Texte établi par Inst. des Sourds Muets,  (p. 55-61).

ÉTAT SOCIAL. — MORALITÉ.

Nonobstant cette parenté européenne, ils sont bien sauvages ; et la même insouciante paresse[1]qui les empêche de se civiliser, leur fait apprécier du premier coup, les avantages d’un commerce avec les Blancs. Mais, par préjugé, ils se préfèrent à ceux-ci et méprisent leurs arts dont ils se contentent de recueillir les fruits.

Leur manque absolu d’organisation et l’impossibilité d’en avoir pour des peuples nomades isolés par petites bandes ; leur crainte des Iroquois ; les bons traitements reçus de Champlain, de ses successeurs et des missionnaires, font bientôt de tous les Algonquins des alliés fidèles et même affectueux des Français. Mais ils restent vagabonds et ne semblent pas comprendre l’avantage d’un état social plus parfait que la tribu.

Chasseurs et donc destructeurs, il leur faut pour subsister d’immenses étendues de pays, ce qui les voue à l’isolement, à la misère et même à la routine. Dispersés dans les bois la plus grande partie de l’année, ils ne jouissent qu’en été de la vie sociale. Ils le passent en général au bord de quelque grand lac, à faire la pêche, à cueillir des fruits sauvages, à jouer et à danser.

De bonne heure à l’automne, ils reprennent la clef des bois. Chaque famille prend son côté et va à la recherche d’un endroit giboyeux, où le gibier peut tout de même manquer et manque assez souvent. Si elle ne voyage pas par eau, elle s’aventure à travers les bois. Alors le père marche le premier, et, chemin faisant, coupe à droite et à gauche de petites branches. Il trace ainsi la route qu’on suivra encore pour revenir, au retour du printemps. Sa femme et ses enfants le suivent, portant bagage et canot.

Enfin la cabane d’écorce se construit au bord d’un ruisseau ou d’un lac peuplé de castors, et c’est quelquefois l’abondance pour tout l’hiver ; mais ce peut être aussi une famine imprévue plus ou moins longue, obligeant la famille à se nourrir d’une espèce de mousse nommée tripe-de-roche, du liber de l’orme rouge et de racines.

Excessivement jaloux de leur liberté, ils ne veulent d’aucune contrainte, pas même de celle que leur imposerait la plus élémentaire prévoyance. De là leur insouciance proverbiale et leur placidité, souvent aussi leur gaîté dans la mauvaise comme dans la bonne fortune. De là encore l’absence complète chez eux de l’autorité qu’ils remplacent par la douce persuasion, même en reprenant leurs enfants.

Non moins orgueilleux que les Hurons-Iroquois, ils se plaisent comme eux à se nommer les Hommes par excellence. Comme eux aussi ils veulent qu’on les respecte, mais restent étrangers à tout calcul ambitieux, n’ayant pas pour habitude de penser au lendemain. Ils se contentent de défendre leurs droits, sans empiéter sur ceux d’autrui ; de venger leurs griefs, sans en profiter pour étendre leur domination. On peut même dire, à l’éloge de leur humanité, qu’entre les tribus algiques si nombreuses et de dialectes assez différents, la guerre est presque inconnue.

Plus sauvages que les Confédérés, ils sont moins barbares : aucune exigence diplomatique n’accentue leur cruauté plutôt coutumière et impulsive. Une bonne vengeance apaise leur colère et endort jusqu’à leur vigilance ; mais cette vengeance compte et se termine quelquefois par un festin d’anthropophagie.

S’il faut en croire de la Potherie, les Puans sont les sauvages les plus corrompus et les plus inhumains de l’Amérique Septentrionale. Ils se rendent tellement odieux par leur cruauté, qu’ils se font des ennemis de tous leurs voisins. Ceux-ci ligués contre eux, les ont déjà réduits à la plus extrême misère lorsque les Illinois, jugeant la leçon suffisante et touchés de compassion pour ces frères malheureux bien que coupables, envoient cinq cents hommes leur porter d’abondantes victuailles. Les Puans font mine de les bien recevoir : ils les fêtent, les font danser, leur inspirent de la confiance, et, perfidement, les massacrent à la faveur d’un cordial abandon. Enfin, ils les mangent dans le plus horrible des festins.

Ce nouvel acte d’indicible barbarie provoque leur sentence d’extermination : les Illinois et les autres tribus, coalisés, les détruisent presque entièrement. Cette tribu dégradée faisait donc exception et jurait avec l’idéal des Algonquins.

Chez eux comme chez les Iroquois la cruauté a ses règles et ses limites : ayant tiré des Puans cette vengeance exemplaire, les Illinois donnent la liberté aux femmes et aux enfants qui survivent et dont un certain nombre restent avec eux.[2]

Une coalition semblable anéantit les Mantouechs, une tribu dont l’ambition pique l’orgueil de ses voisins, dont l’humeur guerrière nuit à la sécurité générale et dont le succès éveille les jalousies.[3] On sauve ainsi le grand principe sauvage de l’égalité applicable aux nations comme aux individus.

Sauf exception, on n’est pas cruel par plaisir ; mais des exceptions de tous genres se rencontrent naturellement dans une famille aussi nombreuse et aussi dispersée que l’algonquine. Celui qui en aborde l’étude aurait tort de généraliser les premiers faits qu’il remarque. Si les Puans mangent tous les étrangers qui se présentent chez eux[4], si les Mississakis passent pour la moins sociable de toutes les nations[5] : non loin de ces deux peuplades, à l’entrée de la baie des Puans, vit une tribu qui pousse jusqu’à la passion le désir de passer pour hospitalière et généreuse[6].

Les Poutéouatomis ne cherchent que l’estime et reçoivent agréablement les étrangers[7] ; les Sauteux servent à leurs hôtes jusqu’à leur dernier morceau de venaison[8] et ressemblent en cela à presque tous les Algonquins.

Les Sakis sont brutaux[9] et les Puans sodomites[10] ; mais les pauvres tribus errantes du Nord, sont de bonnes mœurs : le Père Charlevoix, parlant des Attikamèques et autres Algonquins des hautes Laurentides presque tous détruits par les Iroquois, ajoute : « C’est bien dommage : ils étaient sans vice, d’une grande douceur ; on n’avait eu aucune peine à les gagner à Jésus-Christ. »[11]

Nonobstant la dignité remarquable des Illinois, Sagard met les Algonquins en général « au rang de villageois et du petit peuple, car ils sont… dit-il, les plus pauvres, misérables et nécessiteux de tous… comme gredins et vagabonds, courant les champs et les forêts en petites troupes pour trouver à manger »[12].

Mais, chez les sauvages comme chez nous, les âmes les mieux logées ne sont pas toujours les plus pures. Inférieurs aux peuples sédentaires par la noblesse du maintien, la robustesse du caractère et la culture de l’esprit, ils ne le sont pas pour la moralité dont on peut trouver le vrai dosage dans l’aptitude à recevoir le christianisme. On en fait des chrétiens irréprochables et souvent héroïques, lorsqu’ils n’ont pas sous les yeux les mauvais exemples des Blancs. Malheureusement, les sauvages, selon la remarque de Kahgegagahbowh, l’historien des Sauteux, se trouvent d’abord en contact avec la pire classe des Visages-Pâles.

Sagard loue l’honnêteté des Algonquins en les comparant aux Hurons qui sont voleurs. Il trouve aussi leurs filles modestes et même assez chastes : « On les tient, dit-il, pour plus honnêtes en effet et moins en paroles. »[13]

En somme, moins fermes que les demi-civilisés en face de certaines épreuves, ils ont en quelque sorte besoin de leur isolement et de leur pauvreté qui les protègent.

  1. « Ils sont naturellement fort paresseux et négligents… particulièrement les Canadiens et les Montagnais ». Sagard. « Hist du Can. », p. 409.
  2. Voir de la Potherie : « Hist. de l’Amér. Sept. », p. 70 à 77.
  3. Voir de la Potherie, p. 81.
  4. Voir de la Potherie, p. 71.
  5. Voir de la Potherie, p. 60.
  6. Voir de la Potherie, p. 70.
  7. Voir de la Potherie, p. 77.
  8. Voir de la Potherie, p. 64.
  9. Voir de la Potherie, p. 78.
  10. Voir de la Potherie, p. 71.
  11. « Voy. dans l’Amér. Sep. », p. 186.
  12. « Hist. du Can. », c. XXIV, p. 396
  13. « Hist du Can. », p. 405 et 413.