Texte établi par Inst. des Sourds Muets,  (p. 141-171).

LE PARADIS PERDU
D’APRÈS LES HURONS-IROQUOIS

S’il faut en croire les Hurons-Iroquois, Taronhiawagon créa l’homme sur la terre et la femme dans le ciel. Comment la future mère du genre humain émigra-t-elle vers ce bas monde ? — Un épisode de leur fantastique genèse le raconte.

Le narré s’ouvre entre le ciel et l’eau, avant la formation du continent américain. À cette époque reculée dont plus d’un nuage nous séparent, la mer est le séjour de tous les animaux. Les premiers hommes au nombre de six, l’habitent aussi, non toutefois à la manière des poissons et des amphibies : ils ne vivent pas dans les eaux, mais dessus ; ayant pour tente la voûte étoilée, et pour foyer le soleil.

Jour et nuit, le vent les cingle et le flot les ballotte. Enfants de la nature et frères des météores, ils chevauchent sur les marsouins ou se reposent sur le dos d’énormes tortues qui viennent dormir au soleil, à la surface des eaux.

Longtemps sans barque et sans armes, ils inventent enfin le canot en peau de loup-marin, l’arc et la flèche en os de baleine, la ligne de boyau avec, pour hameçon, une écaille de siquenoc[1]. Et les voilà, contents de leur sort, qui chantent avec les oiseaux, leur bonheur, au Maître de l’univers.

Hélas ! ce bonheur naît en partie d’une illusion : ils se pensent immortels. Si gais sont les matins et si beaux les soirs, les nuits réparent si bien leurs forces, le printemps a si bien l’air de restaurer complètement la vie, qu’ils se laissent tromper. À leurs yeux inexpérimentés, Matcomeck, le dieu de l’hiver, grisonne aimablement leurs cheveux ; les lunes, sans allusion à la vieillesse, s’encadrent fidèlement dans les saisons afin de mieux marquer les étapes de l’année.

Ô nuage des apparences suspendu devant la réalité ! Ô temps qui dis : confiance, et tiens d’une main cachée l’arme fatale, ta tunique d’imposture a des bâillements sinistres par lesquels ton glaive finit par être vu ; alors s’envole, comme les hirondelles devant la bise, la famille d’illusions chanteuses qu’avait fait naître le printemps.

***

Ils ont vieilli les six premiers hommes ; avec persistance, leurs membres moins dispos, leur vue affaiblie, la mort des autres animaux, les avertissent de leur déclin. « Les êtres vivants, se disent-ils, passent comme l’eau toujours nouvelle entre les mêmes rives. Leur vie les consume, car elle est un feu, et ce qu’elle brûle ne renaît pas de ses cendres. »

Pleins de ces tristes pensées, ils tiennent conseil dans leur pirogue primitive. C’est l’heure de l’aurore. La mer calme dans laquelle ils se mirent, les brumes flottantes qui les entourent, la tiède lumière matinale, semblent favoriser leur émotion. Leurs paroles mesurées alternent avec de longs silences. « Mes Frères », dit l’un d’eux, « l’esprit funèbre doit rompre le fil qui nous attache à la vie, faisons donc notre chant de mort et confions-le aux échos de la mer ». D’une voix entraînante il entonne et ses frères répondent :

« Nos cheveux ont pris la couleur de la brume, et, comme le brouillard que dissipe le soleil du matin, nous allons disparaître. La vague s’abaisse et se tait pour s’élever et chanter encore ; mais l’homme mort, devenu la pâture des oiseaux et des requins, se taira pour toujours. Ô vague fugitive, tu n’as rien à nous envier ! Et vous non plus, ô monstres de l’abîme, qui léguez à vos enfants votre vie et vos difformités : moins heureux que vous, les hommes ne laisseront point de traces ; pas une goutte de leur sang ne leur survivra ! Sous les larmes indifférentes de l’orage, sous les cruels baisers du vautour, le dernier d’entre nous dormira, les yeux ouverts, son dernier sommeil. »

« Ô mer, nous avons longtemps chanté avec tes flots, qu’ils pleurent avec nous maintenant notre sort lamentable ! Dans la tempête et dans la nuit, qu’ils redisent désormais nos noms ; qu’ils les mêlent à leurs gémissements, à leurs immenses clameurs ; qu’ils nous prêtent leur voix, lorsqu’un aimable zéphire les fera chanter en cadence, et nos mânes en seront consolés ! »

« Échos, répétez nos plaintes ! Nuages, pleurez sur nous ! Ô vent, ne nous refuse pas tes soupirs, ni toi, ô foudre, tes rauques sanglots ! Que la nature au moins se souvienne de nous ! »

Un long silence succède à ce chant funèbre.

« Mes Frères, » dit enfin l’un des patriarches nommé Agohao, c’est-à-dire Le-Loup : « La gaîté du soleil descend jusqu’au fond des eaux : nos cœurs seraient-ils plus tristes que l’abîme ?… Voyez cette douce lumière, ce moment même et cette buée qui voile un peu la mer : si vous saviez quel souvenir précieux ils me rappellent !… Écoutez mon récit, ensuite je vous confierai mon dessein et vous me direz si l’espoir ne renaît pas dans vos cœurs découragés. »

« C’était par un matin semblable à celui-ci ; je chassais, seul, à la faveur d’une brume légère, et voici que j’aperçois, étendu sur la mer, un gigantesque serpent. Je lui lance une flèche, le perce de part en part, et aussitôt le monstre se débat, se tord ; enfin il agonise. Au-dessus des eaux, je vois tantôt sa queue en spirale, tantôt sa gueule ensanglantée aux longs crochets blancs entre lesquels s’agite une fourche ardente. Autour de lui sautent follement les vagues souillées d’écume et de sang. »

« Que fallait-il de plus pour répandre l’émoi et attirer la gent curieuse et vorace des oiseaux ? De tous les horizons, ils viennent et s’assemblent. Sur la mer, leurs ombres petites et grandes passent, tournent, s’entrecroisent, et du sommet des airs tombent leurs mille cris discordants. »

« La plupart, ailes planantes, circulent au-dessus du spectacle. D’autres, nombreux aussi, posés sur les vagues, leur font des crêtes hérissées de têtes blanches et noires. Cependant, le cou tendu en flèche entre deux ailes arquées, des oiseaux de proie s’élancent sur le reptile mourant, et du bec et des griffes déchirent sa peau verdâtre. »

« Mais ceci n’est que la circonstance et non ce que je veux raconter. »

« Déroulés sur les vagues, les anneaux du serpent, mort enfin, ondoyaient, et, avec eux, les vautours acharnés à cette proie facile. En même temps volaient au-dessus de ma pirogue plusieurs oiseaux d’espèces différentes, beaucoup plus gros que leurs semblables et que je me plaisais à admirer. »

« Ô surprise ! Je crois remarquer soudain que ces oiseaux géants ont des voix articulées. J’écoute… Vraiment ils parlent… Impossible d’en douter… « Ce sont des ancêtres, me dis-je, et ils sont animés par les esprits protecteurs de leurs espèces. » Or, ce qu’ils disaient, je l’ai compris et, si vous aimez à le savoir, faites-moi seulement grâce de leurs paroles effacées en partie de ma mémoire. »

« Au-dessus des nuées s’étend le paradis, région où tout est beau et bon, agréable et vrai. Séjour enchanté du parfait bonheur, le paradis est le lieu céleste où Taronhiawagon a placé un être mystérieux qui nous ressemble comme la lumière ressemble au soleil et la grâce à la beauté. »

« En s’envolant jusqu’au sommet de l’arc-en-ciel, les oiseaux voient cet être auquel ils donnent le nom de femme, car là commence le paradis et coule une fontaine à laquelle tous les jours la femme vient puiser. »

Des exclamations d’étonnement interrompent Le-Loup.

« Ne doutez pas de ma sincérité, » continue Agohao : « Je suis prêt à vous la prouver en tentant l’ascension périlleuse des airs. »

« Ouah ! » font les cinq patriarches, comme abasourdis.

« Oui », reprend avec assurance Le-Loup, « les mêmes oiseaux qui sont allés au paradis m’y enlèveront. Il ne s’agit que de les attraper. Je connais ceux qu’habitent les esprits : si j’en puis saisir un seulement, je fais comprendre mes ordres et suis sûr du succès. »

Agohao communique à ses frères sa conviction, et les voici, tous les six, qui rient de contentement et d’espérance. De nouveau, ils tiennent conseil, inventent une ruse de chasseur qui leur fera prendre de nombreux oiseaux, et fixent tous les détails de l’héroïque exploit. Le-Loup ira chercher la femme céleste dont ils ne peuvent comprendre qu’ils aient été si longtemps séparés.

***

Quelques jours plus tard, un amas d’algues flottantes attire dès l’aube la gent ailée. Il en sort de longs cheveux gris, des pieds et des mains inertes. Avec défiance, les vautours et les pigargues tournent quelques temps au-dessus. Des yeux brillants les regardent à travers les tiges limoneuses, mais eux ne voient que des jambes et des bras immobiles, et finissent par s’abattre sur ce qu’ils prennent pour un cadavre humain.

Muni d’un filet et de cordes à nœuds coulants, Agohao les attendait. Mais de ressusciter ce n’est pas déjà le moment : plein de défiance, les oiseaux géants se tiennent encore au large. S’ils feignent parfois de se lancer sur le mort, ils ne descendent qu’à mi-chemin et remontent dans les airs.

Cependant des autours et des corbeaux commencent à déchirer les pieds du Loup qui reste immobile. Son sang coule et c’est là précisément le nœud de la ruse. Aussitôt, le croyant mort, deux grands oiseaux intelligents : l’ancêtre des aigles à tête blanche et celui des vautours, se jettent sur le cadavre qui à l’instant se réveille. Rapide comme l’éclair, son filet vole et retombe sur la troupe imprudente.

Au milieu d’une confusion d’ailes agitées, entouré d’une furie de serres et de becs menaçants, Le-Loup secoue les algues ruisselantes ; attache par les pieds pigargues et vautours, cormorans et frégates ; fixe à sa taille et à ses épaules les bouts libres des cordes et s’assure le contrôle de chacune de ses bêtes. Alors il enlève le filet qui les retenait captives et sourit en voyant leurs plumes se hérisser, leurs becs claquer de colère et leurs serres se crisper dans un effort impuissant.

L’eau revole sous les coups d’aile, les yeux ronds flamboient : efforts perdus, inutile fureur : d’une main ferme Le-Loup tient les rênes. Les coursiers doivent obéir au dompteur qui leur ordonne de l’enlever, de le conduire au ciel, et met à ce prix leur liberté.

***

Dans l’azur, au milieu d’un grand sifflement d’ailes, Agohao, hissé par des vautours, des goëlands,
Agohao partant pour le Paradis.
d’autres longipennes ; appuyé sur deux aigles d’énorme taille, s’élève triomphant. Une main aux guides, il arrache de l’autre les débris d’algues pris aux serres des oiseaux et les jette à la mer. De leur barque, ses frères voient ses yeux briller de joie dans la pénombre des ailes. Sous ses pieds l’océan s’éloigne, bleu, rayé de plus en plus fin par les vagues. Bientôt il voit, semblable à une plume noire, flottante, la pirogue de ses compagnons ; semblables à des brins de neige, les mouettes qui voltigent au-dessus des eaux. Enfin la mer elle-même s’efface et le voici, seul, parmi les nuages, dans l’immensité bleue.

Des nuages, il y en a des flottes, des montagnes volantes, des entassements vertigineux, troués de labyrinthes où la lumière s’égare ; il y en a des déploiements fantastiques. Dans les brumes blafardes, veinées d’éclairs, l’équipage aérien s’enfonce, et la pluie tourbillonne au vent capricieux des ailes.

D’un vol alourdi, haletants et l’œil en feu, les oiseaux dépassent la région des nuages ; mais leur respiration sifflante et l’eau qui suinte à la gorge des vautours inquiètent Le-Loup. Aucun rivage n’apparaît encore, si ce n’est pourtant que, vers le haut, une ligne un peu plus sombre se dessine dans l’azur.

La voix du héros excite ses farouches coursiers. Seules quelques frégates semblent infatigables. Placées au sommet de l’attelage volant, et plus libres, elles se balancent doucement sur leurs longues ailes noires, presque immobiles, et de leur vue perçante sondent les espaces.

À grands coups de rémiges, les oiseaux continuent d’escalader des cieux monotones où il n’y a plus même de nues.

Plus haut, toujours plus haut, en des azurs apparemment sans bornes, ils montent.

***

Cri unanime des aigles, des goëlands, des vautours, des cormorans et des frégates, qui lèvent toutes leurs têtes. Le-Loup regarde… Encore très haut, vers le midi, l’azur intense se découpe en cimes de montagnes sur un fond de lumière blanche… On monte…

Des nuées jaunes maintenant, puis des monts vertigineux, des forêts, des rochers à formes de rêves, deviennent visibles…

On monte, on monte…

Saisi d’émotion, Agohao répète : « Le paradis, le paradis ! »

Bouche bée, respirant à peine, le voici qui contemple de tout ses yeux, le merveilleux paysage de plus en plus nettement distinct.

***

Le bord du paradis ressemble à ces côtes sauvages qu’on verra plus tard sur la terre, à, ces rives que se disputent les arbres aux longues racines plongeant dans les eaux. Mais ici, les eaux sont l’azur le plus transparent, et les racines ont des teintes de nacre et de corail. Elles s’allongent, se tordent, s’enchevêtrent, ébauchent mille formes fantastiques, s’épanouissent en un chevelu qu’on dirait taillé dans l’arc-en-ciel, s’effacent à mesure qu’elles descendent et se fondent enfin complètement dans le bleu uniforme de l’air sublime.

Par un effort suprême, les oiseaux s’élèvent plus haut que ce rivage, puis se laissent glisser sur leurs ailes immobiles, de nouveaux les agitent avec violence et posent délicatement leur glorieux fardeau sur un gazon paradisiaque, auprès d’une fontaine.

Démesurément dilatés, les yeux d’Agohao n’expriment pourtant pas encore toute la grandeur de son admiration… Ô pureté du ciel !… Ô sublimité des monts !… Ô lointains inimaginables !… Ô grâce des coteaux, fantaisie des formes, des couleurs, des groupements d’arbres !… Ô rochers ayant pour mantes la dentelle des lichens, panachés d’une végétation féerique et mirant dans les eaux leur ruine pompeuse !…

Un lac, en effet, reçoit l’eau de la fontaine et l’endort dans un dédale de rochers pittoresques.

Un mouvement de ses oiseaux, tire pour un instant Le-Loup de son extase. Vite, il attache à l’arbre le plus voisin l’attelage trépignant, et, de nouveau ravi hors de lui-même, les bras écartés, les cheveux soulevés par la plus délicieuse des brises, il contemple.

Tout ici est nouveau pour cet enfant de la mer : feuilles bordées de vive lumière, que le moindre souffle fait osciller et changer de nuance, fleurs chatoyantes comme l’œil du lynx ou le dos des tourterelles, fruits lustrés ou satinés, ailes peintes traversant avec une rapidité d’éclair les rayons de soleil échappés des futaies.

C’est pour lui un charme indéfinissable, un enchantement divin, que d’entendre les trilles, les vocalises, les si joyeux concerts d’oiseaux, que de humer les émanations des prairies et des bois célestes.

En face de lui, au fond d’une grotte, la fontaine jaillit en bouillonnant, franchit le bord de son bassin, sort de l’ombre en cascadant sur la pente d’un roc pourpre, revole en gouttelettes lumineuses, fait ruisseau, s’enfuit en gazouillant sous des retombées d’arbustes, et des entrecroisements de rameaux, des accolades de hautes pierres penchées, et s’enfonce dans un frisson du lac, sous l’ombre flottante d’une côte boisée.

Devant la grotte, des papillons se plaisent à voltiger, à se poser sur le gravier verdâtre, tout près de l’eau courante.

Leurs ailes, grandes comme des feuilles de nymphéa, se disputent l’éclat des diaprures. Il y en a de pourpres zébrées de safran ; de noires, ocellées d’orangé vif ; il y en a d’un rouge-chair, vergetées d’émeraude ; d’un indigo sombre, ponctuées d’or et largement bordées de minium.

Sur le gazon très fin, piqueté de fleurettes étincelantes, des battues partent de la fontaine et s’en vont disparaître au tournant des rochers. Le-Loup y remarque des traces de pieds humains plus petits que les siens et sourit de joie en songeant à la femme dont parlaient les oiseaux.

***

Un léger bruit de pas arrive, à peine distinct, jusqu’à la fine oreille d’Agohao et attire ses regards vers l’ombre sylvaine dont le lac est bordé. Et voici qu’à travers un réseau de branchettes graciles, il aperçoit une silhouette humaine.

Des clarières ensoleillées qu’elle passe, mettent en relief sa taille svelte, sa tête haute à long cheveux flottants, ornés de plumes, et l’urne rosâtre qu’elle porte sous son bras.

Cachée longtemps par des rideaux de lianes, elle reparaît enfin hors du bois, en pleine lumière, non loin de la fontaine.

Les yeux éblouis d’Agohao voient nettement l’être céleste, sa figure délicate au teint feuille-morte, plutôt clair ; sa chevelure noire à reflets bleus ; sa robe blanc-de-nacre, ornée de dessins en plume de colibris ; ses mocassins brodés de perles ; son triple collier, ses bracelets et sa ceinture, en porcelaine brillante ; son urne rose, incrustée d’anogny mauve.

Les yeux de la femme d’un éclat ravissant, Le-Loup a juste le temps de les voir, car, à l’aspect de cet étranger, elle les baisse aussitôt avec une modestie qui ajoute encore à sa beauté. Visiblement surprise, un peu confuse, elle n’est cependant pas effrayée, car l’appréhension du danger, inconnue au Paradis, n’en peut ternir le bonheur.

Ce n’est pas sans effort que l’habitant des mers peut maîtriser son émotion. Sans doute qu’en face de cette beauté, il se sent plus fier de son exploit ; mais le brillant costume qu’il admire, le rend un peu confus dans ses habits de loup-marin encore souillés de limon. Il se ressaisit néanmoins et, d’une voix solennelle et douce, s’écrie : « Qu’elle est belle, Être céleste, la lumière qui t’éclaire ! N’es-tu pas la femme dont j’ai entendu les oiseaux louer la merveilleuse beauté ? Dis-moi ton nom, afin que je sache si je dois croire mes yeux ou si, jouet d’une illusion, je ne vois pas un délicieux fantôme créé par la malice des esprits. »

D’une voix musicale et de l’accent huron le plus pur, l’être répond : « Oui, je suis la femme connue des oiseaux, et je m’appelle Atta ; mais toi, mon Frère, d’où viens-tu » ?

Grave et respectueux, Le-Loup fait quelques pas vers la femme céleste (que le crissement de ses mitasses raidies par le sel marin, à l’air de surprendre un peu) et, non sans emphase, répond : « Je viens de la mer lointaine, située au-dessous des espaces azurés, et je suis l’un des six hommes qu’y créa Taronhiawagon, le Maître de l’univers. »

Atta lui montre une large pierre sur laquelle elle s’assoit à côté de lui. Là, curieuse de connaître son histoire, elle l’interroge, et Le-Loup, modestement, sans trop se faire prier, lui raconte ses merveilleuses aventures depuis que, avec ses cinq frères, il a pris conscience de lui-même sur le dos d’une énorme tortue. Il lui dit comment, autour de la complaisante carapace, il apprit à nager, et lui décrit la misère des commencements alors que, sans armes, ses frères et lui ne comptaient que sur leur force et leur adresse. C’étaient des corps-à-corps avec les monstres de l’abîme, des poursuites acharnées ou des fuites éperdues sur l’océan, des randonnées sur la croupe des marsouins. Il lui peint les différents aspects des eaux immenses, les furieuses tempêtes, les trombes jaillissant du gouffre, l’effarement des oiseaux devant les cyclones qui creusaient l’océan et y soulevaient des montagnes. Il lui raconte l’invention de la flèche et du canot, la perfidie des années, le départ des illusions. Il lui répète son chant de mort en chœur avec ses frères, et termine par la chasse au serpent qui lui fournit l’occasion d’entendre parler d’elle.

Tour à tour émerveillée, joyeuse, émue, pensive, Atta reste suspendue à ses lèvres éloquentes. Elle ne se lasse pas de l’entendre. Il lui semble revoir un frère revenu d’un voyage lointain et périlleux, rempli de fabuleuses aventures. Elle ne lui cache pas son admiration pour son courage et se montre touchée d’avoir été l’objet de tant de recherches, le but d’exploits si héroïques, la récompense d’une si longue attente, la trésorière de tant de bonheur.

Cédant à ses instances, Agohao lui dit encore les péripéties de son ascension et son arrivée au paradis dont le calme heureux, succédant à tant de périls, le transporta d’allégresse.

***

Alors, d’un sac en peau de loutre dont l’usure raconte aussi les misères passées, Le-Loup tire plusieurs gros coquillages qui contiennent ses provisions : des mets inconnus au ciel et mis en conserve dans de la graisse d’ours aussi blanche que la neige.

Avec les précautions requises, Atta l’aide à étaler sur le gazon céleste, les éléments d’un rustique festin. Cela fait, elle va d’un pas léger, cueillir de beaux fruits, sa nourriture ordinaire, et les dépose sur le même gazon, en face de la fontaine.

Là maintenant, assis tous deux, comme fêtes par le sourire des fleurs et la musique des oiseaux, mêlant les aliments célestes à ceux de la terre, ils prennent ensemble le repas symbolique des engagements de l’hyménée.

Tout heureuse qu’elle est, Atta ne peut dissimuler complètement une secrète inquiétude. Trop expressifs sont ses yeux pour ne pas trahir ses sentiments au regard pénétrant d’Agohao. Au reste, elle voit bien qu’il la devine et prépare même, par de délicates questions, la voie aux plus intimes confidences, et cela ne fait qu’augmenter son trouble.

Un moment arrive où l’impression produite sur son époux, par sa figure irrésistiblement pensive et ses regards distraits, ne lui permet plus de prolonger ses réticences. À voix basse, un peu altérée, elle lui apprend enfin que l’hymen lui a été défendu par le Roi du ciel et le Maître de l’univers, Taronhiawagon.

Atta parle encore, lorsque Le-Loup voit apparaître derrière elle un être majestueux, formidablement grand, à l’air courroucé. D’une main puissante, Taronhiawagon, car c’est lui, saisit la coupable, et, avant qu’elle n’ait le temps de pousser un seul cri de détresse, en présence de son époux paralysé de surprise, il la lance en bas du ciel et disparaît.

Comme réveillé par un songe effrayant, Le-Loup court, éperdu, à ses oiseaux, les détache, s’enlace dans ses cordages, crie à plein gosier, secoue les rênes et détale.

Sous un parachute d’ailes immobiles, le voici qui descend en décrivant d’immenses spirales ; mais en vain ses yeux cherchent sa céleste épouse déjà disparue parmi les nuages.

***

Retournons à la mer. Sur l’eau calme, la Mère des tortues se laisse flotter au soleil, et son œil rond, comme perdu dans le vague des espaces célestes, semble exprimer le rêve antique et ténébreux de l’océan. À l’instar des aigles, elle fixe sans fatigue les hauteurs éblouissantes. Là, au fond du bleu intense, de petits chapelets lumineux, visibles encore pour elle seule, brillent par intervalles. Elle en voit trois qui voisinent comme les courants d’un triple collier, et deux autres minuscules et mobiles de chaque côté des premiers. À force de les fixer, elle finit par distinguer une silhouette plus sombre que le ciel, encore un peu vague, qui les accompagne, s’agite, descend et se trouve à chaque instant cachée par des nuages.

La Grande Tortue, ancêtre par lequel pense l’esprit de sa race, cherche à deviner ce qu’elle aperçoit, épie le moment où cela reparaîtra entre deux nuages, et chaque fois le revoit plus près et plus distinctement. « C’est un être vivant, pense-t-elle, car cela s’agite ; mais sûrement, ce n’est pas un oiseau. Ne dirait-on pas des bras et des pieds humains ?… Ne dirait-on pas de longs cheveux flottants ?… Dans toutes les positions que prend l’être mystérieux, son profil ne révèle-t-il pas toujours une forme humaine ? Le voici tête bêche… puis couché… puis debout, tenant d’une main une espèce de manteau qui lui sert de parachute. »

Elle remarque tout cela, la fine tête penchée sur la carapace patriarcale, et voici que, subitement, une certitude s’établit dans son cerveau. Il lui est impossible de douter, elle qui connaît le secret du Paradis. Elle aurait même dû y penser plus tôt. Inutile de chercher et de conjecturer : c’est la femme céleste qui tombe. « Il faut la sauver ! » s’écrie-t-elle à l’instant. Son sentiment spontané ne se démentira pas, et de sa voix la plus forte elle appelle incontinent tous les animaux. Les premiers arrivés sont, comme de juste, les ancêtres qu’animent les esprits gardiens de leurs espèces.

Leur dire ce qu’elle voit et ce dont elle est convaincue ; leur enjoindre de faire l’impossible pour empêcher la femme de se noyer, leur proposer de construire une île dont sa propre carapace sera le noyau et sur laquelle pourra choir, sans se tuer, l’illustre rejet du ciel, voilà ce que fait rapidement la bête héroïque ; « car, ajoute-t-elle, un seul instant perdu pourrait avoir une conséquence fatale ».

N’est-elle pas la tortue qui reçut et berça sur son dos les six patriarches à peine sortis des mains du Créateur ? On se le demande…

Quoi qu’il en soit, un concert d’approbation s’élève autour d’elle, et les bêtes possédées se dispersent en appelant leurs nombreuses familles.

D’immenses volées d’oiseaux, comme il s’en voit aux époques de migration, arrivent de tous côtés. Les autres animaux viennent à la nage, et l’assemblée disparate grossit, devient innombrable. C’est un sillonnement en tous sens des airs et des eaux, une confusion de cris sauvages, et bientôt, l’accumulation de toutes sortes d’objets autour de la carapace épique. Brin à brin, les oiseaux apportent, qui des algues, qui des joncs, qui des roseaux ; les palmipèdes se dépouillent de leur édredon ; les passereaux charroient les plumes qu’ils trouvent flottantes.

Du fond de l’océan les castors, les loutres, les rats-musqués, tirent de la terre et des racines, des éponges et des coquillages. À tout cela s’ajoutent les apports de la mer elle-même, car le vent s’élève et les vagues massent, autour de l’ouvrage, les algues dont elles charroient de larges tapis verdâtres.

Cependant la tortue Mère, aidée de sa puissante famille, pousse lentement l’île flottante vers le midi, à l’endroit présumée comme terme de l’émouvante chute. D’un œil attentif elle suit en effet minutieusement la dramatique aventure dont, par bonheur, d’épais nuages retardent le dénoûment, car ils servent d’appui à la femme participante de leur légèreté céleste. Aussi la bienfaitrice d’Atta, anxieuse, le cou dressé au milieu des goëmons glauques, la voit-elle embrasser éperdument ces vaporeuses planches de salut, tomber de flocon en flocon ou se reposer sur des montagnes volantes que disloque le vent.

Sur l’aile capricieuse d’une rafale, elle remonte parfois et disparaît dans un nimbus gonflé d’orage. Puis de nouveau, la tortue voit ses bras éplorés s’agiter dans une ombre bleu-noir ou sa silhouette continuer, par glissades le long des nuages blancs ou violâtres, sa descente tragique.

Longtemps, l’épouse d’Agohao, jouet des météores, reste suspendue à des hauteurs vertigineuses au-dessus de la mer. Enfin, perdant son dernier appui, elle tend désespérément les bras, tombe avec une rapidité d’étoile filante sur l’île et y demeure inerte.

***

Une épaisse couche de plume dans laquelle Atta s’est enfoncée en tombant, lui a sauvé la vie.

Peu à peu, elle recouvre l’usage de ses sens, se remet de sa fatigue et de ses émotions inouïes. Elle conserve même sa beauté céleste que font ressortir ses vêtements brodés en plume de colibris, son triple collier et ses bracelets si brillants que, du fond de l’empirée, ils la révélèrent aux yeux perçants de la tortue.

Mais que va-t-elle devenir ?

— L’île qui l’a reçue, noyau de l’Amérique, destinée à s’agrandir toujours, imitera, avec moins de splendeur, les paysages du Paradis. Il y poussera un jour des forêts, des rochers et des montagnes. Les eaux de pluie y apprendront à cascader sur les pentes, à courir de méandre en méandre, à sommeiller sous les ombrages, à se couvrir de feuilles et de fleurs. Une partie des animaux ira l’habiter et des tribus nombreuses y représenteront la postérité de la femme céleste.

Elle reste belle, certes, la divine Atta, mais au fond de ses yeux à jamais privés de leur candide sérénité, se voient maintenant des ténèbres. Depuis sa désobéissance au Maître de l’univers, le remord est entré dans son âme et le péché continue d’y exercer ses ravages. Ses goûts, son esprit, son cœur, se sont corrompus. Sur l’île primitive, sa nourriture préférée se compose de serpents, de lézards, de vipères, des animaux les plus immondes.

Autant le ciel l’a connue inoffensive, autant la terre la trouvera méchante. Sa cruauté n’épargnera pas ses propres enfants qui lui devront tous leurs malheurs. Aussi ne l’appelleront-ils pas simplement Atta, mais Attahentsic, c’est-à-dire Atta-la-Noire. Mais n’anticipons pas sur le reste du récit.

Attahentsic n’eut pas de fils, mais une fille unique et deux petits fils nommés Jouskéha et Tawiscaron.

Isolés dans leur île, les deux frères ont une heureuse jeunesse. De bonne heure ils s’exercent à chasser et à pêcher, à se fabriquer des armes et à les essayer. Dès que les roches commencent à croître sur la terre, ils inventent le tomahawk et s’en servent pour simuler entre eux des combats.

À ce jeu plein de danger avec une arme dont ils ignorent encore la puissance, Jouskéha frappe à la tête son frère et le tue.

Son fratricide involontaire ne l’empêche pas d’être le Bon Jouskéha. Père des Hurons et des Iroquois, il leur a appris à allumer du feu, un art qu’il tenait lui-même de la Grande Tortue. Depuis longtemps parti pour les mystérieux séjours d’outre-tombe, il continue de les protéger. Du soleil où il jouit d’un palais, il leur dispense la chaleur, ouvre ou ferme à leur demande les écluses de la pluie, car il est devenu le dieu des moissons. Il est aussi celui de la guerre, sans doute à cause de son invention, le tomahawk, et de son adresse à le manier. En allant au combat, ses fils l’invoquent sous le nom d’Areskouï.

Mais le Bon Jouskéha ne peut défendre sa postérité contre les persécutions de sa grand’mère. À lui le jour, mais à elle la nuit. Atta-la-Noire, établie dans la lune, oppose son action néfaste aux bienfaits de son petits-fils. Amante des ténèbres qui favorisent ses instincts pervers, elle attend le coucher du soleil pour quitter son repaire céleste, et descend sur la terre pendant le sommeil de ses enfants. Sur les grèves solitaires battues par l’onde orageuse, dans l’ombre des bois ou des palissades, ses yeux ne brillent qu’au clair de l’astre argenté.

Que vient faire cette ombre parmi les vivants ? — Étant reine des mânes, Attahentsic vient chercher des sujets pour peupler son royaume. Aussitôt que la nuit déploie sa tente étoilée, gare au canotier imprudent ou peu averti : elle profite de ses moindres distractions et le pousse vers les écueils ; gare au chasseur trop aventureux : d’une voix lamentable elle l’appelle au bord d’un précipice ou le fait dévorer par les loups. C’est elle qui, de village en village, transporte les maladies contagieuses ; elle qui allume le feu des discordes fécondes en assassinats et en combats meurtriers. L’herbe-à-la-Puce n’est qu’une des cent plantes vénéneuses qu’elle a semées près du lac Ontario.

Dans le voisinage des tombeaux, on entend, la nuit, des voix grêles et plaintives, celles des mânes qu’elle chasse vers le pays des ancêtres.

Sur cette région peu connue règne avec elle son petit-fils, le Bon Jouskeha. Ils y habitent le même palais et s’y entendent pour faire le bonheur des âmes ;
Attahentsic,
Visiteuse nocturne et malfaisante de ses Enfants.
ils s’y donnent tout entiers aux morts, au lieu que, dans leurs palais célestes du soleil et de la lune, ils s’occupent surtout des vivants : Atta pour les faire mourir, Jouskeha pour les protéger.

Ce pays des ancêtres est situé très loin vers l’ouest. C’est là néanmoins que les pauvres mânes, nonobstant l’énorme distance, doivent tâcher de se rendre.

Dès que les chairs des défunts ont fini de se consumer, leurs âmes se mettent en voyage. Celles des enfants et celles des vieillards, généralement trop faibles, restent seules, errantes, dans le voisinage de leurs sépultures. Toutes les autres, chargées des présents dont leurs parents ont garni leurs tombeaux, doivent partir, et leur voyage peut durer des mois et même des années.

Légères, inconsistantes, mais lestées par leurs fardeaux, elles peuvent, dans une certaine mesure, affronter les vents. Hélas ! cette stabilité ne laisse pas d’être onéreuse, de creuser les coups de pointe des branches sèches et les écorchures que leur font aux pieds les aspérités du sol. Ajouter à cela la traversée de déserts balayés par les aquilons, celle d’immenses lacs sur des écorces flottantes, de torrents et de rivières sur de fines branches à peine capables de soutenir le pas léger d’un écureuil, c’est oublier encore une foule de misères imprévues.

Le croirait-on ? c’est au moment de saisir l’éternel bonheur qu’elles courent leur plus grand danger.

Un torrent défend l’entrée du pays des âmes. Encaissé entre des murs d’abîme, il rage parmi les rochers et déchaîne au fond des gouffres son éternelle tempête. Un pont unique le traverse dont un affreux chien garde la sortie. Un saut périlleux par-dessus ce cerbère, ou à côté, en dehors du pont qu’il ne quitte jamais : telles sont les deux seules chances de salut.

Malheur à l’âme qui ne saute pas assez haut : le dogue l’attrape, la mord sans pitié et la rejette sur le pont.

Malheur aussi à celle qui ne s’élance pas assez loin à côté du pont : elle manque le rivage, le torrent l’emporte et le grand abîme l’engloutit. Elle est à jamais perdue.

La force, l’adresse et l’entraînement, sont les gages du succès et introduisent les mânes dans leur dernier séjour.

Ils s’y trouvent en un pays moins beau que le ciel, bien qu’enchanteur. C’est une île bordée de caps et dont l’intérieur est une plaine ondulée, avec étangs, ruisseaux et cascades. Sur les crêtes qui en séparent les vallées, des passages naturels se cherchent et se rencontrent parmi les rochers. Ceux-ci forment parfois des dédales où l’on s’égare délicieusement entre des parois vert-bronze, craquelées et mouchetées de lichen, vrais sanctuaires du silence et de l’ombre, où l’on ne pourrait être vu que des nuages, où les échos saisissent et se relancent les moindres bruits.

De ces hauteurs descendent des vallons étroits, dans lesquels on marche sur des ombres de feuillage percées de rayons, et sous des plafonds de verdure pleins de brise chuchotante, de chants d’oiseaux et de bruits d’ailes. Le demi-jour d’un tel vallon s’ouvre souvent sur un panorama ensoleillé, aux vastes pentes fleuries, fléchées de sapins bleu-noir ; ou en face d’eaux calmes dans lesquelles éclate, à peine adouci, le feu des couleurs environnantes.

En dépit de ces beautés, une vague mélancolie inonde cette terre des mânes. Presque toujours voilée de légères nuées rosâtres, la lumière, avec un charme indéfinissable, y chante et pleure en même temps. À cette poésie faite de nuances s’ajoute le murmure sombré des eaux souterraines. Elles se montrent par instants, ces eaux sauvages, dans une petite buée céruléenne, mêlée à l’ombre des anfractuosités ; elles se brisent dans les éboulis de pierres, lancent leurs gouttes lumineuses et disparaissent pour continuer, en s’éloignant sous terre, leurs rumeurs de trépassés.

Les fleurs elles-mêmes contribuent au mystérieux enchantement de cette nature, où le printemps est en permanence et a l’air aussi vieux que l’automne. Bien que brillantes, elles ont toutes des couleurs mures et vieillies qu’elles semblent avoir empruntées aux nuages du soir.

Dans ce séjour de rêve habitent aussi les ombres des animaux que leur légèreté presque aérienne rend plus agiles que jamais et que leur demi-transparence fait échapper au regard inattentif. La lumière de midi est nécessaire à qui veut suivre des yeux les ours en promenade sur les rochers, les orignaux et les chevreuils en train de s’ébattre dans les prairies ou de se baigner dans les étangs ; c’est à cette même heure que les mouches étincellent sur les herbages et que les oiseaux s’estompent en volées frétillantes sur la grisaille des nuées.

Mais les formes imprécises des ombres, les bruits fugitifs et la ruine brillante des couleurs, impressionnent moins que le palais des trépassés et la gaieté rêveuse de ceux qui l’habitent.

Il s’élève, ce fruste palais, vers le milieu de l’île. Ses murs fantastiques que la nature a construit de blocs géants, ferment une immense enceinte à ciel ouvert. De noirs arbustes en ornent en dehors les fentes et les rampes. On dirait des escarpements ordinaires de montagne. Tout différent est l’intérieur où les parois murales servent de penderie aux objets les plus divers : ustensiles de la vie sauvage, habits à frange, riches fourrures, mille souvenirs apportés de la terre des vivants. L’hermine et les dépouilles d’oiseaux multicolores s’y détachent sur le sombre chatoiement du castor et de la loutre.

On y voit aussi de longues perches fichées en terre ou arc-boutées qui lèvent au-dessus des têtes leurs faisceaux d’arcs et de carquois, de lances et de coutelas ; leurs guirlandes de chichikoués et de ceintures magiques en peau de serpent, leurs chaînes de bracelets et de colliers : tout ce que les âmes ont trouvé dans leurs tombeaux et qui parle du passé lointain. Tawiscaron y voit le premier tomahawk encore teint de son sang ; les six patriarches y contemplent les arcs et les lignes qu’ils inventèrent ; les guerriers, leurs glorieuses massues ; les chefs, leurs panaches en plumes d’aigles ; les ambassadeurs, leurs chapelets de porcelaine, et les conseillers, leurs calumets.

Tous ces objets ne sont que des ombres. Ils continuent néanmoins de vieillir ; mais les injures du temps qui ne peut les détruire leur servent de parure. Ils ressemblent aux souvenirs à jamais gravés dans la mémoire des mânes.

En entrant dans cette demeure d’outre-tombe, les fils d’Attahentsic, émigrés de ce monde, déposent d’abord aux pieds de leur antique mère et nouvelle reine, leur apport au trésor des reliques. Ce tribut payé, ils n’ont plus qu’à se réjouir.

Mêlés à leurs ancêtres, ils dansent en rond dans l’immense enceinte. De ce fou plaisir ils se reposent par des chants, des jeux de corps et d’esprit ou des chasses aux ombres des animaux qu’ils ne peuvent plus tuer, et se contentent de percer de leurs piques ou de leurs flèches vaporeuses.

Ombres et souvenirs, voilà leur éternel partage.

Chassée du ciel, Atta la pécheresse ne fut jetée en ce bas monde que pour en être encore bannie par la mort. Sa postérité devait partager son destin. Enfants aux fronts un peu sombres, la vague et peu consolante souvenance du paradis perdu les suit jusqu’au royaume des mânes.

***

Dans tous les villages hurons ou iroquois, les habitants se partagent en deux grandes familles, celle du Loup et celle de la Tortue. C’est là une touchante coutume qui leur rappelle leur antique bienfaitrice et l’exploit merveilleux de leur premier père.

Préambule.

Iagou, le conteur fameux que son imagination fantastique fit passer en proverbe, avait à un degré génial la faculté des peuples primitifs, celle de créer des symboles et donc de donner du corps aux idées. Des idées, en avait-il de personnelles ? — S’il faut en croire un américaniste distingué, ce sauvage serait allé jusqu’au fond de la philosophie indienne : went deep and deeper in Indian philosophy. Ne nous effrayons pas : ces profondeurs n’ont rien de platonique. Une légende d’Iagou va nous en convaincre. On lui en attribue de fort curieuses, pleines de symbolisme et que racontaient les anciens Algonquins de la Nouvelle-Angleterre. La suivante est peut-être sa meilleure. C’est Mrs E. Oakes Smith qui l’a reproduite en anglais. Mais cet auteur n’a pu recueillir qu’un narré appauvri pour avoir passé de bouche en bouche. Je le prends sans y rien changer d’essentiel et remplace comme je peux les assessoires perdus.

  1. Limule Polyphème.