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En Judée
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 595-623).
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EN JUDÉE

DERNIÈRE PARTIE[1].


21 septembre.

Une à une, nous faisons toutes les excursions obligées : les tombeaux des rois, la maison de saint Joseph, la citerne de Marie, la citerne de David, le champ de Booz : j’avoue n’y trouver qu’un médiocre intérêt, et sincèrement n’y rien sentir. Il faut en vérité un cœur de pèlerin russe pour s’émouvoir à la vue de tous ces lieux saints où les hommes et les choses sont si différens de ce que nous avons rêvé. Devant chaque pierre et chaque grotte de la Palestine, on a beau se répéter ce que content les moines et les drogmans, on conclut froidement qu’il s’est peut être passé là quelque chose, et cette idée ne sort pas de la cervelle lucide pour envahir l’être obscur qui rêve et qui sent. À Bethléem, je me suis surtout arrêté devant le marché pour y suivre, transposées en style oriental, tant de scènes qui sont familières à nos villages d’Europe.

Dans ces tableaux champêtres de terre-sainte, il y a toujours une grâce lumineuse et simple. C’est ici l’aire commune de terre battue que l’on retrouve dans tous ces hameaux d’Orient ; les paysans y vannent leur grain, les voyageurs ont le droit d’y planter leur tente et d’y tendre une corde pour aligner leurs chevaux. À Bethléem, la place publique s’ouvre sur un sommet de colline. Au-dessous, tout le paysage biblique se développe, çà et là brodé de gris par les oliviers légers. Mais devant nous, sur ce fond triste et grandiose, le peuple des gens et des bêtes fait un premier plan de vie colorée. D’humbles ânes attendent patiemment qu’on les décharge, des chameaux agenouillés somnolent ou grognent, des vieillards sordides dans la majesté de leurs barbes et de leurs turbans fument en cercle des narghilés, des paysannes assises par terre devant des piles de fruit attendent les acheteurs. Ces groupes résignés tonnent un paisible cadre à l’affairement de tout le marché : on soupèse des poules, on mesure des boisseaux de blé ; une petite fille qui est déjà une mère allaite une infime larve jaune, emmaillotée de jaune qui presse le lourd sein veiné, avec des mouvemens de petite bête aveugle, de jeune chat naissant. Les costumes rappellent beaucoup les bigouden de Pont-Labbé. Mêmes broderies d’or sur les corsages, mêmes bonnets en cônes tronqués, mêmes toques massives, couvertes de métal, chargées de pièces d’argent, donnant aux femmes une allure fastueuse et pesante d’idoles barbares.

Beaucoup de figures sont d’une admirable pureté, d’une noblesse virginale de profil. Et cela n’est pas seulement un hasard des lignes ou bien un trait physique de race. Il y a beaucoup d’honneur et de dignité dans la vie de ces paysans ; les fortes traditions les maintiennent debout, les empêchent de dévier hors de la forme saine. Tout récemment encore, nous dit un religieux, quand une fille avait fait une faute, il n’était pas rare de la trouver assassinée quelques jours après.

Il faut bien entrer dans la basilique qui est d’un très grand intérêt pour les archéologues, puisqu’elle est la plus vieille église chrétienne et qu’elle remonte probablement à Constantin. On y retrouve les prêtres grecs, avec les icônes métalliques, les longs cierges historiés, les autels surchargées de raides figures byzantines. On y retrouve les Arméniens et les Coptes, et les impassibles soldats turcs qui maintiennent, le fusil sur l’épaule, la paix dans ce petit monde de moines querelleurs.

Dans l’abside que les Grecs possèdent et que leur jalousie a entourée d’un mur, on peut voir d’antiques et belles mosaïques, toutes grises sur un fond d’or éteint par le temps, figures du premier art chrétien qui s’étirent, s’allongent avec une pureté pâle, une lenteur religieuse de geste, une intensité d’idéalisme qui font penser aux premières fresques italiennes. Surtout, on est ému de songer que ces images, qui datent de 327, représentent déjà les sujets chrétiens que notre monde à nous, Gaulois, Latins, Germains ou Slaves, a découpés dans la légende comme les plus sacrés, n’a cessé d’évoquer et de peindre à genoux : le Sauveur entrant dans Jérusalem monté sur un petit âne, et tout le peuple sortant au-devant de lui, jetant des rameaux, étendant des tuniques sur son chemin ; Thomas incrédule mettant son doigt dans les plaies de Jésus, l’Ascension rayonnante au milieu des apôtres. Oui, il est étrange de retrouver ainsi, en plein monde antique, au cœur du IVe siècle, une partie de nous-mêmes, de se dire que les attitudes et les types sacrés sont déjà fixés, que des millions d’hommes se consolent déjà en imaginant les mêmes figures que l’on peint aujourd’hui pour nos églises, dont rêvent nos communiantes, devant lesquelles vont s’agenouiller nos veuves.

Ce sont ces images-là qui sont saintes, non pas ces lieux de pèlerinage, non pas cette terre de Bethléem où s’ouvre ce gracieux marché arabe, où se dresse cette basilique que se disputent les moines. Notre sainte Marie n’est peut-être pas la femme sémite au teint hâlé, qui, la tête chargée de pièces de métal, s’assit autrefois sur l’aire publique en allaitant son enfant. Notre campagne de Noël n’est peut-être pas celle qui m’entoure en ce moment, cette âpre terre dénudée, mangée par le soleil et par les hommes, ce dur paysage couleur de fer. Le véritable Noël, la véritable sainte-famille furent rêvés en Europe, au moyen âge, par des moines et des paysans au cœur tendre : sur des champs et sur des bois fleuris, sur une verte campagne, une nuit radieuse et bleue comme celles de notre mois.

de juin, une étoile merveilleuse que suivent des rois mystérieux, bardés de fer comme les chevaliers, chargés de joyaux, venant on ne sait d’où, marchant à travers les blés et les ruisseaux vers la crèche de paille où, non loin des brebis, dans son auréole, le petit enfant dort sous la garde du bon charpentier, sous le regard suave et profond d’une blanche sainte Marie…


22 septembre.

La promenade de la Mer-Morte est aujourd’hui encore une petite expédition. Il faut toujours une escorte contre les Bédouins pillards, des guides, des tentes ; on chevauche la nuit et le jour, et là-bas, pour se reposer au fond des ardentes dépressions qui s’enfoncent au-dessous des mers, nous n’aurons guère que les heures terribles où l’on ne peut ni manger, ni dormir. Tant mieux. À ce régime, le touriste observateur s’endort ; sous la fatigue, il ne reste qu’un être simple et passif sur lequel les impressions s’enfoncent comme sur un enfant ou un paysan, sourdes, vagues, mais durables. Cet être-là, que chacun de nous porte en soi, manque d’idées, il ne sait pas s’exprimer, mais il est le seul qui contemple et se souvienne.

Nous partons comme le soleil commence à baisser, et par la vallée de Josaphat, — funèbre vestibule à notre route, — tournant le mont des Oliviers, nous gagnons Béthanie. De là-haut, dans la lumière du soir, on voit dévaler tout le pays vers le bleu terne de la Mer-Morte, et elle apparaît alors, cette Judée, comme une large roche soulevée, comme une ondulation de l’écorce du globe, comme une vague énorme, atteignant ici l’un de ses points culminans, large de trente lieues, creusée, hérissée, mouvante, avançant dans sa colère et soudain pétrifiée en pleine tempête. — Plus un seul olivier, plus une trace de terre : cela est tellement nu que cela n’est plus sinistre : il faut du vivant pour faire du mort, et le vivant n’a jamais habité ici, le soleil n’y trouve rien à brûler. Il n’y a plus que le roc éternel, non le cailloutis des plateaux de Jérusalem, mais la grande pierre forte et pure, aux arêtes cristallines. Il n’y a plus que des choses cosmiques, la surface minérale du globe figée dans une tourmente et la lumière crépusculaire au moment où derrière nous la terre tourne vers la nuit. Et cette lumière rose fait saillir étrangement, tout près de nous, la précise dureté des roches, mais au loin semble les traverser, les alléger, les spiritualiser en violets transparens.

On descend, on descend régulièrement, sur la pente continue de la pierre, au bord d’une fissure béante qui effare les petits chevaux arabes et pourtant qu’ils s’obstinent à longer, qu’ils recherchent par caprice nerveux, pour le plaisir de tressaillir, jusqu’à ce que la monotonie de cette marche et de ce paysage les endorme dans une allure régulière. On ne voit plus une seule chèvre, plus un seul pâtre errant ; nous sommes sortis de l’Orient habité. C’est fini des villages et des villes qui, de l’Ouest à l’Est, de Jaffa à Béthanie, par Lydda, Ramleh, Bittir, Jérusalem, couvrent la triste Judée. Le désert commence, désert de roche d’abord, qui tombe dans le désert de sable, dans le vaste désert d’Arabie qui s’en va jusqu’à la mer des Indes, — çà et là, de cent lieues en cent lieues semé de petites choses noires, tentes légères, posées pour quelques jours et que les hommes aux figures arides, les nomades empaquetés de linge, promènent gravement, depuis des milliers d’années, de source en source, sur l’étendue jaune des sables…

Un Bédouin nous escorte, homme de race antique et de bel air, charmant de distinction et de savoir-vivre, sachant comme personne tourner un compliment quand il veut bien sortir de son silence : « Le Bédouin est le frère du Français, » nous a-t-il fait dire par notre interprète en se mettant à notre tête. Son frère est le cheik d’une tribu si puissante, si renommée dans le désert, qu’un de ses chats, nous dit-on, suffirait à nous escorter. À la démarche de ce chat, à son allure guerrière et distinguée, les brigands le reconnaîtraient bien vite pour un Beni-Fedan et, au lieu de nous maudire, nous salueraient, la main sur le cœur, en nous souhaitant beaucoup d’enfans.

Dans l’espace profond, du rose flotte, une rougeur vivante et tiède comme un sang subtil : c’est le second rayon ; le soleil est tombé derrière l’horizon que la grande pente nous masque. Roses aussi les mornes aigus, les lapias crevassés, la nudité des étendues de pierre que baigne cette fabuleuse clarté. Elle emplit à la fois tout l’espace, elle enveloppe les choses en supprimant les ombres, en rapprochant et précisant tout. Et puis, au zénith, le ciel se remet à bleuir, non plus de l’azur lumineux du jour, mais du bleu sourd et profond des espaces insondables. Les pierres pâlissent, mais ne s’obscurcissent point, deviennent simplement ternes et blanches comme des neiges qui s’étendent dans la nuit.

Nous marchons en file, précédés par le Bédouin, et peu à peu nous nous sentons envahir par la monotonie de cette descente, nous sentons peser sur nous la solennité de ces solitudes. Tout le monde s’est tu ; les corps se sont habitués aux faux pas que font les chevaux sur les pierres roulantes. L’esprit somnole comme eux, et l’impression de ce silence entre en lui vaguement, mais continuellement, s’amoncelle au fond de l’être comme chez les bêtes qui ne pensent pas, qui se taisent devant la tristesse des brumes errantes et de la nuit qui tombe.

Quelquefois la longueur de cette marche paraît telle, si éternellement semblables les grands plateaux de pierre, si semblables les mornes qui passent à ceux qui ont passé, qu’il semble que cela doive durer toujours. On perd un peu la notion du temps et les quelques heures écoulées depuis le départ tracent dans l’esprit une longue impression de durée vide. — À droite et à gauche, les rocs montent, terminés en lignes aiguës sur le ciel. Dans la nuit, cela fait un chaos pâle, par endroits d’une blancheur luisante et pure comme le sel incorruptible. On songe alors aux prophètes qui se sont retirés dans ce désert, seuls sur la roche, sous le soleil et les étoiles, nourris par les oiseaux de l’air. On comprend mieux leur dialogue avec Iahvé, leurs versets secs et farouches, la continuité de leur passion forte et simple.

Mais, presque toujours, on ne pense à rien ; on est une chose cahotée qui descend le long du sentier sans fin, et sur l’âme somnolente les lieues de ce paysage d’horreur s’accumulent…

Parfois un réveil brusque : le mauvais chemin s’arrête au bord d’un trou où pend une arche de pont brisé. Et alors il faut faire un long détour sur la roche, tirer par la bride les chevaux qui glissent. Sous leurs sabots des cailloux roulent, rompant le silence de la nuit sonore, et puis, de l’autre côté du ravin, la descente reprend au bord de la fissure noire. Seul, le chef bédouin reste alerte et bien éveillé : depuis tant de siècles, ses ancêtres ont l’habitude de sentir l’espace vide ouvert devant eux ! De sa main maigre, qui n’a jamais travaillé, il roule une cigarette. Il nous attend, nous encourage d’une gutturale et repart tout de suite bien en avant, car son grand cheval veut marcher seul et n’aime pas qu’on le talonne. Suit le moukre porteur, enfant passif de fellahs passifs. Pour mieux dormir, il s’est laissé glisser à demi de sa selle, et, retenu par un genou, ployé en deux, les bras ballans par-dessus sa bête, il somnole, la tête roulante, ou bien se met à chevroter un chant arabe, hésitant, coupé de petits arrêts brusques dont le thème triste revient toujours, comme toujours ces pierres et ces pierres qui passent devant nous.

Nous sommes loin maintenant des hauteurs de Jérusalem ; des bouffées d’air chaud commencent à passer dans la nuit… La fissure que nous longions s’est élargie, toute déchirée comme une blessure dont on ouvre violemment les bords. Elle bâille dans le noir, elle tombe en précipices droits, en chutes de falaises que l’on ne voit point finir. De l’autre côté, la paroi verticale monte très haut, nous masquant les étoiles, nous couvrant d’une obscurité plus dense que celle de la nuit. Mais vers le bord que nous longeons, la terre s’abaisse et fuit si vite qu’il semble qu’à présent, tandis que se rétrécit la voûte du ciel, nous allons nous enfoncer en spirales dans l’abîme, comme si tout ce qui précédait n’avait été qu’un long prélude à quelque descente aux enfers.

Mais soudain le sol plan, et la nuit qui s’élargit libre devant nous. Les chevaux s’éveillent, s’ébrouent : voici que nous touchons au fond des grands creux que nous avions vus du mont des Oliviers, et qui s’allongent à mille pieds au-dessous des mers vivantes. C’est la terre que nous battons enfin ! Comme elle semble douce et molle ! Puis des noirceurs de feuillages qui nous frôlent la figure, des marais que nous éclaboussons, un violent parfum de citronniers, des aboiemens de chiens, une lumière ; nous arrivons : c’est l’oasis de Jéricho.


Je reverrai longtemps les figures blanches des deux femmes qui nous reçoivent, cette cire vivante entourée de linge, ces yeux pâles, cette rigidité d’icônes… Ce sont des paysannes de Petite-Russie, venues de là-bas avec une troupe de pèlerins, abandonnées ici, on ne sait comment, enfouies depuis vingt ans dans le sable ardent de Jéricho. Pendant l’hiver elles prêtent leur petite cabane aux voyageurs qui leur laissent les restes de leurs provisions, mais durant les longs étés terribles, elles vivent de rien, au fond de la fournaise, dans le silence et la dévotion. — Tandis que nous soupons, elles entrent quelquefois, sans mot dire, et ces apparitions blanches de muettes, la pesanteur étouffante et soudaine de la nuit dans ces bas-fonds, les petits bruits tristes du désert qui entrent par la fenêtre, les fanfaronnades de notre interprète syrien qui s’excite à nous débiter des souvenirs de Paris et de l’Exposition, tout cela, perçu comme en rêve à travers la demi-stupeur où nous a jetés la longue descente à travers le pays vide, tout cela fait une soirée étrange dont les détails se gravent dans le dernier fond de la mémoire.

Quatre heures de sommeil lourd sous les moustiquaires que l’on voudrait arracher, qui empêchent de respirer, tant la chaleur est opprimante ; et puis, en route de nouveau à travers le grand espace qui s’ouvre entre les monts de Moab et les montagnes de Judée. À l’est et à l’ouest, elles s’allongent, les deux grandes chaînes, enfermant une bande de ciel où les étoiles fourmillent comme une poussière précieuse qui emplirait un vase, quelques-unes, les plus grandes, jetant des feux extraordinaires, s’élançant en ardeurs muettes, pâmées soudain, et puis, dilatées de nouveau, si lumineuses au-dessus de la sombre terre que la chaleur de la nuit semble tomber en nappes de toute cette fournaise, de toute cette voûte palpitante et pâle…

Et doucement l’âme se laisse engourdir à nouveau ; pendant longtemps, il n’y a rien en elle que le reflet de ces choses simples. À ces heures qui ne sont point familières, dans ces longues marches à travers les grands espaces, alors que les menus objets distincts ont disparu et que l’on n’aperçoit plus que des morceaux du monde, on sent s’arrêter tout le petit jeu habituel qui ride la surface de l’esprit : on touche à l’une de ces rares minutes de la vie où l’on aperçoit la vérité, où l’âme ne se distingue plus des choses et participe à leur éternité…

Rien de plus grand que ce drame de l’ombre et de la lumière qui a tant préoccupé les races qu’il fait le fond de presque toutes les religions. Dans le ciel on n’a rien vu changer et voici qu’il est devenu différent. À l’Orient, une clarté blanche déborde par-dessus la longue chaîne de Moab, s’épanche comme une eau pâle en nappes sinueuses, gagnant toujours, envahissant tout, noyant les astres si bien que, dans le ciel inondé, une seule étoile demeure toute blanche aussi, comme une goutte de rosée qui tremble et va tomber. Et lentement, dans la grande onde claire, un peu d’or commence à se dissoudre ; il nage dans l’espace, cet or, il tressaille, il vit, et sur sa profondeur le profil de la falaise s’allonge en grand écran, tandis qu’à l’Occident, de l’autre côté de la longue plaine stérile, frappées en face par le jour, les arêtes sèches des monts de Judée se teignent de rose, d’un rose qui descend comme si l’on tirait doucement les voiles de la nuit, comme s’ils tombaient très lentement, découvrant peu à peu la muraille de roc et de sable avec ses angles, ses pointes claires, ses creux d’ombres bleutées.

Et c’est le jour. Sur le sol plat les chevaux s’emballent, hennissent à la lumière, battant régulièrement la terre. Terre étrange, toute jaune de soufre, hérissée de cônes réguliers, de petits cratères, couverte de plaques brillantes, de cristaux secs qui sont du sel et qui deviennent plus nombreux, à mesure que se rapproche la Mer-Morte, l’immobile ligne bleue tendue là-bas au ras du sol, entre les deux chaînes.

Devant nous trotte le maigre Bédouin, enveloppé d’étoffes, chantonnant une ritournelle, son escopette en bandoulière lui battant l’épaule, au rythme régulier de son trot. Mais il s’arrête : long conciliabule avec le Syrien qui nous guide, et soudain, au galop léger de son fin arabe, bondissant, volant comme une plume au vent, il est parti, et là-bas, très loin, voilà qu’il saute à terre et qu’à côté de son cheval ami, il se met en prières, qu’il commence, petite silhouette grave sur le vaste ciel, la gymnastique religieuse de l’Islam, debout d’abord, la face au sud, puis, soudain aplati, le front dans la poussière, « flairant la terre, » comme autrefois les Égyptiens devant l’écrasante majesté des Ramsès. Vieux gestes orientaux par lesquels l’homme s’abîmait déjà devant les rois et les dieux terribles de Thèbes, d’Assour, de Carthage et de Sidon, gestes précis et disciplinés qu’exige aujourd’hui le culte de l’Allah dominateur et qui, ce matin comme depuis tant de siècles, ploient l’Islam, se répètent de l’est à l’ouest dans les vastes déserts, à mesure que le soleil surgit au-dessus de chaque horizon jaune et commence à dévorer les sables.

Ces solitudes-ci sont plus maudites que toutes les autres : sur ce sol amer, caustique comme un poison, le minéral est seul à fleurir ; les roseaux secs ont disparu ; il n’y a plus que les cristaux de sel, les taches de soufre, les cônes de plâtre. Dans ces régions la terre a déjà commencé de mourir, est devenue semblable aux astres desséchés qui ne promènent dans l’espace que de la matière simple. Les hommes d’autrefois l’avaient bien senti quand ils disaient que ces lieux ont été dévastés par une main de colère, châtiés par Iahvé pour les crimes de Sodome et de Gomorrhe. De là cette singulière fascination que ces bas-fonds ont toujours exercée sur les âmes religieuses. C’est ici que Jésus vint jeûner pendant quarante jours ; c’est ici que les prophètes se retiraient quand ils « descendaient au désert » pour y retrouver l’Éternel. L’Éternel habite ici : tout s’est immobilisé devant lui, sous le feu de la grande torche impassible qu’il promène tous les jours sur l’étendue muette. Dans ce désert, la vieille ardeur religieuse d’Israël se rallumait. Il le savait bien, le maigre saint Jean, quand, vêtu de poil, nourri de miel sauvage et de sauterelles, il appelait ici « tous les habitans de Jérusalem et de la Judée » pour les enflammer de sa prédication. Là-haut, dans les fissures de ces rochers brûlés, des couvens s’accrochent encore à la pierre, s’enfoncent dans ses trous comme des aires inaccessibles. Sur ces falaises, parmi les angles rosés de la vieille roche, quelques-uns de ces creux d’ombre sont des grottes où, de siècle en siècle, les anachorètes sont venus nicher comme des chauves-souris, immobiles, maigris, les yeux dilatés par l’aveuglante vision de l’Éternel, n’entendant rien que leur monologue intérieur, ne voyant rien, quand l’image hallucinante s’effaçait, que les grands feux de la lumière sur les sables fauves. Aujourd’hui encore, on retrouve ici des ermites éthiopiens, des solitaires nègres qui murmurent de vieilles prières africaines. À ce régime, la cervelle se met à bouillonner, plus souvent elle se dessèche, se rétrécit jusqu’à l’idiotie. Sous ce ciel de flamme, entre ces montagnes de pierre et de sable, seule à seul avec l’immuable, l’âme périt d’horreur et de solitude, ou bien elle se trempe, s’épure, s’exalte, monte jusqu’à la prophétie, jusqu’à l’éblouissement sublime, jusqu’au cri aigu que nous entendons encore vibrer dans les vieux versets hébraïques.

Nous marchons sans nous voir avancer, tant les lignes du paysage sont simples et grandes, tant les deux hautes murailles de Moab et de Judée sont éloignées. Toujours ces cônes, ces cratères, ce soufre et ce sel. Devant certaines boursouflures bitumineuses, les petits chevaux nerveux, comme s’ils sentaient que cette nature contient quelque chose d’étrange, s’arrêtent, refusent d’avancer. Brusquement, d’un coup de sabot impatient, ils crèvent la croûte. Jaillit un jet de fumée qu’ils aspirent follement, dont ils se grisent pour s’emballer ensuite jusqu’à la rive de cailloux qui borde les eaux amères.

En ce moment il est six heures, et par-dessus les monts de Moab, le disque radieux vient de surgir. À cette époque, sa flamme est si dangereuse dans ces régions qu’aussitôt que l’astre a paru, il faut le fuir et songer à rentrer. Nous ne restons ici que quelques minutes, mais c’en est assez pour ne jamais oublier l’épouvantable simplicité de cette désolation. Une plage de pierres aiguës que ces eaux trop épaisses n’ont jamais pu rouler ; appesantie sur ces pierres, une onde poisseuse où, tout au bord, le soleil se mire en flamme languides, en taches aveuglantes et molles, avec des reflets de mercure ; çà et là quelques branches flottantes apportées par le Jourdain et rongées comme par un acide ; puis, entre les deux falaises, entre les deux murs calcinés où le soleil se réverbère, à perte de vue dans le sud, coupant le ciel d’une ligne d’horizon, toute l’étendue bleue, lourde, morne, qui déjà commence à fumer dans sa cuve, à se couvrir de lueurs sombres, à jeter des reflets de métal fondu.

À midi, de Jéricho, j’ai revu la mer désolée, basse, aplatie au niveau des sables comme une petite bande lisse. Mais au-dessus d’elle, entre les deux hautes parois de pierre qui s’allongent sans finir vers les solitudes de l’Arabie, l’espace est devenu gris, une buée de plomb pèse, éteignant le bleu du ciel, voilant, comme pour cacher un mystère, l’huile inerte que le soleil couve, l’enfer morne où tombent et s’amassent ses feux.


26 septembre.

Nous voici sortis des solitudes et brusquement entraînés dans un étrange tourbillon mondain. À Jérusalem, nous trouvons une grande bande française qui vient d’arriver par le dernier paquebot ; les fonctionnaires turcs que nous retrouvons à l’hôtel s’animent, le pacha morne semble moins triste, au dehors la foule citadine est en rumeur, le grand jour s’est levé, et nous recevons une belle carte glacée par laquelle M. le gouverneur de Jérusalem veut bien nous inviter à l’inauguration du chemin de fer de Jaffa.

Notre départ de l’hôtel n’a pas été très imposant ; Jérusalem n’est pas habituée à ces fêtes officielles, le service d’ordre est mal fait dans la cité de David. Pourtant nous produisons une grande impression sur la foule arabe en montant dans les vieux carrosses qui, cahin-caha, nous emmènent par la route de Bethléem, par la route qui domine les vallées tristes où les oliviers gris poussent parmi les pierres.

Oh ! quelle gare rouge ! quelle gare flamboyante avec tous ces drapeaux turcs où le croissant de l’Islam coupe, nu et clair, l’étoffe rutilante ! Cela fait un peu mal aux yeux sous le soleil de dix heures. Est-ce que ces Turcs intransigeans ne vont pas avoir la bonne grâce d’adoucir tout cela avec un peu de blanc et de bleu ? Quelle façade orgueilleusement ottomane pour ce chemin de fer qui fut construit, comme tout ce qui se tait dans ces vieux pays délabrés, par la science et l’argent de l’Europe !

Messieurs les pachas jouent les grands rôles, à présent que la ligne est terminée. Ils ne sont pas venus de Constantinople, ils n’ont pas tristement navigué loin de leurs harems pour ne pas éblouir un peu la pauvre cohue syrienne que l’on fait ranger à coups de courbache, si respectueuse pourtant des personnages en fez et en tuniques, des bons gouverneurs, des bons fermiers d’impôts qui viennent de Stamboul pour la maintenir dans l’état de maigreur qui convient. Mais le vieux monsieur musulman qui sait l’argot parisien semble préoccupé : va-t-il occuper la première ou la seconde place d’honneur ? Grave question qui nous tourmente aussi et que le directeur de la société française qui construisit la ligne aide à résoudre, en même temps que d’un geste, tout en causant, il fait aiguiller les machines, déblayer la voie, avec la tranquillité précise de ces hommes de tête et d’action que l’Orient ne produit guère.

Onze heures. Le soleil monte, la campagne biblique, poudroie, les Syriennes, voilées de blanc virginal, se pressent derrière les barrières, s’assoient comme un grand chœur antique ; les photographes, montés sur des tribunes, semblent dresser des guillotines ; nous nous alignons contre un mur, un peloton de soldats musiciens braque sur nous d’inquiétantes gueules de métal, se range au commandement comme pour nous fusiller, les drapeaux rouges prennent des tons féroces : quelque chose de sinistre se prépare.

Il est l’heure ! Debout devant les Turcs, les imans vont faire les gestes rituels qui fléchiront Allah ; les locomotives sont sous pression, habillées d’écarlate, couvertes de palmes et de croissans, pareilles à des animaux de rêve, à des bêtes d’Apocalypse qui seraient descendues dans ce vieux pays des visions monstrueuses. Allons ! qu’on fasse entrer les tristes héros de la journée, les trois moutons dont Allah, pour sourire à cette fête, veut humer le sang fumeux. Pauvres bêtes que la société de construction vient de faire acheter et dont elle a doré les cornes, pauvres moutons à grosses queues syriennes, ils entrent, éblouis par tout ce rouge, trébuchant sur les rails, si seuls dans l’espace où s’allonge la voie, devant cette foule massée sur les trottoirs, devant tous ces fonctionnaires chamarrés et sourians qui demandent leur mort pour que les locomotives Baldwin fonctionnent sans accidens. À ce moment, la musique militaire éclate, les soldats poussent des hourrahs disciplinés, les trombones nous mitraillent, les pistons scandent des basses, les fanfares saluent l’arrivée craintive des victimes qui se serrent tremblantes l’une contre l’autre, tandis que tout le monde se lève et que les pachas, la face au ciel, les bras ouverts, les paumes renversées, s’apprêtent à entendre la longue prière de l’iman dont la voix monte maintenant, suppliante, dans le silence.

Ainsi soit-il ! répondent les pachas. Vite, à présent, le sacrifice, pendant que les trombones reprennent avec rage, en décharges exaspérées. Sur les inutiles victimes des bouchers se jettent ; ils les terrassent, malgré leurs résistances, leur couchent le col sur le rail, pour que, tout à l’heure, les roues passent bien sur le sang, leur tranchent la gorge avec un mauvais couteau qui a du mal à traverser la laine. Un gros jet rouge : la bête n’a pas poussé une plainte, et maintenant, plus seule encore, sans lutte contre l’inévitable, traversée d’ondes frissonnantes, ses yeux se dilatant dans le soleil, elle attend la mort devant l’iman satisfait…

À présent tout est fini ; on emporte les victimes ; le peuple se précipite, grimpe d’assaut dans les wagons et le premier train se met en marche, passe sur les traces sanglantes, fuit vers les vallées de pierre, emporté par sa locomotive rouge qui ronfle sous ses drapeaux.

Ce soir, à six heures, grand banquet sous la tente, près de la gare. La foule se bouscule encore pour nous voir monter en voiture et là, au pied de la tour grise de David qui domine avec tant de tristesse les grands creux, pendant un instant nous formons un étrange vis-à-vis, nous, les Européens en habits et en claques, eux les juifs lamentables, les Arabes flegmatiques en turban, les Bédouins, emprisonnés, raidis dans la lourdeur de leurs manteaux. Puis de nouveau, cahin-caha, sur la vieille route, à l’heure pâle où la campagne est d’argent grisâtre, sobre et précise, avec ses petits oliviers dans la blancheur des pierres, comme un paysage de Cazin.

Long dîner, où nous avons pour voisins des effendis, des magistrats locaux, peu lavés, boutonnés jusqu’au cou dans de vieux paletots râpés d’Europe. Figures usées et veules, où l’on sent le fonctionnaire oriental qui n’est point payé et se rattrape sur les administrés, habitué aux prosternations devant le pacha qui, par faveur insigne, lui jette une cigarette à ramasser. Avec méfiance, avec tristesse, ils mangent, sans mot dire, avec des regards sournois, des mines de chiens battus. Mon voisin couve longtemps des yeux un ravier de sardines et puis se décide à en prendre une avec ses doigts.

Les chefs sont mieux, le gouverneur de Jérusalem a un visage plissé, tourmenté, de Turc intelligent. Celui de Ramleh, qui sort de sa bourgade pour la première fois depuis dix ans, est un gros père impotent, enfoncé dans sa graisse, au rire aigu, aux petits yeux pleins de joie et de malice.

Quelques discours en turc, puis traduits en français, qui ressemblent beaucoup à ceux que l’on débite chez nous en semblable occasion : on y parle un peu plus de la Providence, et autant de l’agriculture, du commerce et de l’industrie.

Cependant, devant nous, comme la tente n’est point fermée, s’ouvre la nuit d’Orient. Le peuple de Jérusalem est sorti de sa ville et, rangé dans la campagne nocturne, nous contemple très calme, car les coups de fouet ont vite fait de réprimer les mouvemens de curiosité. Les femmes, assises sur de petits murs, vêtues comme autrefois la Vierge, forment dans l’ombre des groupes d’une blancheur harmonieuse et vague. On dirait des fantômes de jadis, une antique génération, revenue dans la nuit pour regarder en silence ces modernes civilisés qui viennent toucher à l’Orient, aux pays immobiles du Passé. Tout proche, un vieux Bédouin décharné, déguenillé, semble un pasteur sémite, un compagnon d’Abraham ressuscité du fond des siècles, sorti de son désert, soudain placé face à face avec des Parisiens qui dînent en tenue de soirée, lui debout, muet, parcheminé par le soleil et par le temps…

… Au-delà, les montagnes sacrées ondulent, les plateaux de pierre pâle croisent leurs lignes paisibles, la nuit de Bethléem rayonne d’étoiles qui nagent dans la lueur bleue de l’espace, et tout est comme il y a deux mille ans…


29 septembre.

Aujourd’hui, nous visitons la célèbre mosquée d’Omar dont la coupole byzantine s’arrondit sur le grand quadrilatère du Haram-el-Chérif, au premier plan de la ville quand on la regarde de la vallée de Josaphat. Aussi bien, ces cérémonies, ces sacrifices sanglans nous ont rappelé que Jérusalem est une des capitales religieuses du monde musulman, sacrée à tout le monde sémite, aux sémites de l’islam, comme aux sémites d’Israël, aussi bien qu’aux peuples chrétiens dont la religion est une végétation riche et bourgeonnante entée par les races aryennes sur une branche du vieux tronc sémitique, du vieux tronc nu et fort que plantèrent les premiers nomades du désert, les pasteurs contemporains d’Abraham.

On plonge dans les noirs boyaux intérieurs où se presse obscurément la foule arabe et juive. Tout au bout, la porte massive des maugrabins, que l’on traverse sous les yeux jaloux des dévots musulmans, et brusquement voici s’ouvrir à la lumière un vaste espace de terre battue, long et large de quinze cents pieds, fermé au Sud et à l’Est par le vieux mur à créneaux de la ville, planté de cyprès noirs qui rendent plus intense le bleu profond du ciel. Sur ce quadrilatère, une plate-forme, piédestal de la mosquée d’Omar, haute de dix pieds, dallée de pierres lisses, où le soleil s’étale à l’aise, se réverbère, jette une nappe aveuglante de lumière. Cours ou parvis, on retrouve toujours ces grandes surfaces simples autour des édifices musulmans, ces vastes plans nets, aux lignes précises qui vous donnent d’abord la sensation de l’espace libre, et qui flamboient sous les rayons du Midi. Cela est ardent et nu comme un morceau de désert : on dirait que pour prier, le musulman veut de la solitude autour de lui, que l’Allah farouche exige des étendues simples, ne se révèle et ne parle que lorsqu’il a fait le vide autour de lui, comme ce feu du soleil, qui pleut en ce moment dans le pur éther.

Vraiment il faut venir ici pour savoir ce qu’est à onze heures la lumière sur ce haut plateau de Jérusalem. Entre les marbres des petits édifices, portes, arcades, mastabas, mihrabs, fontaines, semés sur la vaste terrasse, entre les noirceurs maigres des hauts cyprès, elle règne, sèche, torride, dure, découpant tout en lignes absolues, avec une précision implacable et crue, comme ces éclairs d’un millième de seconde qui font fermer les yeux de douleur, mais pas avant qu’on n’ait vu surgir dans les ténèbres tout un paysage éblouissant et blanc, fouillé partout, et qui, la nuit retombée, laisse ses lignes flamboyantes sur la rétine.

Il y a une beauté musulmane dans le silence et l’ardeur de toutes ces choses, dans ces grandes nappes de pierre lisse, dans ces arbres sérieux, dans la solennité de ces arbres noirs, de ces cyprès éternels au feuillage immobile et sans vie qui se lèvent religieusement sur l’immuable azur et que, d’Agra à Stamboul, l’Islam a plantés autour de toutes ses mosquées blanches.

Presque toujours la solitude ici, mais aux heures douces du soir et du matin, çà et là, traînant leurs babouches sous les cyprès, ou bien penchés pour les ablutions sur les fontaines, couchés à l’ombre sur la pierre, quelquefois accroupis et nasillant un texte sacré avec un monotone balancement du corps, des prêtres, des dévots, des étudians, des femmes même, assises, allaitant un enfant, tout un petit monde flâneur et pieux rappelle que ces mosquées ne sont pas seulement des lieux de prière, mais des cités religieuses que hante le peuple musulman, chacun rôdant ou rêvant à sa guise, sur les nattes fraîches de la maksoura ou bien sur les marches de la cour, à côté des petits dômes serrés qui sont les logis des prêtres, à l’ombre des tombeaux où reposent les cheiks et les derviches célèbres, au murmure des eaux bruissantes dans les vasques. À côté de ce peuple grave, un peuple d’oiseaux fréquente aussi les parvis de la mosquée, beaux oiseaux tranquilles, colombes aux ailes pures qui n’appartiennent à personne, qui sont chez elles parmi les marbres, dans ces lieux recueillis de lumière et de silence.

Que nous sommes loin des ombres froides du Saint-Sépulcre, des nefs obscures, des cryptes moisies, de toutes les ténèbres de la douleur chrétienne ! Au centre de l’éblouissante terrasse, la mosquée découpe son octogone régulier avec ses arêtes de cristal, ses pans exacts que dentellent des fenêtres treillissées, que couvrent somptueusement les faïences, les émaux où la lumière s’adoucit, se fait grave et chaude en chantant l’harmonie bleue et blanche des arabesques enlacées. Et là-haut, sur ce prisme à huit faces, le dôme de métal arrondit sa courbe juste, dessine son bulbe parfait, exaltant dans le ciel le croissant d’or qui flamboie.

À l’intérieur, une demi-obscurité flotte, s’épaissit dans les profondeurs de la coupole, non pas triste, mais somptueuse, pénétrée de rayonnemens mystiques, et peu à peu, sur la concavité des parois, dans cette ombre glorieuse, l’œil démêle des dessins, suit l’enroulement des arabesques où s’attardent les lueurs que tamisent, presque éteintes, les bleus et les violets des verrières. D’abord une première région de larges fleurs entrelacées, noires sur l’or pâli des mosaïques qui luit doux et chaud comme du vieux cuir repoussé. Au-dessus, les mystérieuses fenêtres qui ne semblent pas donner sur le ciel extérieur, mais rayonner d’une lumière spéciale, intime. Tout en haut la coupole s’achève, se ferme dans une confusion de ténèbres dorées.

C’est l’intérieur d’un bijou, d’une cassette ouvragée, un monument où l’on ne sent plus la pierre, le bloc qui construit, mais ciselé à même dans des joyaux et du métal précieux.

Il y a quelque chose d’étrange dans ces verrières dont les couleurs changent à tous momens de nuance et d’intensité, dans cette sombre et mouvante lumière qui rayonne d’elles. Les somptueux vitraux de nos cathédrales n’ont pas ce mystère. Et peu à peu, à force de chercher, on découvre qu’en effet ces verrières ne sont point des vitraux, qu’au lieu d’avoir été tracées sur le verre, ces lumineuses arabesques ont été découpées dans une pierre en treillis profond. Derrière cet écran ajouré, à quelque distance, sont placés des carreaux de couleur que le jour traverse. Cela fait d’abord un amortissement très étrange des teintes, puisqu’elles n’arrivent que mêlées d’ombre, puisqu’on ne les aperçoit qu’emprisonnées au fond des innombrables étuis, de chaque petite lunette profonde que forme chaque feston du dessin. Et puis, à mesure que l’on se déplace, tandis que le dessin découpé dans l’écran reste invariable, on voit varier les couleurs, les bleus se changer en rouges et en violets. On les voit aussi s’allumer et pâlir suivant qu’à travers les carreaux et le treillis, le jour tombe normalement sur l’œil ou bien ne le frappe qu’après être venu s’éteindre sur les parois intérieures de ce treillis. De là ce jeu de lueurs surnaturelles, ce palpitant débat de nuit et de clartés. Telle verrière est en partie obscure et en partie rayonnante, ses fleurs et ses arabesques jettent çà et là des étincelles mystiques, finissent, on ne sait comment, dans l’ombre pâle de la pierre. Telle autre luit tout entière, mais si faiblement, comme faite de diamans doux, à peine bleutés, d’une couleur de myosotis mourans.

Rien de plus achevé que l’art qui nous transporte dans cette gloire confuse, dans ce fabuleux paradis de clartés d’or emprisonnées. Mais rien de plus abstrait que cet art, rien de plus dédaigneux du réel. Il ne s’intéresse pas à la nature pour en dégager les caractères généraux et profonds. Comme la musique, qui combine des sons pour manifester certains états de sensibilité, il compose des symphonies, il groupe arbitrairement des couleurs et des degrés de clarté pour traduire les émotions simples de l’âme, de l’être sentant qui adore, qui triomphe, qui se prosterne ou qui commande. Comme la musique, au réel concret il n’emprunte qu’un élément, et cet abstrait qui est la couleur, il sait le modifier, le placer vis-à-vis de lui-même suivant certains rapports, en construire des ensembles qui ne correspondent à rien dans le monde extérieur, mais qui, par une liaison secrète que l’artiste sent d’instinct, transposent dans le monde visible quelques-uns des événemens de l’âme invisible. Peu importe l’élément abstrait qui sert à cette transposition. Que ce soit la masse sensible à l’œil, comme dans l’architecture, le son, comme dans la musique, la couleur et la ligne comme dans ces arabesques, chaque série d’élémens forme une gamme différente, plus ou moins étendue, plus ou moins nuancée, plus ou moins capable de correspondre entièrement, terme à terme, aux séries de sentimens et d’émotions. Certes, entre toutes ces gammes, celle des lignes et des couleurs abstraites nous semble la moins expressive : c’est peut-être parce que nous la connaissons moins que les deux autres, parce que notre éducation insuffisante ne nous permet pas d’en apprécier toutes les délicatesses, et en cela, devant ces arabesques, nous ressemblerions à un Chinois qui voudrait porter un jugement sur une sonate de Mozart, incapable de participer à son humeur fantasque ou modeste, de sentir sa tenue souriante ou sa passion sérieuse. Mais si peu que nous ayons l’habitude de ce genre particulier de transposition, nous devinons bien qu’il existe une relation entre quelques-unes de ces mosaïques et quelques-uns des états simples de notre âme. Et cela s’explique, car, physiologiquement, nous savons qu’entre les diverses couleurs et les divers degrés de tension de notre énergie nerveuse, il y a une liaison ; que le rouge, par exemple, l’exalte comme certains timbres de trompette dans la série des sons. À présent, que l’artiste arabe combine ces couleurs, qu’il entremêle les lignes sinueuses, brisées, les cercles, les losanges aigus, et voilà qu’il (commence à s’exprimer parle détail. Nous ne savons pas comprendre toute sa langue, mais nous entendons le sens général de l’émotion qu’il traduit. Est-ce qu’il n’y a pas de la tendresse dans ces lignes flexibles qui serpentent, de la conviction forte dans ces larges étoiles rouges plaquées sur du blanc, une autorité impérieuse dans ces grandes lettres arabes, incrustées en marbre noir, qui dehors fulgurent au soleil ? Est-ce qu’il n’y a pas de l’amour et de l’adoration religieuse dans ces verrières ? Est-ce que là-haut, dans cette profondeur ténébreuse et pourprée, l’âme ne s’épand pas, ne monte pas comme un Alléluia mystique, comme un hymne sacré de glorification ?

Architecture, musique, poésie lyrique, arabesque, il semble bien que les Arabes n’aient connu que les arts qui manifestent l’âme avec ses mouvemens tendres ou brusques, ses saccades et ses détentes. Ils ne sont pas sortis d’eux-mêmes pour regarder et comprendre les choses ; ils n’ont point participé à leur vie par sympathie, ils ne se sont pas intéressés à leurs formes fuyantes. Aujourd’hui encore, sous sa tente, le Bédouin écoute le poète ou le musicien de la tribu ; il ne s’est pas avisé de spéculer sur le cours des astres, de philosopher avec son ami en gardant son troupeau, de tracer des lignes sur le sable comme autrefois le Grec sur une plage, et de chercher leurs propriétés mathématiques. Probablement, le nomade est trop solitaire ; rien dans l’étendue morte du désert ne fait obstacle au développement de l’être intérieur, ne prend de force son attention, ne se dresse devant lui pour l’obliger à regarder et l’empêcher de sentir, pour s’opposer à ce moi qui se projette toujours au premier plan. De là peut-être le trait principal de la religion qu’ont inventée les Arabes, de cet islamisme dont le dieu volontaire n’a point de forme, dont le livre sacré ne contient point d’idées, qui s’empare pourtant de tout l’homme et le fanatise, si dénué de raisonnement que nos missionnaires le déclarent inattaquable au raisonnement et renoncent même à convertir, religion toute nue et toute simple, ardente et sèche, pleine de passion et vide de pensée, très analogue en cela au judaïsme et qui justement, comme le judaïsme au contact des Aryens d’Europe, s’est soudain transformée en pénétrant chez les Aryens de la Perse et de l’Inde, s’est chargée tout de suite de métaphysique, s’est dilatée presque jusqu’au panthéisme, s’est multipliée en sectes mystiques, a enfanté des drames et des théologies.


1er octobre.

Puisque c’est aujourd’hui samedi, profitons-en pour aller voir ce judaïsme et tâcher de pénétrer dans la synagogue qui complétera peut-être ce que vient de nous apprendre la mosquée d’Omar. C’est presque fini du bruissement intérieur des ruelles ténébreuses : même dans le bazar arabe, il n’y a que du silence. À voir la ville si vide un jour de sabbat, on se rend compte de ce qu’y sont les juifs ; le long terrier où ils grouillaient est vide : plus une seule face pâle, plus une tête à papillotes grasses, plus personne dans les rues. Mais de temps en temps, d’une fenêtre grillée, d’une chambre en saillie sur la rue, tombent des chants, et à travers les portes basses, au fond des cours, on distingue des groupes juifs, hommes et femmes en lévites, en longs manteaux, qui s’assemblent comme pour des réunions secrètes. Et devant leur air de mystère, devant leurs mines lamentables, leurs longs cheveux, devant ces têtes de vieux sorciers en robe, devant ces ruelles, ces petites cases où ils s’enferment, où ils se tapissent pour vivre entre eux loin du plein air, on comprend l’effroi, l’horreur vague que les vieilles juiveries d’Europe inspiraient autrefois au peuple naï et crédule des artisans et des laboureurs, les légendes sinistres qui épouvantent encore les villages russes, et qui dès le premier siècle circulaient à Rome sur les juifs et sur leurs maléfices ténébreux, sur leurs empoisonnemens et leurs assassinats d’enfans.

Quel spectacle dans cette synagogue, où l’on se sent seul comme un intrus qui pénétrerait dans une famille au moment où l’on célèbre quelque rite intime et passionné. Une foule blanche, une foule d’hommes maigres, tous vêtus de la blanche simarre du sabbat, blêmes comme si le sang était usé dans cette race trop ancienne, des vieux aux crânes, aux traits aigus, dont les yeux d’oiseaux flambent sous leurs fourrures, tout un peuple en rumeur, excité, traversé de secousses brèves comme des chocs électriques et qui font fléchir en même temps les centaines d’échines avec un rythme sec et vif, dans le bourdonnement des prières, pendant que le rabbin, face au mur, debout devant la foule, mène ce frénétique concert, élance les supplications qui attisent les cœurs, avec des notes perçantes et sonnantes, avec des modulations extraordinaires, avec des sursauts de l’épaule, des soubresauts qui s’accélèrent, mélopée violente, véhémente, qui ne ressemble à rien, ni arabe, ni européenne, impérieuse, sauvage, belle infiniment et que les voûtes de toute la synagogue prolongent en résonances. Et par momens, cela s’exaspère ; les flexions saccadées de tous les corps deviennent plus rapides, et le prêtre sanglote, son chant devient un cri, monte aigu et déchirant, des vieillards jettent des soupirs, lèvent des bras tremblans vers le ciel : un souffle passe, tout vibrant, tout brûlant d’émotion et de vouloir. Sur une tribune, un juif, jeune encore, dont je reverrai longtemps la pâleur et les yeux pensifs, domine le peuple, le contemple d’un air doux et profond de Christ. Et jeté brusquement si loin de notre monde moderne, dans cette rumeur et cette musique qui met une vapeur sur les choses, qui exalte en la brouillant l’imagination, l’esprit fait un saut de dix-huit siècles ; on croit revoir les scènes mémorables d’autrefois, les scènes du temple qui précédèrent la passion, la foule ardente, les centaines d’yeux perçans sous les sourcils touffus, tous les yeux hostiles et brûlans, les cris de mort, et debout, tranquille, l’homme solitaire avec son sourire de pitié triste. On comprend qu’autrefois, libre et maître chez lui, ce peuple ait massacré l’impie qui touchait à la Loi, on comprend toutes les tragédies sanglantes et sacrées de la Bible. Et, confusément, l’homme qui m’a guidé jusqu’ici sent tout cela, car il est inquiet ; l’antique effroi du chrétien devant le juif lui revient ; il veut partir, il répète qu’il n’est pas prudent de rester, que l’on pourrait bien verser notre sang. Probablement notre sang ne risque rien du tout, mais, en effet, on se sent mal à l’aise ici, terriblement isolé dans cette clameur de prières. Nous nous sauvons très vite ; mais pendant quelques instans, perdu dans cette foule qui invoque son Dieu à elle, l’Éternel jaloux dont le nom resplendit sur les murs, dans ce bruissement passionné, dans le feu de tous ces yeux, j’ai bien cru entrevoir quelque chose de l’âme indestructible de cette race qui traverse l’histoire comme un coin d’acier.

Quand on ouvre la Bible, on voit l’idée se préciser. Elle est bien semblable à sa sœur arabe, cette âme juive, comme elle toute repliée sur soi, toute concentrée, pauvre en reflets venus du dehors. Probablement le fond est le même, formé par les mêmes causes et trente siècles de vie civilisée n’ont pas suffi à effacer tout à fait les traits essentiels qui se sont élaborés pendant les longues périodes préhistoriques de la race, alors que ses premières tribus, toutes semblables aux Bédouins, promenaient leurs tentes et leurs troupeaux par le désert. Même infériorité de la faculté visuelle, même incapacité à sortir de soi pour se répandre sur les contours des choses, même prédominance de la poésie personnelle et lyrique. C’est un feu aveuglant de passion que jettent les prophètes, Ézéchiel, Daniel, Jean dans l’Apocalypse, une flamme violente, monotone, dans laquelle le réel se fond en images, en formes que la nature ne produit point, cornes qui portent des yeux, animaux « pleins d’yeux devant et derrière, » roues qui volent, oiseaux à têtes de lions, bêtes fabuleuses, figures terribles de cauchemar, devant lesquelles le cœur se contracte de terreur, devant lesquelles le voyant tombe la face à terre, comme mort. Regardez de près quelques descriptions de la Bible, par exemple celles du Cantique des Cantiques. Nulle plus chaude, plus frémissante ou pâmée d’amour. Mais pleines de bouillons et de scories, coulant trop enflammées, elles ne se moulent plus sur les formes vivantes, elles s’y attachent sans les envelopper étroitement, elles s’y figent en plis éblouissans et roides. La bien-aimée est semblable au plus beau couple de chevaux de Pharaon ; tel qu’est le muguet entre les épines, telle est la grande amie ; l’épouse est un jardin clos, une source close, une fontaine cachée ; ses dents sont comme un troupeau de brebis tondues qui remontent du lavoir ; elles se tiennent deux à deux et il n’y en a pas une qui manque. Son cou ressemble à la tour de David, bâtie à créneaux, à laquelle pendent mille boucliers et les targes de tous les vaillans hommes. Cette race n’aperçoit point le dehors sensible, ces poètes ne copient pas le détail plastique et coloré ; de la réalité, ils ne peignent que les traits qui manifestent un certain état moral. Si la bien-aimée ressemble aux chevaux de Pharaon, c’est parce qu’elle a leur vie et leur élan ; si son cou est semblable à la tour de David, c’est parce qu’il respire la force et la majesté. Quelle peinture que celle du cheval dans Job ! « Lui as-tu donné la force et as-tu revêtu son cou d’un hennissement éclatant comme le tonnerre ? Feras-tu bondir le cheval comme la sauterelle ? Le son magnifique de ses narines est effrayant. Il creuse la terre de son pied, il s’égaie en sa force, il va à la rencontre d’un homme armé ; il se rit de la frayeur, il ne s’épouvante de rien, et il ne se détourne point de devant l’épée. Il n’a point peur des flèches qui sifflent tout autour de lui, ni du fer luisant de la hallebarde et du javelot. Il creuse la terre, plein d’émotion et d’ardeur, au son de la trompette, et il ne peut se retenir. Au son bruyant de la trompette, il dit : Ha ! ha ! Il flaire de loin la bataille, le tonnerre des capitaines et le cri de triomphe. » Que voilà bien le cheval arabe, plein d’âme, ardent et fantasque comme une femme nerveuse, généreux aussi comme un preux ! Mais où sont ces dehors visibles, sa tête délicate, ses jambes frissonnantes, sa crinière soyeuse, le tremblement de ses naseaux veinés ? Devant le regard du poète hébreu, la forme a disparu ; il n’aperçoit que le dedans, surtout la tension des nerfs, l’exaltation de courage, le frémissement de volonté. Et si nous trouvons étrange qu’il compare le magnifique animal lustré à la sauterelle sèche, au petit insecte grêle, c’est justement parce que nous ne voyons pas le cheval de la même façon que lui, parce que nous ne sommes pas uniquement sensibles aux saccades qui traduisent les caprices de son énergie intérieure, aux détentes brusques qui le lancent bondissant.

Ce trait essentiel en explique beaucoup d’autres, par exemple, la langue dure, mal articulée, le style âpre et spasmodique de la Bible. Puisque l’Hébreu voit mal les choses du dehors, il ne peut pas exprimer leurs liaisons, leurs complexités, leurs nuances, par une phrase flexible, ondoyante, délicate, capable de s’expliquer, d’envelopper cent détails. Puisqu’il ne sait pas analyser l’objet, porter son regard sur telle ou telle de ses parties, pour démêler par abstraction ses caractères généraux, il ne sent pas le besoin de chercher des mots vides d’images particulières pour signifier l’abstrait et le général. Puisqu’il n’y a guère en lui que des sentimens simples et forts, des élans de joie, de désir, de haine, de vibrations de nerfs sensibles, sa parole jaillit saccadée, chargée de métaphores brusques, monotones, qui s’accumulent sans progresser. Quoi de plus opposé à toutes les habitudes de l’esprit grec que cette façon de décrire la puissance de la Divinité ? « Enlèveras-tu le Léviathan avec l’hameçon, et le tireras-tu, par la langue avec le cordeau de l’hameçon que tu auras jeté dans l’eau ? Mettras-tu un jonc dans son nez ou perceras-tu ses mâchoires avec une épine ? T’en joueras-tu comme d’un petit oiseau et l’attacheras-tu pour tes jeunes filles ? Qui est-ce qui découvrira le dessus de sa couverture et se jettera entre les deux branches de son mors ? Qui est-ce qui ouvrira les portes de sa gueule ? La terreur se tient autour de ses dents. Ses éternuemens éclaireraient la lumière, et ses yeux sont comme les paupières de l’aube du jour. Son souffle enflammerait des charbons et une flamme sort de sa gueule. La force est dans son cou, et la terreur marche devant lui. Sa chair est ferme : tout est massif en lui, rien n’y branle. Il fait bouillonner le gouffre comme une chaudière, et rend semblable la mer à un chaudron de parfumeur. Il fait reluire après soi son sentier, et on prendrait l’abîme pour une tête blanchie de vieillesse… Il n’y a point d’homme assez courageux pour le réveiller ; qui est-ce donc qui se présentera devant moi ? .. Voici : ce qui est sous tous les cieux est à moi. — Alors Job répondit à l’Eternel et dit : Je sais que tu peux tout et qu’on ne saurait t’empêcher de faire tes pensées. »

Voilà leur façon de philosopher : évidemment, si leur instrument nerveux est admirable, leur instrument intellectuel est incomplet. Ils sont incapables de spéculation philosophique, probablement parce que, pour abstraire, il faut commencer par regarder le monde dont on veut tirer des abstraits. La Grèce, qui s’est enchantée naïvement de la nature, qui l’a divinisée avec crédulité, qui en a revêtu ses dieux, leur donnant des corps souples comme l’eau ou majestueux comme le ciel, la Grèce a su raisonner de Dieu et le considérer comme le plus abstrait de tous les abstraits. Le Dieu biblique qui ne se spiritualise jamais jusqu’à l’abstraction n’a point de corps. Il apparaît comme un feu ardent, comme une colonne fumeuse. On sent sa présence à un tressaillement intérieur : Job le voit passer comme une étendue longue. Au contraire, au dedans, il est strictement défini ; c’est une personne invisible, une âme comme celle des hommes, beaucoup plus précise et limitée que celles de Zeus et d’Athéné, qui restent vagues au moral ; il a son style à lui, sa façon de commander, c’est une « créature d’esprit borné, » de tempérament autoritaire, qui se manifeste par des ordres et des coups d’état ; jaloux, despote, exigeant, de volonté absolue et arbitraire. Il a créé le monde : car les choses ne sortent pas les unes des autres par voie de naissance, d’expansion, de bourgeonnement : elles ne sont pas assez fluides pour cela. Elles ont été fabriquées par lui, solides, arrêtées, définitives, et il prouve sa force par ces constructions matérielles ; il en est fier ; il exulte en répétant que c’est lui qui forgea le Béhémoth et le Léviathan. « Voilà le Béhémoth que j’ai fait ; il mange le foin comme un bœuf. Voilà, maintenant : sa force est en ses flancs et sa vertu est dans le nombril de son ventre ; il remue sa queue qui est comme un cèdre. Les nerfs de ses épouvantemens sont entrelacés ; ses os sont des barres d’airain. C’est le chef-d’œuvre du Dieu fort ; celui qui l’a fait lui a donné son épée ! » — Quel âpre cri d’orgueil ! Comme on y sent une âme d’homme ! Une âme analogue à celle des tyrans sémites de l’Assyrie, qui, dans un style semblable, aussi bref, aussi scandé, vibrant comme un cri d’aigle vainqueur, gravaient sur la pierre impérissable le récit de leurs exploits.

Dans ce Dieu toute l’âme hébraïque s’est projetée. Qu’est-il, sinon un prolongement d’elle-même ? Quelle raison d’être a-t-il en dehors de la race juive ? Avant tout, il sert de point d’appui à sa personnalité. Il est la pierre de même substance qu’elle, le fondement de granit par lequel elle se continue, le rocher où elle s’incruste pour s’enfoncer dans le sol éternel qui supporte toutes les choses, pour participer à sa solidité, devenir capable de toutes les résistances, inébranlable à tous les chocs. À la pensée de Iahvé, le moi hébreu se sent plus robuste ; il tressaille, s’exalte, et le cri véhément qu’il jette contient un défi plus ardent. « Par la faveur de l’Éternel[2], le juste garde tous ses os, et pas un n’en est cassé. » Il se maintient debout et ferme. « Quand toute une armée se camperait contre lui, son cœur ne craindrait pas[3], car l’Éternel est un rocher, la haute retraite où il s’appuie. » À sa vue l’homme qui languissait se redresse : il redevient lui-même, il réagit contre le poids des choses qui le déformaient ; le moi qui se dissolvait reprend sa consistance, il sent la vie lui revenir avec plénitude, comme une ondée de sang chaud, lorsqu’après un long jeûne il a mangé de la chair. « Mon âme s’est rassasiée comme de moelle et de graisse, et ma bouche le loue avec un chant de réjouissance. » Entendez-vous dans ces cris vibrer tout l’être physique ? C’est que cette âme hébraïque qui ne contemple point la nature multiple et colorée, qui ne crée son Dieu qu’avec la ‘matière qu’elle trouve au dedans d’elle-même, entre toutes les sensations ne connaît guère que les plus simples, les primitives, celles qui, manifestant l’état de son énergie interne, tendue ou relâchée, s’épandent par tout l’organisme, retentissent à travers tout le réseau nerveux, s’irradient en ondes diffuses, émeuvent jusqu’aux viscères[4] : « Je me suis écoulé comme de l’eau, et tous mes os sont disjoints, mon cœur s’est fondu dans mes entrailles ! » Dans cet abattement de l’âme, tout le corps se défait, s’affaisse comme sous le poids d’un monde : « Éternel ! toutes tes vagues et toutes tes eaux ont passé sur moi[5]. Ma vigueur est desséchée comme un test et ma langue tient à mon palais, et tu m’as mis dans la poussière de la mort ! » Revienne l’onde vivifiante, et son cœur s’égaie, saute de joie et d’espoir au dedans de lui. — De toutes les sensations, ce sont là les plus élémentaires de toutes ; celles qui font rire et pleurer un enfant. Au-dessous des reflets mobiles que le monde jette sur nous, elles forment le fond le plus intime de nous-mêmes, elles composent notre caractère, notre personnalité reconnaissable, notre tempérament, vaillant ou mou. Certainement elles sont presque toujours causées par le contact du dehors, mais elles nous atteignent trop profondément pour nous renseigner sur les choses du dehors. Elles ne s’ordonnent pas en perceptions ; elles restent au dedans de nous, elles s’y fondent en émotions, émotions simples comme elle, de vouloir, de courage, de haine, de désir, de toutes les plus familières aux poètes bibliques, senties par eux, avec une intensité, exprimées avec une ardeur incomparable. Ce sont des frissons qui les traversent, des secousses nerveuses qui leur arrachent des cris lyriques : « Mon âme ! pourquoi frémis-tu au dedans de moi ? » Leurs exclamations d’impatience trahissent une surcharge d’énergie qui s’est accumulée, qui couve, qui jette déjà des étincelles irritées, qui, au moindre contact, éclatera comme la foudre : « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu fort, ma chair le souhaite en cette terre déserte altérée et sans eau. » — Ces émotions remuent en l’homme jusqu’à l’arrière-fond animal. Pour comprendre un mot comme celui-ci : « Mes reins se sont fondus d’attente au dedans de moi, » il faut songer à la panthère tombant en arrêt devant sa proie, immobilisée soudain dans sa marche, coulée dans les herbes, ses yeux dilatés comme deux flammes fixes, rien au dehors ne révélant son attente et le bond qu’elle va faire, que le tremblement imperceptible de son échine. Mêmes cris de fauve, même passion frénétique et profonde quand ils haïssent ; ils se vengent avec délectation. Le juste se réjouira quand il aura la vengeance : il lavera ses pieds au sang du méchant. « O Dieu ! brise leurs dents de leur bouche ! Brise les dents mâchelières des lionceaux. Qu’ils s’écoulent comme de l’eau ! Qu’ils se fondent ! Qu’ils s’en aillent comme un limaçon[6] ! Brise-les menus comme la poussière que le vent disperse, foule-les dans la boue des rues. » Ainsi, couvrant, embrasant tout l’être de l’homme, surgit impérieusement la flamme nue et blanche de la volonté. Des attentes et des détentes de la volonté, voilà ce que l’on sent au fond de cette âme brûlante et sèche qui souffle à travers la Bible. Rien d’étonnant que ce tressaillement du vouloir tende ou fasse frémir la voix, tour à tour l’exalte et la fléchisse, produise le rythme héroïque et bref dont vibrent les chants de victoire et de malédiction et qu’à travers la traduction nous entendons encore dans ce cantique de Déborah, dont la passion, lancée tout droit comme une flèche, ne tremble que par son excès de force et de vitesse : « Alors a été rompue la corne des pieds des chevaux par le battement des pieds, par le battement, dis-je, des pieds de ses puissans chevaux. Maudissez Mérog, a dit l’ange de l’Éternel, maudissez, maudissez ses habitans, car ils ne sont point venus au secours de l’Éternel, au secours de l’Éternel avec les forts. Bénie soit, par-dessus toutes les femmes, Jahel, femme de Héber, Kénien ; qu’elle soit bénie par-dessus toutes les femmes qui se tiennent dans les tentes ! Il a demandé de l’eau, elle lui a donné du lait ; elle lui a présenté de la crème dans la coupe des magnifiques. Elle a avancé sa main gauche au clou, et sa main droite au marteau des ouvriers ; elle a frappé Sisera et lui a fendu la tête ; elle a transpercé et traversé ses tempes. Il s’est courbé entre les pieds de Jahel ; il est tombé, il a été étendu entre les pieds de Jahel ; il s’est courbé, il est tombé, et au lieu où il s’est courbé, il est tombé, là, tout défiguré. La mère de Sisera regardait par la fenêtre et s’écriait : — Pourquoi son char tarde-t-il à venir ? Pourquoi ses chariots vont-ils si lentement ? Et les plus sages de ses dames lui ont répondu, et elle aussi se répondait à soi-même : — Ils partagent le butin, une fille, deux filles à chacun par tête. Le butin des vêtemens de couleur est à Sisera, le butin de couleurs de broderies ; couleur de broderie à deux endroits autour du cou de ceux du butin. — Qu’ainsi périssent, ô Éternel, tous tes ennemis ; et que ceux qui t’aiment soient comme le soleil quand il sort en sa force ! » Quelle fin que ce dernier verset ! Quelle passion sauvage, retenue, comprimée, éclatant soudain, jaillissant par-dessus tout comme une victorieuse fanfare de cuivre !

Qu’est-il resté de cette âme lyrique des ancêtres d’Israël ? — A-t-elle complètement péri au cours de cette expérience extraordinaire, prolongée pendant dix-huit siècles, à laquelle la nature l’a soumise, la dispersant à tous les vents, l’isolant au milieu des nations, parmi les tourbillons divers d’idées et de sentimens qui semblaient devoir la dissoudre et la reconstruire suivant leur propre forme, essayant de l’user par les chocs répétés, par les attaques de toutes espèces, de l’anémier par la vie sédentaire et méprisée ? Il semble bien qu’elle n’ait pas cédé et que par-dessous les changemens superficiels, sa structure fondamentale soit restée la même. Avec son antique ténacité, elle a su se fermer aux influences du dehors, et comme tous les êtres volontaires, comme toutes les personnalités fortes qui s’assoient sur des sentimens durables, rester elle-même, persister dans sa propre forme. Notez d’abord ses résistances, résistances forcenées d’autrefois, par le fer et par le feu, lorsque le peuple saint acculé sur le rocher du temple, avec un acharnement dont il n’y a pas d’autre exemple dans l’histoire, au milieu de la peste et de la famine, en face de ses soldats prisonniers que les Romains crucifiaient devant lui, délirant presque, suffoquant de sa propre rage, s’entre-tuant lui-même, se perçant de ses propres aiguillons comme un bataillon de guêpes dont on veut prendre le nid défendait encore, pierre à pierre, le dernier mur du saint des saints, — puis, lorsqu’il fallut comprendre que la ruche était détruite, flétrie dans la boue, qu’il n’y avait plus de temple, que l’ennemi avait écrasé à coups de bottes ce foyer brûlant où se concentrait toute l’ardeur fanatique d’Israël, lorsqu’il fallut essaimer enfin, les résistances muettes, les plus étonnantes de toutes, la vie en commun, portes closes, dans les juiveries du monde antique, à Smyrne, à Antioche, à Rome, à Byzance, — plus tard dans les juiveries de notre Europe, en Espagne, en Hollande, en Allemagne, en Pologne, en Russie, — dans chaque grande ville un quartier à part, le plus obscur, le plus fétide, où la race se retrouve, cohère, s’isole, se séquestre, s’entête à rester elle-même, s’obstine dans ses vieilles formes religieuses, rapportant toujours à elle les événemens de l’histoire, ne les comprenant pas, les déformant à force de les mêler à son moi, de les faire passer par son imagination apocalyptique, y lisant des promesses, des signes envoyés par Iahvé vengeur, vivant toujours dans l’attente, espérant un avenir qui sera comme les jours d’autrefois, revenant rôder, « peuple lugubre[7], » autour des murs détruits de Jérusalem, et par un inconcevable pouvoir d’illusion, prenant toujours ce cadavre de cité pour une éblouissante Sion[8], n’oubliant jamais, refusant de se séparer de son passé, s’y prolongeant par le souvenir, y rattachant maille à maille pour tisser toujours la trame de son indestructible personnalité, chacun de ses événemens présens, à mesure qu’entre ses doigts se déroule le fil de son histoire. Au fond de tout cela, très certainement, couvant, sous le masque humble du changeur ou de l’usurier, la même violence de passion, le même orgueil foncier. Car la volonté se fait de la même étoile que les sentimens ; impossible d’expliquer, sans cette intensité du sentiment, la persistance de cette volonté. Au XVIe siècle, le vieux type est encore vivant. Là-dessus on peut s’en rapporter au portrait qu’a tracé du juif l’homme à l’âme innombrable, capable de comprendre toutes les âmes. Shakspeare a repris la légendaire figure que venait de dessiner Marlowe, et qui, toute seule, suffirait à nous renseigner sur l’idée que se faisait du juif la foule anglaise. Mais comme Shakspeare l’a concentrée, précisée, cette figure, comme il a mis en saillie ses grands caractères dominateurs ! Quelle âme que celle de Shylock ! Comme elle se révèle tout d’un coup, avec quel orgueil de triomphe, quelle volupté dans la vengeance préparée de loin ! Comme les narines du juif se sont gonflées à l’idée de faire couler le sang altier du chrétien, de voir trembler son insolence, de repaître ses yeux de sa pâleur ! Comme les griffes de l’usurier se sont soudain changées en serres d’oiseau de proie, d’oiseau vainqueur, qui, la tête renversée, la pupille élargie, a planté ses ongles dans la chair vivante et la sent frissonner sous son étreinte !

Aujourd’hui, dans nos sociétés d’Occident où se sont fondues des castes et des races, sorti de sa juiverie, admis à toutes les fonctions sociales, ayant atteint la grande richesse, demi-gâté par sa richesse, entraîné enfin hors de sa propre forme par les grands tourbillons de la vie moderne, devenu très semblable à nous-mêmes, reconnaissant les modèles chevaleresques et chrétiens d’honneur et de conscience, entamé dans sa religion par le mauvais acide où nous baignons tous, qui dissout les volontés en rongeant les convictions, il est difficile de démêler les traits de parenté que l’Israélite peut encore avoir avec ses ancêtres lointains de Palestine. Cependant, dans sa soif de succès, dans la fièvre avec laquelle il travaille à l’étancher, on peut retrouver, concentrée sur de nouveaux objets, l’âme passionnée des ancêtres. Remarquez que, si presque toujours il réussit, s’il s’élève aux premiers rangs, c’est que presque toujours il sait résister, ne pas céder aux petites tentations de paresse et d’amusement, ordonner tous ses actes, mener toute sa vie par sa passion maîtresse. Bref, sa volonté reste de trempe supérieure. S’il manque de candeur, de bonhomie, de naïveté, s’il ne se laisse pas souvent duper, c’est probablement que tout son être est en éveil, tendu vers un seul but égoïste ou désintéressé qui donne à toute sa vie cette unité de développement continu qui indique toujours la personnalité puissante. Peu de variations fantaisistes dans cette vie : il ne sait pas flâner, muser, prendre les choses comme elles viennent. Dans la poursuite acharnée de la richesse, qui pour la grossière imagination populaire est son trait foncier de race, on voit moins le désir de gagner une fortune pour en jouir agréablement, qu’un impérieux besoin d’acquisition, de domination, de conquête, qui ne laisse jamais l’homme en repos. En même temps, notez ses aptitudes spéciales d’artiste. Il n’est guère peintre ni sculpteur ; il voit mal les dehors plastiques des choses. Même infériorité dans le roman ; il n’imagine pas des sentimens et des sensations pour les ordonner suivant des formes différentes de la sienne et qui seront des âmes de toutes espèces. En revanche, il excelle souvent comme poète lyrique, comme musicien surtout, c’est-à-dire toutes les fois qu’il a fallu faire parler son propre cœur, avec ses bonds, ses défaillances, son tumulte ou sa langueur. Aujourd’hui, tel Israélite français, philologue éminent, pour calmer les frémissemens d’amour ou d’indignation de son ardeur idéaliste, écrit d’admirables petites apocalypses. Voici que, pour maudire M. de Bismarck, il vient de retrouver l’accent des vieux prophètes. Ajoutez enfin que, si les noyaux durs, précis, que formaient autrefois les juiveries au sein des sociétés environnantes, se sont amollis en masses diffuses, certainement la race est encore cohérente, que ses enfans se tiennent et se soutiennent entre eux, qu’ils se reconnaissent et que le peuple les reconnaît. Concluez que même en Occident la conscience d’Israël n’est pas morte, que l’idée qui a fait se lever et se suivre tant de générations de même type est encore active et que sous les mille plis enfoncés par la culture européenne, demi-tordus par la pression du milieu, usés par son long effort de résistance, Israël a gardé ses grands traits de caractère. — Mais c’est en Orient qu’il faut aller pour retrouver, avec son relief primitif, la vieille et légendaire figure. Venez en Palestine, à Saphed où les juifs attendent le Messie sur la montagne qui doit porter son trône, venez à Jérusalem où ils pleurent toujours la ruine de Sion, voyez-les cantonnés à part, méprisés, séparés de l’humanité, s’obstinant dans leur regret et leur espoir, observez parmi ce peuple blême et scrofuleux quelques-uns de ces visages de vieillards, si douloureux, si beaux, au regard intérieur si résigné et si profond, voyez-les rôder parmi les pierres sépulcrales qui jonchent la vallée desséchée du Cédron, étreindre avec des lamentations aiguës le mur de David, regardez surtout dans cette synagogue la foule bruissante, tous ces yeux, tous ces nez qui se ressemblent, écoutez les prières passionnées qui montent vers le Dieu des ancêtres, et vous la sentirez passer, l’âme de la petite tribu fermée qui, sur ces plateaux durs, dans cette nature pétrifiée, dans cette lumière sèche, s’isola, se concentra, s’exalta, s’absorba dans son dialogue avec le Dieu de son cœur, et devint la petite parcelle chaude de ferment qui suffit par son contact à faire lever et à organiser tout notre monde.


2 octobre.

Je marche depuis une heure, au hasard, un peu perdu dans le labyrinthe de Jérusalem, dans les ruelles étranglées qui descendent le long des collines saintes. Tout à l’heure, quelle impression de solitude et de silence sur le mont Sion à côté de la grande muraille crénelée qui se dresse dans la nuit ! Silence et solitude aussi dans la ville, mais moins effrayant parce que moins près des profondes vallées vides.

Au hasard, entre les vieux murs de chaux dont, çà et là, un lumignon éclaire la pâleur morte. À présent je dois être sur la pente du Golgotha. Ah ! voici les sombres couvens, avec leurs fenêtres grillées, leur air froid, fermé, hautain, où l’on sent pourtant la crainte et la défense. Et voici le misérable cul-de-sac qui sert de parvis au Saint-Sépulcre, la cour déserte où la vieille église franque se renfrogne, se rencogne pour rêver du passé, abandonnée dans la nuit.

Maintenant, par les ruelles arabes, sous les voûtes noires où quelquefois un lampion pénètre de son rayonnement triste la profondeur de Nombre. Pas une âme, pas un bruit… Est-il possible que cette ville soit habitée ? Et les arcades se suivent en files confuses, tristes, opprimantes comme un intérieur de caveau ; les ruelles montent, se croisent, descendent en petites marches disjointes, et leurs voûtes finissent en ogives qui s’ouvrent sur la nuit, sur les grands espaces de la nuit où flotte une mystérieuse poussière bleue.

On dirait là-bas des grattemens rapides de cordes, comme ces musiques d’insecte solitaire qui élargissent le silence. Cela vient d’en haut, maintenant, d’une terrasse. Qu’est-ce qui peut se passer sur ce toit ? Justement, en lace, une petite rue monte en escalier escarpé, et de là-haut mes yeux plongent sur le carré de lumière fumeuse que fait un petit café arabe posé sur la terrasse, adossé à un mur, — à droite et à gauche fermé de toiles, mais ouvert en face de moi. Des nattes, des tapis, des haillons forment un plafond sordide, un toit contre le soleil de la journée. Sur des escabeaux boiteux, quelques fumeurs méditant leurs narghilés et dont les vestes rouges, les culottes rayées font une note confuse de couleur, bien étrange après cette solitude et cette saisissante noirceur des rues.

Pauvre café-concert, — le seul de Jérusalem, — si perdu dans cette nuit où revient flotter l’âme du passé, où l’on sent peser sur soi la poussière de tant de siècles ! Pauvre gîte où les vivans d’aujourd’hui viennent chercher à l’abri d’une toile un peu de sécurité, un peu de lumière, se serrent les uns contre les autres, ne se sentent plus seuls dans le silence et l’ombre de la ville solennelle, s’étourdissent à suivre, sans mot dire, l’arabesque grêle qu’une frissonnante cithare dessine autour d’une plainte brève ! .. Oui, pauvre gîte humain dont j’aperçois d’ici les deux faces ; au dedans, entre les toiles, sous la vieille natte, dans le rayonnement fumeux de trois chandelles, vingt figures attentives ou engourdies, tandis que bat le tambourin et que chevrotent les voix arabes, — au dehors, dans la nuit, les silhouettes rigides des toits, Jérusalem obscure et enveloppant tout, montant très haut, se courbant d’un horizon à l’autre, toute la voie lactée qui flotte en nuée blanche…

Pauvre musique aussi, lorsque l’on a entendu les capricieuses et savantes mélopées du Caire ; mais dont le battement sourd et le bruissement de cordes finit par enchanter les nerfs, dont l’obstination à décrire toujours, coupés par des silences, les mêmes cercles autour de la même phrase, impatiente d’abord et tout doucement emplit l’âme d’une large paix, comme ces courtes tinteries que les cigales ne se lassent point de reprendre dans les nuits spacieuses et qui par nappes sonores, de la terre obscure semblent monter jusqu’aux astres.

Peu à peu cette musique exerce ses influences de rêve, et son charme agit tout entier. Les régions de paix où l’on est entré se peuplent : tout s’évoque ; les images se lèvent, non précises, découpées, mais se pénétrant les unes les autres, portées sur une onde obscure d’émotion où viennent se croiser les sensations de ces derniers jours, pour se fondre en une tristesse amère qui est l’âme même de toute cette Judée. Et lentement, sur ce courant vague qui enveloppe et baigne tout, une seule image surgit, distincte, et se détache au premier plan. Et ce n’est ni la glorieuse mosquée, ni la pouillerie juive des rues, ni les vallées mortuaires, ni les sables incendiés de Jéricho, mais simplement la grande muraille de la tour de David, au-dessus des creux stériles, le sombre rempart crénelé qui surveille les bas-fonds de pierre grise. Il ne m’avait rien dit lorsque je l’ai vu pour la première fois il y a quinze jours, et maintenant c’est l’image la plus nette que j’emporte avec moi, celle qui contient le plus de sens, comme si toute la grandeur muette, toute la désolation de mort, l’abandon et la vétusté de Jérusalem s’étaient mystérieusement résumés là…


ANDRE CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Psaume 34.
  3. Psaume 27.
  4. Voir, sur ce rôle des viscères dans la sensibilité, Ribot, les Maladies de la personnalité, ch. Ier.
  5. Psaume 42.
  6. Psaume 58.
  7. Saint Jérôme.
  8. Voyez l’élégie du rabbi Halevi (1140) cité par G. Charmes, Voyage en Palestine, p. 147.