Texte établi par Inst. des Sourds Muets,  (p. 72-82).

ÉLOQUENCE.

La dispersion hibernale des familles, la petitesse des tribus, la rudimentaire simplicité du gouvernement comme aussi bien l’absence de préoccupations diplomatiques, empêchent la plupart des Algonquins de cultiver l’art oratoire. Leur race a néanmoins produit quelques hommes remarquables par l’intelligence, et Pontiac est peut-être l’esprit le plus génial qui ait vu le jour dans un wigwam.

Lorsque le Canada fut cédé à l’Angleterre, il refusa de se soumettre à la domination nouvelle, et entraîna dans son parti toutes les tribus algiques et même huronnes et iroquoises dispersées dans le bassin des Grands Lacs.

Afin d’appuyer sa cause, il racontait une révélation qu’un phophète lenni-lenape avait reçue du Maître de la vie. Quelques phrases de cet oracle vont mettre en évidence la moralité et la mentalité indiennes à cette époque, car le succès de Pontiac a montré qu’il avait su pénétrer l’âme de ses frères.

Le prophète, guidé par un rêve, arrive au pied d’une montagne blanche sur laquelle se tient assise une femme vêtue de blanc et d’une céleste beauté. Sur son ordre, il se dépouille de ses vêtements, se purifie dans un ruisseau et escalade la montagne, en ne s’aidant que de la main et du pied gauches. Il atteint le sommet. Là, un bel homme vêtu de blanc le conduit au Maître de la vie qui le prend par la main et lui donne pour siège un chapeau bordé en or. Alors Dieu lui dit : « Je suis le Créateur du ciel et de la terre, des arbres, des lacs, des rivières et de tout ce que tu vois… »

« Comme je vous aime (c’est-à-dire les sauvages), vous devez faire ce que je veux, et éviter ce que je déteste. »

« Ne buvez pas jusqu’à perdre la raison ; qu’il n’y ait pas entre vous de bataille ; ne prenez pas deux femmes et ne recherchez pas celles des autres, car c’est là une conduite mauvaise et que je déteste ; n’ayez qu’une femme et gardez-la toute votre vie. »

« Lorsque vous partez en guerre, vous faites de la jonglerie et vous entonnez le chant de la médecine pensant me parler ; vous vous trompez : c’est au Mauvais-Esprit que vous parlez… Il vous pousse au mal, et, ayant besoin de me connaître, vous vous adressez à lui. »

« La terre que vous occupez, je l’ai faite pour vous et non pour d’autres : pourquoi souffrez-vous que les Visages-pâles y demeurent ? Ne pouvez-vous pas vous passer d’eux ? Ceux que vous appelez « les enfants de votre grand-père » (c’étaient les Français), suppléent à vos besoins ; mais si vous étiez moins méchants, vous pourriez vous passer d’eux et vivre comme autrefois, avant de les connaître. Avant l’arrivée de ces prétendus frères, ne trouviez-vous pas tout le nécessaire au moyen de l’arc et de la flèche ? Vous ne manquiez ni de fusils, ni de poudre, ni de quoi que ce soit ; vous aviez votre nourriture dans la chair des animaux, et dans leurs peaux vos habits. Mais lorsque je vous ai vus incliner vers le mal, j’ai chassé les animaux jusqu’au fond des forêts, afin de vous faire dépendre de vos frères en ce qui tient aux choses nécessaires à la vie. »

« Redevenez bons, faites ma volonté, et j’enverrai des animaux dont vous pourrez vivre. »

« Je ne vous défends pas néanmoins de souffrir parmi vous les enfants de votre père (c’est-à-dire les Français), car je les aime : ils me connaissent et m’adressent leur prière ; je subviens à leurs besoins et leur donne ce qu’ils vous apportent. »

« Mais je ne veux pas de ceux qui sont venus mettre le trouble (c’est-à-dire des Anglais) dans vos possessions. Chassez-les, faites-leur la guerre : Je ne les aime pas ; ils ne me connaissent pas ; ils sont mes ennemis et ceux de vos frères. Renvoyez-les dans la terre que j’ai faite pour eux. »[1]

Ayant prononcé ces préceptes et ces exhortations, Kitchimanitou[2] donne au nouveau Moïse une prière écrite qu’il lui fait porter à son chef, avec ordre de la répandre dans toutes les tribus pour y être récitée matin et soir.

Pontiac exploitait ainsi le goût des Indiens pour le merveilleux, jetait dans leurs consciences un trouble fécond en résolutions énergiques et plaçait la morale à la base de sa gigantesque entreprise. En cela, il se montrait observateur sagace, fin psychologue et législateur habile.

Les événements qui suivirent révélèrent en cet enfant des bois une éloquence irrésistible, au moins pour des sauvages ; un ascendant incroyable sur les autres chefs ; un talent militaire qui lui valut l’admiration des hommes de l’art ; enfin une constance inconnue chez ceux de sa race et qu’il sut communiquer à tous les conjurés.

Pendant une année, il tint ces vagabonds sous les armes et la discipline ; il leur fit prendre neuf forts sur les onze qui étaient dispersés autour des Grands Lacs et qu’il avait commandé d’assiéger le même jour.

Il les assujettit à faire pendant quatre mois le siège du fort Détroit, et cela malgré le manque de vivres. Pour s’en procurer, il imagina une espèce de banque. Celle-ci émettait des billets de crédit portant l’image des objets désirés et la figure d’une loutre, blason du sauvage dictateur qui se faisait porter en chaise dans les rues du village.

Après avoir épuisé tous les moyens dont peuvent disposer le talent et l’adresse sans outillage, il dut se retirer devant le renfort que reçut la place.

À part l’oracle plus haut cité, l’histoire n’a pas conservé les discours de Pontiac : c’est qu’il ne les prononça jamais comme les Iroquois aux assemblées internationales de Philadelphie ; mais devant des sauvages, au milieu des bois. Voici toutefois des paroles qu’il adressa à une députation des colons Français du Détroit. Ceux-ci se plaignaient d’être traités en ennemis, par le fait que l’armée des assiégeants ne respectait pas leurs moissons. Le grand chef, pris à l’improviste, répondit sans préparation : « Frères, cette guerre, je le sais, est ennuyeuse pour vous, car mes guerriers passent et repassent sans cesse dans vos champs. J’en suis marri. Je suis loin d’approuver, croyez-le bien, les dommages qu’ils vous causent ; soyez-en convaincus en vous rappelant la guerre avec les Renards et la part que j’y ai prise. Il y a maintenant dix-sept ans que les Sauteux de Michillimakinac, unis aux Sakis et aux Renards, se ruèrent sur votre contrée pour vous détruire. Quel fut alors votre défenseur ? N’est-ce pas moi et mes jeunes gens ? Makinac, le grand chef de ces nations, avait… promis de revenir dans son village avec la tête de votre commandant dont il devait manger le cœur et boire le sang : n’ai-je pas pris votre défense ? Ne suis-je pas allé à sa tente lui dire qu’avant de tuer les Français, il devrait me tuer moi-même avec mes guerriers ? Ne vous ai-je pas aidés à les mettre en fuite et à les chasser ? Et maintenant vous pensez que je veuille tourner mes armes contre vous ! »

« Non, mes Frères, je suis le même Pontiac français qui vous assista il y a dix-sept ans. Je suis français et je veux mourir tel. Je vous le répète : vous et moi, nous ne sommes qu’un. »[3]

L’argumentation continue ainsi, forte et éloquente. Mais le généralissime des conjurés plane un peu solitaire au ciel de l’éloquence algonquine. Une harangue de Minavana, chef sauteux et l’un de ses lieutenants, nous fournit la matière pour une intéressante comparaison.

L’orateur s’adresse à Henry, espion anglais déguisé en traiteur, et c’est au moment de la fameuse conspiration.

« Anglais, c’est à toi que je parle. »

« Anglais tu sais : le Grand Ononthio est notre père. Il nous a promis de l’être, et en retour, nous lui avons promis d’être ses enfants. Nous lui tenons parole. »

« Anglais, c’est toi qui as fait la guerre à notre père : tu es son ennemi ; comment donc as-tu osé venir au milieu de ses enfants ? »

« Anglais, nous savons que notre père est vieux et infirme ; qu’étant fatigué de faire la guerre à ta nation, il s’est laissé tomber assoupi. Durant son sommeil, tu l’as battu et tu as mis en fuite ses jeunes gens ; mais il va se réveiller. Je crois le voir remuer déjà et s’informer de ces enfants… Il s’éveille et qu’allez-vous devenir ? »[4]

L’orateur continue sur ce ton. Bien que son discours ait été reproduit de mémoire, en anglais, par Henry, la structure en est telle que les traductions n’y peuvent pas changer grand’chose. Elles ne donnent pas aux arguments ce caractère puéril, non plus plus que cette absence d’enchaînement. L’Apostrophe Anglais, répétée au début de chaque phrase, a sans doute quelque chose d’assommant et atteint son but, mais n’en est pas moins sans art.

Les quelques fleurs dispersées dans le champ restreint et du reste peu connu de l’éloquence algonquine, se rattachent, comme à leur tige, au pathétisme beaucoup plus qu’à l’argument.

L’historien des Sauteux cite avec un orgueil national visible, la harangue et surtout le geste éminemment pittoresque du chef Wahboojeeg. Il nous le fait voir au bord du lac Supérieur, debout sur un rocher en saillie au-dessus des eaux. Trop vieux pour suivre les guerriers de sa tribu dans une expédition contre les Iroquois, il ne les laisse pas partir sans essayer d’enflammer leur courage.

Une flotte de canots d’écorce se balance devant lui ; les bras nerveux tiennent leurs pagaies et n’attendent que le signal du départ…

Du haut de sa grandiose estrade, le vieux sagamo promène un fier regard sur mille figures aussi belliqueuses qu’attentives, et parle ainsi :

« J’ai vu, dans ma jeunesse, les Sioux venir du couchant et envahir, l’une après l’autre, nos collines. Ils étaient nombreux comme les arbres de la forêt ; mais leurs cœurs n’étaient pas droits lorsqu’ils fumèrent avec nous le calumet de paix. Le Manitou, irrité de leur désobéissance, fit marcher nos pères contre eux, vers un lac de l’Ouest nommé le Couteau, afin de les chasser de notre pays. »

« Ils durent reculer, traversèrent le Père-des-Eaux[5], et se réfugièrent chez des étrangers. »

« Partez aujourd’hui vers le soleil levant. Les Iroquois ont rempli la terre de sang, et le même Manitou qui m’accompagnait dans les plaines de l’Ouest, sera avec vous pour vous aider et vous défendre. » Un cri d’enthousiasme s’élève et le vieillard ajoute : « Allez avec vos massues de guerre, tracez un droit sentier jusqu’au wigwam de la Face-Pâle et réclamez la terre des Hurons éplorés. Je vais m’asseoir sur ce rocher pour y attendre votre retour. »[6]

Cette manière de haranguer fait voir que l’Algonquin est très émotif. Sa placidité ressemble à la neige sur le volcan ; elle n’est, sur sa figure, que le reflet de la solitude ou le masque voulu d’une grande sensibilité qu’il cache aux étrangers et à ses ennemis, mais révèle à l’occasion par des excès contraires. Lorsqu’il tient le juste milieu, c’est que rien ne le sollicite à le quitter. La vengeance cruelle, l’héroïsme, la tendresse, le ravissement en face du beau, sont les éléments d’une sauvage synthèse dont les exemples ne sont pas rares chez cet enfant de la nature. En voici un bien éloquent :

Un jeune officier anglais se défend contre deux Abénaquis. En même temps, un vieux chef s’apprête à le percer d’une flèche ; mais, tout-à-coup, laissant tomber son arme, il se jette entre le Visage-Pâle et ses agresseurs et le sauve en l’adoptant.

Pendant quelques temps, il le comble de ses marques d’affection, lui enseigne avec sollicitude les arts sauvages ; il pense enfin se l’être attaché pour toujours.

Au cours d’une expédition, se trouvant avec lui en présence d’un camp d’Anglais, il veut savoir s’il a oublié les siens et l’interroge…

Tout en l’assurant de sa profonde reconnaissance, le jeune homme désire le quitter…

Le vieillard cache un instant son visage de ses mains… puis, regardant son fils adoptif : « As-tu ton père ? » dit-il.

— « Il vivait quand je quittai ma patrie. »

— « Oh ! qu’il est malheureux !… Moi aussi, j’ai été père… Je ne le suis plus !… J’ai vu mon fils tomber, couvert de blessures, auprès de moi, dans un combat… Il est mort en homme. Oh ! je l’ai vengé, vengé ! »

Alors, le sauvage, les yeux égarés par la douleur, se tourne vers l’orient : « Vois-tu, dit-il, ce beau ciel ? As-tu du plaisir à le regarder ? »

— « Oui. »

— « Eh bien, je n’en ai plus, moi ! »

Puis, levant la main vers un manglier en fleurs : « Vois-tu ce bel arbre ? Te réjouit-il ? »

— « Oui. »

— « Il n’a plus de charme pour moi !… Pars, va dans ton pays, afin que ton père ait encore du plaisir à voir le soleil se lever et le printemps sourire. »[7]

Concluons que la culture seule manque à l’Algonquin, culture de la raison surtout, car sa sensibilité et son imagination ne laissent rien à désirer. Conteur émérite, habile à donner du corps aux idées, cet enfant bien doué peut, les circonstances aidant, aspirer à l’art oratoire. On ne sera donc pas surpris d’apprendre que les Illinois dont les missionnaires vantent la dignité extérieure et les progrès, y aient excellé.

Si nos relations plus rares avec eux exigent certaines réserves dans les conclusions, elles nous fournissent tout de même quelques témoignages révélateurs. Le P. Rasles a pu se convaincre qu’ils n’avaient pas imité des Hurons-Iroquois les fortifications, les cabanes à quatre ou cinq feux et le régime agricole, pour ne négliger que leur culture intellectuelle. Voici comment il apprécie un de leurs orateurs : « Je vous avoue que j’admirai son flux de paroles, la justesse et la force des raisons qu’il exposa, le tour éloquent qu’il leur donna, le choix et la délicatesse des expressions dont il orna son discours. Je suis persuadé que, si j’eusse mis par écrit ce que ce sauvage nous dit sur-le-champ et sans préparation, vous conviendriez sans peine que les plus habiles Européens, après beaucoup de méditation et d’étude, ne pourraient guère composer un discours plus solide et mieux tourné. »[8]

  1. Schoolcraft, « Algie Rescarches », vol. 1, p. 240 et suiv.
  2. Nom algonquin qui se traduit littéralement par Grand-Esprit.
  3. Parkman, « Conspiracy of Pontiac, » vol. 1, p. 262-263. Voici ce qu’il dit à propos de ce discours : « L’auteur qui a rapporté ce discours se caractérise surtout par le soin scrupuleux qu’il a mis à relater des détails minutieux, sans intérêt ni importance. »
  4. F. M, Max. Bibaud : « Sagamos Illustres », p. 302, et Parkman : « Conspiracy of Pontiac », vol, I, p. 341 et suiv.
  5. Nom du Mississipi.
  6. Kahgegagahboowh : « Ojibway Nation », p. 89.
  7. Trait emprunté aux « Saganos Illustrés » de Bibaud, p 192-193.
  8. « Lettres édifiantes et curieuses… » : Lettre du P. Sébastien Rasles, à Narantsouak, 12 oct. 1725.