femmes y travaillent ; dans un autre village, 800 hommes et 400 femmes. Les hommes se chargent de la figure et du cadre que les femmes ornent ensuite de filigrane et de fleurs artificielles. D’un district du gouvernement de Wladimir sortent assez d’icônes pour rapporter net 400 000 roubles ; il y a des icônes à un copek, il y en a de 100 roubles, selon la distance du manœuvre à l’artiste ; les uns comme les autres sont exploités par les colporteurs et les commis voyageurs. Parfois, en travaillant aux icônes, le paysan se découvre des talens plus ambitieux. Il s’en va de côté et d’autre décorer des iconostases. Ces cloisons qui séparent du chœur le saint des saints sont par parenthèse une des principales industries du laborieux gouvernement de Moscou. Mais je reviens aux peintres ambulans dont j’ai vu un échantillon dans certaine église de Petite-Russie.

Nous y étions entrés un matin, les portes grandes ouvertes laissant apercevoir des échafaudages qui indiquaient quelques réparations. En effet les panneaux de l’iconostase portaient des peintures toutes fraîches inspirées de loin par celles de Saint-Wladimir de Kiev : on reconnaissait vaguement la sainte Barbe frêle et maladive, extatiquement souriante de Nesteroff. A côté d’elle, le chevaleresque Alexandre Newsky s’appuyait sur son glaive ; puis venait saint Nicolas, patron favori des paysans, et un autre saint d’allure plus originale, d’un assez intéressant réalisme qui échappait tout à fait au type convenu des figures grecques.

— Sans doute un donataire, me dit quelqu’un.

Une bonne femme du village ne se vantait-elle pas d’avoir mis son mari en pied pour l’éternité, moyennant cinq roubles, sur la porte de droite d’une iconostase ?

Le peintre était maintenant occupé de la coupole ; au sommet d’une échelle, il travaillait ferme et, vu d’en bas, rappelait en perfection le plus lourd des moujiks. Peut-être cependant trouvait-il des joies très nobles dans l’exécution de son esquisse imparfaite. Il recueillait en outre le tribut d’admiration d’un public sympathique, car auprès de lui, sur l’échafaudage, était perché le pope, sa chevelure, retenue derrière la nuque par un ruban comme celle d’une petite fille, flottant très bas sur un caftan de toile grise extrêmement sale. Pope et peintre, aussi attentifs l’un que l’autre, n’échangeaient pas un mot, mais leurs impressions intimes étaient probablement celles que peut donner d’une part la production et de l’autre la contemplation d’un chef-d’œuvre. Pendant ce temps, le staroste occupé en bas à surveiller les travaux, nous faisait les honneurs de l’église encombrée de plâtras, nous montrant avec insistance les dons des personnes riches de la paroisse, entre autres un tombeau du vendredi saint, gaîment peint en vert très vif rehaussé d’or. Et le bruit de nos conversations ne troubla ni le pope ni le peintre. Ils ne tournèrent même pas la tête. La fresque était trop sommairement ébauchée pour que j’en pusse rien voir ; mais elle devait sûrement posséder à défaut d’autres qualités ce qui manque à tant de peinture dite religieuse, l’élément principal, la foi.

Il y avait quelque chose de plus dans celle qu’un moine me fit remarquer à Chersonèse. La cathédrale enferme, comme le ferait un reliquaire, les murs vénérés d’une église plus ancienne où Wladimir le Grand, après avoir assiégé la ville et y être entré en vainqueur, se fit baptiser à cette place, puis à cette place encore épousa la sœur des empereurs grecs en l’honneur de laquelle il renvoya ses femmes presque aussi nombreuses que celles de Salomon. Et sur le théâtre de ces événemens mémorables, à côté des tableaux de Riss et de Korsoukhine, un paysan avait été admis à peindre, comme il la concevait, une envolée d’anges. Il y avait mis un sentiment mystique très sincère, très doux, et l’œuvre, pour naïve qu’elle fût, était intéressante dans sa timidité de vaporeuse grisaille.

On trouve de la peinture de paysan au Kremlin même. Certains voyageurs n’ont pas épargné leurs railleries à ce barbouillage qui dépare le palais des tsars sans autre excuse que d’être l’informe tentative d’un moujik. J’en fus touchée au contraire, j’y vis comme le symbole de cette familiarité singulière entre l’esclave et le maître souvent tyrannique, mais qui cependant se laisse approcher. Je me rappelais le troisième acte d’un beau drame d’Alexis Tolstoï représenté à Moscou, quand le peuple entre librement dans ces mêmes salles du Kremlin, où un vieux paysan conte les hauts faits d’Ivan le Terrible à son fils dégénéré.


Certainement toutes ces industries de paysans méritent d’être encouragées, puisque sans remédier tout à fait à la misère, elles peuvent du moins l’alléger et puisqu’elles laissent la famille réunie au foyer, en lui procurant un élément d’intérêt et même de plaisir. Car c’est l’unique plaisir de l’hiver que ces veillées de travail pour tous les âges, appelées, selon les régions, beceda ou vitcherinka. On cause, on rit, à la chaleur du poêle. Les jolis contes populaires se propagent ainsi. En outre, les industries de village font partie du trésor des traditions, le plus précieux de tous pour chaque peuple. D’un si utile exemple que puissent être les civilisations voisines, le grand empire, hâtivement créé par Pierre le Grand, fera bien de se rappeler, — d’autres aussi avec lui, — le mot de Mme de Staël : « La véritable force d’un pays est son caractère naturel, et l’imitation des étrangers est un défaut de patriotisme. » Or, les hautes sphères de la société russe ont presque tout emprunté à l’étranger ; les intellectuels veulent, en Russie comme ailleurs, être citoyens du monde ; qu’on laisse donc au peuple cette supériorité de rester parfaitement lui-même et d’avancer vers la civilisation, si lentement que ce soit, par des moyens qui sont à lui. Il n’en est pas moins vrai que la marche générale des choses contrarie quelquefois ce progrès particulier ou même peut l’arrêter ; ainsi l’observateur le plus superficiel ne manquera pas de discerner qu’il est devenu impossible d’exercer l’industrie à domicile dans les mêmes conditions que par le passé, les circonstances économiques s’étant modifiées profondément. Autrefois le paysan achetait lui-même la matière brute, puis vendait lui-même au marché l’objet fabriqué. Les manufactures se sont multipliées depuis, les lignes de chemins de fer se sont ouvertes ; sur l’aile de la vapeur arrivent, avec les néfastes influences des villes, les marchandises confectionnées à la machine, et le travail manuel que n’aide pas celle-ci ne peut soutenir la concurrence.

En outre, les intermédiaires entre le producteur et l’acheteur ont surgi dans les villages russes et se font la part du lion ; ils procurent au paysan les matériaux indispensables, l’amènent à s’endetter et se font livrer à un prix déterminé, le plus bas possible bien entendu, l’objet revendu dans les magasins permanens qui presque partout nuisent fort aux bazars. Ce que c’est que le bazar vieux style, on l’apprend à Moscou. Il y en a dans toutes les parties de la ville et l’étranger qui passe croit à une émeute en présence de ce tumulte où domine la foule des paysans. Est-on tout de bon dans une grande ville, presque une capitale ? Je me suis posé cette question devant les bazars qui se tiennent dans l’interminable rue des Jardins (Sadovaia) enroulée sur un espace de douze kilomètres autour du centre de la ville, là où se dressaient autrefois les remparts de terre du Zemlianoïgorod. La haute silhouette d’une tour énorme, celle du Château d’eau, domine une grande place, la place Soukharev. Ce jour-là y débordait, jusque dans les rues avoisinantes, un amoncellement invraisemblable de meubles, parmi lesquels les coffres en bois peint, garnis de fer-blanc, et des montagnes d’étoffes, de vaisselle, de cuillères de bois, de victuailles, de vêtemens, d’ustensiles de ménage, avec tant d’autres choses qu’il était difficile de croire en les regardant que Moscou eût en outre quantité de marchés spéciaux, y compris celui des fripiers qui doit être aussi celui de la vermine.

Les mouchoirs à fleurs flottaient de tous côtés, les verroteries s’accrochaient aux échoppes en longs festons étincelans, les caftans, les peaux de moutons tentaient les amateurs qui, se poussant, marchant les uns sur les autres, essayaient, comme s’ils eussent été chez eux, les bonnets, les chemises, les bottes surtout ! Il y avait des régimens de bottes neuves et de vieilles, et les paysans, assis par terre, les passaient sans vergogne à leurs pieds nus. La circulation des voitures étant empêchée par cette incroyable cohue, nous avions dû la traverser à pied et je crus être étouffée avant d’arriver au bout. C’est le diminutif modeste des grandes foires où se vendent encore beaucoup les produits de villages. A Nijni-Novgorod, par exemple, dans la galerie des chaussures de feutre, il se fait pendant le mois que dure la foire un million d’affaires, le million n’étant pas, cela va sans dire, pour le producteur. Mais à Moscou même le règne des bazars a déjà baissé. Les magasins proprement dits se multiplient en même temps que l’emporte comme partout le règne du commerce de gros. Les Rangées, ces fastueux passages couverts à trois étages, qui bornent d’un côté la place Rouge et tranchent par leur architecture toute moderne sur les fantastiques splendeurs de Saint-Basile et la bizarrerie barbare des murailles du Kremlin, montrent assez comment entend être logé le commerce de l’avenir. Le paysan n’entrera point dans ces palais. Force lui est bien de travailler à prix fixe pour le commis voyageur. Trop heureux, quand pour mieux rançonner sa victime, celui-ci ne se met pas en grève. L’usurier aide aussi de son mieux à ruiner le paysan. L’unique moyen de défense du pauvre producteur est l’artèle. Grâce à ces associations on a pu, dans les villages, établir à frais communs des fours pour la cuisson de la poterie, des locaux pour le foulage du feutre, des ateliers collectifs où se poursuit telle ou telle branche d’industrie au grand avantage de la santé publique. Le tissage lui-même n’est pas sans inconvénient par les parcelles de laine qu’il dégage dans la chambre étroite et close d’une isba. Qu’est-ce donc quand il s’agit de fumée de charbon, par exemple ? Malsain partout, le travail en chambre peut devenir presque meurtrier en Russie où l’air se renouvelle à peine, des mois de suite. Les fours collectifs ont rendu plus de services que tout le reste et, quant à l’atelier, les artèles le chauffent et le nettoient, tous les frais d’entretien étant communs. Par ces moyens, les petites entreprises, exigeant peu de capitaux, peuvent encore se maintenir, mais dès que les frais de production s’élèvent, les paysans sont obligés pour l’achat des matières premières d’avoir affaire à l’ennemi né de leurs artèles, le marchand qui les opprime. Ils n’ont pas le moyen d’attendre la saison favorable à la vente ni de payer les frais de transport ; de là leur triste dépendance. Dans plusieurs provinces les zemstvos, les assemblées provinciales, dont il faut toujours louer l’intervention pleine de zèle, se sont efforcés de soutenir les artèles industrielles en facilitant le transport des marchandises jusque dans les villes et l’ouverture de magasins pour les recevoir, mais le paysan russe accepte difficilement une règle, des statuts, il se méfie des « messieurs » et ne se prête guère à des combinaisons imposées par une évolution économique qu’il ne comprend pas ; il aimera mieux avoir affaire à l’usurier qu’à une union de prêts. D’autre part, il y a contre ces mesures bienfaisantes la ligue des marchands et des entremetteurs. Les généreux efforts des zemstvos ont été maintes fois déjoués ; c’est d’eux néanmoins que peut venir le secours beaucoup plus que des sphères officielles du gouvernement, incapable d’apprécier de si loin les besoins ni les aspirations très complexes du milieu populaire tel qu’il existe dans chaque lointaine province.

L’opinion des économistes, c’est qu’il faudrait avant tout élever le niveau intellectuel du peuple pour le mettre à même de concevoir les services que lui rendra la coopérative assise sur des bases modernes en rapport avec l’expansion d’un mouvement industriel qui n’a plus aucun rapport avec celui des temps primitifs où se formèrent les premières artèles.

On parle déjà beaucoup en Petite-Russie des artèles Levitzky[9] ainsi nommées du nom de leur organisateur, un « monsieur, » à qui, par exception rare, peut-être unique, un groupe de paysans a demandé spontanément des statuts. Elles commencèrent dans les gouvernemens de Kherzon et de Perm, leur but étant d’améliorer la culture, d’obtenir du crédit et de réduire les arriérés d’impôt, plus une considération morale très touchante qui devrait être au fond de toutes les entreprises d’un bout du monde à l’autre : éteindre les haines, enseigner l’amour réciproque. Toutes les terres ne forment qu’un bloc, la culture se fait en commun, le fonds de roulement provient des apports des sociétaires égalisés par un moyen ingénieux. Le produit des récoltes est réparti entre tous en tenant compte pourtant de l’âge. Une partie du gain est réservée pour la semence, le remboursement des prêts et l’acquittement de l’impôt, une partie vendue pour le compte commun, tout le lait partagé également entre les membres des familles sociétaires. L’artèle est constituée pour un terme de cinq ans. En cas de fusion de plusieurs artèles ensemble, un curateur collectif peut être nommé : ecclésiastique, maître d’école, fonctionnaire de province quelconque. Jusqu’ici les sociétaires vivent en paix, s’engagent à ne pas tomber dans l’ivrognerie et en cas de contestation acceptent, sous peine d’être exclus, l’arrêt prononcé par la collectivité. Les avantages de la grande culture sont assurés ainsi au laboureur.

Des guides prudens, de bons bergers dévoués à la conduite du troupeau, en même temps beaucoup d’écoles, voilà ce qu’il faut pour faire passer le peuple russe des travaux en commun non spécialisés, l’ancienne artèle, à l’organisation plus complexe des sociétés coopératives modernes. Mais ces écoles quelles seront-elles ? C’est ici que s’affirment les différences fondamentales entre la Russie et l’Amérique. L’admirable système des écoles publiques, rapprochées à un mille d’intervalle dans les parties les plus lointaines des États-Unis, manque déplorablement ici. Le petit paysan russe doit franchir souvent d’énormes distances à pied pour se rendre à l’école paroissiale où peut-être il n’aura pas d’autres leçons que celles d’un sacristain presque aussi ignorant que lui. Les écoles du zemstvo, — les écoles communales, — sont bonnes et font du bien, quoique l’on compte encore 70 pour 100 d’illettrés. Elles ne sont pas à beaucoup près assez nombreuses, et il se trouve, même parmi les bienfaiteurs des paysans, un certain nombre d’esprits rétrogrades pour critiquer et contrarier leurs tendances. Dans une brochure intitulée : Suum cuique, écrite par une personne que paraît préoccuper beaucoup la destinée future du peuple russe, je lisais dernièrement que les enfans qui ne savent a ni b deviennent généralement des hommes plus forts, plus actifs que les autres ; que l’école éloigne trop souvent l’enfant des travaux rustiques et lui donne de vagues aspirations à l’existence des villes ; que des conflits fâcheux entre pères qui ne savent pas lire et enfans barbouillés d’un demi-savoir naissent de l’existence des écoles, etc. Ces mêmes propos ont été tenus chez nous avant l’enseignement obligatoire, et ils ne suffisent pas à prouver que des millions d’individus doivent rester dans l’ignorance. Du reste l’auteur de Suum cuique ne le voudrait pas : il demande seulement que les enfans apprennent juste ce qu’il faut pour devenir des agriculteurs éclairés. Avant tout il exigerait la réforme de l’alphabet. Quelle idée de faire lire au petit paysan des mots tels que chaise longue, commode, fauteuil et autres choses qu’il n’est pas destiné à connaître, au lieu des mots plus usuels : charrette, traîneau, hache, etc.[10]. Par l’alphabet, l’auteur de Suum cuique entend naturellement tout l’enseignement. À cette appréciation il serait amusant d’opposer celle de certains éducateurs qui souhaitent que le paysan, ayant appris à lire, dévore indistinctement tout ce qui lui tombera sous la main. Pourquoi ces perpétuelles lisières ? Laissez l’homme arriver librement au degré de perfection qui permettra un jour qu’il n’y ait plus de maître, tous étant égaux. D’autres rejettent la lenteur du progrès des paysans sur leur religion. Ceux-là espèrent bien que tôt ou tard le paysan transformé en citoyen armé de droits publics ne sera plus guidé que par la science.

— Je m’écrie : « Lui ôter Dieu, quel péril ! » « Nous lui donnerons mieux que cela, » répond l’utopiste avec une effrayante bonne foi.

Voilà en somme la Russie. Exagération dans l’idéalisme scientifique chez les intellectuels, obscurantisme déplorable chez les conservateurs et, dominant ces contradictions, un gouvernement qui fait un pas en avant, puis deux en arrière, qui abolit les verges, puis les remet en vigueur, qui ne veut pas d’un peuple trop instruit et qui cependant le punit impitoyablement parce qu’ignorant tout, sauf la soumission aveugle de siècle en siècle aux ukases impériaux, il accepte les yeux fermés ceux que les agitateurs malfaisans distribuent au nom du Tsar ! L’absence de mesure, tel est pour l’étranger le caractère le plus frappant de l’esprit russe, qui dépasse constamment le but à atteindre. Heureusement il existe entre les chimériques et les réactionnaires une élite de libéraux patiens et forts. Favoriser l’instruction élémentaire, de quelque côté qu’elle vienne, organiser sur des bases solides le crédit rural, encourager, stimuler l’esprit d’initiative au lieu de produire l’apathie par de prétendus bienfaits, apprendre aux paysans à compter sur eux-mêmes, à se perfectionner dans des métiers ébauchés déjà et qui peuvent contribuer à leur indépendance, telle est l’œuvre à longue échéance que se propose plus d’un propriétaire foncier. Mais ces procédés semblent un peu lents aux réformateurs trop pressés. Tous les êtres jeunes, qu’il s’agisse des individus ou des foules, poussent les théories droit à leurs dernières conclusions. On croit une chose juste en principe, elle vous paraît scientifiquement prouvée, il faut donc l’exécuter sans retard, attendre serait une lâcheté. Les inconvéniens, les impossibilités, on ne s’y arrête pas, on passe par-dessus.

Il y aurait cependant, pour faire réfléchir, l’exemple récent des Doukhobors. Chacun connaît, au moins par la sympathie que leur a témoignée Tolstoï au milieu des persécutions dont ils étaient l’objet, l’existence de ces sectaires. Pour n’être pas forcés de porter les armes, d’agir ainsi contre leurs croyances, sept mille d’entre eux émigrèrent, il y a quatre ans, au Canada, où on leur fit l’accueil que reçurent en Amérique les Quakers d’autrefois. Affranchis de tout service militaire et de certaines obligations légales qui offensaient leur sentiment du devoir, ils obtinrent une vaste concession où ils avaient jusqu’ici mené une vie exemplaire, faisant l’admiration de tous par leurs habitudes chastes et laborieuses. Leur prospérité semblait assurée ; mais le serpent pénétra dans ce Paradis terrestre conquis à grand’peine après un très pénible exode. Il suffit pour chavirer ces honnêtes cervelles du passage d’un apôtre agitateur, à demi religieux, à demi socialiste, comme la Russie en produit trop. Ce n’était pas la première fois qu’un prophète quelconque les conduisait au précipice. Celui-ci leur persuada qu’il est contraire à l’idée de liberté et par conséquent criminel de faire travailler de force les animaux, et, convaincus, les pauvres Doukhobors, qui déjà se défendaient de goûter à la chair des bêtes, qui ensuite s’étaient interdit ce qui sort d’elles, le lait, les œufs, etc., s’attelèrent eux-mêmes docilement à la place des chevaux. On les vit, hommes ou femmes, traîner la charrue et de lourdes voitures. Affaiblis par le régime végétarien, vêtus de cotonnade pour ne pas voler sa toison à la brebis, chaussés de sabots ou de mauvaises sandales pour ne pas transformer illicitement en bottes ce cuir qu’ils voulaient laisser désormais à son légitime propriétaire, le bœuf, ils se réduisirent volontairement au métier de bêtes de somme. Ne leur avait-on pas prouvé que dans la Bible l’homme seul, ayant péché, est condamné au travail ? Ils ont chassé leur bétail dans l’immense Prairie pour n’être pas tentés de le reprendre autant que pour éviter qu’il ne devînt la proie des Indiens. L’hiver fond sur eux, en ce moment, ils ne pourront dans les conditions physiques où ils se sont mis résister au froid terrible de la contrée qui avait été un instant pour eux la Terre promise. Pendant ce temps, l’apôtre, retourné à New-York, se repose, satisfait, de sa prédication.

Je ne veux pas dire que tous les Russes soient fanatiques à l’égal des Doukhobors, mais tous ne sont peut-être pas aussi vertueux, en revanche ; et il y a des apôtres malfaisans de plus d’une sorte. Abandonnés à eux-mêmes en masse dans les fabriques des grandes villes, sans contact avec la terre, à laquelle si longtemps ils furent attachés, qui sait ce que deviendront les meilleurs d’entre les paysans ? Il y a donc tout avantage à les retenir aux champs, qui déjà sur de certains points périclitent faute de bras. Pour y réussir, il suffira longtemps encore d’améliorer la situation économique de ces pauvres gens et de relever leur bien-être. Le gouvernement a raison de favoriser les artèles. Il ne peut d’ailleurs leur rendre un meilleur service que de ne pas s’y trop immiscer et de laisser la bride sur le cou aux zemstvos, qui sont avec elles en contact plus proche et plus naturel. Pierre le Grand a tranché beaucoup de nœuds gordiens, mais il en est un qui ne pouvait alors être prévu, la division du travail, la création d’une classe ouvrière proprement dite en Russie ; et cette difficulté est peut-être la plus redoutable de toutes celles contre lesquelles doit encore lutter cet empire destiné à devenir quand même, — c’est un Anglais qui le proclame[11] — « l’un des grands facteurs du XXe siècle dans le mouvement et le développement de la société humaine. »


TH. BENTZON.

  1. Femmes russes, Revue du 15 octobre 1902.
  2. L’artèle et la coopérative en Russie, par Paul Apostol, 1899, traduit par M. Castelot, avec préface de M. A. Raffalovich, 1 vol., Guillaumin, Paris. Ceux qui comprennent le russe peuvent lire aussi le livre, ancien déjà, du professeur Issaiev et l’ouvrage, qui vient de paraître, de M. Prokopovitch.
  3. Lire le roman de Pétchersky : Dans la forêt.
  4. Très intéressant rapport de Mme Zénéide Serghievna d’Ivanoff au Congrès international des femmes en 1899.
  5. Dans la Russie d’Europe, sans compter la Pologne et la Finlande.
  6. Autobiographie d’un nègre, par Th. Bentzon, 1er octobre 1901.
  7. Les chiffres sont tirés d’une description géographique complète de la Russie publiée sous la direction de P. P. Sémionoff, vice-président de la Société russe de* géographie, et du professeur V. G. Lamansky, président de la Section ethnographique de cette même Société.
  8. D’où le nom de Russie blanche.
  9. Lire la brochure de M. Farcssof sur ce mouvement coopératif dans la Russie du Sud.
  10. Il est remarquable que Tolstoï ait attaché, lui aussi, une grande importance à ces livres primaires, puisque, au milieu de l’immense succès de Guerre et Paix, il interrompit des travaux qui devaient personnellement l’intéresser davantage pour écrire de ces humbles alphabets où il se met, avec la charité dont lui seul, parmi les hommes de génie, est capable, au niveau des petits enfans. Personne n’a été plus occupé que lui de la solution de ce problème, l’instruction du peuple ; il veut l’éclairer et cependant il est d’avis que beaucoup de prétendus progrès ne sont pas à son usage.
  11. Dans un livre très remarqué, paru à New-York, All the Russias, par Henry Norman, 1902.