Texte établi par Inst. des Sourds Muets,  (p. 5-13).

MORALITÉ

La cruauté ne caractérise pas plus les Iroquois que les Romains et les autres peuples de l’antiquité payenne : la croix, la roue, le pal, la statue creuse, rappellent des supplices que l’Amérique n’a pas dépassés.

Que les Iroquois n’aient rien épargné pour se rendre terribles et qu’ils y aient réussi, c’est un fait certain. Les Abénaquis, si éprouvés par eux, les appelaient les Cruels. Les Lenni-Lenapes, obligés de consentir au titre humiliant de Femmes, leur payaient un tribut qu’un vieillard déguenillé venait recueillir. Celui-ci, sans autres gardes que la terreur inspirée par sa qualité d’Iroquois, parcourait en sécurité les villages. On croyait voir toute la nation dans un seul de ses guerriers : « J’ai connu, dit Colden, des vieillards témoins jadis des guerres entre les Mohawks[1] et les autres Indiens de la Nouvelle-Angleterre. Aussitôt, disaient-ils, qu’un Mohawk avait été vu dans le pays, les tribus se criaient de colline en colline : Un Mohawk ! Un Mohawk ! et tous fuyaient comme des moutons poursuivis par des loups. »[2]

Malgré cela, les Iroquois n’ont rien appris aux Algonquins dans l’art de torturer : ils ont seulement mieux fait leur renommée en se tenant toujours et partout en évidence.

Dès l’époque de la découverte, ils ne cessent de machiner en vue d’une surprise ou d’un massacre. Ils font au loin des guerres audacieuses et continuelles ; ils vont lever des scalpes aux quatre points cardinaux et les portent suspendus à leurs ceintures. Ils se font une gloire d’être le cauchemar de tous. On parle d’eux dans la plupart des conseils ; on se les représente avec raison comme des ambitieux avides de dominer, sans souci du droit des gens, toujours prêts à rompre sans motif sérieux un traité de paix et à combattre les tribus qu’ils veulent soumettre.

En réalité, ils se rendent redoutables surtout par une diplomatie et une ténacité dont leurs voisins ne semblent pas capables.

Ils élargissent les principes du droit international au profit d’un vaste projet conçu par leurs ancêtres et favorisé dans son exécution par des faits merveilleux. Ce projet est l’unification de toutes les tribus sans distinction de races. Persuadés qu’ils accomplissent une mission providentielle, ils considèrent la partie de l’Amérique qui s’étend au nord du Mexique et à l’est du Mississipi, comme une espèce de terre promise dont il leur faut, bon gré mal gré, réunir tous les peuples en une seule famille, et font ainsi, dans un but d’universelle amitié, des guerres barbares.

Ont-ils vaincu ou massacré une bourgade, ils tâchent de s’en assimiler les restes. À cette fin, ils séparent l’époux de l’épouse, les enfants de leurs parents, et les dispersent dans leurs différents villages. Cette dissociation rompt les liens anciens, facilite les nouveaux et rend impraticables les projets d’évasion par famille. Ils ne sont pas sans voir ce qu’elle a d’inhumain ; mais il faut, comme ils disent, couper la chair en lambeaux et la disperser parmi les tribus[3]. Ainsi le veut leur politique d’unification plutôt que leur cruauté, car d’ordinaire ils ne se montrent féroces qu’avec leurs vrais ennemis ; comme les Algonquins, ils se permettent tout à leur égard, même de les manger. Ils brûlent leurs prisonniers en l’honneur d’Areskouï, le dieu de la guerre ; lui demandent pardon de n’avoir pas dépecé certains captifs et lui promettent de mieux faire afin de le calmer[4].

Ils ne sont pourtant pas insensibles et trouvent digne de compassion celui qu’ils condamnent au bûcher. Plusieurs, surtout des femmes, n’ont pas le courage d’assister à son supplice.[5]

Le P. Bressani, longuement torturé par eux, est d’ordinaire exaucé, s’il demande du soulagement en l’absence de tout témoin ; tandis que les prisonniers hurons et algonquins, au lieu de le consoler, sont les premiers à le faire souffrir, afin de plaire aux Iroquois.[6]

Il y a donc, en cette cruauté, de la coutume et de l’entraînement, de la politique et même de la religion. Au reste, la cruauté est, entre les tribus barbares, le meilleur moyen de se faire redouter et par suite respecter. Il faut l’employer sans faiblesse ou voir ses voisins devenir plus intraitables. Dans un tel milieu, les peuples les plus doux s’y pensent obligés. Les Français en sont un exemple. Lorsqu’on leur a permis d’user de représailles avec les Iroquois, « ils l’ont fait avec tant de fureur et d’acharnement, qu’ils n’ont cédé en rien à ces barbares, si même ils ne les ont surpassés »[7].

Entre eux, les Iroquois, aussi bien que les Hurons, se montrent « d’une douceur et d’une affabilité incroyables chez des barbares ». Il n’y eut peut-être jamais « sous le soleil un peuple plus recommandable sous ce rapport ».[8]

Autant ils mettent de zèle à torturer leurs ennemis, autant ils en ont à s’assister mutuellement dans leurs besoins. Comme les Algonquins, ils partageraient avec un compagnon d’indigence leur dernière bouchée ; chacun d’eux donnerait sa vie pour défendre son camarade de choix.[9]

La Mère Marie de l’Incarnation écrit d’une jeune Iroquoise : « Elle tient de l’humeur des femmes de sa nation qui sont les créatures du monde les plus douces et les plus dociles. »[10]

Cette douceur explique comment plusieurs enfants volés aux Visages-Pâles, s’attachèrent tellement à leurs parents d’adoption, qu’ils refusèrent de les quitter lorsqu’on leur offrit de retourner chez les auteurs de leurs jours.

Les Hurons ne condamnent jamais leurs criminels à la mort, à une peine corporelle ou au bannissement, ainsi qu’on le fait chez les Algonquins.[11]

Observons toutefois que le P. Bressani, captif à Onnontagué, ne paraît pas s’être épris d’admiration pour la douceur de ses hôtes : « Je suis ici au milieu des ombres de la mort, écrit-il, et je n’entends parler que d’homicide et d’assassinat. Dernièrement, ils ont assommé un de leurs compatriotes, sous prétexte qu’il était inutile et qu’il ne méritait plus de vivre. »[12]

La coutume de se débarrasser des bouches inutiles, répandue aussi chez les Algonquins, y est plus explicable : ces nomades doivent traîner leurs vieillards et leurs infirmes. Ajoutons que les peuples misérables du Nord, ceux que la faim oblige quelquefois à se nourrir du liber de certains arbres, et que les iroquois nomment par mépris Mangeurs d’écorce, sont à peu près seuls à la pratiquer ; encore n’est-ce que dans les cas extrêmes, de sorte qu’ils suppriment moins la bouche inutile que le fardeau intolérable. Enfin, le plus souvent, la victime elle-même demande la mort par compassion pour ses parents.

Mais les Iroquois, on le verra bientôt, sont comparativement riches, ont des demeures fixes, et l’on doit admettre que leur barbarie n’épargne pas toujours leur propre sang.

Ce fait s’explique par l’état violent où les tient leur ambition de mener à fin leur grand projet. Les nombreux guerriers conquis, mais non encore assimilés, qui habitent leurs villages, y rendent la discipline plus difficile et l’exigent plus sévère. De là la formation d’une humeur tranchante et l’acquisition d’une adresse qui les rendent plus prompts que d’autres à fendre des crânes.

Leur activité constante, bien que barbare, à la poursuite d’un but excessivement difficile à atteindre, n’a pas toutefois que des désavantages : elle développe singulièrement chez eux l’énergie, l’esprit de suite, l’art de gouverner, et les rend bientôt supérieurs en tout cela aux autres peuples de leur race.

Bien plus, tandis que la paix et la paresse ramollissent les Hurons, la guerre continuelle maintient le niveau moral des Iroquois. Après la défaite des premiers, ceux d’entre eux « qui avaient été incorporés parmi les vainqueurs, dit Lafitau, n’osèrent jamais proposer à Anié et à Tsonnontouan, un festin de débauche qu’ils pratiquaient dans leur païs… dans la crainte de révolter les Iroquois, dont les mœurs n’étaient pas assez corrompues pour tolérer un tel désordre »[13].

À leur tour, les Iroquois se corrompent lorsqu’ils commencent à jouir de la paix. Dès le début du dix-huitième siècle, leurs anciens et leurs anciennes se plaignent de ce qu’il s’est introduit chez eux, un dérèglement inconnu jusque là et qui rend leur nation méconnaissable.[14]

Seuls, à l’époque de la découverte, ils conservent encore leurs vestales. Ces vierges par état vivent cloîtrées en des cabanes spéciales et sont respectées du peuple. Un petit garçon choisi par les anciens leur porte les choses nécessaires, et l’on a soin de le changer avant que l’âge rende ses services suspects.

« Il me semble, dit Lafitau, qu’elles s’étaient assez bien soutenues jusqu’à l’arrivée des Européens qui en firent des vierges folles en leur donnant de l’eau-de-vie… Quelques-unes ayant (alors) contrevenu à leur profession avec trop d’éclat, les anciens en eurent tant de honte, qu’on résolut dans le conseil de séculariser ces filles irrégulières dont le scandale avait déshonoré la nation. Ainsi finirent les vestales iroquoises. »[15]

La religieuse tradition qui veillait à l’existence de ces vierges et la honte qui les a fait abolir, honorent également l’idéal moral des Cinq-Nations.

  1. Les Français les appelaient Agniers.
  2. « Hist. of the Five Nations », Introduction, p. XVIII.
  3. Voir Parkman : « Conspiracy of Pontiac », vol. I, p. 30.
  4. « Relation de Bressani », pp. 232, 233. Il cite le P. Jogues.
  5. Lafitau : « Mœurs des Sauvages », tom. IV, p. 15
  6. Fait cité par Rouvier : « Au pays des Hurons », pp. 148, 159.
  7. Lafitau : « Mœurs des Sauvages », tom. IV, p. 14.
  8. Relation de 1636.
  9. Lafitau : « Mœurs des Sauvages », tom. I, pp. 608, 609, 610.
  10. Lettre du 18 oct. 1667.
  11. Voir Sagard, ch. XXVI, p. 424.
  12. Rouvier : « Au pays des Hurons », p. 150.
  13. « Mœurs des Sauvages », tom. II, p. 270.
  14. « Mœurs des Sauvages », tom. II, p. 270.
  15. « Mœurs des Sauvages », tom. I, p. 158.