En Petite Russie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 8 (p. 595-637).
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EN PETITE-RUSSIE

I
ŒUVRE DE FEMME

Dans le courant de l’année 1884, je reçus du fond de la Russie la lettre suivante que je copie textuellement :

« Vous désirez, amie, connaître ce qui va enfin assurer mon bonheur ? Non, ce n’est pas ce que vous présumez. Un mariage ?… Jamais pensée ne fut si loin de moi. Au contraire, n’appartenir à personne en particulier pour appartenir à tous en général, voilà mon point de départ vers un but déterminé. Si le bonheur peut se définir contentement intime, calme et inaltérable, résultant de la satisfaction des penchans supérieurs de notre nature, je suis en possession du bonheur, car à force de chercher ma voie, je l’ai enfin trouvée, si nettement indiquée par les circonstances qu’il ne peut y avoir ni fluctuation ni doute d’aucune sorte. Je serais tentée d’affirmer que toutes les péripéties de mon existence se sont produites à cette seule fin. Ma situation actuelle étant donnée, rien n’est aussi approprié à mes moyens que cette œuvre, et cette œuvre ne pourrait se faire sans moi. Donc, moi et cette œuvre, nous sommes liées, fatalement peut-être ou peut-être simplement par le concours d’opportunités favorables, et c’est là, voyez-vous, la source de mon bonheur, car j’ai la certitude, après avoir consommé, de produire.

« En vivant à la campagne, j’eus l’occasion de toucher du doigt des misères profondes que jadis j’entrevoyais assurément, mais sans en tirer de conclusions immédiates, et plus se prolongeait ici mon séjour, plus je me sentais pénétrée de pitié, de sympathie, de désir ardent de venir en aide ; et tandis que le cœur était comme broyé par momens, la tête travaillait à trouver quelque issue. Cependant il y avait encore en moi des indécisions. Un parti tirait à gauche, un autre à droite ; l’ancien levain, le levain de l’égoïsme, fermentait toujours et m’empêchait d’agir, m’empêchait de voir clair, et puis le temps était mal choisi. « Il y a dans tout une maturité qu’il faut attendre, » a dit un de vos Français du XVIIIe siècle. Et c’est là une grande vérité ; l’impatience n’a jamais servi qu’à compromettre les meilleures entreprises. Enfin l’heure sonna et je sentis un grand bien-être m’envahir. Deux beaux exemples devant mes yeux avaient porté le coup définitif : X, que vous connaissez, dédaigneux d’une brillante carrière, quitte le monde, s’installe dans ses terres et consacre son temps, son argent, sa vie à ceux qui en ont le plus besoin, les paysans, ses anciens serfs. Dans notre ville de district, une femme-docteur peine jour et nuit à soulager les souffrances des malades pauvres et, tout en partageant avec eux ses rares deniers, verse des larmes de sang parce que les conditions économiques et hygiéniques paralysent ses efforts. L’union fait la force, n’est-ce pas ?…

« Voici mon raisonnement ; il n’est pas neuf, mais comme jusqu’ici il est fort contesté encore, quant à l’application du moins, vous ne le traiterez pas de lieu commun. Tout homme a droit à la satisfaction de ses besoins matériels, intellectuels et moraux. Celui d’être rassasié étant le premier et le plus impérieux, il faut lui garantir la certitude du pain quotidien. Débarrassé de cette absorbante préoccupation qui l’obligeait à s’exténuer comme une bête de somme et le transformait tout de bon en brute parce qu’il n’avait ni le désir, ni le loisir de s’intéresser à autre chose, l’homme ressentira spontanément le besoin de nourriture intellectuelle. La lui fournir est un devoir sacré quand on le peut, et je le puis. Ma mère m’a laissé une terre assez considérable sur laquelle habitent une centaine de familles d’anciens serfs. Après l’amélioration que je rêve de leur condition économique, il y aura encore de quoi construire un petit hôpital, créer une école, instituer pour les dimanches et fêtes quelques amusemens qui serviront de dérivatif aux attractions du cabaret, la plaie de nos contrées ; par exemple lectures publiques, séances musicales, spectacles même, tout cela, bien entendu, à leur portée.

« Que pensez-vous, amie ? Si l’on donne sa vie à une œuvre pareille, en y mettant tout l’amour, tout le dévouement, toute l’énergie, toute l’intelligence dont on est capable, en payant de sa personne sans relâche avec le concours de gens de cœur qui vous secondent à souhait, peut-on espérer de récolter à la fin une bonne moisson ?

« Moi, j’en suis convaincue, tout en faisant la part des difficultés, des mécomptes. A ma mort, je leur lègue ma terre qu’ils partageront entre eux, continuant eux-mêmes ce que j’ai commencé, car le paysan russe est un type d’avenir qui promet, malgré son état actuel d’ignorance.

« Sans doute cette œuvre ne sera qu’une goutte d’eau dans la mer, mais si l’on ne faisait un peu, sous prétexte de ne pouvoir faire beaucoup, l’univers serait voué à l’immobilité absolue, et puis le bon exemple est contagieux, autant que le mauvais. Si, au lieu d’enfermer le ciel, la préoccupation de chacun ici-bas consistait à signaler sa présence par une activité qui servît à faire avancer, ne fut-ce que d’un pouce, l’embarcation qui mène l’humanité vers des destinées meilleures, tout irait bien. « Chacun selon ses moyens dans la mesure du possible, mais au prix de son plus grand effort, » voilà une devise qui transporterait des montagnes. Donnez-moi voire opinion toute franche, vous savez si j’attache du prix à vos jugemens. »

Celle qui m’adressait cette lettre écrite encore par habitude sur un papier armorié, parfumé à la dernière mode, était une des personnes que j’eusse le moins soupçonnée d’une pareille résolution : charmante, merveilleusement pourvue des dons de l’intelligence, elle avait fait à Paris ses études, et dans ce laps de temps, — plusieurs années consécutives, — je m’étais presque maternellement attachée à elle. Retournée à Pétersbourg, l’enfant ardente, appliquée, volontaire, ambitieuse avant tout d’apprendre, était devenue mondaine comme il convenait à son âge. Je la connaissais trop pour croire que cette phase pût se prolonger, mais je rêvais pour elle un autre dénouement que celui dont je fus avertie à l’improviste.

L’heure de la réflexion avait sonné en effet très vite pour elle. Ayant fait dans ses terres en Petite-Russie un séjour plus long que de coutume, elle compara peut-être l’éclat joyeux de son existence habituelle à la misère apparemment incurable du peuple qui l’entourait. Le mal de la pitié la prit, « un mal dont on ne guérit pas, » ce mot est d’un paysan de chez elle.

Dans la belle demeure seigneuriale où l’entourait encore le luxe accoutumé, elle se mit à songer au moyen d’équilibrer pour tous les conditions de la vie. Ses lectures sérieuses d’autrefois lui revinrent à l’esprit, elle en entreprit d’autres qui eussent semblé arides au grand nombre des femmes ; elle lut dans les quatre langues qu’elle parle aussi couramment que sa langue maternelle tout ce qui concerne les progrès récens de la sociologie en tous pays et peu à peu le plan le plus généreux et le plus raisonnable à la fois s’élabora dans son esprit. Peut-être le ton de la lettre que j’ai citée suffit-il à prouver que cet esprit est très ferme, également éloigné des chimères et de la sentimentalité ; on pourrait lui reprocher plutôt d’être systématique presque à l’excès.

La terre qu’elle choisit pour tenter son expérience passait pour mal partagée quant à la qualité de la population ; ses aïeux, dont les biens étaient dispersés dans plusieurs parties de la Russie, envoyaient là en disgrâce ceux de leurs serfs dont ils étaient mécontens, les paresseux, les mauvaises têtes ou même les délinquans quelconques. Jamais ils ne mettaient le pied dans ce village dont je tairai le véritable nom pour ne pas blesser de délicates susceptibilités. Appelons-le Théodorofka. Des intendans suppléaient tant bien que mal à l’absence des maîtres qui, en réalité, ne s’intéressaient à cette propriété, où ils n’avaient pas d’habitation, que pour son produit. L’héritage ancestral des cent familles au développement desquelles mon amie résolut de se consacrer ne promettait donc rien d’excellent. Ces gens qui avaient toujours vécu entre eux sous la férule d’un régisseur étaient aussi sauvages que possible. Raison de plus pour leur faire du bien.

Depuis dix-huit ans elle y travaille et, de loin, je suis initiée aux difficultés, aux succès, aux déboires qu’elle enregistre tour à tour. Ses lettres, que j’ai toutes gardées, composeraient, outre l’intérêt du fond, un recueil bien intéressant de quasi chefs-d’œuvre épistolaires écrits en français par une étrangère. On devine que j’étais infiniment curieuse de constater le résultat obtenu, après si longtemps, avec tant d’efforts. C’est beaucoup pour cela que je suis allée en Russie. A travers les notes décousues, jetées sur un carnet de voyage, le lecteur pourra me suivre et conclure mieux que moi. Il m’excusera de les lui offrir pêle-mêle avec des impressions qui ne concernent pas l’œuvre en elle-même, mais qui me furent suggérées par le charme singulier du pays, par ses mœurs encore naïves.


6 août (vieux style).

Avant tout, la sensation délicieuse d’une course en troïka à travers la steppe. Je l’avais goûté déjà dans la Prairie d’Amérique, ce plaisir incomparable d’avoir à soi l’immensité. Point de chemins tracés, nulle interruption de haies ni de barrières. Sans doute il y a des routes en Petite-Russie comme ailleurs, c’est-à-dire que les voies conduisant d’un village à l’autre doivent avoir une largeur déterminée ; mais l’idée de les entretenir n’est jamais venue à personne et rien ne les différencie de la terre noire environnante. Déjà, les moissons faites, la charrue commence à retourner de nouveau cette terre merveilleuse, grasse et féconde, à la briser en gros morceaux luisans comme du charbon de terre. Nous sommes en voiture découverte, attelée de trois excellens trotteurs, comme seules en produisent, dans les deux hémisphères, la Russie d’une part, l’Amérique de l’autre. Au milieu, sous le haut collier que l’on nomme donga, un vigoureux étalon noir marque le pas, tandis qu’à droite et à gauche deux chevaux d’allure plus légère semblent s’ébattre en liberté. L’analogie du pays que nous parcourons avec la Prairie roulante aux vagues résolument accentuées, me frappe à mesure que nous avançons. C’est la plaine sans doute, mais une plaine onduleuse comme la nier ; on a l’illusion de collines et de vallées, si peu considérables que soient ces renflemens du sol portant sur leur crête de nombreux moulins à vent.

Ailleurs j’ai vu la grande plaine imperturbablement unie et absolument nue, du côté d’Iékaterinoslav par exemple, où les pâturages déroulés à perte de vue ne sont interrompus que par la bosse conique des kourganes ; mais la steppe sous l’aspect de solitude aride tend à se modifier, sinon à disparaître. Là où une source existe, un certain nombre d’habitans ne tardent pas à se réunir. On ne trouve plus sans peine la stipe, ce léger panache végétal, qui ne consent à croître que dans les terres vierges.

A Theodorofka une petite rivière, le Tagamlik, au nom tartare, passe tout près du village qui semble surgir d’un bosquet, chaque maison ayant son enclos, et le vert des feuillages variés s’harmonise agréablement à la teinte blonde des toits de chaume confondus avec les meules de paille ; figurez-vous une agglomération de grosses ruches capricieusement plantées sans aucune prétention à l’alignement, des ruches silencieuses, tout le monde étant aux champs. Sauf le dimanche, on les croirait abandonnées, n’était le mince filet de fumée légère qui monte çà et là. Au-dessus du village trois moulins, relativement haut perchés, font de grands gestes sur le ciel clair. Leurs ailes mêmes sont en bois, le vent de la steppe étant de force à faire tourner des battoirs.

Les moulins représentent un des traits caractéristiques du paysage, et le vent aussi, je m’en aperçois au débotté quand il emporte mon chapeau.


Nous sommes sur la « place, » une immense prairie brûlée par lardent soleil d’août. On dirait une nappe de velours brun. Elle sépare du village la demeure de mon amie ; celle-ci avec toutes ses dépendances se cache à demi entre les érables, les peupliers, les arbres à fruits. On dirait qu’elle s’efforce de ne pas humilier les chaumières environnantes et, de fait, l’école, la jolie maison de l’institutrice ont des toits de chaume, les écuries, les magasins de blé sont en bûches apparentes comme celles du log-house américain. Il y a deux bâtimens à toiture de tête : le plus important des deux, l’habitation qui va me recevoir, n’a qu’un seul étage. Il est solidement construit à la mode du pays, c’est-à-dire que la charpente est en bois et les intervalles des planches remplis par de l’argile où entrent des morceaux de brique, le tout recouvert de feutre sur la paroi intérieure. Revêtue partout de stuc, cette maison est blanche au dehors et au dedans. On y accède de deux côtés par un haut perron de bois qui, avec les assises de brique, préserve ce rez-de-chaussée contre l’humidité. Le toit peint en vert avance de façon à former une vérandah qui abrite des berceuses, des sièges rustiques, tout un établissement d’été. Quant à la beauté architecturale, une magnifique vigne vierge en fait les frais, elle retombe autour du porche comme un dais de verdure sombre où l’automne mettra de la pourpre. La vigne vierge est la parure de toutes les maisons de campagne en Petite-Russie ; leurs lignes, si elles en ont, disparaissent sous ses festons mobiles. A l’ombre de cette tenture de fête, des oiseaux apprivoisés gazouillent et sautillent. J’ai tout de suite l’impression qu’ici la distance est moins grande qu’ailleurs entre la vie naturelle et la vie de l’intelligence, ou plutôt qu’une alliance heureuse s’est conclue entre elles.

Au sortir de ce balcon où les huppes et les loriots vivent confians, protégés par le voisinage humain contre les éperviers qui planent, on passe dans une bibliothèque riche surtout en livres de science, mais où les chefs-d’œuvre des principales littératures de l’Europe figurent aussi. Je m’attarde tout de suite devant les livres français, autant d’amis qui, si loin, me souhaitent la bienvenue. Aucun d’eux n’a dû sentir les rigueurs de l’exil : lus et relus, leur reliure l’atteste. Ces belles éditions usées de Voltaire, de Rousseau, de Diderot remontent à l’époque de la Grande Catherine où les comédies de Molière étaient jouées à la Cour, et toutes les pompes impériales inspirées par le souvenir des splendeurs Louis-quatorziennes, tandis que toutes les idées étaient empruntées aux encyclopédistes. Un aïeul épris de la France, comme la plupart des grands seigneurs de son temps, et qui probablement se piquait de ne parler que français, les collectionna. Plus tard, quand l’Impératrice jadis philosophe devint réactionnaire vers la fin de son règne, il chargea de notes réparatrices les marges de ces bouquins, pour lesquels il avait professé un si vif enthousiasme, montrant une fois de plus ce que valent les convictions et les principes qui ont pour base une mode, un engouement.

Sauf le trésor des livres, accru d’année en année, la maison est assez simple pour que les paysans ne craignent pas d’y faire circuler leurs grosses bottes goudronnées et d’y montrer leurs guenilles, car guenilles est le seul nom qui convienne à l’habit du paysan russe. Le corridor qui la divise en deux dans sa longueur est hanté à chaque instant par des individus aux habits déchirés, couleur de terre, qui se courbent jusqu’au plancher dès qu’ils vous aperçoivent. Ce sont les grands enfans de la dame du lieu, ils viennent s’entretenir avec elle de leurs affaires, sûrs de la trouver toujours prête à écouter, à enseigner. Ils ne font rien qu’elle ne soit capable de faire mieux qu’aucun d’eux. Elle met la main aux travaux manuels les plus rudes, un cheval à ferrer ne l’effrayerait pas. Elle-est présente à la forge, à l’écurie, à l’étable, au jardin, partout. Elle sait se servir des outils du menuisier, du serrurier ; infirmière incomparable avec cela, habile à panser les maladies et les plaies les plus rebutantes, — et c’est beaucoup dire dans un pays où la syphilis, communiquée aux enfans eux-mêmes par une promiscuité insouciante et des habitudes de malpropreté sans pareilles, se propage, sans qu’on y prenne garde.


Lorsque commença cet essai de réforme, le sort du paysan était digne de pitié. Sans doute l’émancipation des serfs fut en principe un acte admirable comme tous les actes du début de ce règne d’Alexandre II qui finit en tragédie ; mais, les grands progrès moraux imposent toujours des sacrifices matériels, et celui-ci ne fit pas exception à la règle.

Sacrifices avant tout de la part des propriétaires, qui cependant s’unirent, d’un élan presque général, à la générosité du Tsar. Il semblerait inutile de parler du petit nombre de ceux qui répètent aujourd’hui encore que tout va moins bien qu’au temps du servage, si, dans leurs propos de conservateurs rétrogrades, on ne démêlait pas une apparence de vérité. La population délivrée du servage fui réellement dans de plus mauvaises conditions que par le passé. Elle s’était fait au sujet de l’affranchissement promis toutes tes illusions que se fit en Amérique le nègre émancipé, les ambitions et les exigences des ignorans, quelle que soit leur couleur, étant nécessairement sans bornes. La masse des paysans s’était imaginé qu’on allait leur partager les terres de la noblesse. Quand ils découvrirent qu’ils n’auraient que très peu de terre et que cette terre l’Etat l’achetait à leurs anciens maîtres, en accordant aux serfs libérés un délai de soixante ans pour s’acquitter envers lui par versemens annuels, c’est-à-dire sous forme d’impôts, ils trouvèrent la faveur très peu enviable et beaucoup voulurent la refuser en déclarant qu’ils ne pourraient plus vivre. En effet l’acte d’émancipation donnait bien à chacun des paysans une certaine étendue de terre arable, mais point de pâturages, ce qui était particulièrement fâcheux dans cette Petite-Russie, dont les habitans ne sont qu’éleveurs et laboureurs. Le lopin de terre auquel chacun d’eux a droit ne suffit pas à assurer la subsistance d’une famille, toujours nombreuse. Ils doivent se louer comme journaliers à très bas prix chez les maîtres d’autrefois, quittes à n’avoir plus le temps de s’occuper au moment opportun de leur petite propriété personnelle. Si la moisson presse, il est clair que le maître demande à être servi le premier. L’ancien serf n’a d’autre ressource que l’émigration. On comprend donc l’effet que produisit sur les Théodoriens, après vingt-cinq ans de lutte contre des difficultés presque inextricables, la proposition que leur lit mon amie : — Vous avez raison de trouver que l’état actuel des choses est mauvais ; il faut le réformer. Pour cela, deux moyens s’offrent : l’instruction et le progrès des conditions économiques. Je bâtirai une école, je donnerai à chacun de vous un hectare et demi de terre, ce qui fera par famille huit ou dix hectares. Je vous enseignerai en outre à les cultiver le mieux possible, car aujourd’hui l’agriculture a des secrets que vous ne connaissez pas ; mais, si vous le voulez, vous pouvez les apprendre.

Ces paroles, bien faites pour les étonner, les frappèrent moins encore que la réalisation immédiate qui en fut la suite. La barischna tint même plus qu’elle n’avait promis ; elle accorda le droit de pacage sur ses propres terres à tous les troupeaux, une fois la récolte des foins rentrée, doubla le salaire d’usage pour les ouvriers qu’elle employait chez elle, procura aux laboureurs des instrumens aratoires perfectionnés, ouvrit enfin une banque sans intérêts pour subvenir aux plus pressans besoins. A tout ceci elle ne mit qu’une condition, mais une condition rigoureuse : — Si nous voulons réussir, avait-elle dit, nous devons nous préoccuper de notre hygiène ; par conséquent, nous fermerons le cabaret qui sera remplacé par un hôpital.

Les dispensaires, plantés partout aujourd’hui, à vingt verstes de distance les uns des autres, n’existaient presque pas alors. On rencontrait bien dans chaque village des demi-sorcières, guérisseuses au moyen d’herbes et de charmes plus ou moins douteux, mais le grand nombre des paysans mouraient sans avoir reçu les secours d’un véritable médecin.

A Théodorofka, un hôpital s’ouvrit, une femme-docteur expérimentée, dont la philanthropie désintéressée égale le savoir, vint soigner tous les maux qui se présentaient à elle, distribuer les remèdes. C’est ainsi que le cabaret fut fermé. Il ne s’est jamais rouvert, et maintenant, plus d’un village des environs demande spontanément à écarter de même la tentation trop forte, comme jadis les Théodoriens ; mais la clôture d’un cabaret est devenue toute une affaire, depuis que le gouvernement possède le monopole de l’alcool. On sait combien, du temps de Colbert, les profits pour l’Etat du trafic de l’eau-de-feu engageaient les meilleurs esprits à s’étourdir sur l’abus qu’en faisaient les sauvages de nos colonies.

Aidée par une amie, Hélène procéda aussitôt à l’initiation promise. Voilà deux jeunes femmes, l’une instruite en agronomie comme le sont rarement les personnes de son sexe, l’autre pédagogue émérite, qui, sans mesurer leur peine, passent toutes les journées l’une à l’école, l’autre aux champs. Les méthodes les plus nouvelles furent mises en usage pour augmenter le rendement de la terre. Une pépinière, des vergers, comme on n’en avait encore jamais vu, attirèrent les curieux, venus de loin pour admirer. Quant aux Théodoriens, ils ne réussissaient à s’expliquer le miracle dont ils étaient l’objet que d’une seule façon : un ordre exprès du Tsar.

Personnellement indifférentes à la reconnaissance, les deux vaillantes compagnes laissaient dire et agissaient. Ce qui me paraît le plus remarquable, c’est la foi profonde des élèves dans l’enseignement qui leur était donné, confiance qui tenait peut-être à ce que la barischna agronome ne se bornait pas à enseigner ; elle travaillait avec eux. Si le bien leur avait été fait de haut et de loin par ce qu’ils appellent des mains blanches, des mains oisives, il n’aurait pas porté les mêmes fruits ; mais, aujourd’hui encore, Hélène, au milieu deux, touche elle-même à la terre. L’exemple de la culture intensive dans un potager modèle, dont d’année en année on a réduit la circonférence sans que diminuât le produit, a été peut-être le plus puissant des enseignemens ; à ce potager elle travaille chaque jour de ses mains de patricienne qui longtemps n’avaient servi qu’à accompagner au piano sa belle voix ; la voix elle-même tant applaudie dans les salons n’a plus d’autre emploi que de diriger un chœur rustique composé d’autres voix justes et fraîches, mais incultes. Sont-ce là vraiment des sacrifices ?… Les grands dons n’ont-ils pas été remis en dépôt aux prétendus privilégiés pour qu’ils les communiquent aux humbles ?…

Mais revenons à notre jardin comme le veut Candide. Quatre ans ne s’étaient pas écoulés depuis les premières tentatives des Théodoriens qu’une médaille leur fut décernée à l’exposition agronomique du chef-lieu.

Ainsi, sous la direction d’une femme qui sut grouper d’autres femmes autour d’elle avec la sûreté de jugement qu’ont toujours apportée dans le choix de leurs acolytes les meneurs d’hommes, nés pour ce rôle, Hélène a marché d’année en année vers de nouveaux progrès. Elle ne se fait aucune illusion sur leur lenteur, elle serait plutôt disposée à exagérer le peu de résultat de ses efforts. Voici cependant les principaux succès obtenus, et ils ne me semblent point méprisables : d’abord une diminution sensible de la passion dominante, l’ivrognerie. Hélène s’efforce de remplacer ce qui était auparavant le seul plaisir du peuple par des jeux, de la gymnastique, des exercices de toute sorte au dehors ; mais le Petit-Russien contrairement au Grand Russe est un peu apathique et paresseux de sa nature. En revanche, elle a réussi sans peine à développer chez lui un goût naturel pour la musique. Autre triomphe à une époque où de tous côtés le paysan tend à se diriger vers les villes, ceux de Théodorofka ne quittent guère leur village. Ils s’y marient et leurs enfans promettent d’être intellectuellement très supérieurs à la génération précédente. Des cours d’adultes créés au commencement de l’expérience ont fait merveille ; ces hommes qui, en guise d’instituteurs, n’avaient jamais eu que le cabaret, ayant voulu apparemment, puisqu’ils perdaient en lui leur plus précieuse ressource, apprendre au moins à lire. Très vite, l’autorité supérieure arrêta ces cours, mais le bien était accompli, un grand nombre de jeunes gens étaient déjà capables de profiter plus ou moins d’une bibliothèque annexée à l’école, où ils trouvent les grands écrivains russes et même des traductions de bons romans étrangers, car j’ai vu un gamin de quinze ans, qui nous servait à table, dévorer un livre qu’il cachait dans les plis de sa chemise et qui n’était autre que les Mousquetaires d’Alexandre Dumas. En passant les assiettes d’une main distraite, il souriait de tous les plis de son visage un peu chinois. Ce sourire, qui relevait drôlement le coin aigu de ses paupières et faisait saillir ses pommettes, prouvait, sans parler des nombreuses étourderies qui nuisaient à son service, que tel ou tel passage était d’un intérêt particulier. Combien j’aurais voulu savoir le russe, pour lui demander de quelle manière il concevait le caractère de d’Artagnan et se représentait la cour de Louis XIII !

Alexandre Dumas est en Russie plus populaire encore que chez nous. On lui pardonne volontiers les amusantes erreurs dont fourmillent ses impressions de voyage. Par exemple, en parlant du kwass, il croit avoir entendu le mot : « hyménée ! hyménée ! » sans cesse répété par les buveurs, tandis que moussait le breuvage de seigle fermenté, sans doute quelque rite ancien conservé pieusement. En réalité, chacun devait crier imné, « à moi aussi, » en tendant son verre. De même, il montre, sur une autre page, deux amoureux devisant à l’ombre d’un kloubka. Or, le kloubka est un tout petit arbuste comme celui qui porte la myrtille ; et l’espèce de chien qu’Alexandre Dumas prend la peine de décrire sous le nom de sobak n’a rien d’aussi particulier qu’il paraît le croire, sobak ou plutôt sobaka voulant dire chien. Ceci prouve qu’il faut user avec modération de la couleur locale et employer le moins possible une langue qu’on ne sait pas. Je tâcherai de m’en souvenir.


Ce que n’a pu encore obtenir Hélène, c’est le renoncement à de certaines habitudes déplorables et invétérées. En vain a-t-elle essayé, par exemple, d’introduire l’usage des lits. Le matelas se fait encore accepter, mais un bois de lit paraît du superflu et c’est assez naturel ; comment une famille entière pourrait-elle coucher sur des lits dans une seule pièce ? Tandis qu’elle s’entasse facilement sur la plate-forme en planches qui les remplace. Hélène me raconte qu’elle fut obligée par une tempête de neige de s’abriter, pour la nuit, à longue distance de chez elle, chez des paysans moins bien logés que les siens. Il y avait dix-huit personnes dans la chambre : les enfans et les parens sur les planches, les grands-païens sur le poêle, un berger idiot sous ce même poêle, tandis que, dans un coin, se blottissaient deux jeunes mariés. Couchant tous ensemble, ils ne quittent jamais leurs habits, par décence, mais surtout pour avoir plus chaud, et ces habits qui tiennent à eux toute la semaine comme la peau même de leur corps prennent une teinte tannée uniforme. J’ai dit qu’ils sont en loques. Les poches pendent déchirées, les trous béans dans le dos, sur la poitrine, laissent apparaître d’autres guenilles de même couleur, les gens n’y attachent aucune importance. Ce n’est pas par pauvreté qu’ils ne renouvellent jamais leurs habits, les plus riches paysans font de même ; ce n’est pas par maladresse qu’aucune femme ne raccommode les hardes de la famille ; celles qui s’entendent le mieux à filer de bonne toile de chanvre et à la broder avec art ne prendraient jamais l’aiguille pour faire une reprise. Non, cela leur est égal. Rien ne donne mieux l’idée de cette insouciance générale que le mot adressé par une brave femme à mon amie, qui soignait son mari pendant une maladie avec le zèle qu’elle apporte à tout.

— Pourquoi ne le laissez-vous pas mourir ? Il est vieux… Les vieux doivent mourir.

Elle l’aimait pourtant. Ils avaient toujours fait bon ménage ; mais une passivité qui paraît héroïque en certains cas et qui, dans d’autres, nous semble stupide parce que notre âme occidentale n’en soupçonne pas la source, une passivité issue, je suppose, du fatalisme oriental autant que d’un long héritage de résignation forcée, l’emportait chez elle sur l’affection.


13 août.

Visite au village. — Elle n’a pour moi tout son intérêt que grâce à l’infatigable obligeance de mes truchemens ordinaires qui me permet d’entrer en conversation avec les paysans. Nous commençons par requérir les services d’un homme de l’endroit que les chiens connaissent et qui d’ailleurs sache, à l’aide d’un bâton, écarter ces bêtes féroces s’il leur prenait envie de sauter sur nous. L’horreur des villages russes, c’est la bande affamée de chiens maigres, pareils à des loups qui, hargneux et montrant tous leurs crocs, aboient aux talons des chevaux, et attaquent les passans. Dûment escortées, nous pouvons sans péril parcourir les trois rues dont une, très récemment ouverte, marque un certain progrès dans les exigences et par conséquent dans la civilisation de l’habitant.

Le trait commun de tous les villages de la steppe est, avec le puits, dont l’existence a décidé de leur emplacement, les trois magasins contenant la réserve de blé pour les cas de disette. Chacun des habitans y apporte une quantité déterminée de grain. Ici la précaution semble superflue, la terre noire étant bonne nourrice, sans caprices ni défaillances, mais l’usage s’impose.

Le puits, à l’entrée du village, est toujours plus ou moins entouré de commères qui font descendre ou remonter le seau de fer-blanc. Sa construction est élémentaire : quatre poutres entrecroisées et un treuil en bois auquel s’enroule une corde.

La rue au sol noir, profondément creusé d’ornières, est irrégulièrement bordée des deux côtés de petits enclos derrière lesquels se présente d’ordinaire le pignon de la maison. Au seuil de la barrière en branches d’osier entrelacées trébuchent, pêle-mêle avec les poules, les cochons noirs et les terribles chiens qui aboient à pleine gorge, des enfans par douzaines, sans autre vêtement qu’une chemise sale et trouée d’ordinaire. L’école leur donne les premières notions de propreté ; là, on veille à ce qu’ils se lavent les mains et se débarrassent de leur vermine ; mais ceux-ci sont encore trop petits pour aller à l’école. Du plus loin qu’ils nous aperçoivent, ils font la seule chose que la mère leur ait appris : des saints comiques jusqu’à terre et quelquefois, embrouillant ce témoignage de respect avec la prière, un grand signe de croix. Autour de la maison, des hangars, plus ou moins nombreux, selon le plus ou moins d’aisance de l’habitant, abritent le bétail, les charrettes, le combustible : des mottes de terre mélangée de fumier.

La première maison où nous pénétrons se compose d’une étroite entrée, d’une grande chambre percée de deux fenêtres minuscules et garnie tout autour de longs bancs de bois. Le seul meuble, avec la table, est une armoire-étagère peinte, à fleurs, où sont rangées les assiettes. Des découpures de papier, des guirlandes symétriques d’herbes desséchées ornent les murs blanchis à la chaux. Comme partout, les portraits enluminés de l’Empereur et de l’Impératrice auprès des saintes images, quelques-unes anciennes et enfumées, les autres toutes neuves dans des rayons de clinquant.

Au milieu de la chambre un véritable monument, le poêle, qui est aussi le four ; on fait le pain au fond, et par devant la cuisine. Je trouve l’occasion d’admirer les pots qui sont une des industries paysannes de la Petite-Russie. Noirs et de forme antique, ils font penser à la poterie étrusque ou à celle de Pompéi et ne diffèrent de la poterie exhumée des kourganes de la steppe qu’en ce qu’ils ont des anses. Derrière le poêle un réduit sombre renferme le lit frileusement blotti contre la paroi toujours chaude, le lit de toute la famille, c’est-à-dire une sorte de table où le soir on jette des nattes, des coussins, des fourrures selon la saison. Cela forme comme une seconde chambre, la chambre d’hiver et il y en a même une troisième, le réduit où sont relégués les coffres, qui attestent les instincts nomades de la race, de grandes malles en bois plus ou moins travaillé et à coins de métal. On sent qu’au besoin tout ce que renferme la maison serait emballé très vite et chargé sur un chariot. Les vêtemens d’hiver suspendus à des cordes, les peaux de moutons dans leurs sacs, les bottes de toute taille, remplissent ce magasin qui nous est ouvert avec un certain orgueil par la propriétaire du lieu. Elle nous fait remarquer, dans le grenier ouvert auquel conduit une échelle, quantité de chanvre accroché en longs écheveaux, et les draps que l’on fabrique avec ce chanvre. Ils sont étroits et courts, ingénieusement tissés de manière à former un dessin en zigzag. C’est son ouvrage et celui de ses filles, belles personnes brunes, aux dents éblouissantes. Les dents blanches sont d’ailleurs une beauté générale. L’aînée, sommairement vêtue d’une jupe courte que dépassent les broderies de la chemise et couverte de bijoux barbares, de grands anneaux de cuivre aux oreilles, a l’air d’une Juive. Nous lui demandons comment elle s’y prend pour teiller le chanvre et elle nous conduit devant un instrument très primitif, cylindre en bois creux sur lequel retombe un couteau également en bois. Elle fait le mouvement de hacher et la partie filamenteuse de la plante se dégage de la gaine, émiettée en pluie d’argent. Le chanvre est peigné ensuite à plusieurs reprises, puis filé au rouet. Cela devient la forte toile grise des draps, dont chaque fille en se mariant doit posséder une douzaine. Le peigne à peigner le chanvre est pour ainsi dire le symbole de la ménagère. On me dit que, dans beaucoup de villages, la matrone, préposée aux naissances, coupe le cordon ombilical avec un peigne quand c’est une fille, avec une hache quand c’est un garçon ; mais les vieilles coutumes tendent à s’effacer en Russie, comme ailleurs, et Théodorofka se pique de n’avoir plus affaire qu’au médecin.

La seconde maison qui reçoit notre visite est celle de Choulga, le vieux jardinier. Celui-ci est riche et les fils parlent déjà de démolir l’ancienne demeure pour en faire reconstruire une autre à grandes fenêtres et à toit de tête. Le plancher reste cependant en argile battue, comme chez tous les voisins, et je fais en moi-même la réflexion que les demeures les plus riches ne sont pas les plus propres, ce qui s’explique par l’abondance d’animaux et de fumier. Vieilles icônes de prix, très beaux coffres, armoires nombreuses. La vaste cuisine très chaude sent la crème aigre ; la cour entourée de hangars est encombrée de grain, de légumes qui sèchent au soleil, de pastèques entassées ; on dirait des montagnes de bombes devant un arsenal ; il y en a de toutes les couleurs, vertes, blanches, grises ; c’est la nourriture de tout ce pays, tant qu’elles durent. La première qu’on m’ait servie pesait vingt-deux livres.

Cinq ou six marmots braillards viennent se jeter à demi nu dans les jambes non moins nues de leur aïeule. Celle-ci est une Grande-Russienne amenée par les parens de mon amie d’une de leurs terres du Nord, lorsqu’elle était toute jeune et encore serve. Elle nous raconte cela : — Oh ! bien sûr, ils ne m’ont pas prise de force. J’étais gentille, adroite, ils m’ont dit : « Viens nous servir là-bas, quitte tes parens, tes amoureux. Nous te trouverons un mari qui, à lui seul, les vaudra tous. »

Et Stéphanie, c’est son nom, a un haussement d’épaules moqueur à l’adresse de Choulga, qui est pourtant le plus beau vieillard de l’endroit, tandis que la Grande-Russienne importée est une grosse femme plus âgée que lui, au nez en pied de marmite, aux lèvres épaisses, aux petits yeux enfouis dans la graisse. Mais elle a la langue bien pendue, et c’est avec une réelle éloquence, — j’en juge par la traduction, — que se répand le chagrin incurable chez elle, après un demi-siècle, d’avoir été enlevée pour jamais aux beaux bois de son pays natal, à ses père et mère, à son premier fiancé. Les larmes jaillissent de ses yeux tandis qu’elle nous en parle. Toute une vie a passé sur ce déchirement, elle a eu quinze enfans, qu’elle a tous nourris, elle en a perdu huit, les sept qui lui restent devraient la consoler. Mais le grand événement de cette existence a été une transplantation, décidée par la volonté douce autant qu’absolue des seigneurs. Elle chérit leur souvenir cependant. Et je lui trouve quelque ressemblance avec les anciens esclaves que j’ai connus en Amérique, si dédaigneux des nègres nouveau style, lorsque, avec une inconséquence apparente, elle reprend : « Les gens de ce temps-là valaient mieux que ceux d’aujourd’hui. On était élevé près des maîtres et autrement dressé à obéir ! » Personne en effet ne se prosterne et ne baise la main avec plus de désinvolture que cette grosse Stéphanie ; elle a, sous ce rapport, sur les jeunes la supériorité qu’une dame de la cour, rompue aux révérences, possède sur de simples bourgeoises auxquelles manque l’habitude. La résistance au baisemain que lui oppose la barischna qu’elle a vue naître ne l’arrête pas. Je la soupçonne d’être intérieurement scandalisée par cette école où tout le monde apprend à lire.

Très libre d’ailleurs de manières et de langage ; il faut l’entendre se disputer avec son mari ! Tous les deux ont de l’esprit et les mots drôles volent de l’un à l’autre comme un volant sur une raquette. Choulga, n’étant qu’un Petit-Russien, inspire une médiocre estime à Stéphanie. Elle le traite volontiers de cachol, en souvenir de la crête, de la houppe de cheveux mongole portée autrefois en Ukraine. Choulga, de son côté, répond avec la supériorité de finesse ironique spéciale aux cachols. Du reste, étant très sourd, une partie des insolences est perdue pour ses oreilles.

Il rend justice à sa femme, une bonne travailleuse ; mais l’objet de son amour, c’est sa jeune maîtresse. Hélène a voulu qu’il eût un beau jardin à lui auprès du potager qu’il cultive avec elle, et ce jardin, Choulga s’obstine à le nommer le « jardin de ma femme, » tandis que celui de la barischna est « notre jardin. » — Jamais, dit-il avec une bonne foi touchante, le jardin de ma femme ne pourra être aussi beau que notre jardin !

Avec l’aisance d’une parfaite maîtresse de maison, Stéphanie m’accueille et me demande d’où je viens. Les mots de France, de Paris, ne lui disent absolument rien, mais elle ne s’étonne pas que je parle un langage inintelligible : — Chaque pays, dit-elle d’un air entendu, a sa langue et ses usages ; seulement je suis bien sûre que, chez nous, il y a ce que vous n’avez pas : des choux comme ceux-ci ! — Et elle allonge le bras vers un tas de choux magnifiques.

Stéphanie conserve précieusement toutes les traditions du temps du servage, dont la plus précieuse était d’aimer à boire. Le dimanche, elle partage la vodka avec ses fils, des colosses charnus qui lui ressemblent et qui ont ses goûts. Choulga fuit la maison le plus qu’il peut en ces circonstances, mais quelquefois, lui aussi, se laisse séduire. Alors on entend ce mari maté par sa femme dire et répéter dans le village : — Je suis maître de tout ici. Je veux que tous m’obéissent. Je suis le tsar ! — A cela on reconnaît qu’il est ivre.

La maison la plus moderne est celle du cocher Ewdokim. Toujours un plancher d’argile, mais le poêle occupe une pièce à part, la chambre d’été est décorée d’un miroir. Un tapis recouvre les planches où jamais coussins ni couvertures ne sont posés que pour dormir. Les fenêtres sont moins petites et percées régulièrement, ce qui, d’ordinaire, n’est pas le cas ; tout est de travers dans la plupart des constructions ; le sentiment de la ligne s’éveille chez les peuples bien après celui de la couleur.

Et là, je retrouve autour de la jeune mère, allaitant son dernier-né, de petits personnages qui déjà sont de mes amis : le fils aîné, de dix ans, qui promène les chevaux comme un homme, intrépide avec eux, même avec l’étalon qui mord ! Je le reconnais à un pantalon beaucoup trop long pour lui et à la visière arrachée de sa casquette. Il fait, aidé d’un frère cadet, tout le travail des champs. Je l’ai vu conduire deux bœufs énormes dans les sillons de terre noire sans jamais se laisser distraire. Les enfans n’ont pas le temps de jouer en Petite-Russie, les garçons vont aux champs dès qu’ils peuvent marcher, les petites filles sont vouées au métier de niania, de bonne d’enfans. Avant l’école, qui leur a appris à s’amuser, ils ne savaient se reposer du travail qu’en se battant. Voilà cependant des petites filles qui jouent à la poupée, de pauvres poupées en chiffons, qu’elles fabriquent elles-mêmes. On procède au mariage des poupées, l’une d’elles étant habillée en pope avec un caftan à larges manches et de longs cheveux d’étoupe. Mais pourquoi lui a-t-on charbonné deux yeux au sommet de la tête plutôt que de les mettre à leur place naturelle ? — Pourquoi ?… La réponse est curieuse : — Parce que cette poupée est un pope et qu’un pope doit ne regarder que le ciel.

Ce n’est pas à l’école qu’on leur a enseigné cela.

Plusieurs autres maisons de date récente sont construites dans le même style que celle d’Ewdokim. Le toit s’abaisse en auvent soutenu par des poteaux, il abrite ainsi une espèce de terrasse ou plutôt de galerie extérieure un peu élevée au-dessus du sol. Ces poteaux seuil généralement peints en couleur vive. Il y a souvent aussi, sur les ais, les châssis, les volets, des ornemens rouges et bleus.

Rien de plus curieux que l’érection d’une maison de paysan : quatre pieux solides, fichés aux quatre coins et des piquets dans l’intervalle, reliés par un entrelacs de cannes. Pour préparer le mortier, les femmes, qui vaquent aux travaux de maçonnerie, creusent simplement un trou dans l’argile où elles versent de l’eau, et, au milieu de ce barbotage, elles se mettent à danser infatigablement jusqu’à ce qu’il ait acquis la consistance nécessaire. Alors elles le lancent à pleines mains ou à l’aide de pelles sur l’espèce de natte qui déjà forme les murs. En séchant, cet enduit prend la dureté de la pierre. Alors on lave la maison à la chaux, opération renouvelée tous les ans. La Petite-Russienne qui, pour sa part, n’est jamais lavée, assure-t-on, que le jour de son baptême, le jour de son mariage et sur la table mortuaire, cette femme si avare d’ablutions pour elle-même, ne cesse de blanchir et de gratter sa maison, que l’on dirait enduite de crème. C’est le seul genre de propreté qui se pratique en Petite-Russie.

Mes visites au village m’ont laissé toutefois des souvenirs très agréables de beaux types et de cordial accueil.

Par exemple, la belle Praska. Sous une misérable casaque de travail, — elle pétrit le pain noir et le met au four, — elle est superbe quand même avec son énorme chevelure saupoudrée de farine et de cendre, avec ses traits grecs un peu altérés par la fatigue et les approches de la maternité. (Nous ne visitons guère de maison où il n’y ait une femme grosse ; c’est toujours le cas après la moisson.) La mauvaise fée qui force Praska à peiner, tandis que le reste de la famille s’amuse aux préparatifs d’un mariage, est sa belle-mère. Cette catégorie de marâtre n’a pas une meilleure réputation en Russie que chez nous. Ses cruelles injustices ont défrayé le plus grand nombre des récits populaires.

La belle-sœur de Praska, qui va se marier, est une grande brune bien découplée, au cou de laquelle tinte un collier eu monnaies d’argent, dont quelques-unes sont anciennes et curieuses.

Les origines mêmes de Theodorofka et la diversité des races qui ont émigré dans cette partie méridionale de la Russie expliquent que les gens ne se ressemblent guère entre eux. Les uns, très noirs, ont presque l’air de Mongols, d’autres ont la chevelure et la barbe de ce blond fauve que les Anglais nomment tawny, couleur d’écorce ou d’amadou.

Voilà une femme de quarante ans qui serait pour un peintre le plus beau des modèles : le mouchoir tordu comme un turban au-dessus de son profil sévère ; la yapaska, filée à la maison, dessinant toutes les formes d’un corps resté souple et ferme. La yapaska diffère de la platcha, en ce qu’elle est noire au lieu d’être brodée, mais, comme la platcha, elle ne tient qu’à la ceinture et s’ouvre sur la chemise à chaque pas, à chaque mouvement. Il n’y a plus que les vieilles qui la portent ; beaucoup de jeunes filles s’affublent le dimanche de robes à la mode des villes et perdent à ce déguisement le meilleur de leur beauté.


15 août.

Le jour de l’Assomption, qui devrait être jour de fête entre tous, est un jour de bataille au village. Un ennemi nous attaque qui, pour être de petite taille, n’en est pas moins redoutable. Nous sommes envahis par les chenilles. Depuis quelque temps déjà, elles s’en prenaient aux arbres, qu’il fallait munir, pour les défendre, d’espèces d’entonnoirs en papier goudronné où s’engluaient les petites chenilles grimpeuses, déjà funestes l’an dernier aux récoltes ; mais combien plus le furent-elles cette année ! Tout à coup il parut que la prairie devenait mouvante ; chaque brin d’herbe semblait vivre et avancer vers nous. Le verger, le potager furent cernés ; c’est une année en marche, dévorant tout indistinctement, ne laissant derrière elle que le squelette des feuilles. Rien ne les fait dévier de leur course implacable. Une maison qui leur barre le passage est escaladée ; les murs sont couverts d’assaillans, qui parfois se précipitent en masse à l’intérieur. On leur oppose une troupe de garçons et de filles qui les écrasent, tandis que les hommes creusent des tranchées, pratiquent des canaux où vient se noyer la horde aussi dévastatrice à sa manière qu’une horde tatare. On nous dit que sur tel ou tel point du pays, elles ont mangé tout le seigle, qu’il faudra semer de nouveau, perte de plusieurs milliers de roubles pour les propriétaires. Sur la ligne d’un chemin de fer en construction, elles arrêtèrent un train en remplissant les rails d’une bouillie épaisse. Bref on n’entendit parler que de l’invasion des chenilles jusqu’au jour, qui d’ailleurs vint très vite, où les survivantes s’emprisonnèrent d’elles-mêmes dans leur cocon pour ne plus renaître que sous la forme d’un inoffensif petit papillon grisâtre.


23 août.

Il a plu huit jours de suite, ce qui n’a pas contribué médiocrement à balayer les chenilles, mais il serait difficile de rendre l’impression de tristesse produite par ce rideau tiré sur l’étendue de la steppe : des lignes planes que les jeux de la lumière n’animent plus ; du gris, du gris, rien que du gris. Quant à mettre le pied dehors, impossible ; des rigoles se creusent dans le sable autour de la maison ; c’est de tous côtés un bruit léger d’eau courante mêlé au bruit lugubre des feuillages agités. La terre noire des champs est effroyablement délayée. Nous le constatons le jour où, le soleil ayant brillé de nouveau, nous nous hasardons à sortir en voiture : la boue est telle que les sabots embourbés des chevaux et les roues de la troïka, qui enfoncent jusqu’aux moyeux, font sauter des mottes de terre liquide à demi qui viennent nous frapper au visage ou éclabousser nos vêtemens. Je ne sais quelles mains invisibles semblent nous bombarder de tous côtés. Mais les inconvéniens de la pluie en Petite-Russie sont vite effacés par ses bienfaits. En si peu de jours, la steppe brunâtre a reverdi comme sous le coup de baguette d’une fée ; elle est partout couleur d’émeraude, on dirait une résurrection.


25 août.

Je voudrais savoir peindre la petite Sonia, son visage un peu trop rond, frais comme une fleur, ses yeux un peu obliques sous leurs sourcils bruns tracés au pinceau, le front très blanc où frisotte la chevelure presque blonde, retombant par derrière en une grosse natte. Avec cela, un petit nez droit, une bouche aux belles lèvres rouges. Les bras potelés sortent nus jusqu’au coude de la manche bouffante ; la grosse toile molle d’une chemise brodée s’adapte aux courbes et aux rondeurs qu’elle recouvre ; la jupe assez courte, en cotonnade rose, laisse voir les chevilles fines et de gentils pieds nus. Dans notre maison, où elle est femme de chambre, on n’obtient pas qu’elle se chausse un autre jour que le dimanche. La physionomie de Sonia est celle d’un enfant, elle exprime l’innocence, une hardiesse naïve. Lorsqu’elle vous regarde droit dans les yeux, en riant de son rire cristallin, vous sentez qu’elle est incapable du moindre détour. Et cependant, la nuit, quand s’entre-croisent les coups de sifflet diversement modulés dont chacun a un sens que sait reconnaître chacune des jeunes filles du village, il y a plus d’un appel, assure-t-on, pour Sonia. Elle ne se pique pas de constance ; ses brusques caprices indiquent peut-être que son cœur ne s’est jamais donné. Ferme-t-on la porte le soir ? Elle saute par la fenêtre comme un jeune chat, et le malin la retrouve avec son sourire ingénu, son beau regard de hardiesse confiante. Prompte à tout saisir, l’esprit vif et ouvert, elle s’est mise depuis mon arrivée à apprendre le français, c’est-à-dire qu’elle se fait traduire les mots dont elle peut avoir besoin pour le service de la dame étrangère et les écrit en caractères russes comme ils se prononcent. Sur ce point, son oreille très juste ne la trompe jamais. Et alors elle vient me réciter sans accent de petites phrases comme : « Le dîner est servi, la chambre de Madame est prête, » en jouissant de ma surprise avec des exclamations joyeuses, de petits cris d’oiseau. Très attentive aux conversations en français, elle saisit un mot par-ci par-là :

— Joli, c’est kracivi, n’est-ce pas ?

En effet, mais comment le sait-elle ?

Oh ! elle a deviné ! Comme elle rougit !

Le mot joli a été souvent prononcé quand on la regardait. C’est le premier que sa mémoire ait enregistré.

Sonia voudrait bien aller à Paris avec la dame française.

Que le ciel l’en préserve et la laisse à sa demi-innocence de petite chatte folâtre ! Je gage qu’elle serait prompte à se laisser gâter. Quelqu’un a chanté dans la maison un refrain inepte de café-concert :


A Paris sont bien rigolos
Les petits pierrots !


Elle a retenu pierrot, rigolo, Paris,… son imagination travaille, hélas ! Oui, que le ciel laisse la petite Sonia aux nocturnes promenades amoureuses dans la prairie, par « l’obscure clarté qui tombe des étoiles, » si l’on peut nommer obscure une clarté qui, dans ces climats, est plus belle que celle du jour !

Vraiment il faut excuser les duos un peu trop tendres que se permet par ces nuits, rivales des nuits d’Italie, la jeunesse théodorienne condamnée pendant la moitié de l’année à grelotter sous des peaux de bêtes. C’est une douceur délicieuse partout répandue, un ciel pur, de larges étoiles palpitant au-dessus de la masse noire des arbres et des plaques de diamans du Tagamlik ; ce sont des lambeaux de chants mystérieux partis, on ne sait d’où, qui flottent, atténués jusqu’au soupir, dans l’air immobile, en attendant que les démons du vent, un moment enchaînés, se remettent à souffler, l’aube venue. Comment ne pas profiter de tout cela ? Blottis sur les meules de foin, on déguste, tout en causant, quelque pastèque de choix que l’amoureux ne s’est pas fait faute de dérober dans une batcha qui ne lui appartient pas. Mais il y en a tant de ces pastèques au mois d’août ! La terre en est couverte ; elle semble tendre aux pauvres leur petite part, d’un geste indulgent. Et puis, le larron se ressent peut-être d’avoir dans les veines le sang d’une race guerrière ; les razzias étaient coutumières à ses ancêtres. Il n’en a aucune honte. Prendre, en pareil cas, ce n’est pas voler.

L’hiver, ces mêmes rendez-vous se donnent à la veillée. Qu’est-ce que la veillée ? Une réunion de famille autour du poêle ?… Non pas. La veillée se tient d’ordinaire chez une veuve quelconque dans une maison discrète où il n’y a pas d’enfans curieux et importuns. Les garçons s’associent pour louer une chambre ; on s’y rassemble la nuit dans des intentions de bombance. On cause, on chante, on mange ensemble ; chacun apporte ce qu’il peut, les hommes la boisson, les filles des friandises dérobées chez leurs parens. Ceux-ci les battront peut-être pour avoir pillé le garde-manger, mais jamais pour être allées à la veillée, qui est une institution nationale adoptée par tous. La mère en a profité, la grand’mère avant elle, les enfans rêvent de vieillir pour y être initiés. La preuve, c’est qu’une fois, l’institutrice ayant imprudemment demandé aux écoliers de la petite classe, pour leur ouvrir un peu l’esprit, d’écrire ce que chacun d’eux voudrait faire quand il serait grand, tous ces bambins, sans exception, de répondre : « Aller à la veillée. » L’un d’eux, âgé de dix ans, en dit plus long ; il déclara qu’il souhaitait d’y aller en compagnie de la maîtresse d’école et s’expliqua là-dessus avec une si naïve galanterie que, tout amusée qu’elle fût, la jeune fille n’osa plus lui faire de questions. Une extrême sensualité, qui commence par la gourmandise, existe chez tous les Petits-Russiens ; l’amour et la bonne chère passent pour eux en première ligne, et la veillée réunit ces deux plaisirs. Si dangereuse qu’elle puisse nous paraître, son abolition n’a jamais figure dans le programme des réformes que se propose Hélène. Elle sait trop bien qu’elle ne l’obtiendrait pas et, après tout, il n’y a pas plus de scandales qu’ailleurs à Théodorofka, — point d’enfans naturels, point de filles séduites et abandonnées. — Sans la veillée, les mariages seraient peut-être moins fréquens. Mais ils seraient à coup sûr moins précoces ; et la précocité des mariages est un mal. Si elle a de grands avantages au point de vue de l’accroissement rapide de la population, les inconvéniens l’emportent. Quand un jeune marié est enlevé par le service militaire pour un temps qui varie de quatre à cinq années, les infidélités sont à craindre des deux côtés. Tous ceux qui ont tiré au sort partent jusqu’à ce que le contigent nécessaire soit atteint ; le reste forme la réserve. Il n’y a d’exception que pour les soutiens de famille, et la femme, les enfans ne font point partie de cette famille-là. En l’absence du père, du mari, ils pâtissent donc ; les résultats de ces mariages prématurés sont aussi mauvais que ceux des mariages tardifs de chez nous.


30 août.

Le délicieux moment de la journée, pour moi, est celui de la rentrée des troupeaux. Aujourd’hui, comme tous les jours, devant la porte basse de la pépinière qui ouvre sur la place, je suis allée, dans le grand silence et la parfaite solitude, attendre le coucher du soleil. Il descend au-dessus de ces blondes ruches d’abeilles agglomérées, dont chacune représente une demeure humaine ; il en fait briller le chaume comme de l’argent bruni. Le ciel est bleu partout, du bleu le plus pur ; d’un côté seulement, des stries légères, pareilles à autant de fils de la Vierge ou à des plumes envolées, annoncent du vent pour le lendemain. Avec une rapidité croissante, le soleil descend au milieu de teintes roses d’abord, qui, à mesure qu’il s’abaisse, prennent des tons de brasier ardent ; c’est un bûcher de Sardanapale qui flambe et qui s’écroule ; le contraste de cette royale splendeur avec l’humble aspect des maisonnettes écrasées presque au ras du sol, comme une famille de champignons, est presque pathétique. L’homme tient si peu de place dans la steppe, et le spectacle changeant du ciel y est plus grandiose qu’ailleurs. Tandis que les rubis flamboyans se fondent en rougeurs adoucies dont l’œil peut maintenant soutenir l’éclat et que sur ce fond de pourpre se détachent en noir les ailes immobiles de trois moulins au repos, des appels retentissent dans le calme solennel de la campagne, des cris monotones, répétés, auxquels répondent, au loin d’abord, puis, toujours plus près, des meuglemens, des hennissemens. Les moutons noirs, frisés comme autant de manchons d’Astrakan, ont été les premiers à rentrer au bercail. Bientôt apparaît l’avant-garde des chevaux ruant, galopant, cherchant à s’échapper de côté et d’autre ; les bœufs s’avancent ensuite par groupes pacifiques ; un petit enfant les conduit d’ordinaire.

Et, après, tout le troupeau débouche en un long ruissellement de fleuve ; des gamins, aussi solides que les cowboys sur leurs chevaux, qu’ils montent à cru, régularisent le courant à droite et à gauche, ramenant les retardataires, les flâneurs, les égarés, les jeunes poulains récalcitrans. Pendant quelque temps encore, les chemises rouges galoperont de-ci de-là pour corriger les velléités de désordre. Mais un peu avant l’entrée du village, la procession se forme comme d’elle-même. Ce n’est plus qu’une coulée régulière où dominent des tons argentés, mêlés de taches brunes : les magnifiques bœufs aux longues cornes acérées, les vaches grises, les chevaux bais ou noirs, au pas et en bon ordre, se glissent dans la rue verdoyante ; chaque bête reconnaissant son étable, y entre sans qu’on le lui suggère. A la fin, il ne reste sur la place qu’un cavalier au pas, fermant la marche. Le soleil cependant a disparu derrière les toits de paille, un fin croissant de lune se dessine dans le ciel, tandis que de longues traînées de lumière rose effleurent encore les terres noires, qui alternent à perte de vue avec la verdure rafraîchie de la steppe. Et de nouveau, plus que jamais, le silence règne. La solitude s’est faite jusqu’à demain. Même les petites chercheuses de champignons, qui fouillaient la terre de leur couteau pour nous rapporter des plats savoureux, sont rentrées avec le bétail. Plus rien qu’une frêle spirale de fumée, qui s’élève tremblante, annonçant le souper. Puis, un chant triste s’élève et meurt… La steppe tout entière s’endort.


10 septembre.

Nous sommes toujours en vacances, mais déjà la maison d’école est remise à neuf pour la rentrée des classes, qui aura lieu au commencement d’octobre. J’admire le soin qui a été apporté par une intelligence toute maternelle aux moindres détails de son installation. D’abord, le site même, à l’extrémité d’un jardin botanique, est bien choisi. Les enfans du village n’ont qu’à traverser la place pour atteindre la ravissante pépinière, toute bordée de haies d’églantier, où les jeunes plants d’arbres fruitiers alternent avec les plus belles roses que j’aie vues de ma vie. Un parfum de réséda et de fruits mûrs remplit l’enclos. Il serait peut-être dangereux en cette saison d’y lâcher les écoliers ; j’en juge par les tentations qui me saisissent moi-même. Mais on me dit que le sentiment de l’honneur commence à pénétrer chez ces enfans d’une race qui tient cependant le larcin pour péché véniel. Jamais on ne leur applique aucune punition et ils marchent droit, signe à noter dans un pays où les magistrats croient encore à la nécessité des verges. Une seule exécution a été faite : il a fallu expulser deux voleurs sortis de familles où l’instinct du vol était héréditaire. Si l’on se rappelle les origines de Theodorofka, deux incorrigibles, c’est peu, et cela donne confiance dans le pouvoir de l’éducation. Les bancs, les pupitres sont construits d’après les méthodes d’hygiène scolaire les plus nouvellement adoptées en France. Des cartes de géographie tapissent les murs. Dans les armoires vitrées, sont rangées les collections qui peuvent le mieux amuser les enfans, tout en leur suggérant des idées presque à leur insu : minéraux, papillons, photographies, herbier de la région, souvenirs de voyages au Caucase, enfin, la lanterne magique, excellent prétexte à de courtes conférences. C’est l’enseignement le plus personnel, le plus dégagé de routine. On n’apprend rien par cœur. L’élève doit, dans ses réponses, trouver des expressions justes, expliquer ce qu’il veut dire, ne rien réciter comme un perroquet. Lorsque, au bout des quatre premières années de fonctionnement, l’école reçut la visite des inspecteurs accompagnés du maréchal de la noblesse du district, ces messieurs furent frappés de surprise. Presque tous ces petits sauvages répondaient d’une manière satisfaisante. La pédagogue éminente qui dirige l’école demanda qu’ils fussent interrogés sur l’histoire et la géographie locale. Et ils se montrèrent si parfaitement renseignés, que les inspecteurs déclarèrent avoir appris beaucoup de choses sur la petite rivière qui arrose la contrée, sur les kourganes qui furent fouillés non loin de là, sur l’origine des villes les plus proches, etc.

N’est-ce pas l’art suprême de l’institutrice que d’intéresser ses élèves aux objets qui les entourent, de prêter une âme, pour ainsi dire, à tout ce qu’ils voyaient journellement jusque-là d’un œil indifférent, de fournir ainsi un aliment à leur pensée en leur apprenant que le coin de terre où ils sont nés, où ils doivent vivre, a des annales qui méritent d’être feuilletées ? La fierté du caractère, la vivacité de l’imagination y gagnent, et il n’y a plus qu’à élargir peu à peu le cercle pour que chez les mieux doués s’élaborent des idées générales. Ce fut ainsi, sans doute, que Chovtchenko devint poète. Le buste de ce génie petit-russien décore la grande classe auprès de celui de Gogol, plus universellement célèbre, et qui s’inspira, lui aussi, de la Petite-Russie, mais avec cette différence qu’il écrivait en russe, tandis que Chevtchenko se servait du dialecte. Il naquit serf et e bonne heure, sans avoir jamais vu de tableaux, manifesta des dispositions curieuses pour le dessin. Petit domestique dans la maison du seigneur, il regardait, et tout servait de prétexte à son développement. Ses maîtres l’emmenèrent à Pétersbourg. Là, comme il copiait, sur un chiffon de papier, l’une des statues du Jardin d’été, un peintre l’aborda, lui donna des conseils.

Bientôt il ne fut bruit dans le groupe des artistes que du petit paysan prodige. On le poussa vers l’Ecole des Beaux-Arts. Tout serf pouvait se racheter ; le maître exigea, en cette circonstance, une forte somme, mais tant de gens s’intéressaient à l’affranchissement de Chevtchenko qu’il fut bientôt libre de se livrer à la peinture. Il ne devait pas lui rester fidèle. Retourné au pays natal, le don secret qu’il avait de la poésie prit le dessus. Chevtchenko se mit à chanter en dialecte la Petite-Russie, ses aspects, ses mœurs, son histoire, non sans un retour douloureux aux grandeurs passées, aux Cosaques d’au(refois, et de vagues aspirations à un réveil de cette république de l’Ukraine, qui compta des héros. Le poète ukrainophile fut arrêté, puis condamné à servir dans un régiment, avec la défense, qui équivalait à un arrêt de mort, de toucher jamais ni plume ni crayon. Après des années, on obtint sa grâce, et il put aller mourir dans la steppe qu’il aimait. Son nom y est resté en vénération. Longtemps ses écrits furent défendus, mais ils ne se laissèrent pas étouffer, et ils lui ont finalement assuré un rang durable parmi les gloires nationales de la Russie. Je les regarde longtemps, Gogol et lui, Gogol avec ses moustaches retombantes, l’étrange et subtile ironie de ses longs yeux étroits en amande, le bandeau presque féminin qui descend sur son front ; Chevtchenko, avec son brun visage plus rustique, aux traits fermes et courts, et la mélancolie jetée comme un voile sur sa jeune et sympathique physionomie.

J’aime cette mélancolie, qui se retrouve dans toutes les âmes russes, dans les chants que nous entendons le soir. Le jour de l’Assomption, après la nuit tombée, filles et garçons chantaient en chœur. On les entendait du village, et, à la fin de chaque couplet, tremblait cette noté haute, vibrante, longuement tenue, qui vous remue le cœur comme un cri désolé. Une autre fois, par la pluie, trois ouvriers occupés à nettoyer les arbres, près de la maison, mariaient leurs voix d’alto, de baryton et de basse, tout en débarrassant l’écorce de la mousse et des lichens. Je restai une heure à les écouter, tandis qu’ils passaient et repassaient dans le taillis, pareils à travers les branches à des capucins, dans la svietka brune qu’ils tissent eux-mêmes de la laine de leurs moutons. Je me suis informée des paroles qui accompagnent ces airs le plus souvent plaintifs ; c’étaient des chansons d’amour ; mais il y en a d’autres sur d’anciens sujets épiques, tels que les exploits des Cosaques ; il y en a aussi de tout à fait réalistes et satiriques, par exemple la chanson de la fille qui, ayant gagné de l’argent d’un bout de la semaine à l’autre, boit le dimanche et n’a plus rien.


1er septembre.

On s’attache à l’horizon de la steppe, autant qu’à celui de la mer, et, ici, la campagne qui porte ce nom abonde en oasis. Le Tagamlik met de fantasques sourires à la surface des prairies : c’est une rivière indolente et capricieuse ; une partie de son cours est souterrain. Là où il lui plaît d’apparaître, elle forme à fleur de sol des étangs presque stagnans, ou bien elle se répand en marécages que dissimule une forêt de roseaux empanachés et mélodieux ; quelque trouée pratiquée dans leur épaisseur laisse apparaître soudain un clair miroir. Le Tagamlik est un repaire de canards sauvages, mais aussi de moustiques, et parfois un peu de malaria s’en échappe ; n’importe ! Comment résister au plaisir d’une promenade dans ces marais enchanteurs ? Le printemps venu, l’eau y déborde, paraît-il, de telle manière que pendant une quinzaine de jours les Théodoriens ont l’illusion de posséder un grand lac ou la Volga ; puis, elle baisse, baisse, et il ne reste plus que ce tapis humide où embaument, sous nos pieds, les sauges, les géraniums sauvages, où nous cueillons de larges asters, des chicorées odorantes, des chardons roses et la statice à grandes feuilles, dont les fleurs lilas rappellent de loin les touffes de l’héliotrope. Au besoin, on franchit un pas difficile sur une des planches, jetées un peu au hasard, qui représentent les ponts du Tagamlik sec, comme on l’appelle, devenu le Tagamlik mouillé depuis que les pluies qui ont suivi deux mois d’ardente sécheresse. L’odeur enivrante du chanvre se répand par bouffées. On le coupe, là-bas, on groupe en faisceaux ses longues tiges vertes ; des bruits lointains nous arrivent, filtrés par l’espace et dans une confusion très douce. Çà et là, s’agitent et se déplacent des taches rouges, une jupe, un mouchoir ; des feux sont allumés de distance en distance par les enfans, qui s’amusent à sauter par-dessus, en chantant je ne sais quelle mélopée monotone. Sur l’un de ces feux, est en train de cuire le repas du soir pour quelques travailleurs qui ne veulent pas rentrer chez eux avant d’avoir achevé leur tâche, — une chaudronnée de gruau de millet préparée au lard. Ces feux, ce bétail, ces charrettes éparses, ces chevaux dételés qui paissent, les deux pieds de devant entravés, ces ombres qui s’agitent, tout cela fait penser à un campement de tziganes, tout cela est empreint d’une beauté presque épique. Au-dessus, les maisons du joli village de B…, disposées ù la file, semblent tenter l’escalade d’une de ces bailleurs relatives que nous appelons des collines, notre œil étant habitué à cette échelle modeste. Sur la crête de celle-ci se détache, très blanche sous un dernier rayon de soleil, l’église étroite et haute au gai clocher peint en vert. Le village est divisé en deux parties ; d’un côté, le vieux village, dont les masures dépenaillées semblent se cacher, honteuses, derrière les arbres ; de l’autre, le village neuf, aux allures conquérantes. Entre les deux s’étale un morceau de verdure tendre encadré de saules et animé par de nombreux troupeaux. La rivière y passe et les brunies légères, flottant à sa surface, forment un fond de vapeur où s’embrouillent les distances. Vous avez l’impression d’être au bout du monde. En revenant sur nos pas, la vue est découverte ou fermée selon que nous montons ou descendons les vagues herbues. Hélène s’arrête pour expliquer à un paysan qui conduit une herse au lieu de charrue que ce mode de labourage ne vaut rien ; mais il sait que le blé germera quand même, et c’est de la peine de moins. La crainte de la peine empêche aussi le Petit-Russien de créer aucune prairie artificielle, trèfle ou luzerne, car il faudrait d’abord désherber à la main, et les mauvaises herbes des terres noires dépassent en exubérance tout ce qu’on peut imaginer dans les autres parties du monde. Trop de soins ! Trop d’efforts ! On s’en tient donc à la prairie naturelle que le soleil ardent de l’été brûle à époque fixe.

Nous passons près d’une ferme cosaque, habitée de père en fils par de petits propriétaires qui ne dépendirent jamais que de l’Etat. Ne pas entendre par Cosaques les seuls Cosaques du Don, formant une caste militaire à part. Les Cosaques qui restent de l’ancienne république de l’Ukraine étaient à la fois propriétaires et soldats ; on pourrait, assez justement les comparer aux Boers. Ils formaient une garde civique des plus vaillantes. Las d’avoir à lutter toujours contre les Mongols d’une part et les Polonais de l’autre, ils acceptèrent volontairement la protection de la Russie. Aujourd’hui encore leurs villages, leurs fermes sont beaucoup plus prospères que les fermes et les villages des serfs qui, eux, n’ont pas encore appris l’initiative. Les Cosaques ne sont disposés à s’humilier devant personne, car ils ont toujours librement travaillé pour leur propre compte. On me parle d’un pope, fils de Cosaques, par exception, qui gardait dans le ministère quelques-unes des fortes qualités de sa race, conservant avec un pieux respect le sabre des ancêtres.

L’habitant de la ferme que nous rencontrons rappelle un des types athlétiques immortalisés par le maître peintre Répine. C’est un géant à trogne enluminée perdue dans du poil roux. La digne moitié de ce colosse, grosse à pleine ceinture, l’aide vigoureusement à scier le chanvre. Ce grand corps alourdi, déformé, se plie, se redresse sans paraître éprouver de fatigue. Du reste, toutes les femmes russes s’acquittent des mêmes besognes que les hommes et les approches de la maternité n’en arrêtent aucune. On en a vu accoucher dans les champs.

Notre promenade est terminée ; nous avons regagné la pépinière de Théodorofka. Un loriot, passant l’aile ouverte, fait jaillir des taillis comme un éclair d’or. Le chant du mille est délicieux ; la femelle, à l’humble plumage verdâtre, n’a qu’un cri discordant, qui provoque chez l’une de nous cette réflexion bien féministe : « Ne remarquez-vous pas que, dans l’espèce humaine seulement, la femelle se met en frais pour plaire ? C’est le contraire ailleurs, le mâle est seul à s’évertuer ; il se pare d’un brillant plumage, son chant est plein de séduction, tandis qu’elle le subjugue fatalement, sans rien de tout cela, parce qu’il ne peut se passer d’elle. La coquetterie n’est donc pas une chose aussi naturelle qu’on le pense ! »

Mes amies en donnent la preuve, avec leurs jupes qui s’arrêtent à la cheville, sur des guêtres de cuir, leurs vestes de drap tout uni et leurs cheveux coupés courts sous le béret qui seul résiste au vent ; elles ne perdent rien, il faut le dire, à être ainsi velues et leur simple costume est en parfaite harmonie avec leurs occupations, comme avec le cadre environnant. Des fanfreluches à la mode, dans la steppe, au milieu de ces haillons sordides qui sont un dernier signe de barbarie, seraient plus que déplacées.


10 septembre.

Un soldat de la garde impériale est venu chez ses parens, en permission. Je vois de près ce casque monumental qui, dans les revues et les parades, produit un si bel effet. Il est surmonté de l’aigle à deux têtes et de la couronne impériale en bronze doré. Son poids est formidable. Il faut, pour n’en être pas écrasé, beaucoup de taille et de force. Il y a 75 000 hommes, tant de cavalerie que d’infanterie, dans la garde, composée tout entière de gens dévoués corps et âme, sur lesquels le gouvernement peut absolument compter. Dans le nombre figurent un ou deux Théodoriens. Ceux-ci font de bons soldats quand il le faut, mais l’état militaire ne leur inspire aucun goût particulier, le maniement du fusil ne les tente pas, même quand il s’agit de chasse. Les fièvres peuvent venir gambader parmi les jeunes pousses de la pépinière, sans que personne s’avise de troubler leurs ébats. Cependant nous mangeons quelquefois à souper un râble bien rôti, arrosé de crème aigre ou relevé de confitures.


14 septembre.

L’inscription des élèves pour l’année scolaire a lieu aujourd’hui dimanche. Vers deux heures, une véritable foule s’est présentée ; il n’y avait pas là seulement les enfans de Théodorofka ; la renommée de l’école s’étendant très loin, ceux du voisinage sollicitaient en grand nombre la même faveur, et tous arrivaient accompagnés de leurs parens.

L’appariteur, un ancien écolier, très joli garçon d’une vingtaine d’années et déjà père de famille, introduit les candidats dans la grande classe où sont réunies, devant un bureau, la directrice de l’école, l’institutrice, la doctoresse et quelques autres dames. Tous vont s’asseoir sur les bancs d’un air à la fois important et timide. Deux ou trois fillettes, brunes, mignonnes et fines, font penser à de petites fellahs, avec leur mouchoir bleu foncé avançant sur le front, où il projette une ombre, et la verroterie qui s’entre-choque à leur cou.

Chaque enfant, l’un après l’autre, est appelé par son nom et, à mesure, on fait entrer les parens, restés jusque-là dans le vestibule. Garçons et filles sont priés d’abord de fournir la preuve qu’ils ont été vaccinés ; et, aussitôt, d’arracher leur chemise avec empressement, tout prêts à se déshabiller davantage si l’on n’y mettait bon ordre. C’est un défilé de petits torses maigres naturellement bruns et encore brunis par le hâle, tous sanctifiés d’ailleurs par des paquets de croix de cuivre et de médailles aux quelles les petites filles ajoutent l’ornement profane de plusieurs rangs de perles rouges ou bleues. La femme-docteur vérifie les marques du vaccin sur leurs bras menus, s’assure qu’ils n’ont ni la gale, ni la pelade, ni l’horrible trachoma. La trachoma, que l’on attribue à la poussière de la steppe, apparaît au bord des paupières sous forme d’excroissances rouges comme des grains de framboise, puis la paupière se retourne. Il n’y a pas d’affection plus contagieuse, et l’école se l’ait un devoir de démasquer les maladies, d’obliger à les soigner. Tel ou tel ne pourra entrer que s’il guérit d’abord ses yeux, qu’il essuie sans relâche avec un débris de torchon devant avoir servi à tous les usages. « Ton nom ?… Quel âge as-tu ?… » Les noms sont bizarres : Métrophane, Titus, Matrona, etc. Je reconnais une petite chercheuse de champignons en la personne d’Agrippine et un certain Platon au petit museau de fouine est le frère de notre jolie chambrière Sonia. Beaucoup d’enfans des villages d’alentour ne savent pas leur âge, ni même le nom de l’endroit où ils demeurent. Le père ou la mère intervient :

— Il vous a dit sept ans ? Mais non, il en a neuf !

Car on est averti que l’âge réglementaire pour commencer les études est huit ans et que, s’il y a beaucoup d’appelés, il y aura peu d’élus. Ce garçon de neuf ans a l’air d’être à peine mûr pour l’école maternelle ; pourtant, si flagrante que soit l’énormité du mensonge, la curatrice inscrit, quitte à s’informer ensuite.

A une petite fille :

— Pourquoi ta chemise est-elle si sale ?

— Parce que je n’en ai qu’une !

Elle n’a qu’une chemise, mais des rangs de turquoises fausses courent dans ses cheveux. Quelques petits bergers sont si noirs, après cet été de sécheresse, où probablement le dernier vêtement leur a paru superflu, qu’on les prendrait pour des Cafres.

La curatrice interroge l’un d’eux, qu’une fois nous avons rencontré dans les champs dansant tout seul, sans autres témoins que ses moutons, avec un entrain, une grâce sans pareilles, en s’accompagnant de sa voix juste et grêle. Il m’avait paru alors l’être le plus poétique de toute la création, quelque chose comme le « faune saluant le soleil. » Aujourd’hui il est moins, infiniment moins à son avantage :

— Sais-tu ce que tu viendras faire ici ?

— Lire.

— Et sais-tu ce que c’est que ceci ?

— Non, je ne sais pas.

Le père cherche à excuser son fils :

— Ce n’est pas étonnant, il n’a jamais vu de livre.

— Et qu’est-ce que cette image représente ?

— Un loup !

Ce loup est un hibou. On le félicite cependant d’avoir deviné que c’est un animal.

Il y a autour de la chambre, des tableaux coloriés représentant différentes scènes de l’histoire de Russie. Les enfans ne les regardent guère, n’étant pas encore assez développés pour s’intéresser à la représentation des choses. Sur les bancs, serrés les uns contre les autres, sans mot dire, ils ont le sentiment de commencer dès ce jour leurs études et d’apprendre déjà comme par miracle ; cette espèce de conseil de révision leur fait l’effet d’un examen sérieux.

— As-tu envie d’apprendre ? demande la curatrice à un gamin dont la physionomie stupide lui paraît peu encourageante.

— Dis que tu veux ! s’écrie la mère en roulant de gros yeux avec un geste de menace.

Le mot sho, quoi ? revient sans cesse dans la bouche de ces pauvres aspirans à la science qui ne comprennent jamais du premier coup la question la plus simple ; d’abord, ils ont peine à entendre le russe, ces Petits-Russiens habitués au dialecte. La doctoresse les examine, les tourne et retourne. La curatrice annonce à quelques « grands, » sachant déjà lire et écrire, qu’ils entreront dans la classe supérieure. Pour les autres, elle réserve sa décision. Il est douteux que l’on puisse recevoir tous les enfans venus du dehors ; ceux de Théodorofka ont droit à l’admission avant les étrangers.

— Mais, vous verrez, me dit-elle, que, d’ici au jour de la rentrée, beaucoup de petites filles inscrites m’apporteront des excuses de leur mère pour attendre jusqu’à l’année prochaine. La mère ne tient pas à ce que sa fille en sache si long. Elle ne résiste jamais en face ; elle laisse son mari m’amener la petite ; peut-être permettra-t-elle même que celle-ci vienne en classe deux ou trois fois, puis nous ne la reverrons plus ? Si je la réclame, on m’objectera qu’elle manque de vêtemens. Nous lui donnerons une pelisse, des bottes, mais un nouveau prétexte sera vite trouvé, et la bonne volonté du père ne pourra rien contre ce parti pris. En tout pays, la femme est gardienne des préjugés ; ici, elle règne à la maison. Et voilà pourquoi, dans ce village de six cents âmes, une soixantaine d’enfans seulement viennent à l’école quatre ans de suite. Ceux-là sont beaucoup mieux portans et plus proprement vêtus que les autres, car nous surveillons autant que possible leur hygiène et leur tenue extérieure.

Je remarque en effet un contraste frappant, même au physique, entre cette matière première absolument brute dont il s’agit de faire des hommes et les jeunes Théodoriens, déjà dégrossis par l’étude et par une saine discipline, qui suivent les bévues de leurs camarades d’un air d’indulgence amusée.


20 septembre.

La noce à Souchonassovka. Chemin faisant, je demande ce que signifie ce nom de village difficile à prononcer, et on me répond : — Nez sec. — Sans doute le sobriquet d’un des premiers habitans. Les ondulations de la prairie sont accentuées ici plus qu’ailleurs : « Nous sommes en Suisse ! » dit l’une de nous. Et, en effet, comparativement au reste de la campagne, ce coin de paysage presque accidenté a un aspect alpestre. Quelques maisons groupées au hasard forment tout le village, un hameau. Il n’y a pas d’église, mais une vingtaine de petites croix ébranlées ou couchées par le vent attestent, sur le bord d’un talus, qu’on meurt à Souchonassovka. On s’y marie aussi, car nous allons de ce pas assister à une noce. Les fiancés ont annoncé leur mariage en apportant le présent traditionnel, un pain de froment lourd comme du plomb, partout hérissé de petites cornes, et il y a plus d’une raison pour que mes amies veuillent répondre à cette politesse : l’époux a été un de leurs meilleurs élèves. Il ne paye pas de mine, étant tout petit et tout chétif, mais, me dit-on, l’ingrate enveloppe loge un brave cœur. Il y a des années de cela, une pauvre veuve vint de loin à Théodorofka. Elle poussait devant elle une brouette où se blottissait, replié sur lui-même, un garçon déjà grand, presque idiot et horriblement scrofuleux ; quatre autres enfans, plus ou moins mal tournés, — l’un d’eux bossu, — se suspendaient à ses jupes ; un seul petit de cinq ans, alerte et dispos, l’aidait de son mieux. Sa laideur éveillée plut à mes amies. Tout en donnant du pain à celle nichée de misérables, elles firent quelque chose de plus pour celui dont il semblait qu’on pût développer l’intelligence, elles l’admirent à leur école, et il profita si bien des leçons qu’il réussit à en porter quelques bribes à ses frères infirmes. Grâce à lui, l’un d’eux apprit à lire. Le petit Poucet, comme je le baptisai à première vue, est maintenant employé dans une grande brasserie de la ville du district ; il a réussi à trouver une femme plus petite encore que lui, comme lui laborieuse, économe et raisonnable. C’est cette noce de pygmées qui nous attire à Souchonassovka.

Le logis, très modeste, est orné de guirlandes. Il y a foule. Les hommes fument et boivent la vodka, accroupis sur l’aire de la maison. Les enfans se pressent contre les vitres de l’unique petite fenêtre pour assister à la réception qui a lieu dans la chambre où nous accueille une pauvre petite femme, fanée, ridée, mais dont le visage à une expression sympathique de douceur souffrante et de dignité. Nous l’embrassons, c’est la mère ; et nous embrassons aussi la mariée, moins gentille assurément qu’elle ne le serait sous sa chemise et sa jupe courte de tous les jours. Elle se tient très raide en robe de drap vert garnie d’un ruban de velours. Un tablier de coton blanc brodé de rouge, ou plutôt l’essuie-mains employé à cet usage, tombe devant elle ; des fleurs d’oranger rattachent le mouchoir à demi envolé qui demain cachera entièrement et pour jamais sa chevelure blonde. Et le marié a le même bouquet de fleurs d’oranger retenu par des flots de rubans. L’égalité sur le chapitre de la morale, une pour les deux sexes, est donc proclamée en Russie. Il porte une svietka toute neuve, des bottes terriblement neuves aussi ; elles ne l’empêcheront pas cependant, quand les trois musiciens qui composent l’orchestre entreront dans la maison, de donner le signal de la danse, en exécutant avec un garçon d’honneur des pliés très savans et des sauts vertigineux. Nous sommes assises près de la table, chargée de petits gâteaux blancs bien secs, le traditionnel prianik. Le frère bossu, rayonnant et tout enrubanné, nous verse la vodka, et les verres que nous refusons vont se joindre à beaucoup d’autres qui jetteront notre cocher, resté avec les chevaux, dans une périlleuse ivresse.

Sous la porte les musiciens sont debout, la contrebasse, un beau gars en bonnet de fourrure, et deux violons, l’un vieux, noir et crochu, à figure de juif, l’autre un gamin qui racle son instrument avec délices. Nous nous demandons où l’on pourra danser dans cette chambre unique remplie à moitié par un immense lit de planches. Le poêle, ce monument inévitable, et les bancs sur lesquels sont jetés des draps de chanvre, complètent l’ameublement. À peine y a-t-il place, au milieu, pour le couple de danseurs, deux garçons d’abord, puis deux filles, puis un garçon et une fille qui se recherchent, se séparent, se rejoignent, tournoyant et piétinant sans presque avancer d’un pas. Les danses d’hommes consistent en une gymnastique vraiment extraordinaire ; c’est un plié exécuté d’une seule jambe qui met le cavalier presque à genoux, tandis que son autre jambe exécute un mouvement qui le fait sauter. Dès que la jeune fille entre en scène, dame et cavalier tournent l’un autour de l’autre. Il la poursuit, elle se dérobe, feint de s’échapper, tandis que le galant déploie la vigueur de ses muscles, tantôt la main à son bonnet, le bras arrondi, tantôt les deux poings au côté. De la part de la jeune fille, ce doivent être des coquetteries pudiques, de jolis gestes pour le repousser à demi ; mais l’humble petite mariée osait à peine lever les yeux en dansant avec son mari la danse unique après laquelle, tous deux allèrent s’asseoir, pour n’en plus bouger, sous les saintes images. Cependant la maison s’emplit, on s’assoit partout, sur le lit, sur les bancs, par terre. Le dîner a eu lieu à onze heures du matin. On ne fera plus que boire, manger des gâteaux et danser dans une atmosphère étouffante, chargée de goudron et de vodka jusqu’à l’heure où les fiancés passeront derrière le poêle. Alors intervient une matrone, dont le rôle est trop délicat pour pouvoir être indiqué autrement que par une certaine analogie entre les noces russes et les noces arabes. Selon le renseignement qu’elle rapporte, un drapeau rouge ou un drapeau noir est arboré. Si c’est le drapeau rouge, les danses continuent bruyantes jusqu’au matin. Si c’est le drapeau noir, les convives se retirent en silence et parfois la maison est maculée de goudron.

Après avoir assisté à cette fête, je regarde avec plus d’intérêt que jamais une gravure du beau tableau de Makowsky, Noce de boyards, qui décore ma chambre. Les costumes de tous ces grands seigneurs, le hanap à la main, sont d’une richesse inouïe, les femmes ont l’air d’impératrices sous leurs tiares brodées de pierreries ; des paons, rôtis dans leur plumage, sont présentés à la ronde ; les solives peintes et dorées doivent être celles d’un château presque royal ; et cependant c’est le même esprit, me semble-t-il, qui animait la pauvre petite noce de Souchonassovka : au bout de la table, la fiancée tremblante de pudeur sous l’hermine et les perles, tandis que son fiancé l’embrasse, excité par les toasts et les rires, et que l’inévitable matrone lui parle à l’oreille.


21 septembre.

Ce matin, à huit heures, les époux viennent, en tête de leur cortège nuptial, nous rendre visite. La noce n’a pas dormi et, devant la maison, se remet à danser infatigablement ; les vieilles femmes sont plus enragées que les jeunes, justement fières, du reste, de posséder les meilleures traditions chorégraphiques. La tête enveloppée de châles, les pieds nus, elles chantent en se trémoussant à la file, ou deux par deux, et elles battent des mains. Toujours l’équivalent de nos branles, de nos bourrées, ou encore de la tarentelle. Au milieu des danseurs s’agite le fameux drapeau rouge. Les trois musiciens, titubant et le nez cramoisi, s’escriment de l’archet comme ils le faisaient la veille, comme ils l’ont fait tout le long du chemin, et, pendant ce temps, les mariés entrent avec le garçon d’honneur, reconnaissable à l’essuie-main brodé qu’il porte en bandoulière. Ils exécutent, à partir du seuil, les trois saluts d’usage en touchant presque la terre de leurs fronts, puis présentent sur une assiette les gâteaux enveloppés de rubans rouges qu’il faut immédiatement attacher à son corsage. Dans l’assiette tombent quelques pièces d’argent et toute la noce est régalée de navilka, liqueur de cerise moins forte et moins dangereuse que l’eau-de-vie blanche. Baisemain respectueux, nouveaux prosternemens et départ en aussi bon ordre que le permet l’état des jambes et des esprits.

Les jours de noce, il arrive que tout le monde soit ivre, hommes et femmes, a, Théodorofka, malgré l’abstinence accoutumée. C’est par seaux que circule la vodka, dans les maisons qui se respectent. À cause de cela principalement, — sans parler des exigences du pope, — un mariage en Petite-Russie coûte cher.


24 septembre.

La première semaine de septembre vieux style, qui équivaut à la troisième de notre calendrier, tous les fermiers viennent apporter leur argent.

Hélène a l’habitude de recevoir dans le jardin. Amusant spectacle que celui de cette petite femme au jeune visage, assise sur une berceuse, avec cette rangée de solides gaillards devant elle, timides, la tête découverte, tortillant leur bonnet. Ils sont très ponctuels d’ordinaire, elle y tient expressément, voulant avant tout les former aux qualités qui leur manquent le plus, l’ordre, l’exactitude, et ne consentant à les aider qu’à la condition qu’ils s’aideront eux-mêmes. Un jeune homme demande pour son père un délai de quinze jours ; elle l’accorde, mais sans promettre d’attendre davantage. Tout en recevant les sacs de roubles qu’on lui remet, car presque tous payent en grosse et lourde monnaie blanche, elle s’intéresse à leurs affaires, discrètement, en attendant sans le provoquer ce qu’ils peuvent avoir à lui dire, car elle a les idées les plus délicates sur la réserve que l’on doit apporter dans les rapports avec ceux qui sont qualifiés d’inférieurs ; quand elle envoie quotidiennement du lait de ses vaches à tel malade, ou des médicamens à tel autre, il n’y a dans sa façon d’offrir rien qui ressemble à la charité, un mot dont jamais elle ne se sert. Habitudes de bon voisinage, attentions qui lui seront rendues par de menus services. Le genre de philanthropie qui consiste à donner de l’argent sans y ajouter son propre travail, son propre effort, est considéré par elle comme dangereux. De là son indignation contre ceux qui voudraient lui accorder plus de mérite qu’à une autre, dans l’œuvre accomplie. Ses capitaux ? Elle les compte pour rien. Le véritable don est celui que ses collaboratrices autant qu’elle-même ont fait de leur temps, de leur savoir, de leur cœur.

La servilité lui déplaît. Les fermiers le savent et la plupart d’entre eux s’arrêtent craintifs dans le mouvement ébauché pour lui baiser la main. A l’occasion, elle rend la justice, comme saint Louis au pied de son chêne, qui se transforme ici en un très grand érable. Un fermier, par exemple, vient dénoncer certains Cosaques qui profitent de ce qu’elle loue ses terres à bon compte pour en prendre et les sous-louer avec bénéfice aux Théodoriens, tantôt aux plus pauvres, à ceux que la paresse ou le désordre a dépossédés de leur bien, tantôt au contraire à ceux qui, ayant réussi par leur industrie, désirent plus de terres qu’ils n’en ont.

Tous, dans ce trafic, sont coupables, ayant violé des conventions expresses, un règlement rigoureux. Elle fait comparaître devant elle exploiteurs et exploités, rompt les contrats, donne à chacun sa part de blâme et jusqu’au bout est écoutée avec le plus grand respect par ces hommes qui ont la mine penaude d’enfans en pénitence. Combien, même dans une Arcadie dont l’existence est fondée sur la répartition égale des biens entre tous, est-il difficile d’empêcher les abus, sans parler de l’impossibilité de maintenir l’égalité des conditions ! Toujours des riches, toujours des pauvres, parce qu’il y aura toujours des travailleurs et des incapables, des chanceux et des enguignonnés.


30 septembre.

Le passage des oiseaux migrateurs nous avertit que l’hiver approche. Ce matin, l’érable, en face de ma fenêtre, était couvert d’oiseaux presque aussi gros que les corbeaux mantelés qui y perchent d’ordinaire. Mais ils ne portaient pas de camail gris ; leur crête bleue magnifique, leur aile rayée de blanc m’ont fait reconnaître des geais. L’un après l’autre, ils venaient, en voyageurs fatigués, se reposer sur les branches hospitalières, qui sont en train de passer du vert à d’admirables tons dorés. La coloration de tout le verger devient un régal pour les yeux. Les feuilles des poiriers, des pommiers, des pêchers, des cornouillers, sont de cuivre ou de pourpre avec des fusées de corail rouge çà et là. Tout brille d’un éclat métallique Je n’avais rien vu d’aussi brillant depuis les riches feuillages de l’automne américain.

C’est l’heure aussi de la migration des hirondelles. Par un vent furieux, une sorte d’avalanche d’oiseaux est venue l’autre jour frapper nos vitres, quelques-uns retombant ensanglantés, — de jeunes hirondelles trop faibles pour suivre leurs parens dans le grand voyage annuel. On les recueille, on les loge tant qu’elles veulent rester, et on les nourrit très aisément de mouches ; car cette horrible engeance, qui noircit depuis l’été les murs blancs de la maison, ne s’est pas encore laissé chasser.


Octobre.

Souvent je cause avec Hélène du sort présent et futur des Théodoriens ; elle n’est pas optimiste, son enthousiasme des premiers jours s’est apaisé, mais la volonté de persévérer reste chez elle la même. Il faudra beaucoup d’années, dit-elle, pour que des gens qui étaient, naguère encore, dans l’état d’ignorance des paysans occidentaux au moyen âge atteignent le niveau de ces mêmes paysans, tels qu’ils existent au XXe siècle. Elle ne verra pas le succès de ses efforts, mais d’autres, après elle, aideront au progrès jusqu’à ce qu’il s’accomplisse. Jamais personnalité ne s’effaça plus volontiers que ne le fait la sienne. A aucun degré, elle n’a ce sentiment, si commun, d’aimer à se sentir indispensable.

D’autres femmes, beaucoup d’autres femmes, en Russie, se sont données à des œuvres philanthropiques. J’en sais qui ont fondé des hôpitaux et des écoles ; qui, en temps de guerre, se sont faites sœurs de charité, comme on appelle là-bas les infirmières de la Croix-Rouge ; qui, dans les crises terribles de la famine, ont porté leurs soins, leur argent, aux affamés et aux malades, vivant au milieu de scènes déchirantes, se vouant à la mission d’anges secourables. Mais, chez presque toutes ces femmes, plus nombreuses en Russie qu’ailleurs et dont je salue l’héroïque dévouement, il y a d’ordinaire une certaine volonté de garder en main le gouvernail, de diriger les choses selon leurs lumières, des idées de prosélytisme, que sais-je ? une certaine joie d’inspirer aux malheureux secourus les sentimens de l’enfant qui s’attache à sa mère, ne veut pas la quitter. Avec Hélène, rien de pareil. Tout son désir est d’apprendre à ce peuple, trop disposé à s’appuyer et à obéir aveuglément, l’art de se gouverner lui-même. Elle n’exerce aucune pression sur personne, n’attaque ni les superstitions qu’elle désapprouve, ni des usages qui lui paraissent légués par la barbarie. Les livres feront leur œuvre avec le temps ; il en jaillira des idées ; elle apprend donc à lire aux paysans et elle leur donne l’exemple d’une vie de dévouement volontaire ; c’est assez. Tout le reste viendra… Mais avec quelle lenteur !

— Nos Petits-Russiens sont apathiques, dit-elle. Observez-les quand on les appelle ; ils regardent à droite, à gauche, avant de se décider, puis ils avancent sans aucune hâte. Et ils font de même pour tous les actes de la vie.

Il en est qui, même intelligens, se refusent à employer cette intelligence sur les livres. Cependant, presque tous les garçons savent lire aujourd’hui, une bonne école leur a procuré des avantages inconnus à leurs parens. Parmi ces petits, on en voit de très éveillés, qui obtiennent de bons certificats d’études. Mais souvent aussi se produit chez eux ce qui a été remarqué pour beaucoup d’Orientaux : ils s’arrêtent en chemin, leurs facultés, sur lesquelles on avait compté, s’engourdissent, la mémoire leur fait défaut tout à coup. Un futur instituteur, par exemple, est forcé de se rabattre aux fonctions de jardinier. Quand encore ils se résignent à déchoir ! Mais il y a les obstinés qui vont jusqu’au bout de la course et qui en meurent. Hélène me raconte l’histoire d’un jeune Cosaque des environs. Il vint un matin chez elle, au galop de son cheval, lui dire que, n’ayant plus de famille et se sentant libre de disposer de son bien, il était résolu à vendre tout ce qu’il possédait pour acquérir la science. Sans connaître la demoiselle, il avait entendu dire qu’elle favorisait l’instruction chez les paysans et il réclamait son conseil. Peut-être, plus tard, quand il serait savant, réussirait-il à se procurer des moyens d’existence, mais, après tout, richesse ou pauvreté n’était que secondaire ; ce qu’il lui fallait, c’était la science pour la science elle-même. Elle l’interrogea : il avait reçu une instruction assez complète, mais, entre les différens degrés d’instruction, il y a en Russie des distances infranchissables, systématiquement établies. On ne passe pas de l’école primaire au lycée, ni de l’école normale où se forment les instituteurs à l’Université. C’était à l’Université que voulait arriver le jeune Cosaque. De bonnes recommandations l’aidèrent à atteindre ce but en Allemagne. Là, les professeurs lui trouvèrent des aptitudes fort ordinaires, mais une volonté de fer, qu’il mettait au service d’ambitions quelque peu chimériques. Tour à tour, il se croyait capable de devenir un grand savant, un grand écrivain ; sa vocation voltigeante se fixait sur toutes les branches de la pensée humaine, et, au fond, il n’était qu’un pauvre étudiant, au cerveau exalté, fatigué, qui soudain devint fou et finit dans un asile d’aliénés. Ce dénouement n’est pas très rare en Russie.

Aucun Théodorien n’est devenu fou d’ambition, et aucun, depuis dix-huit ans, n’a montré de talens hors ligne, mais Hélène a formé de très bons cultivateurs. Un certain Michel réussit admirablement dans l’horticulture, il entretient la belle pépinière de Théodorofka avec autant de soin et de goût que ferait le plus habile des spécialistes. Sa superbe écriture couvre, sur chaque plate-bande du jardin, des étiquettes que l’on dirait gravées ; c’est lui qui dirige en outre les industries d’hiver, enseignant à tous les enfans l’art de tailler le cuir et de fabriquer des bottes. L’agriculture, l’élevage sont en grand progrès, les paysans s’intéressent vivement aux conférences qui leur sont faites sur ces sujets. Nul ne peut nier le succès matériel de l’œuvre, mais, au point de vue moral, on avance moins vite.

C’est pourtant quelque chose qu’aucun délit grave ne soit jamais survenu à Théodorofka et que le sentiment de la dignité personnelle s’y éveille peu à peu chez tous ceux qui ont reçu de l’instruction. Par exemple, il n’est pas de Théodorien capable de subir l’horrible humiliation des verges, qui sont encore appliquées en Russie, tant aux femmes qu’aux hommes, en punition de certains méfaits. Généralement le délinquant a le choix entre les verges ou une amende et, presque partout, les plus vieux d’entre les paysans n’hésitent guère en pareil cas ; quelques coups sont vite reçus et on garde son argent. Mais les jeunes montrent plus de fierté, d’autant qu’ils savent que le fait d’avoir reçu les verges doit les empêcher de se marier dans l’année ; ils préfèrent payer. On n’a jamais ouï parler de verges à Théodorofka. L’école fait son œuvre, et aussi la bibliothèque, composée de manière à éclairer les intelligences et à élever les âmes. Point de fatras inutile, point de livres médiocres sous prétexte d’être moraux. En Russie, la tendance générale est contre une littérature spéciale aux enfans et au peuple ; on donne la préférence a des livres qui peuvent convenir à tous les Ages et à toutes les classes. On ne croit pas aux leçons de morale enfermées dans des histoires plus ou moins niaises. Les Récits d’un chasseur, par Tourguenef, les Années de jeunesse de Tolstoï, pour ne parler que de ces deux ouvrages connus dans toute l’Europe, charment les petits comme les grands.

Hélène prévoit le temps où, après elle, son école passera de par sa volonté aux mains du zemstvo, cet admirable gouvernement local dont la création fut un des plus grands bienfaits d’Alexandre II ; déjà, elle laisse l’hôpital du zemstvo absorber le sien, étant d’avis que nous ne devons jamais faire ce que d’autres peuvent faire aussi bien que nous. C’est une pionnière, qui ouvre le chemin sans se soucier d’accaparer la gloire, prête à léguer cette gloire à ceux qui la suivront, pourvu que le bien se fasse, et sûre que, tôt ou tard, le bien se fera. Elle peut être parfois triste, elle n’est jamais découragée. Elle pense que le progrès s’accomplit sans relâche pour l’humanité tout entière, malgré les obstacles et les apparences. Mais encore faut-il, sur tel ou tel point du globe en particulier, y aider de son mieux. Qu’il s’agisse du monde végétal, ou du monde animal, la loi de sélection est toujours le triomphe, du mieux doué. Voilà pourquoi elle cherche à développer sur une toute petite parcelle de cette immense Russie les principes, faute desquels, individus et peuples sont condamnés à périr. Nul secours ne lui vient du dehors, elle puise toute sa force en elle-même, heureuse si le don de sa vie peut alimenter d’une étincelle le foyer auquel se réchauffe et s’éclaire l’humanité.

Je comprends de mieux en mieux pour ma part tout le bien que fait et que fera encore, non pas seulement à Théodorofka, mais bien au-delà, cet essai de réforme sociale prudemment conduit depuis près de vingt ans. Les propriétaires des environs, tout en blâmant les tendances trop généreuses de leur voisine, se sont vus presque contraints d’améliorer la condition de leurs ouvriers, d’élever les salaires. Ses entreprises agricoles ont servi de modèle. À intervalles de plus en plus rapprochés, un homme, digne de ce nom, se dégage, sous son influence, de la horde à demi sauvage que forment encore les paysans russes. On sait qu’il suffit d’un petit groupe pour en entraîner beaucoup d’autres. Hors de la Russie même, quelqu’un peut-être, aux heures d’épreuve, tient ses yeux fixés sur le phare de salut qui brille à la fenêtre d’une petite maison perdue au milieu des neiges de la steppe. Derrière les doubles vitres, une lampe éclaire la veillée solitaire et laborieuse d’une femme délicate, pâlie par la vie trop rude dans un climat trop dur. Après avoir donné ses journées à tous ceux qui ont besoin d’elle, sans choix ni préférence, elle consacre une partie des nuits à un effort désintéressé de développement personnel, lisant tout ce qui peut lui permettre de perfectionner son œuvre. Et elle la perfectionnera par la science, mais d’abord par la confiance et par l’amour.


TH. BENTZON