Texte établi par Inst. des Sourds Muets,  (p. 13-21).

ARTS — TRAVAIL — BIENSÉANCE.

Demi-civilisés et barbares plutôt que sauvages, les Hurons-Iroquois vivent en villages, cultivent des champs et récoltent ce qu’il leur faut pour se nourrir. Travaillant peu, mais se contentant du juste nécessaire, ils ont toujours de quoi vivre. Ils en ont même de reste : la péninsule huronne est le grenier des Algonquins qui viennent y échanger leur poisson pour du maïs.[1]

M. de Tracy (1666) trouve leurs bourgs si remplis de vivres, d’ustensiles et de toutes sortes de commodités et de meubles, que rien ne leur manque. Ils ont dans leurs cabanes et leurs réservoirs de quoi nourrir tout le Canada pendant deux ans.[2]

Il est à remarquer qu’il s’agit ici de la seule nation des Agniers qui habitait quatre villages.

En 1687, le marquis de Denonville brûle aux Tsonnontouans 400,000 minots de maïs, et leur tue un nombre prodigieux de cochons.[3] En 1696, M. de Frontenac constate que les champs défrichés et cultivés, s’étendent jusqu’à une lieue et demie et même deux lieues autour des villages iroquois. Plus tard, le général Sullivan admire leurs abondantes provisions de maïs, de courges et de fèves, ainsi que leurs vieux vergers.

« Leurs citrouilles… », écrit la M. M. de l’Incarnation, « valent les pommes de rainette de France. »

Leurs jardins rendent en abondance pommes, pêches, prunes et cerises. Ils y plantent les plus belles espèces d’arbres fruitiers qu’ils rencontrent dans les bois et vont souvent chercher assez loin.

Ils cultivent aussi le tabac[4], les melons et le tournesol. La graine de ce dernier leur fournit l’huile à cheveux.

L’érable leur fournit le sucre dont ils font, avec du maïs, leur sagamité.

S’il en faut croire une tradition recueillie par Nicolas Perrot, les anciens Iroquois ignoraient l’art de chasser. Durant une période de paix, les Algonquins s’offrirent à leur donner des leçons et invitèrent tout un village à partir avec eux pour une région de chasse où ils passeraient l’hiver.

On s’entend, on se réunit pour le départ, et douze jeunes gens dont six de chaque nationalité, prennent les devants pour aller faire une provision de gibier avant l’arrivée des familles.

Ils campent et se mettent à poursuivre les élans. Les Algonquins, chacun suivi de son disciple iroquois, manquent tous leurs coups, et cela dure deux jours. Alors, les aspirants chasseurs qui ont vu la manière d’approcher l’orignal, demandent à opérer séparément : défi à peine voilé qui rencontre le dédain. Ils partent quand même et font bonne chasse. Aussitôt le dédain des jeunes précepteurs se change en dépit et l’aventure se termine dans le sang de six Iroquois lâchement massacrés.

Cette tradition s’accorde avec les faits : on ne voit pas, chaque automne, les Iroquois émigrer par familles vers une région giboyeuse, comme le pratiquent les Algonquins ; ils se contentent d’envoyer un parti de chasseurs y passer l’hiver. C’est dire qu’ils ont des foyers stables et jouissent d’un commencement de civilisation.

Le printemps, au milieu de vastes champs nus ; l’automne, au sein d’une mer dont les ondulations courent sur les aigrettes dorées du maïs, le bourg huron-iroquois se dresse solitaire sur sa colline, auprès de son lac, de sa source ou de son ruisseau. Il aime à se mirer dans une onde quelconque, mais sans coquetterie, ayant plutôt l’air pauvre et monotone, avec sa triple enceinte de pieux fichés en terre, pieux coupés à la hache de pierre ou au feu, menaçant le ciel de leurs pointes charbonnées, et laissant se balancer au vent leurs écorces pendantes.

Des galeries intérieures chargées, en temps de guerre, de projectiles et de vases remplis d’eau, servent de hourds et complètent la défense.

Ainsi protégées, les cabanes, au nombre de cinquante à cent, s’élèvent sans ordre, selon le caprice des goûts et du terrain. Basses, étroites, mais très longues, elles peuvent loger chacune jusqu’à sept feux et autant de familles, se terminent à chaque bout par un porche protecteur et ont souvent des greniers.

« Les cabanes qu’on a saccagées et brûlées étaient bien bâties et magnifiquement ornées », écrit-on de Québec en 1666, à propos de l’expédition contre les Agniers ; « jamais on ne l’eut cru. Elles étaient garnies d’outils de menuiserie et d’autres, dont ils se servaient pour la décoration de leurs cabanes et de leurs meubles. »[5]

Sur les plus hauts terrains du village, s’élèvent des tourelles ajourées où l’on engrange les tresses de maïs. L’égrenage se fait l’hiver, autour du feu ; la torréfaction, sous la cendre rouge ; et le broyage, dans un mortier, simple bûche creusée à la pierre brûlante et dont le pilon est de bois ou de cailloux. On passe la farine dans un grossier tamis fait de fines branches d’arbres, puis, on la jette dans la chaudière ou la vide, crue, dans la sacoche du guerrier.

Mais cette nourriture est le fruit d’un labeur presque exclusivement féminin[6]. Les hommes se réservent pour les aventures de guerre et de chasse, les longues endurances de misère, les déploîments d’audace et d’héroïsme : seules occupations vraiment dignes de leur noblesse, de leur force et de leur courage. Dédaignant tout travail facile, monotone, quotidien, ils abandonnent la pêche elle-même aux vieillards et aux enfants.

Il leur faut des besognes dures ou rares, qui mettent en relief leur force ou leur adresse. Ils se chargent par exemple de bâtir les cabanes, de fortifier les villages et d’entourer les jardins de palissades. Ils consentent à fabriquer leurs canots, leurs armes, leurs calumets de terre cuite, des paniers à blé d’Inde. Ils daignent passer les peaux à la fumée, les racler avec des pierres tranchantes et les ramollir avec de la moëlle et de la cervelle d’orignal.

Le plus lourd travail qu’ils s’imposent est, sans contredit, celui de défricher des terres nouvelles, lorsque leur mode de culture intensive a épuisé les anciennes. Ils le font avec un outil qui ne se devine pas : une simple corde très longue et très forte en écorce de tilleul. Ils s’en servent d’abord pour casser toutes les branches en s’y suspendant. Cela fait, ils la lancent avec adresse à la tête de l’arbre ; le bout en nœud coulant saisit, pour ainsi dire, aux cheveux le géant des forêts, et il n’y a plus qu’à tirer. Le tronc lui-même fonctionne comme un énorme bras de levier à l’égard des racines qui cassent ou s’arrachent en bouleversant le terroir. Le feu se charge de débarrasser le champ.

Mais tout cela les occupe si peu, qu’au logis, ils ont l’air de se regarder comme les hôtes de leurs femmes, hôtes taciturnes, presque toujours couchés sur leurs nattes, fumeurs et songe-creux, lorsqu’ils sont fatigués de chanter et de danser, de jouer aux noyaux ou aux pailles, de lancer la balle avec la raquette ou de raconter leurs exploits.

Au sexe faible échoue en partage tout le travail assidu : l’économie domestique ou rurale et la plupart des industries. Aussi, la mère, bien que tendre, n’a-t-elle guère le temps de dorloter le bébé ; le chéri, attaché dans sa nâgane[7] et suspendu à une branche, au mur ou au chevron de la cabane, se familiarise de bonne heure avec les mouches, la fumée, le soleil et la solitude.

Les jeunes filles travaillent assez peu. Tandis que leurs petits frères chassent aux oiseaux, gibier dédaigné par les hommes, elles vont à la cueillette des framboises, des bleuets, des châtaignes, des faînes et même des glands ; ou bien elle boucanent les viandes, fondent les graisses qu’elles mettent en conserve dans l’écorce de bouleau, fabriquent de petites trappes à prendre les martres, alimentent le foyer de bois sec, et surtout n’oublient jamais de se huiler et de se matacher.[8]

Mais les filles en âge et les femmes, à peine aidées par de jeunes garçons et quelques vieillards soucieux de n’être pas à charge, manient le hoyau, récoltent le maïs, les melons d’eau et les citrouilles, entaillent les érables et ne sont jamais inactives. Tour à tour filandières, potiers, couturières et même brodeuses, elles fabriquent des colliers de porteur des nâganes, des vases d’écorce, des paniers et des terrines ; elles assouplissent et fortifient à la lessive, la fibre d’ortie, le liber du tilleul, et celui du peuplier cotonier, et les filent en les roulant entre le genou et la paume de la main. Avec de la peau mince, passée blanche ou jaune pâle, elles confectionnent tuniques, mitasses et mocassins. À la graine de tournesol, elles demandent son huile ; à la terre et à certaines plantes, les couleurs ; et trouvent encore du temps pour fabriquer des matachias, et même pour peinturlurer leurs frères ou leurs maris.

Ce n’est pas tout : on vient souvent les avertir de quitter, pour aller au conseil, leurs pioches et leurs marmots.

C’est à cause d’elles surtout que leur nation l’emporte sur les Algonquins dans la pratique des arts utiles.

Mais bien que les Adastes soient renommés pour bien tailler la porcelaine, aucune de ces tribus demi-civilisées, ne se distingue par le bon goût. La hure des Cheveux-Relevés est restée célèbre et Lafitau fait une description peu flatteuse des canots en écorce d’orme, fabriqués par les Cinq-Nations : « Ils sont, dit-il, d’une seule pièce, et travaillés avec toute la malpropreté et la grossièreté possibles. Ils font les varangues, les barres et les précintes, de simples branches d’arbre. Ces branches ne sont qu’écôtées et si mal rangées que la seule vue en fait mal au cœur. »[9]

Par contre, cette famille de peuples, semble avoir, plus que les tribus algonquines, conscience de sa dignité. À l’époque de la décadence, bien que les anciennes mœurs aient perdu de leur pureté, la tenue, surtout chez les femmes, y reste à peu près irréprochable.

Selon Sagard, tous ces peuples sédentaires ont le port et le maintient nobles, et sont comme la noblesse du pays, tandis que les Algonquins y font figures de bourgeois et de villageois.[10]

Cette dignité n’est nulle part plus grande que dans les conseils : on y procède « avec une sagesse, une maturité, une habilité, je dirai même communément une probité, qui auraient fait honneur à l’aréopage d’Athènes et au sénat de Rome dans les plus beaux jours de la République ». Les conclusions précipitées et les manœuvres égoïstes ne sont pas dignes de ces assemblées sauvages ; mais une politique désintéressée, uniquement soucieuse du bien public et de l’honneur national, décide de toutes les entreprises.[11]

Enfin, au témoignage des anciens missionnaires jésuites, les Hurons, plus intraitables, mais plus intelligents ; plus difficiles à convertir, mais plus habiles à discuter, font aussi des chrétiens plus fermes que les Algonquins.[12]

  1. Voir Relation de 1636, et Sagard : « Hist. du Can. », p. 396.
  2. M. M. de l’Incarn. : « Lettres », 12 nov. 1666.
  3. Les cochons furent importés d’Europe.
  4. Sagard dit du pays habité par les Neutres : « Cette province contient prez de cent lieues d’étendue, où il se fait grande quantité de très bon pétun qu’ils traitent avec leurs voisins ». Gr. Voy. au pays des H., C. XVII, p. 211.
  5. M. M. de l’Incarn. : « Lettres », 12 nov. 1666.
  6. Voir touchant le partage des travaux entre les deux sexes, De la Potherie et Lafitau.
  7. La nâgane est le berceau indien.
  8. Mot algonquin francisé, qui veut dire orner, d’où matachias pour désigner toutes sortes d’ornements.
  9. « Mœurs des Sauvages » tom. III, p. 197.
  10. « Hist. du Can. », C. XXIV, p. 396.
  11. Voir Charlevoix : « Journal de voy. dans l’Amér. Sep. », p. 269-270.
  12. Voir Charlevoix : « Nouvelle France », t. I, p. 196.