Texte établi par Inst. des Sourds Muets,  (p. 61-67).

FACULTÉS.

Les Algonquins ne sont pas mal doués. Placés en des circonstances favorables, ils se montrent capables d’initiative et de progrès. Ils ont quelquefois donné des surprises.

Le climat plus doux et le voisinage des Hurons-Iroquois, influent sur le tempérament intellectuel et la moralité de la race algique, sans toutefois la dépouiller de certaines caractéristiques qui la font reconnaître. Néanmoins, c’est au nord du Saint-Laurent qu’il faut chercher l’Algonquin primitif, ce véritable enfant de la nature, goûtant surtout, comme les passereaux, la joie de vivre qu’il allie à une endurance incroyable.

Habitué à se suffire à lui-même, à ne compter que sur ses propres efforts, il peut se concentrer tout entier dans l’action présente et déployer, lorsqu’il y est obligé par quelque impérieuse nécessité, des énergies dont un être humain semblerait incapable si les faits n’affirmaient pas le contraire.

Ces faits, les missionnaires du Nord-Ouest en sont encore témoins et racontent des anecdotes comme celle-ci : Une femme gravement malade ne veut pas mourir sans avoir vu le prêtre et purifié sa conscience. Mais, pour satisfaire son désir, il lui faudrait faire un voyage long et pénible, qu’un homme en santé n’accomplirait pas sans de grandes fatigues. La perspective de difficultés apparemment insurmontables pour elle ne l’arrête pas. Prête à braver tous les dangers, elle part à travers les solitudes. Seule dans son canot, elle voyage pendant quatre jours, ramant dur et ne mangeant guère ; luttant contre la douleur, l’épuisement, l’insomnie et le froid.

À force de maîtriser ses souffrances et même de retenir sa vie prête à lui échapper, elle atteint, fantôme ambulant, le missionnaire, et meurt aussitôt son désir accompli.

Ainsi, l’enfant des bois, de caractère faible, déploie cependant une volonté étonnante, lorsqu’il est convaincu de la réalité d’un danger et ne voit qu’un moyen très difficile de l’éviter. Alors, l’arc de ses facultés, ordinairement détendu, se bande, et ce sauvage devient un être peu banal, un vrai démon de l’aventure hasardeuse, du canot d’écorce, du tomahawk et de la massue. Aussi, les Algonquins se font-ils rapidement belliqueux au contact des Hurons-Iroquois qui, pourtant, ne le sont pas et ne commencent à l’être, semble-t-il, que par nécessité. Ils les forcent d’évacuer la vallée du Saint-Laurent et menacent de les détruire, lorsque la Ligue se forme et oppose à ses redoutables adversaires, trois choses qui leur manquent : l’organisation, la diplomatie et la ténacité. Nonobstant les victoires des Outaouais et des Sauteux sur les Confédérés, la valeur algonquine doit reculer devant l’ordre et la constance.

Le fameux Piescaret[1] personnifie bien le génie militaire de sa race. Ses expéditions solitaires sont restées célèbres comme chefs-d’œuvre de ruse, de hardiesse et de présence d’esprit.

Un jour de printemps, Piescaret chausse sens devant derrière ses raquettes, et quitte l’île des Allumettes pour le pays des Iroquois : la neige sera forcée de mentir. Aussi prudent que rusé, il chemine autant que possible, sur les hauteurs où le soleil a déjà découvert ça et là des étendues de terre et des rochers qui interrompent ses traces.

Il arrive enfin près d’un village iroquois et s’arrête pour attendre deux complices : les ténèbres et le sommeil.

La première nuit, il tue et scalpe tous les habitants d’une cabane, et fait ce coup avec tant d’habilité qu’il ne réveille personne.

Grand émoi le lendemain matin : on bat les champs et les bois du voisinage. On cherche trop loin : Piescaret repose, tranquille, au milieu du village, tout près de la cabane théâtre de son exploit, sous une pile de bois.

La deuxième nuit, sa hache mystérieuse endort pour toujours une autre famille.

Le troisième soir, plus rien à faire : tout le monde est sur pied. Allons-nous-en, se dit l’Algonquin, et il ramasse pour partir, ses chevelures ensanglantées. Mais voici qu’il hésite, regarde, sort à pas de loup et se décide à faire la revue des cabanes… On veille sous les toits, mais dehors, la sentinelle s’est endormie… Il l’assomme, la scalpe en un tour de main et décampe. Il en est grand temps : au bruit de sa hache, toute la population sort en criant des cabanes, et cent guerriers, le tomahawk au poing, se lancent à sa poursuite.

Mais Piescaret, le meilleur coureur connu, les défie de le rejoindre. Sachant bien qu’ils tiendront à le prendre vivant, afin de le torturer à leur goût, il se laisse approcher, et lorsque les plus agiles pensent déjà le tenir, il leur échappe par des bonds de cerf et disparaît. De nouveau il se montre, les attire à lui et leur échappe encore…

Tous sont convaincus qu’il fuit de son mieux ; pas un ne flaire un stratagème, et c’en est un.

Ils se croient toujours sur le point de saisir le fuyard, s’acharnent à le poursuivre, s’éloignent ainsi du village et l’heure fuit… Une dernière fois, ils le perdent de vue…

La fatigue et l’heure avancée arrêtent la poursuite, mais rendent aussi bien le retour par trop difficile, et les Iroquois campent pour la nuit. Ils se couchent même sans inquiétude, croyant l’ennemi trop heureux de s’éloigner enfin sans danger, à la faveur des ténèbres.

Du creux du vieil arbre où il s’est caché, Piescaret les observe. Lorsqu’il les voit tous endormis, il sort de sa retraite, joue encore du casse-tête, a le temps d’en tuer plusieurs, tandis que les autres se réveillent et l’obligent à déguerpir. Alors, triomphant et sans oublier son trophée de chevelures, il reprend le chemin de son île.

Ce fin sauvage rencontra plusieurs fois des partis d’Iroquois et leur échappa après en avoir tué la moitié.[2] Aussi les Confédérés le redoutaient-ils autant qu’une armée. Mais la vigilance de l’Algonquin finit toujours par s’endormir, surtout après un succès, et l’insaisissable Piescaret périt, assommé par un traître Iroquois, qu’il laissait imprudemment porter ses armes et marcher derrière lui par respect.

Observateurs sagaces jusqu’aux limites de l’incroyable, les Algonquins gardent dans leur imagination, la topographie complète des lieux qu’ils ont vus, et les remarques précises qui leur permettent de retrouver dans la forêt la plus monotone, la plus inextricable, un chemin déjà parcouru.

Leurs sens parfaits les avertissent d’une foule de particularités ou de nuances qui, pour des civilisés, passent inaperçues. Cela explique comment, sans boussole et à travers les brumes, ils naviguent jusque sur la mer avec une étonnante sûreté de direction. « Les habitants de l’Acadie et des environs du golfe Saint-Laurent, dit Charlevoix, se sont souvent embarqués dans leurs canots d’écorce, pour passer à la terre du Labrador et chercher les Eskimaux avec qui ils étaient en guerre. Ils faisaient trente, quarante lieues, en pleine mer, sans boussole, et allaient aborder précisément à l’endroit où ils avaient projeté de prendre terre. »[3]

Leur finesse d’observation s’étend même jusqu’à la psychologie. On le voit par le conseil si pratique qu’ils donnent au P. Jogues partant en ambassade chez les Agniers : « Ne parle point d’abord de la prière, lui disent-ils, car il n’y a rien de si rebutant, au commencement, que les paroles de la prière qui semblent détruire tout ce que l’homme a de plus cher ; et comme ta longue robe noire prêche aussi bien que ta bouche, prends un habit semblable à celui des autres Français. »[4]

Cependant, moins sages que fins et adroits, ils ne discutent que les questions d’un intérêt immédiat, sans jamais remonter vers les causes ni prévoir de loin les conséquences. D’esprit léger et primesautier, ils ne s’appesantissent sur aucun sujet. Chez toutes leurs tribus se retrouve plus ou moins cette vivacité que Charlevoix attribue à la plus importante et probablement la plus purement algonquine de leurs familles, celle des Cris : « On les voit toujours dansant et chantant, dit-il, et ils parlent avec une volubilité de langue et une précipitation qu’on n’a remarquées dans aucune autre nation sauvage. »[5]

  1. Piescaret était chef des Kichésipirinis de l’Île.
  2. Voir Charlevoix : « Hist. de la N. Fr. », tom, I, p. 277.
  3. « Journal d’un voyage dans l’Amer. Sep. », p. 304.
  4. Citation empruntée à Ferland.
  5. « Voy. dans l’Amer. Sep. », p. 184.