En écoutant Tolstoï/Ressaisissez-vous !

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Guerre russo-japonaise.

En écoutant Tolstoï
entretiens sur la guerre et quelques autres sujets
Charpentier et Fasquelle (p. 189-296).


Mais c’est ici votre heure et la puissance des ténèbres.
(Saint Luc, xxii. 53.)


I


Mais ce sont vos iniquités qui ont fait séparation entre vous et votre Dieu, et ce sont vos péchés qui ont fait qu’il a caché sa face de vous, pour ne plus vous écouter.

Car vos mains sont souillées de sang et vos doigts d’iniquités ; vos lèvres ont proféré le mensonge, et votre langue a dit des choses perverses.

Il n’y a personne qui crie pour la justice et il n’y a personne qui juge pour la vérité ; on se fie en des choses de néant, et on dit des choses vaines ; on conçoit le travail, et on enfante le tourment.

Leurs ouvrages sont des ouvrages d’iniquité et leurs mains font des actions de violence.

Leurs pieds courent au mal et se hâtent pour répandre le sang innocent, leurs pensées sont des pensées d’iniquité ; la ruine et la désolation sont dans leurs voies.

Ils ne connaissent point le chemin de la paix, et il n’y a point de justice dans leurs voies ; leurs sentiers sont des sentiers détournés ; tous ceux qui y marchent ne connaissent point la paix.

C’est pourquoi le jugement s’est éloigné de nous, et la justice ne vient point jusqu’à nous : nous attendions la lumière et voici les ténèbres ; la splendeur, et nous marchons dans l’obscurité.

Nous allons à tâtons comme des aveugles le long de la muraille ; nous allons à tâtons comme ceux qui sont sans yeux ; nous avons bronché en plein midi comme sur la brune, et nous avons été dans des lieux désolés comme des morts. (Isaie, LIX, 2, 3, 4, 6, 7, 8, 9, 10.)


La guerre est plus vénérée que jamais. Un artiste habile en cette partie, un massacreur de génie, M. de Moltke, a répondu, un jour, aux délégués de la paix, les étranges paroles que voici :

« La guerre est sainte, d’institution divine ; c’est une des lois sacrées du monde ; elle entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentiments : l’honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche, en un mot, de tomber dans le hideux matérialisme. »

Ainsi, se réunir en troupeaux de quatre cent mille hommes, marcher jour et nuit sans repos, ne penser à rien, ni rien étudier, ni rien apprendre, ni rien lire, n’être utile à personne, pourrir dans sa saleté, coucher dans la fange, vivre comme des brutes dans un hébétement continu, piller les villes, brûler les villages, ruiner les peuples, puis rencontrer une autre agglomération de viande humaine, se ruer dessus, faire des lacs de sang, des plaines de chair pilée, mêlée à la terre boueuse et rougie, des monceaux de cadavres, avoir les bras ou les jambes emportées, la cervelle écrabouillée sans profit pour personne, tandis que vos vieux parents, votre femme et vos enfants meurent de faim, voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme ! (Guy de Maupassant, Sur l’eau.)


Nous nous bornerons à rappeler que les différents États de l’Europe ont accumulé une dette de 130 milliards, dont 110 environ depuis un siècle, et que cette dette colossale provient presque exclusivement des dépenses de guerre, qu’ils tiennent sur pied en temps de paix plus de 4 millions d’hommes et peuvent porter ce chiffre à 19 millions en temps de guerre ; que les deux tiers de leurs budgets sont absorbés par le service de la dette et l’entretien des armées de terre et de mer. (G. de Molinari. Esquisse de l’organisation politique et économique de la société future, p. 35, 36).


De nouveau la guerre, de nouveau les souffrances utiles à personne, provoquées par rien, de nouveau le mensonge, de nouveau l’abrutissement, la bestialité des hommes !

Des hommes, des centaines de mille hommes, séparés par dix mille verstes, d’un côté des Bouddhistes, dont la loi défend non seulement le meurtre des hommes mais celui des animaux ; de l’autre, des chrétiens qui professent la loi de la fraternité et de l’amour ; ces hommes, comme des bêtes sauvages, se poursuivent les uns les autres sur terre et sur mer, pour se tuer, se mutiler de la façon la plus cruelle.

Qu’est-ce donc ? Est-ce un rêve ou la réalité ? En présence d’un acte qui ne doit pas, qui ne peut pas être, on veut croire que c’est un rêve et l’on veut s’éveiller. Mais non, ce n’est pas un rêve ; c’est la terrible réalité.

Prenons un Japonais, détaché de son champ, pauvre, ignorant, trompé, à qui l’on fait croire que le Bouddhisme ne consiste pas en la commisération pour tout être vivant, et qu’il consiste à faire des sacrifices aux idoles, ou un semblable pauvre garçon de Toula, de Nijni-Novgorod, illettré, à qui l’on enseigne que le christianisme consiste en l’adoration du Christ, de la mère de Dieu, des Saints et de leurs icônes, à la rigueur on peut comprendre que ces malheureux, amenés, par une violence séculaire et par la tromperie, à trouver bien le plus grand crime du monde : le meurtre de ses semblables, puissent commettre cet acte affreux sans se juger coupables. Mais comment les hommes soi-disant éclairés, peuvent-ils propager la guerre, y aider, y participer et, ce qu’il y a de plus terrible, sans s’exposer aux dangers de la guerre, y pousser, y envoyer de malheureux frères trompés ? Ces gens, soi-disant éclairés, sans parler même de la loi chrétienne, s’ils la professent, ne peuvent ignorer tout ce qui fut et est écrit, tout ce qui fut dit et qui est dit de la cruauté, de l’inutilité, et de l’insanité de la guerre. [Ces gens sont précisément appelés éclairés parce qu’ils savent tout cela. La plupart ont écrit eux-mêmes ou parlé sur ce sujet.] Sans parler de la Conférence de La Haye qui fut accueillie par l’approbation générale, puis des livres, des brochures, des articles de journaux, des discours où est envisagée la possibilité de résoudre les différends internationaux par un tribunal international, les hommes éclairés ne peuvent ignorer que les armements généraux des États, les uns contre les autres, doivent mener inévitablement ou aux guerres sans fin ou à la banqueroute générale, ou à toutes les deux. Ils ne peuvent pas ne point savoir que, outre la dépense folle, insensée de millions de roubles, c’est-à-dire du travail des hommes, pour la guerre et ses préparatifs, dans la guerre même périssent des milliers d’hommes, les plus énergiques, les plus forts, dans l’âge le meilleur pour le travail productif (Les guerres du siècle dernier ont coûté la vie à 14.000.000 d’hommes). Les hommes éclairés ne peuvent ignorer que les prétextes des guerres sont toujours tels, qu’ils ne valent pas qu’on dépense pour cela une seule vie humaine, ni même un centième des moyens dépensés maintenant pour la guerre (La guerre pour l’émancipation des nègres a coûté beaucoup plus qu’aurait coûté le rachat de tous les nègres du sud). Tous savent et ne peuvent ignorer le principal : que les guerres provoquent en l’homme les passions les plus basses, les plus grossières, le dépravent et l’abrutissent. Tous connaissent la faiblesse des prétextes qu’on invoque en faveur des guerres, tels ceux de Joseph de Maistre, Moltke et les autres : presque tous sont basés sur le sophisme que dans toute calamité humaine on peut trouver un côté avantageux, ou sur l’affirmation arbitraire qu’il y eut toujours des guerres, et que par conséquent, il y en aura toujours, comme si les actes mauvais des hommes pouvaient se justifier par les avantages et l’utilité qu’ils apportent, ou parce qu’ils furent commis de tout temps. Tous les hommes dits éclairés savent cela. Et tout d’un coup, la guerre éclate. Et tout cela est oublié instantanément, et même les hommes qui, hier encore, prouvaient la cruauté, l’inutilité et la folie des guerres, aujourd’hui n’emploient leurs pensées, leurs paroles et leurs écrits qu’aux moyens de tuer des hommes, de ruiner, d’anéantir la plus grande quantité de travail humain, d’attiser le plus possible les passions et la haine en ces hommes pacifiques, laborieux, qui, par leur travail, nourrissent, vêtent, entretiennent ces mêmes hommes — soi-disant éclairés — qui les forcent de commettre ces actes terribles contraires à leur conscience, au bien et à la religion.


II


Micromégas parla ainsi :

« Ô atomes intelligents, dans qui l’être éternel s’est plu à manifester son adresse et sa puissance, vous devez, sans doute, goûter des joies bien pures sur votre globe ; car, ayant si peu de matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser ; c’est la véritable vie des esprits. Je n’ai vu nulle part le vrai bonheur, mais ici il est sans doute. » À ce discours tous les philosophes secouèrent la tête ; et l’un d’eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l’on en excepte un petit nombre d’habitants fort peu considérés, tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux. « Nous avons plus de matière qu’il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière, et trop d’esprit, si le mal vient de l’esprit. Savez-vous bien, par exemple, qu’à l’heure où je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d’un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque par toute la terre, c’est ainsi qu’on en use de temps immémorial ? » Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. « Il s’agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s’agit que de savoir s’il appartiendra à un certain homme qu’on nomme Sultan, ou à un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s’agit ; et presque aucun de ces animaux, qui s’égorgent mutuellement, n’a jamais vu l’animal pour lequel il s’égorge. »

— Ah ! malheureux ! s’écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée ! Il me prend envie de faire trois pas, et d’écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d’assassins ridicules. — Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on ; ils travaillent assez à leur ruine. Sachez qu’au bout de dix ans, il ne reste jamais la centième partie de ces misérables ; sachez que, quand même ils n’auraient pas tiré l’épée, la faim, la fatigue ou l’intempérance les emportent presque tous. D’ailleurs, ce n’est pas eux qu’il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes, et qui en font remercier Dieu solennellement. » (Voltaire, Micromégas, 1750, ch. vii.)


La déraison des guerres modernes se nomme intérêt dynastique, nationalité, équilibre européen, honneur. Ce dernier motif est peut-être de tous le plus extravagant, car il n’est pas un peuple au monde qui ne soit souillé de tous les crimes et couvert de toutes les hontes. Il n’en est pas un qui n’ait subi toutes les humiliations que la fortune puisse infliger à une misérable troupe d’hommes. Si toutefois il subsiste encore un honneur dans les peuples, c’est un étrange moyen de le soutenir que de faire la guerre, c’est-à-dire de commettre tous les crimes par lesquels un particulier se déshonore ; incendie, rapines, viol, meurtre… (Anatole France, L’Orme du Mail, p. 282-284.)


Le sauvage instinct du meurtre guerrier a de bien profondes racines dans le cerveau humain ; car il a été soigneusement cultivé et encouragé depuis des milliers d’années. On aime à espérer qu’une humanité meilleure que la nôtre réussira à se corriger de ce vice original ; mais que pensera-t-elle alors de cette civilisation, soi-disant raffinée, dont nous sommes si fiers ? À peu près ce que nous pensons de l’ancien Mexique et de son cannibalisme à la fois pieux, guerrier et bestial. (Ch. Letourneau, L’Évolution politique dans les diverses races humaines, t. I.)


Parfois un prince en moleste un autre dans la crainte que ce soit cet autre qui lui cherche noise. Parfois l’on engage la guerre parce que l’ennemi est trop fort ; et parfois parce qu’il est trop faible. Parfois nos voisins désirent ce que nous avons, ou possèdent ce dont nous manquons ; alors nous en venons aux mains, jusqu’à ce qu’ils s’emparent de nos biens ou nous abandonnent les leurs. (Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, IVe partie, ch. v.)


Il s’accomplit quelque chose d’incompréhensible et d’impossible par sa cruauté, son mensonge et son absurdité. L’empereur de Russie, celui même qui convia tous les peuples à la paix, déclare publiquement que, malgré tous ses soins (soins qui s’expriment par l’accaparement de terres étrangères et l’augmentation des troupes pour la défense des terres accaparées), vu l’attaque des Japonais, il ordonne de faire aux Japonais ce que les Japonais ont commencé de faire aux Russes, c’est-à-dire de les tuer. Et, en proclamant cet appel au meurtre, il invoque Dieu et demande sa bénédiction pour le crime le plus effroyable qui soit. Semblable proclamation contre la Russie est lancée par l’empereur du Japon. Les savants jurisconsultes MM. Mouraviev et Martens s’appliquent à prouver que dans l’appel des peuples à la paix générale et la provocation à la guerre pour l’accaparement de terres étrangères, il n’y a aucune contradiction. Et les diplomates publient en langue française raffinée et envoient des circulaires dans lesquelles ils prouvent avec soin et en détail, — bien qu’ils sachent que personne ne les croit, — que le gouvernement ne change d’avis qu’après toutes les tentatives de rétablir des rapports pacifiques (en réalité, tentatives de tromper d’autres peuples), et qu’il se voit obligé de recourir au seul moyen de résoudre raisonnablement la question : c’est-à-dire au meurtre. Et les diplomates japonais, écrivent la même chose. De leur côté, les savants, les historiens, comparant le présent au passé, et en tirant de profondes conclusions, discutent très amplement les lois des mouvements des peuples, les rapports entre les races jaune et blanche, le bouddhisme et le christianisme, et, se basant sur leurs conclusions et considérations, ils justifient le meurtre des hommes de race jaune par les chrétiens. De même, les savants et les philosophes japonais justifient le meurtre des hommes de race blanche. Des journalistes, sans cacher leur joie, à l’envi, sans hésiter devant le mensonge même le plus évident et le plus grossier, prouvent de diverses manières que ce sont les Russes qui ont raison, qu’ils sont forts et bons sous tous les rapports, et que tous les Japonais ont tort, sont faibles et mauvais à tous égards, et que ceux qui sont hostiles aux Russes ou peuvent l’être (les Anglais et les Américains) sont également mauvais. Les Japonais et leurs partisans tiennent les mêmes propos envers les Russes.

Sans parler des militaires, qui, par profession, se préparent au meurtre, la foule des gens dits éclairés, qui n’est poussée à cela par rien ni personne : des professeurs, des gens des zemstvo, des étudiants, des gentilshommes, des commerçants, expriment les sentiments les plus hostiles, les plus méprisants envers les Japonais, les Anglais, les Américains, pour qui, la veille encore, ils avaient de la sympathie ou de l’indifférence, et, sans nul besoin, témoignent des sentiments les plus plats, les plus serviles envers l’empereur, qui leur est au moins tout à fait indifférent ; ils l’assurent de leur dévouement infini et se disent prêts à sacrifier leur vie pour lui.

Et le malheureux souverain, guide reconnu d’un peuple de cent trente millions, toujours trompé et placé dans la nécessité de se contredire, les croit, les remercie et bénit pour le meurtre l’armée qu’il appelle la sienne et qui défendra des terres qu’avec moins de droits encore il peut appeler les siennes.

Tous se donnent les uns aux autres de vilaines icônes, auxquelles non seulement aucune personne éclairée ne croit, mais que le paysan illettré lui-même commence à mépriser. Tous s’inclinent devant ces icônes, les baisent et prononcent des discours emphatiques et mensongers auxquels personne ne croit. Les riches sacrifient une minime partie de leurs richesses, gagnées immoralement, pour l’œuvre de meurtre, pour la fabrication des engins, et les pauvres, chez lesquels, chaque année, le gouvernement prend deux milliards de roubles, croient nécessaire de faire la même chose et donnent aussi leur obole. Le gouvernement excite et encourage la foule des oisifs vauriens qui, se promenant dans les rues avec le portrait du tsar, chantent, crient hourra, et, sous couleur de patriotisme, causent toutes sortes de désordres. Et dans toute la Russie, du palais impérial au dernier village, les pasteurs de l’Église qui se dit chrétienne, invoquent Dieu, — ce Dieu qui ordonne d’aimer ses ennemis, le Dieu d’amour, — pour aider à l’œuvre diabolique, pour aider au meurtre des hommes. Et des centaines, des milliers d’hommes en uniforme, et avec divers engins de meurtre — la chair à canon — affolés par les prières, les sermons, les appels, les processions, les images, les journaux, avec l’angoisse au cœur, mais une bravoure apparente, quittent parents, femmes, enfants, vont là où, en risquant leur vie, ils commettent l’acte le plus terrible : le meurtre d’hommes qu’ils ne connaissent pas, et qui ne leur ont fait aucun mal. Et derrière eux, suivent des médecins, des sœurs de charité, qui vont là, supposant, on ne sait pourquoi, que chez eux, ils ne peuvent secourir les gens simples et pacifiques qui souffrent, mais qu’ils peuvent secourir seulement ceux qui sont occupés du meurtre.

Quant aux gens qui restent chez eux, ils se réjouissent des nouvelles du meurtre des hommes, et lorsqu’ils apprennent qu’il y a beaucoup de Japonais tués, ils en remercient quelqu’un qu’ils appellent Dieu.

Et tout cela est jugé non seulement comme la manifestation de sentiments élevés, mais ceux qui s’abstiennent de pareilles manifestations, s’ils tâchent de faire comprendre aux autres la vérité, sont regardés comme des traîtres, des transfuges ; ils sont menacés ou injuriés, battus par la foule abrutie des hommes qui, pour défendre leur folie et leur cruauté, n’ont d’autre arme qu’une grossière violence.


III


La guerre forme des hommes qui cessent d’être des citoyens et deviennent des soldats. Leurs habitudes les écartent de la société ; leur sentiment principal, c’est le dévouement à leurs chefs. Dans le camp ils s’habituent au despotisme, à atteindre leurs buts par la violence et à se jouer des droits et du bonheur de leur prochain.

Leurs principaux plaisirs sont les aventures bruyantes, les dangers.

Les travaux pacifiques leur répugnent.

La guerre produit la guerre et la continue sans fin. Le peuple vainqueur, enivré des succès, aspire à de nouvelles victoires ; le peuple vaincu, agacé par la défaite, se hâte de rétablir son honneur et ses pertes.

Les peuples, excités les uns contre les autres par les injures réciproques, se souhaitent mutuellement l’humiliation, la ruine. Ils se réjouissent quand les calamités, la faim, la misère, la défaite frappent le pays ennemi.

L’assassinat de milliers d’hommes, au lieu de compassion, provoque chez eux une joie enthousiaste : les villes sont illuminées et tout le pays est en fête.

Ainsi s’endurcit le cœur de l’homme et s’éveillent ses pires passions. L’homme renonce au sentiment de la sympathie et à l’humanité. (Channing.)


Arrivé à l’âge du service militaire, il faut se soumettre à des ordres non motivés d’un cuistre ou d’un ignorant : il faut admettre que ce qu’il y a de plus noble et de plus grand est de renoncer à avoir une volonté pour se faire l’instrument passif de la volonté d’un autre ; de sabrer et de se faire sabrer, de souffrir la faim, la soif, la pluie, le froid, de se faire mutiler sans jamais savoir pourquoi, sans autre compensation qu’un verre d’eau-de-vie le jour de la bataille ; la promesse d’une chose impalpable et fictive que donne ou refuse avec sa plume un gazetier dans sa chambre bien chaude, la gloire et l’immortalité après la mort. Advient un coup de fusil, l’homme indépendant tombe blessé ; ses camarades l’achèvent presque en marchant dessus ; on l’enterre à moitié vivant, et alors il est libre de jouir de l’immortalité ; ses camarades, ses parents, l’oublient ; celui pour lequel il a donné son bonheur, ses souffrances, sa vie, ne l’a jamais connu.

Et enfin, quelques années après, on vient chercher ses os blanchis, on en fait du noir d’ivoire et du cirage anglais pour cirer les bottes de son général. (Alphonse Karr, Sous les tilleuls.)


Ils vous prennent un homme dans la force de la jeunesse, ils lui mettent un fusil entre les mains, un sac sur le dos, ils le marquent à la tête d’une cocarde, puis ils lui disent : Mon confrère de Prusse a des torts envers moi, tu vas courir sus à tous ses sujets. Je les ai fait prévenir par mon huissier, que j’appelle un héraut, que le 1er  avril prochain, tu auras l’honneur de te présenter sur la frontière pour les égorger et qu’ils aient à se tenir prêts à te bien recevoir. Entre monarques ce sont des égards qu’on se doit. Tu croiras peut-être, au premier aspect, que nos ennemis sont des hommes ; mais ce ne sont pas des hommes, je t’en préviens, ce sont des Prussiens ; tu les distingueras de la race humaine à la couleur de leur uniforme. Tâche de bien faire ton devoir, car je serai là assis sur mon trône qui te regarderai. Si tu remportes la victoire, quand vous reviendrez en France, on vous amènera sous les fenêtres de mon palais ; je descendrai en grand uniforme et vous dirai : Soldats, je suis content de vous. Si vous êtes cent mille hommes, tu auras pour ta part un cent millième de ces six paroles. Au cas où tu resterais sur le champ de bataille, ce qui pourrait fort bien arriver, j’enverrai ton extrait mortuaire à ta famille afin qu’elle puisse te pleurer et que tes frères puissent hériter de toi. Si tu perds un bras ou une jambe, je te les paierai ce qu’ils valent, mais si tu as le bonheur ou le malheur, comme tu voudras, d’échapper au boulet, quand tu n’auras plus la force de porter ton sac, je te donnerai ton congé et tu iras crever où tu voudras, cela ne me regardera plus. (Claude Tillier, Mon oncle Benjamin.)


… Mais j’appris la discipline, à savoir que le caporal a toujours raison lorsqu’il parle au soldat, le sergent lorsqu’il parle au caporal, le sous-lieutenant au sergent-major, ainsi de suite jusqu’au maréchal de France ; — quand ils diraient que deux et deux font cinq ou que la lune brille en plein midi.

Cela entre difficilement dans la tête, mais quelque chose vous aidera beaucoup, c’est une espèce de pancarte affichée dans les chambrées et qu’on lit de temps en temps, pour vous ouvrir les idées. Cette pancarte suppose tout ce qu’un soldat peut avoir envie de faire, par exemple de retourner dans son village, de refuser le service, de résister à son chef, et cela finit toujours par la mort ou cinq ans de boulet au moins. (Erckmann-Chatrian, Histoire d’un conscrit de 1813, p. 119-120.)

… Pourquoi le nègre se vend-il ? ou pourquoi se laisse-t-il vendre ? Je l’ai acheté, il m’appartient ; quel tort lui fais-je ? Il travaille comme un cheval, je le nourris mal, je l’habille de même, il est battu quand il désobéit ; y a-t-il là de quoi tant s’étonner ? Traitons-nous mieux nos soldats ? N’ont-ils pas perdu absolument leur liberté comme ce nègre ? La seule différence entre le nègre et le guerrier, c’est que le guerrier coûte bien moins. Un beau nègre revient à présent à cinq cents écus au moins, et un beau soldat en coûte à peine cinquante. Ni l’un ni l’autre ne peut quitter le lieu où il est confiné ; l’un et l’autre sont battus pour la moindre faute. Le salaire est à peu près le même ; et le nègre a sur le soldat l’avantage de ne point risquer sa vie, et de la passer avec sa négresse et ses négrillons. (Questions sur l’Encyclopédie, par des amateurs, t. IV, 1775. Extrait de l’article sur « l’Esclavage », p. 192-193.)


On dirait que n’existèrent jamais ni Voltaire, ni Montaigne, ni Pascal, ni Swift, ni Spinoza, ni tant d’autres écrivains qui dénoncèrent avec une très grande force l’insanité, l’inutilité de la guerre, et dépeignirent sa cruauté, son immoralité, sa sauvagerie, et, principalement, que n’existèrent jamais Christ et son enseignement sur la fraternité des hommes, et l’amour envers Dieu et envers les hommes.

On se rappelle tout cela, on regarde autour de soi ce qui se passe maintenant, et on éprouve de l’horreur, non plus devant les atrocités de la guerre, mais devant le plus terrible de tout : devant la conscience de l’impuissance de la raison humaine.

Ainsi, ce qui distingue uniquement l’homme de l’animal, ce qui fait sa particularité, — la raison, — est donc quelque chose d’inutile, non pas même inutile, c’est quelque chose de nuisible qui rend plus difficile toute activité, comme la bride qui se détachant de la tête du cheval s’emmêle dans ses pieds et ne fait que l’agacer.

On comprend qu’un païen, un Grec, un Romain, même un chrétien du moyen-âge, qui ne connaissait pas l’Évangile et croyait aveuglément à toutes les prescriptions de l’Église, pouvaient guerroyer et, ce faisant, s’enorgueillir de leur titre de guerrier. Mais comment un chrétien croyant, ou même incroyant, mais pénétré de l’idéal chrétien de la fraternité des hommes et de l’amour dont sont animées œuvres des philosophes, des moralistes et des artistes de notre temps, comment un tel homme peut-il prendre un fusil, ou se mettre près d’un canon et viser la foule de ses semblables avec le désir d’en tuer le plus possible ?

Les Assyriens, les Romains, les Grecs pouvaient croire qu’en guerroyant ils agissaient non seulement d’accord avec leur conscience, mais commettaient une œuvre pie. Mais que nous le voulions ou non, nous, chrétiens, quelque déformé que soit l’esprit général du christianisme, nous ne pouvons pas ne point nous élever à ce degré supérieur de la raison où il nous est impossible de ne pas sentir par tout notre être, non seulement l’insanité, la cruauté de la guerre, mais qu’elle est tout à fait contradictoire à ce que nous croyons bon et juste. C’est pourquoi nous ne pouvons faire la guerre, non seulement avec assurance, fermeté et calme, mais sans la conscience de notre criminalité, sans le sentiment angoissant de l’assassin qui, après avoir commencé à tuer sa victime, reconnaissant, au fond de son âme, l’atrocité de l’œuvre commencée, tache de s’étourdir, de s’exciter pour être en état de terminer cette œuvre horrible. Cette excitation antinaturelle, fiévreuse, folle, qui saisit les classes oisives, supérieures de la société russe, n’est que l’indice de la conscience de la criminalité de l’œuvre accomplie. Tous ces discours éhontés, mensongers, sur le dévouement au monarque, l’adoration pour lui, le désir de sacrifier sa vie (il faut dire celles des autres et non pas la sienne), toutes ces promesses, ces poitrines qui s’offrent à la défense de la terre, toutes ces stupides bénédictions des divers drapeaux et icônes, toutes ces actions de grâces, tous ces préparatifs de draps et de bandages, tous ces groupes de sœurs de charité, toutes ces quêtes pour la flotte et la Croix-rouge, données à ce gouvernement — dont le devoir immédiat consiste, suivant lui, en ceci : ayant la possibilité de prendre au peuple autant d’argent qu’il lui en faut, avoir la flotte et les moyens nécessaires pour secourir les blessés, dès que la guerre est déclarée, — toutes ces prières en vieux slave, insensées et sacrilèges autant que pompeuses, que les journaux de chaque ville communiquent comme une chose importante, toutes ces manifestations, ces milliers de voix demandant l’hymne national, tous ces mensonges de journaux mauvais sans vergogne, qui n’ont pas peur d’être dénoncés parce qu’ils sont tous les mêmes, tout cet étourdissement, cet abrutissement, dans lequel se trouve maintenant la société russe, et qui se transmet peu à peu aux masses, tout cela n’est que l’indice de la conscience qu’on a de la criminalité de cette œuvre horrible qu’on commet.

Le sens naturel dit aux hommes que ce qu’ils font ne doit pas se faire, mais, comme l’assassin qui ayant commencé à tuer sa victime ne peut s’arrêter, pour les Russes, le fait que l’œuvre est commencée leur semble la preuve évidente du droit de la guerre. La guerre est commencée, c’est pourquoi il la faut continuer ; c’est ainsi que se présente le fait aux hommes les plus simples, ignorants, qui agissent sous l’influence des petites passions et de l’étourdissement auquel ils sont en proie. Les gens instruits raisonnent de la même façon en tâchant de prouver que l’homme n’a pas son libre arbitre, et que même s’il comprend que l’œuvre commencée par lui n’est pas bonne, il ne peut s’arrêter. Et les hommes, étourdis, abrutis, continuent l’œuvre terrible.


IV


C’est merveille de voir à quel point une insignifiante dispute peut, grâce à la diplomatie et aux journaux, se transformer en une guerre sainte. Quand l’Angleterre et la France ont déclaré la guerre à la Russie, en 1856, ç’a été pour une raison tellement infime qu’en cherchant dans les archives diplomatiques on arrive à grand’peine à la découvrir… La mort de cinq cent mille braves gens, la dépense de cinq ou six milliards, voilà les conséquences de cet obscur conflit.

Au fond, pourtant, il y avait des motifs. Mais combien peu avouables ! Napoléon III voulait, par l’alliance anglaise et une guerre heureuse, consolider sa dynastie et son pouvoir de criminelle origine. Les Russes prétendaient envahir Constantinople. Les Anglais voulaient assurer le triomphe de leur commerce et empêcher la suprématie de la Russie en Orient. Sous une forme ou sous une autre, c’est toujours l’esprit de conquête ou de violence. (Charles Richet, Les guerres et la paix, p. 16.)

Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau et que son prince a querelle avec le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ? (Pascal, Pensées, p. 61.)


Les habitants de la planète terrestre sont encore dans un tel état d’inintelligence, de stupidité, que l’on voit dans les pays les plus civilisés les journaux quotidiens rapporter naïvement sans discussion, comme une chose toute naturelle, les arrangements diplomatiques que les chefs d’État font entre eux, les alliances contre un ennemi supposé, les préparatifs de guerre ; les peuples permettent à leurs chefs de disposer d’eux comme d’un bétail, de les conduire à la boucherie sans paraître se douter que la vie de chaque individu est une propriété personnelle…

Les habitants de cette singulière planète ont été élevés dans l’idée qu’il y a des nations, des frontières, des drapeaux, ils ont un si faible sentiment de l’humanité que ce sentiment s’efface entièrement dans chaque peuple devant celui de la patrie.

Il est bien vrai que si les esprits qui pensent voulaient s’entendre, cette situation changerait, car individuellement nul ne désire la guerre… et puis il y a des engrenages politiques qui font vivre toute une légion de parasites. (Flammarion. Les terres du ciel, p. 314.)


Quand on étudie à fond et non pas seulement à leur surface les diverses carrières dans lesquelles se déploie l’activité humaine, on ne peut se défendre de cette triste réflexion : Que de vies s’usent à perpétuer sur la terre l’empire du mal, au lieu de travailler à y faire régner celui du bien, et dans quelles plus vastes proportions que toute autre institution celle des armées permanentes ne contribue-t-elle pas à ce désordre !

L’étonnement et le sentiment de la tristesse vont croissant quand on considère que rien de tout cela n’est nécessaire, et que le mal accepté si bénignement par l’immense majorité des hommes leur vient uniquement de leur sottise, se laissant exploiter par un nombre, relativement très petit, d’hommes habilement pervers. (Patrice Larroque. De la guerre et des armées permanentes, chez Calmann-Lévy, p. 297.)


Demandez à un soldat, à un caporal, à un sous-officier qui a abandonné ses vieux parents, sa femme, ses enfants, pourquoi il se prépare à tuer des hommes qu’il ne connaît pas ; d’abord, il s’étonnera de votre question. Il est soldat, il a prêté serment, il exécutera les ordres des chefs. Et si vous lui dites que la guerre, c’est-à-dire l’assassinat des hommes, ne concorde pas avec le commandement : Tu ne tueras point, il répondra : « Mais comment faire, si l’on attaque les nôtres ? C’est pour le tsar, pour la religion orthodoxe. » Un, à ma question, m’a répondu : « Mais si l’on attaque les choses sacrées ?

« — Lesquelles ?

« — Le drapeau » ?

Et si vous essayez d’expliquer à un tel soldat que le commandement de Dieu est plus important que le drapeau et même que tout au monde, il se taira, ou se fâchera et vous dénoncera aux autorités.

Demandez à un officier, à un général, pourquoi il va à la guerre, il vous dira qu’il est militaire, et que les militaires sont nécessaires pour la défense de la patrie, et le fait que le meurtre ne concorde pas avec l’esprit de la loi chrétienne ne le gêne nullement, parce que, ou il ne croit pas en cette loi, ou, s’il y croit, ce n’est pas en la loi même, mais en l’explication qu’on donne de cette loi. Et le principal, c’est que lui, comme le soldat, à la place de la question précise : que doit-il faire ? met toujours la question générale du gouvernement et de la patrie : « Maintenant que la patrie est en danger, il faut agir et non raisonner », dira-t-il.

Demandez aux diplomates qui, par leurs mensonges, préparent les guerres, pourquoi ils le font ? Ils vous répondront que le but de leur activité est d’établir la paix parmi les peuples, et que ce but peut être atteint, non par des théories idéales, irréalisables, mais par l’activité diplomatique et la préparation à la guerre. Et de même que le militaire, au lieu de s’en tenir à la question de leur propre vie, ils allégueront la question générale, et les diplomates vous parleront des intérêts de la Russie, de la mauvaise foi des autres pays, de l’équilibre européen, et non de leur vie et de leur activité.

Demandez aux journalistes pourquoi, avec leurs écrits, ils excitent les hommes à la guerre, ils vous répondront que les guerres, en général, sont nécessaires, et surtout la guerre actuelle ; et ils appuieront leurs opinions de phrases vagues, patriotiques, et de même que les militaires et les diplomates, lorsqu’on leur demande pourquoi eux, des journalistes, des hommes vivants, agissent de telle façon, ils vous parlent des intérêts généraux des peuples, de l’État, de la civilisation, de la race blanche.

De la même façon expliquent leur participation à la guerre ceux qui la préparent. Peut-être sont-ils d’accord qu’il serait désirable d’abolir la guerre, mais que, maintenant, c’est impossible, et que, pour le moment, eux, des Russes, qui occupent une certaine position : maréchal de la noblesse, membre du zemstvo, médecin, membre de la Croix-Rouge, sont appelés à agir et non à raisonner. « Ce n’est pas le moment de raisonner et de penser à soi, quand il y a une grande œuvre commune », diront-ils.

Et c’est ce que dira l’instigateur apparent de toute l’œuvre, le tsar. Lui aussi, comme le soldat, s’étonnera d’être interrogé sur la nécessité présente de la guerre, Il n’admettra même pas la pensée qu’on puisse interrompre la guerre. Il dira qu’il ne peut pas ne point exécuter ce qu’exige de lui tout le peuple, qu’il reconnaît que la guerre est un grand fléau, et qu’il est prêt à employer tous les moyens pour la faire disparaître, mais que, dans le cas actuel, il ne pouvait point ne pas la déclarer, et qu’il ne peut pas l’arrêter. C’est nécessaire pour le bien et pour la grandeur de la Russie !

Tous ces gens, à la question : « Pourquoi un tel, Ivan, Pierre, Nicolas, qui reconnaît l’obligation de la loi chrétienne qui interdit le meurtre du prochain et qui même exige qu’on l’aime, qu’on le serve, pourquoi se permet-il de participer à la guerre, c’est-à-dire à la violence, au pillage et au meurtre ? », tous répondent toujours qu’ils agissent ainsi au nom de la patrie et de la religion, ou du serment, ou de l’honneur, ou de la civilisation ou du bien futur de toute l’humanité, en général, au nom de quelque chose d’abstrait, d’indéfini. En outre, tous ces hommes sont toujours si occupés des préparatifs de la guerre, ou des dispositions à prendre ou des discussions à propos de la guerre qu’à tout autre moment ils ne pensent qu’à se reposer de leurs travaux, et n’ont pas le temps de s’occuper de raisonner sur leur propre vie, en trouvant d’ailleurs ces raisonnements stériles.


V


La pensée recule devant une catastrophe qui apparaît au haut du ciel comme le terme du progrès de notre ère, et il faut s’y habituer pourtant ; depuis vingt ans toutes les forces du savoir s’épuisent à inventer des engins de destruction, et bientôt quelques coups de canon suffiront pour abattre une armée ; on a mis sous les armes, non plus comme autrefois, des milliers de pauvres diables dont on payait le sang, mais des peuples entiers qui vont s’entr’égorger…, pour les préparer au massacre, on attise leur haine en les persuadant qu’ils sont haïs ; et des hommes doux se laissent prendre au jeu, et l’on va voir se jeter l’une sur l’autre, avec des férocités de bêtes fauves, des troupes furieuses de paisibles citoyens, auxquels un ordre inepte mettra le fusil à la main. Dieu sait pour quel ridicule incident de frontières ou pour quels mercantiles intérêts coloniaux ! Ils marcheront comme des moutons à la tuerie — mais sachant où ils vont, sachant qu’ils quittent leurs femmes, sachant que leurs enfants auront faim, anxieux et grisés pourtant par les mots sonores et menteurs claironnés à leurs oreilles ; ils marcheront sans révolte, passifs et résignés, alors qu’ils sont la masse et la force, et qu’ils pourraient, s’ils savaient s’entendre, établir le bon sens et la fraternité à la place des roueries sauvages de la diplomatie.

Ils marcheront, piétinant les récoltes qu’ils ont semées, brûlant des villes qu’ils ont construites, avec des chants d’enthousiasme, des cris de joie, des musiques de fête. (E. Rod, le Sens de la vie, p. 208, 312.)


Mais auparavant le témoin oculaire était monté sur le pont du Varyag. Le spectacle était épouvantable. Jamais aucun des assistants n’avait vu une pareille boucherie. Partout du sang, des débris de chair, des troncs sans tête, une odeur de sang à donner des nausées aux plus aguerris. Le kiosque de combat avait extrêmement souffert. Un obus avait éclaté sur son sommet, tuant un jeune officier qui, le télémètre à la main, donnait des instructions pour le pointage. Du malheureux, il ne restait qu’une main crispée sur l’instrument. Des quatre hommes qui se trouvaient avec le commandant, deux furent mis en morceaux, deux autres grièvement blessés. Quant au commandant, il en était quitte avec un éclat d’obus reçu près de la tempe.

Je n’ai pas tout dit. Le récit du témoin oculaire continue : « Les neutres ne peuvent garder à leur bord les blessés. Il faut les débarquer, car la gangrène et la fièvre menacent d’infecter le navire. »

La gangrène et la pourriture d’hôpital, cela fait aussi partie de la gloire militaire, avec la famine, l’incendie, la ruine, la maladie et les soldats qui tombent épuisés sur la route, le typhus, la petite vérole et le reste.

Il importe d’être complet et de ne rien oublier. Vous êtes peut-être curieux de savoir ce qu’il était advenu du second navire russe, le Koreïets. Comme les efforts de l’artillerie japonaise s’étaient concentrés sur le Varyag, il n’avait pas été touché, bien qu’il ne fût qu’à deux cents mètres de l’autre. Il rentra au port sans avarie, et son commandant, l’équipage ayant été débarqué, le fit sauter.

Et maintenant rien n’empêche de célébrer les bienfaits de la guerre. Joseph de Maistre, qui fut une haute et solennelle andouille, s’y est employé avec succès. Écoutez-le : « Lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangreneux qui suivent l’excès de la civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang. »

Oui, chéri.

M. de Vogüé, un académicien comme M. Brunetière, a dit la même chose ou à peu près. On peut tout prouver, quand on a du temps à perdre. Soutenir cette thèse que le bien sort de l’excès du mal est un agréable exercice à l’usage des philosophes obtus. Pangloss s’y livrait avec conviction. Mais les pauvres diables dont on fait la chair à canon conservent tout de même le droit d’être d’un avis contraire. Malheureusement, ils n’ont pas le courage de leur opinion. De là vient tout le mal. Ayant pris depuis longtemps l’habitude de se laisser massacrer pour des questions auxquelles ils ne comprennent rien, ils continuent, persuadés que les choses sont bien ainsi. C’est pourquoi il y a, en ce moment, là-bas, des cadavres dont les crabes sont en train, sous les flots, de dévorer les membres mutilés.

Je ne sais pas, lorsque la mitraille brisait, renversait tout autour d’eux, s’ils étaient contents de savoir que c’était pour leur bien et afin de retremper l’âme de leurs contemporains, qui a perdu son ressort par l’excès de la civilisation. Les malheureux n’avaient sans doute pas lu Joseph de Maistre. Je recommande aux blessés de le lire, entre deux pansements. Le chapitre consacré à « la destruction violente de l’espèce humaine » leur découvrira des horizons.

Ils apprendront que la guerre est nécessaire, comme le bourreau, parce qu’elle est, comme lui, l’émanation de la justice de Dieu. Et cette forte pensée leur sera une consolation quand la scie du chirurgien leur entamera les os. (H. Harduin.)


J’ai lu dans les Rousskia Viedomosti que l’avantage de la Russie est en cela qu’elle a chez elle un matériel humain inépuisable.

Pour les enfants à qui l’on tuera le père, la femme à qui l’on tuera le mari, la mère à qui l’on tuera le fils, ce matériel s’épuise vite. (Lettre d’une mère russe, mars 1904.)


Toujours elle a faussé le développement historique de l’humanité, violé le droit, enrayé le progrès.

Sans doute, certaines guerres ont été suivies de résultats avantageux à la civilisation générale ; mais les conséquences nuisibles de ces mêmes guerres l’ont toujours emporté de beaucoup sur ces résultats bienfaisants. Ce qui fait qu’on s’y trompe encore, c’est qu’une partie seulement de ces conséquences nuisibles est immédiatement apparente : les autres, qui sont souvent de beaucoup les plus graves, sont indirectes, et ont donc échappé pendant longtemps à l’intelligence humaine…

Si nous concédons aux défenseurs de la guerre ce simple petit mot « encore », nous les autorisons à dire que la discussion entre eux et nous est une simple affaire d’opportunité, d’appréciation personnelle ; car cette discussion se réduit alors à ceci, que nous croyons la guerre « devenue inutile », alors qu’ils la jugent « encore utile ». Dans ces conditions ils nous accorderont volontiers qu’elle pourra devenir inutile, ou même nuisible… demain, le temps d’infliger aux peuples quelques formidables saignées pour satisfaire leurs ambitions personnelles. Car telle a été de tout temps, et telle est encore l’unique fonction de la guerre : procurer à un nombre d’hommes le pouvoir, les honneurs, les richesses, aux dépens de la masse, dont ces hommes exploitent la crédulité naturelle, exploitent les préjugés créés et entretenus par eux-mêmes. (Capitaine Gaston Moch. L’Ère sans violence. Revision du traité de Francfort, p. 318, 320.)


Les hommes de notre monde chrétien et de notre temps sont semblables à un homme qui a perdu la bonne route : plus il avance, plus il se convainc qu’il ne marche pas où il faut ; et plus il doute de la sûreté de la voie, plus rapidement et follement il y court, se consolant par la pensée qu’il arrivera quelque part. Mais, à un certain moment, il lui devient évident que la route qu’il suit ne le mènera nulle part, sauf à un abîme qu’il aperçoit déjà devant lui.

Dans une situation analogue se trouve maintenant l’humanité chrétienne de notre temps. Il est donc tout à fait évident que si nous continuons de vivre comme maintenant, les individus et les États se guidant par le bien de soi-même et de la patrie, si, comme maintenant, nous tâchons de garantir ces biens par la violence, alors les moyens de violence d’un individu contre l’autre, d’un État contre un autre, augmenteront : 1o Nous nous ruinerons de plus en plus en employant pour l’armement la plus grande partie de notre production, et, 2o En tuant dans les guerres les meilleurs hommes, au point de vue physique, nous dégénérerons de plus en plus, et nous nous abaisserons moralement. Si nous ne changeons pas notre vie, cela arrivera, c’est malheureusement sûr, aussi sûr que des lignes non parallèles doivent se rencontrer. Mais c’est peu que ce soit théoriquement sûr ; de notre temps, cela devient sûr, non par la raison seule, mais par le sentiment. L’abîme sur lequel nous marchons nous est déjà nuisible, et les hommes les plus simples, ignorants, qui ne philosophent pas, ne peuvent pas ne pas voir qu’en s’armant de plus en plus les uns contre les autres, en se détruisant les uns et les autres par les guerres, comme des araignées dans un pot de verre, nous ne pouvons arriver à autre chose qu’à la destruction mutuelle.

Un homme franc, sérieux, raisonnable, ne peut plus se consoler à la pensée que les choses peuvent se réparer, comme on le pensait autrefois, par la monarchie universelle de Rome, de Charlemagne, de Napoléon, par le pouvoir spirituel des papes, au moyen-âge, ou par la Sainte-Alliance, ou par l’équilibre politique du concert européen, ou par les tribunaux d’arbitrage international, ou, comme le pensent quelques-uns, par l’augmentation des forces militaires et les engins destructeurs nouvellement inventés.

Il est impossible d’établir la monarchie universelle ou une République avec les États européens, parce que les divers peuples ne voudront jamais s’unir en un seul État. Instituer un tribunal international pour résoudre les différends internationaux ! Mais qui forcera à se soumettre à la décision de ce tribunal un plaignant qui a sous les armes des millions de soldats ? Le désarmement ? Personne ne veut ni ne peut le commencer. Inventer des moyens de destruction encore plus terribles : des ballons avec des bombes, des gaz asphyxiants, des obus que les hommes lanceront sur les autres ? Quoi qu’on invente, tous les États se muniront des mêmes armes de destruction, et, de même que la chair à canon, après les armes blanches, est allée sous les balles, après les balles sous les grenades, sous les bombes, sous les canons à tir rapide, sous la mitraille, sous la mine, elle ira également sous les bombes lancées des ballons et remplies de gaz asphyxiants.

Rien ne prouve plus évidemment que les discours de M. Mouraviev et du professeur Martens que la guerre japonaise ne contredit pas la Conférence de La Haye, rien ne prouve mieux que ces discours jusqu’à quel degré, en notre monde, est déformée l’œuvre de la transmission de la pensée : la parole, et jusqu’à quel point nous avons perdu la capacité du raisonnement clair, intelligent. On emploie la pensée et la parole, non pour servir de guide à l’activité humaine, mais pour justifier toute activité criminelle. La dernière guerre des Boers et la guerre actuelle avec les Japonais, qui, à chaque moment, peut se transformer en carnage général, l’ont prouvé indiscutablement. Tous les raisonnements antimilitaristes n’aideront pas plus à la disparition de la guerre que le raisonnement le plus éloquent, le plus persuasif adressé à des chiens qui se battent pour les convaincre qu’il est plus avantageux pour eux de se partager le morceau de viande, objet de la bataille, que de perdre le morceau que prendra en passant un chien quelconque, sans prendre part au combat.

Nous courons à l’abîme, nous ne pouvons nous arrêter et y tombons.

Chaque homme raisonnable qui réfléchit à la situation dans laquelle se trouve maintenant l’humanité, et à celle vers laquelle elle marche inévitablement, doit voir que cette situation est sans issue, qu’on ne peut inventer aucune institution, aucun établissement qui nous sauvera de la perte à laquelle nous courons inévitablement.

Sans même parler du danger économique insoluble, et qui se complique de plus en plus, les rapports mutuels des États qui s’arment les uns contre les autres, et sont prêts, à chaque moment, à déclarer la guerre, ces rapports montrent nettement la perte inévitable à laquelle est entraînée toute l’humanité dite civilisée.

Alors, que faut-il faire ?


VI


Il faut le dire à la gloire de l’humanité, le dix-neuvième siècle tend à entrer dans une voie nouvelle : il a compris qu’il doit exister aussi des lois et des tribunaux pour les peuples et que les crimes de nation à nation, pour être exécutés sur une échelle plus grande, ne sont pas moins haïssables que les crimes d’individu à individu. (Quételet.)


Tous les hommes ont la même origine, tous doivent être soumis à la même loi et tous sont destinés au même but. C’est pourquoi vous devez avoir une seule religion, un seul but de vos actes, un seul drapeau sous lequel vous devez combattre.

Les actes, les larmes et le martyre, c’est le langage commun à toute l’humanité et que tous comprennent. (Mazzini.)


Non, j’en atteste les soulèvements de conscience de tout homme qui a vu couler ou fait couler le sang de ses concitoyens, ce n’est pas assez d’une seule tête pour porter un poids aussi lourd que celui de tant de meurtres ; ce ne serait pas trop d’autant de têtes qu’il y a de combattants. Pour être responsables de la loi de sang qu’elles exécutent, il serait juste qu’elles l’eussent au moins bien comprise. Mais les institutions meilleures, réclamées ici, ne seront elles-mêmes que très passagères ; car, encore une fois, les armées et la guerre n’auront qu’un temps ; car, malgré les paroles d’un sophiste que j’ai combattu ailleurs, il n’est point vrai que même contre l’étranger la guerre soit divine ; il n’est point vrai que la terre soit avide de sang. La guerre est maudite de Dieu et des hommes mêmes qui la font et qui ont d’elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que pour lui demander l’eau fraîche de ses fleurs et la rosée pure de ses nuées. (Alfred de Vigny. Grandeurs et servitudes militaires.)


L’homme n’est pas plus fait pour contraindre que pour obéir. À ces deux habitudes inverses les races se gâtent, inversement. Ici, l’hébétement, là, l’insolence ; de véritable dignité d’humaine, nulle part. (Considerant. Les Quatre Crédits.)


Si mes soldats commençaient à penser, aucun d’eux ne resterait dans les rangs. (Frédéric II.)


Il y a deux mille ans, Jean-Baptiste, et après lui, Jésus-Christ, disait aux hommes : « Le temps est accompli et le royaume de Dieu approche. Amendez-vous et croyez à l’Évangile. » (Marc, I, 15). « Mais si vous ne vous amendez pas, vous périrez tous aussi bien qu’eux. » (Luc, XIII, 5.)

Mais les hommes ne lui obéirent point, et la perte qu’il a prédite est proche ; et nous, les hommes d’aujourd’hui, ne pouvons-nous ne point le voir ? Nous périssons déjà, et c’est pourquoi nous ne pouvons boucher nos oreilles à ce moyen de salut, vieux par le temps, mais nouveau pour nous. Nous ne pouvons point ne pas voir qu’outre tous les malheurs qui découlent de notre vie mauvaise, déraisonnable, rien que les préparatifs de guerre et les guerres inévitables qui les suivent doivent fatalement nous perdre. Nous ne pouvons point ne pas voir que tous les moyens proposés pour se débarrasser de ces maux inventés par les hommes sont et doivent être inefficaces, et que la misère des peuples qui s’arment les uns contre les autres ne peut pas ne pas croître. C’est pourquoi les paroles du Christ, plus que jamais, se rapportent à nous et à notre temps.

Christ a dit : « Amendez-vous », c’est-à-dire que chacun s’arrête dans son activité commencée et se demande : Qui suis-je ? D’où viens-je, quelle est ma destination ? Et, après avoir répondu à ces questions, suivant la réponse, que chacun décide si ses actes sont d’accord avec sa destination. Il faut seulement que chaque homme de notre monde et de notre temps — c’est-à-dire l(homme qui connaît l’essence de la doctrine chrétienne — s’arrête pour un moment dans son activité, oublie ce que les autres le croient être : empereur, soldat, ministre et journaliste, et se demande sérieusement ce qu’il est, en quoi est sa destination, et il mettra en doute l’utilité, la légalité et la raison de son activité. Chaque homme de notre temps, et du monde chrétien, doit se dire : « Avant d’être empereur, soldat, ministre, journaliste, je suis homme, c’est-à-dire un être borné, envoyé par la Volonté supérieure dans un monde infini, dans le temps et l’espace, pour y rester un moment puis mourir, c’est-à-dire disparaître. C’est pourquoi le but personnel, social et même humain, que je puis me donner, ou ceux que les hommes peuvent me proposer, vu la brièveté de ma vie et l’éternité de la Vie de l’univers, sont minimes et doivent être subordonnés à ce but supérieur pour l’atteinte duquel je suis, envoyé en ce monde. Ce but final, par cela que je suis borné, m’est inaccessible, mais il existe (comme doit exister le but de tout ce qui est) et mon rôle est d’être son instrument, c’est-à-dire que ma destination est d’être l’ouvrier de Dieu dans l’accomplissement de son œuvre. »

Et après avoir compris ainsi sa destination, chaque homme de notre monade et de notre temps, depuis l’empereur jusqu’au soldat, ne peut envisager autrement les devoirs que lui-même ou les hommes lui ont imposés.

L’empereur doit se dire : « Avant qu’on m’ait couronné, avant qu’on m’ait reconnu empereur, avant que je me sois engagé à remplir mes devoirs de chef d’État, par le fait même que je vis, je devais remplir ce que voulait de moi cette Volonté supérieure qui m’a envoyé dans le monde. Ces exigences, non seulement je les connais, mais je les sens dans mon cœur. Elles consistent, comme il est exprimé dans la loi chrétienne que je professe, à me soumettre à la Volonté de Dieu et à remplir ce qu’il veut de moi : aimer mon prochain, le servir, agir envers lui comme je veux qu’il agisse envers moi.

« En dirigeant des hommes, ordonnant des violences, des supplices, et, chose plus terrible, des guerres, est-ce que je fais ce qu’il faut ? Les hommes me disent que je dois agir ainsi, et Dieu dit que je dois faire toute autre chose. C’est pourquoi on a beau me dire que moi, chef d’État, je dois exiger la violence, la perception des impôts, les supplices, et surtout les guerres, c’est-à-dire le meurtre de mon prochain, je ne veux ni ne peux le faire. »

Et c’est aussi ce que doit dire un soldat, à qui l’on inspire qu’il doit tuer des hommes, et le ministre qui croit de son devoir de préparer la guerre, et le journaliste qui excite à la guerre, et chaque homme qui se demande ce qu’il est, et quelle est sa destination. Et aussitôt que le chef d’État, cessera de diriger la guerre, le soldat cessera de guerroyer, le ministre de préparer les moyens de guerre, les journalistes d’y provoquer ; alors, sans aucune nouvelle institution, adaptation, équilibre, ni tribunaux, se détruira d’elle-même cette situation sans issue, dans laquelle se placent les hommes, non seulement envers la guerre, mais envers toutes les calamités qu’ils s’imposent eux-mêmes.

De sorte que, si étrange que cela paraisse, la délivrance la plus sûre, la plus évidente de toutes les calamités qu’ils s’imposent, et de la plus horrible, la guerre, est atteinte, non par des mesures générales extérieures, mais par ce simple appel à la conscience de chaque individu que dix-neuf cents ans auparavant Christ a proposé : que chaque homme se ressaisisse et se demande qui il est, pourquoi il vit, ce qu’il doit faire et ne pas faire ?


VII


Il existe l’opinion très répandue que la religion n’est pas un élément constant de la nature humaine. Plusieurs nous disent qu’il n’est qu’une des phases de la pensée et des sentiments propres aux hommes dans la période primitive et relativement non civilisée de la vie des hommes, que c’est quelque chose d’où l’homme grandit peu à peu et qu’il doit laisser, derrière lui. Nous pouvons envisager avec calme cette question, parce que, si la religion n’est qu’une superstition, évidemment nous devons nous en dégager, et si la religion est propre à la vie humaine supérieure et meilleure, alors l’étude chrétienne de cette question doit nous le montrer. Si, sur chaque pièce de monnaie, vous trouvez une effigie et si cette effigie est toujours la même, vous devez être indiscutablement convaincu que l’outil qui a marqué cette effigie sur chaque monnaie est quelque chose de réellement existant.

Partout où vous trouvez dans la nature humaine ou dans la nature d’un être quelconque une propriété commune et toujours caractéristique, vous pouvez être absolument convaincu que dans le monde il y a quelque chose qui correspond à ce qui a provoqué cette propriété. Partout et toujours, vous trouvez que l’homme est un être religieux. Partout, vous le trouvez croyant qu’un monde inconnu l’entoure. De quelque théorie que vous envisagiez le monde, le monde nous a faits ce que nous sommes, et si le monde n’est pas une tromperie, alors ce qui correspond à ce monde en nous, est aussi une réalité, parce que c’est le monde réel qui a provoqué en nous ces propriétés. (Sauvage.)


L’homme peut se considérer comme un animal parmi les animaux qui vivent au jour le jour ; il peut se considérer aussi comme membre de la famille, de la société, du peuple qui vit durant des siècles ; il peut, et même il doit absolument (parce que la raison y entraîne fatalement) se considérer comme partie du monde infini qui vit dans le temps infini. C’est pourquoi l’homme raisonnable établit toujours, outre son rapport envers les phénomènes les plus proches de la vie, son rapport envers tout le monde infini dans le temps et l’espace, par conséquent incompréhensible pour lui, en le regardant comme une seule unité.

Et cet établissement du rapport de l’homme envers cet incompréhensible dont il se sent partie et duquel il tire le guide de ses actes, c’est ce qu’on appelle la Religion. C’est pourquoi la religion fut toujours et ne peut cesser d’être une nécessité, la condition absolue de la vie de l’homme raisonnable et de l’humanité qui pense.

La vraie religion, c’est le rapport établi par l’homme envers la vie infinie qui l’entoure, qui lie sa vie avec cet infini et qui guide ses actes. (L. Tolstoï.)


La religion (au point de vue objectif), c’est la reconnaissance de tous nos devoirs pour commandements de Dieu. Il n’y a qu’une seule vraie religion, bien que beaucoup de croyances diverses puissent exister. (Kant.)


Le mal dont souffrent les hommes de notre temps provient de ce que la majorité est dépourvue de ce qui seul donne le guide raisonnable à l’activité humaine : la religion ; non cette religion qui consiste en la foi aux dogmes, l’accomplissement de ce qui procure une distraction agréable, consolante, excitante, mais cette religion qui établit les rapports de l’homme envers tout, envers Dieu, et qui, par cela, donne la direction supérieure générale de toute l’activité humaine, sans laquelle les hommes se ravalent au rang des animaux et même plus bas qu’eux. Ce mal qui conduit les hommes à leur perte inévitable, se manifeste en notre temps, avec une force particulière, parce que les hommes de notre temps, après avoir perdu le guide raisonnable de la vie et employé tous leurs efforts aux découvertes et aux perfectionnements dans le domaine des sciences appliquées, se sont créé une énorme puissance sur les forces de la nature, et n’ayant pas de guide pour appliquer raisonnablement ce pouvoir, naturellement l’ont employé à la satisfaction de leurs besoins les plus bas, les plus grossiers.

Et les hommes privés de religion qui possèdent une énorme puissance sur les forces de la nature sont semblables aux enfants auxquels on donnerait pour jouet de la nitro-glycérine. Si nous regardons la puissance dont jouissent les hommes de notre temps et leur façon de l’employer, nous sentons que, par le degré de développement moral, les hommes n’ont le droit ni de jouir des chemins de fer, de la vapeur, de l’électricité, du téléphone, de la photographie, du télégraphe sans fil, ni même de profiter du simple travail du fer et de l’acier parce qu’ils n’emploient tous ces avantages qu’à la satisfaction de leurs amusements, à la débauche, à la destruction mutuelles.

Que faut-il donc faire ? Rejeter tous les progrès de la science, toute la puissance acquise par l’humanité ? Oublier tout ce qu’on a appris ? C’est impossible. Quelque mauvais emploi qu’on fasse de ces acquisitions de l’intelligence, ce sont cependant des acquisitions et les hommes ne les peuvent oublier. Changer les unions des peuples qui se sont formées par les siècles et en établir de nouvelles ; inventer telle institution nouvelle qui empêche la minorité de tromper et d’exploiter la majorité ? Répandre la science ? Tout cela a été essayé et fait avec un grand zèle. Tous ces soi-disant moyens d’amélioration sont la cause principale de l’oubli de soi-même, de la diversion de soi, de la conscience, de la perte inévitable.

Les frontières des États changent, les institutions changent, les sciences se répandent, mais les hommes, sur d’autres frontières, avec d’autres constitutions, avec une science accrue, restent les mêmes brutes prêtes à chaque moment à s’entre-déchirer, ou les mêmes esclaves qu’ils étaient et seront tant qu’ils se guideront non par la conscience religieuse et la raison, mais par les passions et les influences étrangères.

L’homme n’a pas de choix ; il doit être l’esclave d’un autre esclave plus éhonté et plus méchant ou l’esclave de Dieu, parce que l’homme n’a qu’un seul moyen d’être libre : c’est d’unir sa volonté à celle de Dieu. Les hommes privés de religion — ceux qui nient la religion elle-même, ceux qui reconnaissent pour religion ces formes extérieures grotesques qui l’ont remplacée — et qui ne se guident que par leurs passions, par la peur, par les lois humaines et principalement par l’hypnotisme mutuel, ne peuvent cesser d’être des brutes ou des esclaves et aucun effort extérieur ne peut les tirer de cet état, parce que c’est la religion seule qui fait l’homme libre.

Et la majorité des hommes de notre temps en est privée.


VIII


Ne fais pas ce que ta conscience condamne et ne dis pas ce qui n’est pas conforme à la vérité. Observe ce précepte le plus important et tu as résolu tout le problème de ta vie.

Personne ne peut violer ta volonté : il n’y a pour elle ni brigand ni voleur. Ne désire pas des choses invraisemblables. Souhaite le bien général et non, comme la plupart des hommes, le bien personnel. Le but de la vie n’est pas d’être du côté de la majorité, mais de ne pas tomber au rang des fous…

Souviens-toi qu’il y a Dieu qui ne désire ni louanges ni gloire humaine de la part des hommes faits à son image, mais il désire que les hommes, se guidant par la raison qui leur est donnée, lui ressemblent par leurs actes. Le figuier remplit sa destination, le chien, l’abeille aussi. Et l’homme ! Est-ce qu’il ne remplit pas sa destination ? Mais, hélas ! ces grandes vérités saintes disparaissent de ta mémoire : l’agitation de la vie quotidienne, la guerre, la peur irraisonnable, la faiblesse de l’esprit et l’habitude d’être esclave les étouffent ! Le rameau coupé à son nœud par cela même est séparé de tout l’arbre ; l’homme qui se querelle avec un autre homme s’arrache de toute l’humanité. Mais la branche est coupée par une main étrangère, tandis que l’homme s’éloigne de son prochain par sa propre haine et sa colère, ignorant, il est vrai, que par cela même il s’arrache de toute l’humanité. Mais la divinité qui a appelé les hommes comme des frères à la vie commune, leur a donné la faculté, après la querelle, de se réconcilier de nouveau. (Marc-Aurèle.)


Il faut dégager la religion qui a pris pour objet Jésus. Et quand on aura mis le doigt sur l’état de conscience qui est la cellule primitive, le principe de l’Évangile éternel, il faudra s’y tenir. Comme les pauvres lampions d’une fête de village ou les cierges misérables d’une procession s’éteignent devant la grande merveille du soleil, les petits miracles locaux, chétifs et douteux, s’éteindront devant la loi du monde des esprits, devant le spectacle incomparable de l’histoire humaine conduite par le tout-puissant dramaturge que l’on appelle Dieu. (Amiel, Fragments d’un journal intime, p. 44.)


J’affirme que la proposition suivante n’a besoin d’aucune preuve : tout ce que l’homme croit faire pour plaire à DIeu, sauf la vie bonne, n’est qu’erreur religieuse et superstition. (Kant.)


En réalité n’y a qu’un seul moyen d’adorer Dieu, c’est de remplir ses devoirs et de se conduire conformément aux lois de la raison. (Lichtenberger.)


« Mais pour que ce mal dont nous souffrons disparaisse — diront les hommes entraînés par diverses activités humaines — il faudrait non pas que quelques hommes, mais que tous les hommes se ravisassent, et, cela fait, qu’ils comprissent tous également que la destinée de leur vie n’est que dans l’accomplissement de la volonté de Dieu et l’amour du prochain. »

Est-ce possible ?

Non seulement c’est possible, dis-je, mais il est impossible que ce ne soit pas.

Il est impossible que les hommes ne se ressaisissent pas, c’est-à-dire que chaque homme ne se demande pas qui il est, pourquoi il vit, parce que l’homme, en tant qu’être raisonnable, ne peut pas vivre sans savoir pourquoi il vit. Et toujours il s’est posé cette question et toujours, suivant le développement de son intelligence, il y a répondu dans sa doctrine religieuse. Or, en notre temps, la contradiction intérieure dans laquelle se trouvent les hommes provoque cette question avec une persistance particulière et exige une réponse. Et les hommes de notre temps ne peuvent répondre autrement à cette question qu’en reconnaissant la loi de la vie dans l’amour pour les hommes et leur service, parce que c’est pour notre temps la seule réponse raisonnable sur le sens de la vie humaine, et cette réponse est exprimée, mille neuf cents ans auparavant, dans la religion du Christ, et la plus grande partie de l’humanité la reconnaît.

Cette réponse vit cachée dans la conscience de tous les hommes chrétiens de notre temps. Mais elle ne s’exprime pas ouvertement et ne guide pas notre vie, parce que, d’un côté, les hommes qui jouissent de la plus grande autorité, ceux qu’on appelle savants, ayant cette croyance erronée que la religion est un degré provisoire du développement de l’humanité, déjà dépassé, et que les hommes peuvent vivre sans religion, inspirent cette erreur aux hommes du peuple qui commencent à s’instruire ; d’un autre côté, parce que les hommes qui ont le pouvoir, consciemment et souvent inconsciemment (étant eux-mêmes dans l’erreur que la religion de l’Église est la religion chrétienne) tâchent de soutenir et de provoquer dans le peuple les superstitions les plus grossières qu’ils donnent comme religion chrétienne.

Que ces deux tromperies se détruisent, et cette vraie religion, qui vit cachée en chacun des hommes de notre temps, se montrera et deviendra obligatoire.

Pour que cela se réalise, il faut que, d’un côté, les savants comprennent que la fraternité universelle et le précepte de faire aux autres ce que nous voudrions qu’on nous fît ne sont pas de ces raisonnements fortuits de l’homme qui peuvent être soumis à d’autres considérations quelconques, mais que c’est une proposition indiscutable, supérieure à toute autre considération, qui découle du rapport immuable de l’homme envers l’infini, envers Dieu, que c’est la religion, toute la religion, et c’est pourquoi toujours obligatoire.

D’autre part, que les hommes qui, consciemment ou inconsciemment, sous l’aspect du christianisme, proposent de grossières superstitions, comprennent que tous les dogmes, mystères, rites qu’ils soutiennent et propagent, non seulement ne sont pas indifférents comme ils le pensent, mais sont nuisibles au plus haut degré, parce qu’ils cachent aux hommes cette seule vérité religieuse qui est exprimée dans l’accomplissement de la volonté de Dieu, dans la fraternité des hommes, l’amour du prochain et que le précepte : agis envers les autres comme tu voudrais qu’on agît envers toi, n’est pas une des prescriptions de la religion chrétienne, mais toute la religion pratique, comme il est dit dans l’Évangile.

Pour que les hommes de notre temps se posent de la même manière la question sur le sens de la vie et y répondent de même, il suffit que les hommes qui se jugent éclairés cessent de penser et d’inspirer aux générations que la religion est un atavisme, un vestige de l’état sauvage passé, et que, par la bonne vie des hommes, on peut se borner à répandre l’instruction, c’est-à-dire les sciences les plus diverses qui, par une voie quelconque, conduiront les hommes à l’équité et à la vie morale ; mais il faut aussi qu’ils comprennent que, pour la bonne vie, la religion est nécessaire, que cette religion existe déjà et vit dans le cœur des hommes de notre temps. Et que ceux qui, consciemment ou non, étourdissent le peuple par les superstitions ecclésiastiques cessent de le faire et comprennent que dans le christianisme, ce qui est important et obligatoire, c’est non le baptême, la communion, les dogmes, etc., mais l’amour de Dieu et du prochain, l’accomplissement du précepte : agis envers les autres comme tu voudrais qu’on agît envers toi, et qu’en cela est toute la loi et les prophètes.

Qu’ils comprennent cela, les faux chrétiens, comme les hommes de science, qu’ils enseignent aux enfants et aux ignorants ces vérités simples, claires et nécessaires, comme ils enseignent maintenant leurs propositions compliquées, embrouillées et inutiles, alors tous les hommes comprendront de la même façon le sens de la vie et reconnaîtront les mêmes devoirs qui en découlent.


IX


Le 15 octobre 1895, j’ai été appelé pour faire mon service. Quand vint mon tour de tirer au sort, je refusai de le faire. Les fonctionnaires me regardèrent, puis causèrent entre eux et me demandèrent pourquoi je ne voulais pas tirer. Je répondis : parce que je ne prêterai pas serment ni ne prendrai un fusil. Ils me dirent qu’on verrait cela après, qu’en attendant je devais tirer au sort. Je refusai de nouveau. Alors on ordonna au starosta de notre village de tirer pour moi. Le starosta tira le no 674. On m’inscrivit. Entra le chef du recrutement. Il me fit appeler dans le bureau et me demanda : « Qui t’a enseigné tout cela et pourquoi ne veux-tu pas prêter serment ? » Je répondis que je l’avais appris moi-même en lisant l’Évangile. Il me dit : — Je ne crois pas que tu aies pu comprendre l’Évangile tout seul, là-bas, tout est incompréhensible ; pour le comprendre, il faut avoir beaucoup étudié. À cela je dis que le Christ n’a pas enseigné de choses savantes, puisque les hommes les plus simples, même illettrés, comprenaient bien sa doctrine. Alors il ordonna à un soldat de me conduire dans un détachement. Avec le soldat je suis allé dans la cuisine et nous avons dîné là. Après le dîner, on s’est mis à me demander pourquoi je n’avais pas prêté serment. Je dis : « Parce qu’il y a dans l’Évangile : « Ne jurez point ». Ils s’étonnèrent, puis me demandèrent : « Mais, est-ce bien dans l’Évangile ? Eh bien, trouve-le. »

Je le trouvai et lus : ils écoutaient.

« — Bien que ce soit vrai, cependant on ne peut pas refuser de jurer, parce qu’on nous tourmenterait. »

À cela j’ai dit : « Celui qui perd sa vie terrestre héritera de la vie éternelle… »

Le 20, on m’a placé dans les rangs avec les autres jeunes soldats, et on nous a expliqué la règle du service. Je leur ai dit que je ne ferai point cela. Ils m’ont demandé pourquoi ? J’ai dit : « Parce que je suis chrétien et ne porterai pas les armes et ne me défendrai pas contre l’ennemi, parce que Christ a ordonné d’aimer même ses ennemis. » Ils ont dit : « Mais est-ce que toi seul tu es chrétien ? Nous tous sommes chrétiens. »

J’ai dit : « Je ne sais rien des autres ; mais je sais pour moi-même que Christ a dit de faire ce que je fais. »

Le chef a dit : « Si tu ne travailles pas, je te ferai pourrir en prison. » À cela j’ai dit : « Faites de moi ce que vous voudrez, je ne servirai pas… »

Aujourd’hui, une commission m’a examiné. Un général a dit aux officiers : « Quelle conviction invoque ce blanc-bec pour refuser de servir ? Des millions servent et lui seul refuse. Il faut le bien fouetter et il changera ses convictions. » (Lettre d’un paysan réfractaire.)


On expédia Olkovik à l’Amour. Sur le bateau, tous firent leurs dévotions, lui s’y refusa. Les soldats lui demandèrent pourquoi. Il le leur expliqua. À la conversation prit part un soldat, Cyril Séreda. Il ouvrit l’Évangile et se mit à lire le chapitre V de Mathieu. Après avoir lu, il dit : « Voilà, Christ défend le serment, les tribunaux, la guerre, et chez nous il y a tout cela et on le regarde comme une bonne chose. » Les soldats qui l’entouraient remarquèrent que Séreda n’avait pas de croix au cou. On lui demanda : « Où est ta croix ? » Il dit : « Dans mon coffre. » Ils demandèrent de nouveau : « Pourquoi ne la portes-tu pas à ton cou ? » Il répondit : « Parce que j’aime Christ, c’est pourquoi je ne puis porter l’instrument de son supplice. » Ensuite deux caporaux entrèrent et se mirent à parler à Séreda. Ils lui demandèrent : « Pourquoi, récemment, as-tu fait tes dévotions et maintenant tu ne portes plus la croix ? »

Il répondit : « Parce qu’alors j’étais ignorant, je ne voyais pas la lumière, et maintenant j’ai commencé à lire l’Évangile et j’ai appris qu’un chrétien ne doit pas faire tout cela. »

Ils demandèrent de nouveau : « Alors tu ne serviras pas, comme Olkovik ? » Il répondit : « Non. » Ils lui demandèrent pourquoi. Il leur dit : « Parce que je suis chrétien, et les chrétiens ne doivent pas s’armer contre les hommes. »

Séreda a été arrêté et, avec Olkovik, déporté dans la province de Iakoutsk où tous les deux se trouvent encore maintenant !


Le 27 janvier 1894, à l’hôpital de la prison de Voronèje, mourut de pneumonie un certain Drojjine, ancien instituteur d’un village de la province de Koursk. Son corps fut jeté dans la fosse commune de la prison avec ceux des criminels. Et cependant c’était l’un des hommes les plus saints, les plus purs, les plus justes qui aient existé.

Au mois d’août 1891, il était appelé au service militaire. Mais considérant que tous les hommes étaient ses frères et que le meurtre et la violence sont le plus grand péché, contraire à sa conscience et à la volonté de Dieu, il refusa de servir et de prendre les armes. Reconnaissant également comme péché d’abdiquer sa volonté au profit du pouvoir d’hommes pouvant exiger de lui des actes mauvais, il refusa de prêter serment. Les hommes dont la vie est basée sur la violence et le meurtre d’abord l’enfermèrent dans une cellule à Kharkov et ensuite l’envoyèrent dans le bataillon de discipline de Voronèje, où, pendant quinze mois, il souffrit la faim, le froid, la réclusion. Enfin, quand, à la suite des souffrances ininterrompues et des privations, il devint phtisique, il fut déclaré impropre au service et l’on décida de le faire passer dans la prison civile où il devait subir encore neuf mois de réclusion. Mais, pendant le transfert du bataillon dans la prison, — il gelait très fort et les gardiens, par négligence, ne lui donnèrent pas d’habits chauds — ils attendirent longtemps dans la rue, devant la porte, et Drojjine fut atteint d’une pneumonie. Vingt-deux jours après, il était mort.

La veille de sa mort, Drojjine dit au docteur : « Bien que je n’aie pas vécu longtemps, je meurs avec la conscience d’avoir agi suivant mes convictions. Sans doute les autres en peuvent mieux juger. Peut-être… Non, je crois que j’ai raison », dit-il affirmativement. (Extrait du livre : La vie et la mort de Drojjine.)


Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin que vous puissiez résister aux embûches du diable.

Car ce n’est pas contre la chair et le sang que nous avons à combattre, mais c’est contre les principautés, contre les puissances, contre les princes des ténèbres de ce siècle, contre les esprits malins puissants dans les lieux célestes.

C’est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu afin que vous puissiez résister dans le mauvais jour, et qu’ayant tout surmonté, vous demeuriez fermes.

Soyez donc fermes, ayant la vérité pour ceinture de vos reins, et étant revêtus de la cuirasse de la justice. (Saint Paul. Épître aux Éphésiens, vi, 11, 12, 13, 14.)


Mais comment agir maintenant, tout de suite, immédiatement ? me dira-t-on. Chez nous, en Russie, maintenant que les ennemis sont déjà sur nous, tuent les nôtres, nous menacent, comment doit agir le soldat russe, l’officier, le général, l’empereur ou un simple individu ? Peut-on laisser les ennemis ruiner nos terres, s’emparer des produits de nos travaux, faire des prisonniers, tuer les nôtres ? Que faire maintenant que c’est commencé ?

Mais avant le commencement de la guerre, et qui que ce soit qui l’ait commencée — doit répondre quiconque se ressaisit — avant tout, c’est ma vie qui est commencée, et l’œuvre de ma vie n’a rien de commun avec la reconnaissance des droits des Chinois, des Japonais ou des Russes sur Port-Arthur. L’œuvre de ma vie c’est de remplir la volonté de Celui qui m’a envoyé en ce monde. Et cette volonté, je la connais. Elle est en ceci : je dois aimer mon prochain et le servir. Pourquoi donc, suivant les exigences temporaires, accidentelles, insensées et cruelles, trahirais-je la loi éternelle et immuable de toute ma vie ? Si Dieu existe, quand je mourrai (ce qui peut arriver à chaque instant) il ne me demandera pas si j’ai défendu Yunan-Po avec ses dépôts de bois ou Port-Arthur, ou même cette organisation qu’on appelle l’État russe et qu’il ne m’a pas confiée. Mais il me demandera ce que j’ai fait de cette vie qu’il m’avait donnée, si je l’ai employée à ce à quoi elle était destinée et pourquoi elle m’était confiée. Il me demandera si j’ai rempli sa loi.

De sorte qu’à la question : Que faut-il faire maintenant que la guerre est commencée ? moi, homme qui comprends ma destination, quelque situation que j’occupe, je ne puis donner d’autre réponse que celle-ci : En n’importe quelle circonstance, que la guerre soit commencée ou non, que des milliers de Japonais et de Russes soient tués ou non, qu’on ait pris non seulement Port-Arthur, mais Pétersbourg et Moscou, je ne puis agir autrement que Dieu l’exige de moi. Et c’est pourquoi je ne puis ni directement, ni indirectement, ni par des ordres, ni par mon aide, ni par l’approbation, ni par l’excitation, participer à la guerre : je ne le puis pas, ne le veux pas, n’y participerai pas. Qu’adviendra-t-il immédiatement ou dans un bref délai de ce fait que je cesse de faire ce qui est contraire à la volonté de Dieu, je l’ignore et ne puis le savoir. Mais je crois qu’en accomplissant la volonté de Dieu, il n’en peut advenir que du bien pour moi et pour tous les hommes.

Vous dites avec effroi : que serait-ce si nous, les Russes, cessions la guerre et donnions aux Japonais ce qu’ils veulent de nous ?

Mais s’il est juste que, pour sauver l’humanité de l’abrutissement, de la destruction mutuelle, il n’y a qu’une seule chose : le rétablissement parmi les hommes de la vraie religion qui exige d’aimer et de servir son prochain (sur cela il ne peut y avoir de désaccord), alors chaque guerre, chaque heure de cette guerre et ma participation à cette guerre ne font que rendre plus difficile et plus lointaine la réalisation de ce seul salut possible. De sorte que, même en se plaçant à votre point de vue très douteux — la définition des actes d’après les conséquences qu’on leur suppose — même alors céder aux Japonais tout ce qu’ils désirent des Russes, outre le bien indiscutable de la cessation du pillage et du meurtre, serait s’approcher de l’unique moyen du salut de l’humanité, tandis que la continuation de la guerre, quelle qu’en soit l’issue, serait s’éloigner de ce moyen unique de salut.

Mais s’il en est ainsi, objecte-t-on à cela, alors les guerres ne peuvent cesser que quand tous les hommes ou la plupart d’entre eux refusent d’y participer ? Et le refus d’un seul homme, soldat ou roi, lui fera perdre en vain sa vie, sans utilité pour n’importe qui. Si l’empereur russe refusait maintenant de continuer la guerre, on le détrônerait, on le tuerait peut-être pour se débarrasser de lui. Si un homme ordinaire refusait de servir, on l’enverrait dans un bataillon de discipline, peut-être le fusillerait-on. Pourquoi donc sans aucune utilité perdre sa vie qui peut être utile à ta société ? disent communément les gens qui ne réfléchissent pas à la destination de leur vie, et pour cette raison ne la comprennent pas.

Mais autrement pense et raisonne l’homme qui comprend sa destination, c’est-à-dire un homme religieux. Un tel homme guide son activité non d’après les conséquences imaginaires de ses actes, mais par la considération de la destination de sa vie. Un ouvrier de fabrique va à cette fabrique, y fait le travail qui lui est indiqué sans envisager quels seront les résultats de son travail. De même agit le soldat qui accomplit la volonté de ses chefs. Et ainsi fait l’homme religieux qui accomplit ce que Dieu lui a prescrit, sans discuter ce qui sortira de son travail. C’est pourquoi un homme religieux ne se demande pas si peu de gens ou beaucoup agissent comme lui et ce qui peut lui arriver s’il fait ce qu’il doit faire. Il sait que, sauf la vie et la mort, rien ne sera, et que l’une et l’autre sont entre les mains de Dieu à qui il obéit. L’homme religieux agit ainsi et pas autrement, non parce qu’il veut agir ainsi ou parce que c’est avantageux pour lui ou pour les autres, mais parce que croyant que sa vie dépend de la volonté de Dieu, il ne peut agir autrement.

C’est en cela que consiste le caractère particulier de l’activité de l’homme religieux. Et c’est pourquoi les hommes ne peuvent échapper à ces calamités qu’ils se créent eux-mêmes que dans la mesure où ils se guident dans cette vie, non par les avantages, non par les raisonnements, mais par la conscience religieuse.


X


Je reconnais en moi la force qui, avec le temps, transforme le monde. Elle ne me pousse pas, ne m’opprime pas, mais je sens que peu à peu, et infailliblement, elle m’entraîne. Et je vois que quelque chose m’attire, comme moi-même inconsciemment attire les autres.

Je les entraîne et ils m’entraînent, et nous reconnaissons la tendance à une nouvelle union. Touche un aimant et toi-même deviendras aimant, et plus nous reconnaissons notre destination et nos forces, plus sensiblement se forme le nouveau monde. Nous devenons les législateurs de la loi divine en la recevant de Dieu lui-même, et les lois humaines se fanent et se dessèchent devant nous.

Et j’ai demandé à cette force qui est en moi : Qui es-tu ? Elle m’a répondu : Je suis l’amour, le maître du ciel, et veux être l’amour maître de la terre.

Je suis la plus puissante de toutes les forces célestes, et je suis venu pour former l’État futur. (Krosby.)


On peut dire de plein droit que le royaume de Dieu est venu quand quelque part s’enracine le principe de la transformation de la religion de l’Église en religion universelle, raisonnable, bien que la réalisation complète de ce royaume soit infiniment éloignée de nous, parce que dans ce principe, comme dans l’embryon qui se développe et ensuite se multiplie, est contenu déjà tout ce qui doit éclairer le monde et le posséder. Dans la vie de l’univers, les milliers d’années sont comme un jour. Nous devons travailler avec patience à cette réalisation et l’attendre. (Kant.)


Quand je te parle de Dieu, ne pense pas que je te parle d’un objet quelconque en or ou en argent. Dieu dont je te parle, tu le sens en ton âme, tu le portes en toi-même et, avec tes pensées impures et tes actes vilains, tu souilles son image en ton âme. Devant l’idole d’or que tu respectes comme Dieu, tu te gardes de faire quelque acte inconvenant et, devant l’image de ce Dieu qui est en toi, qui voit et entend tout, tu ne rougis même pas quand tu t’abandonnes à tes idées et à tes actes impurs. Si seulement nous nous souvenions toujours que Dieu est en nous et surveille tous nos actes et nos pensées, alors nous cesserions de pécher et Dieu resterait en nous toujours. Souvenons-nous donc toujours de Dieu, pensons à lui, et parlons de lui le plus souvent possible. (Épictète.)


Mais que faut-il faire à l’égard des ennemis qui nous attaquent ? Aimez vos ennemis et vous n’en aurez pas, dit-on dans la Doctrine des Douze Apôtres. Et ce n’est point parole vaine, ainsi qu’il peut sembler aux hommes habitués de penser que la prescription d’aimer ses ennemis n’est qu’une allégorie qu’il ne faut pas prendre à la lettre. Cette réponse est l’indication d’une activité très nette, très définie, et de ses conséquences.

Aimer ses ennemis, les Japonais, les Chinois, ces hommes jaunes envers lesquels les hommes abusés s’efforcent maintenant d’exciter notre haine, cela signifie ne pas les tuer pour avoir le droit de les empoisonner avec l’opium, comme l’ont fait les Anglais, ne pas les tuer pour leur arracher des terres, comme l’ont fait les Français, les Russes, les Allemands, ne pas les enterrer vivants pour les punir d’avoir endommagé une route, ne pas les lier avec leurs tresses, ne pas les noyer dans le fleuve Amour, comme l’ont fait les Russes.

« Le disciple n’est pas supérieur au maître… il suffit au disciple d’être comme le maître. » Aimer des hommes jaunes que nous appelons ennemis, cela signifie ne pas leur enseigner sous le nom de christianisme les superstitions ineptes du péché originel, de la rédemption, de la résurrection, etc., ne pas leur apprendre l’art de tromper et de tuer les hommes, mais leur enseigner la justice, le désintéressement, la miséricorde, l’amour et non par les paroles, mais par l’exemple de notre vie bonne. Et que leur avons-nous fait et que leur faisons-nous ?

Si, en effet, nous aimions nos ennemis, si au moins nous commencions, maintenant, à aimer nos ennemis, les Japonais, nous n’aurions pas d’ennemis.

C’est pourquoi, si étrange que cela paraisse aux hommes occupés de plans et préparatifs militaires, de considérations diplomatiques, de mesures administratives, financières, économiques, de projets révolutionnaires et socialistes et de diverses connaissances inutiles, avec lesquels ils pensent délivrer l’humanité de ses calamités, la délivrance des hommes non seulement des calamités, des guerres, mais de tous les malheurs que les hommes s’infligent à eux-mêmes, se fera non par ces empereurs et rois, qui formeront des alliances de la paix, non par ces hommes qui renverseront les empereurs et les rois ou limiteront leur pouvoir par des constitutions ou remplaceront la monarchie par la république, non par les conférences de la paix, non par la réalisation de projets socialistes, non par les victoires et les défaites sur terre et sur mer, non par les bibliothèques, les universités, non par ces exercices oisifs intellectuels qui s’appellent maintenant les sciences, mais par ce fait qu’il y aura de plus en plus des hommes simples comme les Doukhobors, les Drojjine, les Olkhovik en Russie, les Nazaréens en Autriche, Goutaudier en France, Tervey en Hollande et les autres qui se sont donné pour but, non le changement extérieur de la vie, mais l’accomplissement le plus exact de la volonté de Celui qui les a envoyés en ce monde et qui mettent toutes leurs forces à réaliser cet accomplissement. Seuls, ces hommes, en accomplissant en leur âme le royaume de Dieu, établiront, sans prétendre directement à ce but, ce royaume extérieur de Dieu que désire chaque âme humaine. Le salut viendra par cette voie et par aucune autre. C’est pourquoi ce que font maintenant ceux qui, dirigeant les hommes, leur inspirent les superstitions religieuses et patriotiques, les excitent à la haine et au meurtre de leurs semblables, ou ceux qui, pour délivrer les hommes de l’asservissement et de l’oppression, les sollicitent aux transformations extérieures violentes, ou ceux qui pensent que l’acquisition de plusieurs sciences, la plupart inutiles, amènera les hommes à la vie bonne, tout cela détourne les hommes de ce qui leur est nécessaire et ne fait que les éloigner de la possibilité du salut.

Le mal dont souffrent les hommes du monde chrétien vient de ce qu’ils sont provisoirement privés de religion. Les uns, convaincus de l’incompatibilité de la religion existante et du degré de développement de l’humanité intellectuelle et scientifique de notre temps, ont décidé qu’il ne faut aucune religion ; ils vivent sans religion et professent l’inutilité de n’importe quelle religion. Les autres, s’en tenant à cette forme dépravée de la religion chrétienne sous laquelle elle est maintenant enseignée, vivent également sans religion en professant des formes vaines, extérieures, qui ne peuvent servir de guide à la vie des hommes. Et cependant la religion qui répond aux exigences de notre temps existe, tous les hommes la connaissent, elle vit cachée dans le cœur des hommes du monde chrétien. C’est pourquoi, pour que cette religion devienne visible, obligatoire pour tous, il faut seulement que les hommes instruits, les guides des masses, comprennent que la religion est nécessaire aux hommes, que sans religion les hommes ne peuvent vivre de la vie bonne et que ce qu’ils appellent science ne peut remplacer la religion. Et les hommes qui ont le pouvoir et qui soutiennent les formes vieillissantes de la religion ont compris que ce qu’ils soutiennent et propagent comme religion, non seulement n’est pas une religion, mais est l’obstacle principal à ce que les hommes adoptent cette vraie religion qu’ils connaissent déjà et qui seule peut les affranchir de leurs maux. De sorte que le seul moyen sûr du salut des hommes consiste à cesser de faire ce qui empêche les hommes d’adopter la vraie religion qui vit dans leur conscience.


XI


Il est arrivé dans le pays une chose étonnante et qui fait horreur :

Les prophètes prophétisent le mensonge, et les sacrificateurs dominent par leur moyen, et mon peuple a pris plaisir à cela. Que ferez-vous donc quand la fin viendra ? (Jérémie, V, 30, 31.)


Il a aveuglé leurs yeux et a endurci leur cœur, de sorte qu’ils ne voient point des yeux, qu’ils ne comprennent point du cœur, qu’ils ne se convertissent point, et que je ne les guérisse point (Jean, XII, 40).


L’arme la plus belle est toujours une arme non bénie, c’est pourquoi l’homme raisonnable ne s’y fie pas. Il tient surtout à la tranquillité. Il vainc, mais ne se réjouit pas. Se réjouir de la victoire, c’est se réjouir du meurtre des hommes. Celui qui se réjouit du meurtre des hommes ne peut pas atteindre son but (Lao-Tsé).


Si un voyageur apercevait dans une île lointaine des hommes dont les maisons seraient entourées d’armes chargées et autour desquelles marcheraient jour et nuit des sentinelles, il ne pourrait ne pas penser que dans cette île ne vivent que des brigands. N’est-ce pas ce qui se passe dans les pays européens ? Combien peu d’influence sur les hommes a donc la religion, ou que nous sommes loin de la vraie religion ! (Lichtenberger.)


Je terminais cet article quand est venue la nouvelle de la perte de six cents vies innocentes, en face de Port-Arthur. Il semblerait que les souffrances inutiles et la mort de ces malheureux trompés, perdus en vain, dussent faire réfléchir ceux qui en sont cause. Je ne parle pas de Makarof et des autres officiers ; eux tous savent ce qu’ils font et pourquoi ils le font, et c’est de leur plein gré, pour des avantages, par ambition, déguisée sous le mensonge du patriotisme, mensonge qui n’est pas dénoncé, uniquement parce qu’il est général, qu’ils le font ; je parle de ces malheureux, pris de différents points de la Russie. Arrachés, avec l’aide des tromperies religieuses et la crainte des châtiments, à leur vie honnête, raisonnable, utile, à leurs travaux, à leur famille, ils sont amenés à l’autre bout du monde et placés sur une machine cruelle et inepte de meurtre. Là, ils sont mis en pièces ou noyés, avec cette inepte machine, dans la mer lointaine, sans qu’aucune nécessité ou utilité compense les tourments, les efforts, les souffrances et la mort dont ils ont été victimes.

En 1830, pendant la guerre polonaise, l’aide de camp Vilejinski, envoyé de la part de Khlopitzki à Pétersbourg, dans sa conversation (en français) avec le maréchal Dibitch, à la condition posée par celui-ci de laisser les troupes russes entrer en Pologne, répondit :

— Monsieur le maréchal, je crois que de cette manière il est de toute impossibilité que la nation polonaise accepte ce manifeste…

— Croyez-moi, l’Empereur ne fera pas de concessions.

— Je prévois donc qu’il y aura guerre malheureusement, qu’il y aura bien du sang répandu, bien des malheureuses victimes.

— Ne croyez pas cela ; tout au plus dix mille hommes qui périront des deux côtés, et voilà tout.

« Tis mille hommes et foilà tout », dit Dibitch avec son accent allemand, tout à fait convaincu que lui, avec un autre homme aussi cruel et aussi étranger que lui à la vie russe et polonaise, l’empereur Nicolas, a tout droit de conduire ou non à la mort des dizaines, des centaines de mille Russes et Polonais. En lisant ces lignes, on ne croit pas que cela ait pu se passer. Cela paraît insensé et terrible. Et cependant cela fut : 60.000 vies, soixante mille soutiens de famille périrent par la volonté de ces hommes. Maintenant se passe la même chose.

Pour ne pas laisser entrer les Japonais en Mandchourie et les chasser de la Corée, il faudra, selon toutes probabilités, non pas dix, mais cinquante mille hommes et plus. Je ne sais pas si Nicolas II et Kouropatkine ont dit, comme autrefois Dibitch, que pour cela il ne faudra pas plus de cinquante mille vies russes et c’est tout, mais ils le pensent et ne peuvent pas ne pas le penser, parce que l’œuvre qu’ils font parle d’elle-même. Ce flot incessant de malheureux paysans russes qu’on emmène par milliers en Extrême-Orient sont ces mêmes pas plus de cinquante mille Russes vivants que Nicolas Romanof et Alexis Kouropatkine ont décidé de faire tuer pour soutenir les bêtises, les pillages, les lâchetés de toutes sortes qu’ont faites, en Chine et en Corée, des hommes immoraux et ambitieux qui, maintenant assis tranquillement dans leurs palais, attendent de nouveaux lauriers et de nouveaux profits du meurtre de ces 50.000 hommes innocents, de ces malheureux ouvriers russes trompés qui n’acquièrent rien par leurs souffrances et leur mort.

Pour une terre étrangère à laquelle les Russes n’ont aucun droit, qui est prise d’une façon pillarde à ses vrais propriétaires et qui, en réalité, n’est point nécessaire aux Russes, et encore pour les affaires louches de quelques tripoteurs qui voulaient gagner de l’argent en spéculant sur les forêts de la Corée, on dépense maintenant des millions de roubles, c’est-à-dire la plus grande partie du travail de tout le peuple russe, on endette les futures générations de ce peuple, ses meilleurs ouvriers sont arrachés au travail et des dizaines de milliers de ses fils sont conduits impitoyablement à la mort !

Et la perte de ces malheureux commence déjà. C’est peu encore : la guerre est si mal menée par ceux qui l’ont organisée, on y est si mal préparé que, comme le dit un journal, la chance principale du salut de la Russie, c’est qu’elle a « un matériel humain inépuisable ». C’est sur cela que comptent ceux qui envoient à la mort des dizaines de mille Russes.

On dit tout nettement : « Les insuccès de notre flotte doivent être compensés sur terre. » En bon russe, cela signifie que si les chefs ont mal mené les affaires sur mer et ont perdu par leur négligence non seulement des milliers de roubles du peuple, mais encore des milliers de vies, nous rachèterons cela en conduisant à la mort, sur terre, encore des dizaines de mille hommes !

Les sauterelles traversent les fleuves de la façon suivante : les couches inférieures se noient jusqu’à ce que les cadavres forment un pont sur lequel passent les autres. C’est ce qu’on fait maintenant avec le peuple russe. Et voilà, la couche inférieure commence à se noyer, montrant le chemin à d’autres milliers qui périront tous de la même façon.. Eh quoi ! est-ce que les initiateurs, les ordonnateurs, les provocateurs de cette œuvre horrible commencent à comprendre leur péché ? Nullement. Ils sont tout à fait convaincus qu’ils ont rempli et remplissent leur devoir et ils sont fiers de leur activité.

On parle de la perte du courageux Makarof, qui, on s’accorde à le dire, pouvait le plus habilement tuer des hommes. On regrette la merveilleuse machine de meurtre qui a coulé et a coûté tant et tant de millions de roubles. On se demande quel meurtrier on peut trouver qui soit aussi habile que l’abusé Makarof. On invente de nouveaux engins de meurtre encore plus perfectionnés, et tous les coupables de cette œuvre horrible, depuis le tsar jusqu’au dernier journaliste, tous d’une même voix appellent de nouvelles folies, de nouvelles cruautés, l’augmentation de l’abrutissement et de la haine de l’humanité.

« Makarof n’était pas seul en Russie, et chaque amiral mis à sa place marchera sur ses traces et continuera le plan et les idées de Makarof qui, honnêtement, est mort en combattant », écrit le Novoié Vrémia.

« Prions Dieu pour ceux qui ont sacrifié leur vie pour la sainte patrie sans douter une seconde que notre patrie nous donnera de nouveaux enfants, aussi glorieux, pour la lutte suivante et trouvera un dépôt inépuisable de forces pour la digne fin de l’œuvre », écrivent les Bulletins de Saint-Pétersbourg.

« La nation éclairée ne tirera pas d’autre conclusion de la défaite, si extraordinaire qu’elle soit pour elle, que celle-ci : il faut encore élargir et continuer et terminer la lutte. Trouvons donc en nous de nouvelles forces, de nouveaux héros paraîtront », écrit Rouss, etc.

Et le meurtre et les crimes de toutes sortes se poursuivent avec encore plus d’acharnement. On s’extasie devant l’esprit martial des volontaires qui, ayant surpris à l’improviste cinquante hommes, les égorgèrent tous, occupèrent le village et tuèrent toute la population, pendirent ou fusillèrent les espions, c’est-à-dire des hommes accusés de cette besogne que nous-mêmes jugeons nécessaire et faisons sans cesse. C’est par des télégrammes solennels qu’on annonce de tels crimes au chef suprême, l’empereur, qui envoie à ses troupes glorieuses des encouragements et sa bénédiction pour tout acte semblable.

N’est-il pas clair que, s’il y a un moyen de salut de cette situation, il est unique ; c’est celui que nous indiqua Christ : « Cherchez le royaume de Dieu et sa Vérité, et le reste, c’est-à-dire tous les biens matériels auxquels peut aspirer l’homme, se réalisera de soi-même. »

Telle est la loi de la vie. Le bien matériel n’est pas atteint quand l’homme aspire à ce bien ; pareille aspiration, au contraire, le plus souvent éloigne l’homme de l’atteinte de ce qu’il cherche ; c’est seulement quand l’homme, sans songer au bien matériel, aspire à l’accomplissement le plus complet de ce que devant Dieu, devant le principe et la loi de sa vie, il croit obligatoire, qu’il atteint, incidemment, le bien matériel.

De sorte que le vrai salut des hommes est en ceci : l’accomplissement de la volonté de Dieu par chaque homme isolément, en soi, c’est-à-dire dans cette partie du monde qui seule est en son pouvoir. En cela est la destination principale, unique, de chaque individu, et, en même temps, c’est le seul moyen pour chaque homme à part d’agir sur les autres. C’est pourquoi tous nos efforts doivent tendre à cela, exclusivement à cela.

17/30 avril 1904.


XII


Je venais d’envoyer la dernière page de mon article sur la guerre, quand est arrivée la terrible nouvelle du nouveau crime commis envers le peuple russe par ces hommes légers, enivrés du pouvoir, qui se sont approprié le droit de disposer de lui. De nouveau, vêtus d’habits divers, chamarrés, les serfs grossiers des serfs, les généraux de diverses sortes, par désir de se distinguer ou de jouer un mauvais tour, ou de pouvoir ajouter à leurs vêtements bariolés une étoile ou un ruban, par sottise ou par négligence, ces hommes petits, misérables, de nouveau ont fait périr en d’atroces souffrances quelques milliers de ces ouvriers honnêtes, bons, laborieux qui les nourrissent. Et de nouveau ce crime, non seulement ne fait pas réfléchir ou se repentir les fauteurs de cette œuvre, mais on n’entend et ne lit que des demandes de moyens de mutiler plus vite et de tuer le plus d’hommes possible et de ruiner encore plus de familles russes et japonaises.

Il y a plus. Pour préparer les hommes à un autre crime analogue, les fauteurs de ces crimes non seulement ne reconnaissent pas ce qui est évident aux yeux de tous, que pour les Russes, même à leur point de vue patriotique, militaire, la défaite a été honteuse, mais ils tâchent d’inspirer aux hommes crédules que ces malheureux ouvriers russes, amenés dans le piège comme des bêtes à l’abattoir, que ces hommes dont on a égorgé et mutilé plusieurs milliers, simplement parce qu’un général n’a pas compris ce qu’a dit un autre général, que ces hommes ont commis un acte héroïque par ce fait que ceux d’entre eux qui n’ont pas pu s’enfuir ont été tués, et que ceux qui se sont enfuis sont restés vivants. Et le fait qu’un de ces hommes horribles, immoraux, cruels, qu’on appelle généraux et amiraux, a noyé plusieurs Japonais pacifiques est également décrit comme un acte héroïque qui doit réjouir les Russes. Et dans tous les journaux, on publie un appel terrible au meurtre !

« Que 2.000 soldats russes tués sur le Yalou, avec le Revitzan et les autres navires atteints, avec nos torpilleurs perdus, que tout cela apprenne à nos croiseurs avec quelle fougue ils doivent s’élancer sur les côtes du Japon ! Puisqu’il a envoyé ses soldats verser le sang russe, on ne doit pas lui faire grâce. Maintenant on ne peut faire du sentiment, ce serait un péché : il faut porter des coups terribles dont le souvenir fasse frissonner le cœur perfide des Japonais. C’est le moment pour les croiseurs de sortir en pleine mer pour réduire en cendres les villes du Japon, pour courir comme un fléau le long de ces magnifiques bords. Assez de sentiment ! »

Et l’œuvre affreuse se continue avec les pillages, les violences, le meurtre, l’hypocrisie, le vol et principalement le mensonge le plus terrible : la déformation des doctrines religieuses, tant chrétiennes que bouddhiques.

L’empereur, la personne la plus responsable, continue de passer en revue les troupes, de remercier, récompenser, encourager, publier des décrets sur l’enrôlement des réservistes. Les fidèles sujets, de nouveau et de nouveau, jettent aux pieds du monarque qu’ils appellent l’adoré leurs biens et leurs vies, mais ce n’est qu’en paroles. Eux-mêmes, afin de se surpasser les uns les autres par des actes et non seulement par des mots, arrachent aux familles des pères, des soutiens, et les préparent à l’expédition pour le carnage.

Quant aux journalistes, plus est grave la situation des Russes, plus effrontément ils mentent en transformant les défaites honteuses en victoires, sachant que personne ne les contredira, et ils empochent tranquillement l’argent de l’abonnement et de la vente. Plus on dépense l’argent du peuple pour la guerre, plus dilapident les chefs et les hommes d’affaires, qui savent que personne ne les dénoncera et que tout le monde pille. Les militaires élevés pour le meurtre, qui ont passé des dizaines d’années à l’école de la sauvagerie, de la grossièreté, de l’oisiveté, se réjouissent, les malheureux, de ce que, outre l’augmentation de solde, ceux qui sont tués font place à leur avancement. Les pasteurs chrétiens continuent d’appeler les hommes au plus grand crime, ils continuent à commettre le sacrilège d’invoquer l’aide de Dieu pour la guerre, et non seulement ils ne blâment pas, mais ils justifient et glorifient celui de ces pasteurs qui, la croix à la main, encouragea les hommes sur les lieux mêmes du crime.

Et la même chose se passe au Japon. Les Japonais abusés, qui imitent tout ce qu’il y a de mal en Europe avec un zèle accru par leurs victoires, se précipitent au meurtre. Le Mikado fait aussi des revues, distribue des récompenses. Ses généraux se vantent de la même façon, s’imaginant qu’ayant appris à tuer, ils ont acquis de l’instruction. Le malheureux peuple ouvrier arraché au travail utile et à sa famille gémit lui aussi. De même, les journalistes mentent et se réjouissent de l’exagération de la vérité, et probablement aussi (puisque là où le meurtre est une vertu fleurissent les vices) les divers chefs et tripoteurs gagnent de l’argent. Et les théologiens japonais et les maîtres religieux, qui — eux aussi — ne sont pas en retard pour la tromperie religieuse et le sacrilège, déforment la doctrine de Bouddha, et admettent, voire même justifient, le meurtre défendu par Bouddha.

Le savant bouddhiste Soyen Shakru, qui dirige huit cents couvents, explique que Bouddha a défendu le meurtre, mais a dit qu’il ne serait pas tranquille tant que tous les êtres ne seraient pas unis dans le cœur infini, aimant, et qu’ainsi, pour mettre tout dans l’ordre, il est nécessaire de faire la guerre et de tuer des hommes.

Et tout se passe comme si la doctrine chrétienne et la doctrine bouddhiste sur l’unité de l’esprit humain, sur la fraternité des hommes, sur l’amour, sur la compassion, sur l’inviolabilité de la vie humaine, n’avaient jamais existé.

Des hommes éclairés de la lumière de la vérité, Japonais et Russes, pires que des bêtes sauvages, se jettent les uns sur les autres avec le seul désir de détruire le plus de vies possible. Des milliers de malheureux gémissent déjà et se convulsent dans de cruelles souffrances et meurent dans les hôpitaux japonais et russes, en se demandant avec étonnement pourquoi on leur a fait cette terrible chose ? D’autres, par milliers, pourrissent sous la terre et sur la terre, ou se noient dans la mer où ils se ballonnent et se décomposent. Et des dizaines de milliers de femmes, de pères, de mères, d’enfants, pleurent leurs soutiens tués en vain. Mais tout cela est peu : des victimes et encore des victimes se préparent. Le soin principal des chefs du meurtre est, du côté des Russes, que le courant de la chair à canon : 3.000 hommes par jour destinés à la mort, ne s’interrompe pas un moment. Les Japonais ont le même souci. On chasse sans cesse les sauterelles dans le fleuve pour que les derniers rangs passent sur ceux qui sont noyés…

Mais quand tout cela finira-t-il ? Quand, enfin, les hommes trompés se ressaisiront-ils et diront-ils : « Vous, rois, Mikado, ministres, métropolites, prêtres, généraux, journalistes, hommes d’affaires, quelque noms qu’on vous donne, vous, les sans pitié, allez sous les balles et les obus, mais nous, nous n’irons pas ! Laissez-nous tranquilles, laissez-nous labourer, semer. » Ce serait si naturel de dire cela, maintenant que, chez nous, en Russie, des centaines de mille mères, femmes et enfants à qui on a pris leurs soutiens, les réservistes comme on les appelle, dont la plupart savent lire, connaissent ce que c’est que l’Extrême-Orient, savent qu’on fait la guerre, non pour une œuvre nécessaire aux Russes, mais pour une terre étrangère sur laquelle il était avantageux à quelques hommes d’affaires de construire des chemins de fer et d’ériger leurs fortunes. Ils savent ou peuvent savoir aussi qu’on les tuera comme des moutons à l’abattoir parce que les Japonais ont des engins de meurtre plus perfectionnés que nous n’avons pas, puisque les autorités russes qui les envoient à la mort n’ont pas eu la prévoyance de se procurer à temps les armes qu’ont les Japonais. Ce serait donc si naturel, sachant tout cela, de dire : « Vous qui avez suscité cette affaire, vous tous pour qui la guerre est nécessaire et qui la justifiez, allez vous-mêmes sous les balles et les mines japonaises ; nous autres nous n’irons pas, parce que non seulement nous n’avons pas besoin de cela, mais nous ne comprenons pas à qui c’est nécessaire. »

Mais ils ne le disent pas. Ils partent et partiront, ils ne peuvent ne pas le faire, tant qu’ils auront peur de ce qui tue le corps et non de ce qui tue le corps et l’âme. « Serai-je tué, mutilé à ce Yunan-Po où l’on m’envoie, raisonnent-ils, je l’ignore ; peut-être en sortirai-je indemne, avec des décorations, la gloire, comme ces marins qu’on fête maintenant dans toute la Russie, parce que les balles japonaises ne sont pas tombées sur eux, mais sur d’autres. Et si je refuse, alors sûrement on me mettra en prison, on me déportera dans la province de Iakoutzk, et peut-être même me tuera-t-on immédiatement. » Et, le désespoir dans l’âme, ils partent, abandonnant la vie bonne, raisonnable, leurs femmes et leurs enfants.

Hier, j’ai rencontré un réserviste accompagné de sa mère et de sa femme. Tous les trois étaient en charrette. Lui était légèrement gris, le visage de la femme était gonflé de larmes. Il s’adressa à moi.

— Adieu, Léon Nicolaïévitch, je pars en Extrême-Orient.

— Quoi ? Est-ce que tu vas te battre ?

— Il faut bien que quelqu’un se batte.

— Personne ne doit se battre.

Il réfléchit un moment.

— Mais que faire ? Où aller ?

J’ai vu qu’il m’avait compris. Il avait compris que l’œuvre pour laquelle on l’envoie est mauvaise. Où aller ? voilà l’expression exacte de l’état d’âme qui se traduit dans le monde officiel et celui des journalistes par les mots : « Pour la religion, pour le tsar et pour la patrie ! »

Ceux qui abandonnent la famille affamée et vont à la souffrance et à la mort disent ce qu’ils sentent : « Où aller ? » et ceux qui restent en sécurité dans leurs palais luxueux disent que tous les Russes sont prêts à sacrifier leur vie pour le monarque adoré, pour la gloire et la grandeur de la Russie !

Hier, d’un paysan que je connais, j’ai reçu successivement deux lettres. Voici la première :


« Cher Léon Nicolaïévitch. Eh bien, voilà ! Aujourd’hui, j’ai reçu l’avis de l’appel au service ; demain, je dois me présenter à la chancellerie. Voilà tout et après je pars en Extrême-Orient sous les balles japonaises. De ma douleur et celle de ma famille, je ne vous dis rien ; ce n’est pas vous qui ne comprenez pas l’horreur de ma situation et les terreurs de la guerre. De tout cela vous, vous souffrez depuis déjà longtemps et vous comprenez tout. Combien, tout ce temps, j’ai désiré vous voir et causer avec vous ! Je vous ai écrit une longue lettre dans laquelle je vous exposais les souffrances de mon âme, mais je n’avais pas eu le temps de la recopier quand j’ai reçu cet avis. Que feront maintenant ma femme et ses quatre enfants ? Sans doute, vous-même êtes âgé et vous ne pouvez vous intéresser au sort de ma famille, mais vous pourriez demander à quelqu’un de vos amis, en se promenant, de visiter ma famille orpheline. Je vous demande de tout cœur, si ma femme ne supporte pas les souffrances de son abandon avec les enfants et se décide à aller chez vous pour chercher l’aide et le conseil, de la recevoir et de la consoler. Bien qu’elle ne vous connaisse pas personnellement, elle croit en votre parole et c’est beaucoup ; je n’ai pas pu ne pas répondre à l’appel, mais je vous dis d’avance que par ma faute pas une famille japonaise ne sera orpheline. Oh Dieu ! comme tout cela est affreux, cruel et pénible d’abandonner tout ce qui fait sa vie, tout ce qui intéresse ! »


Voici la seconde lettre :


« Cher Léon Nicolaïévitch, un seul jour de service actif est passé, et j’ai déjà vécu une éternité de souffrances les plus terribles. Depuis huit heures du matin jusqu’à neuf heures du soir on nous a remisés et tenus dans la cour de la caserne, comme un troupeau. Trois fois s’est répétée la comédie de l’inspection du corps, et tous ceux qui se sont portés malades n’ont pu obtenir dix minutes d’attention et ont été marqués « bons ». Quand nous tous, les « bons », deux mille hommes, avons été conduits de la chancellerie aux casernes, dans la rue, sur une longueur d’une verste, il y avait une foule de parents, de mères, de femmes avec des enfants sur les bras, et si vous aviez vu et entendu comment elles s’accrochaient à leurs pères, à leurs maris, à leurs fils, et se traînaient à leur cou en sanglotant désespérément ! Moi, en général, je me domine, je retiens mes sentiments, mais c’était plus fort que moi ; j’ai pleuré aussi… » [Dans le langage des journaux, cela s’exprime ainsi : « L’élan du patriotisme est inouï…] « Avec quoi mesurer cette douleur immense qui va se répandre sur un tiers du monde entier ? Et nous, nous sommes maintenant de la chair à canon, que bientôt on donnera en sacrifice au Dieu de la vengeance et de l’horreur ! »

Cet homme ne croit pas encore suffisamment qu’il est moins terrible de perdre le corps que de perdre le corps et l’âme, c’est pourquoi il ne peut refuser de servir. Mais en quittant sa famille, il promet d’avance que par lui, pas une seule famille japonaise ne sera orpheline. Il croit à la loi divine principale, la loi de toutes les religions : « Agis envers les autres comme tu voudrais qu’on agît envers toi. » Et en notre temps, non seulement dans le monde chrétien, mais aussi dans le monde bouddhiste, mahométan, brahmiste, etc., il y a des milliers, des milliers de pareils hommes.

Il y a de vrais héros — pas ceux qu’on honore maintenant, parce que, voulant tuer les autres, ils n’ont pas été tués eux-mêmes — mais de vrais héros qui sont maintenant dans les régions de Iakoutzk, parce qu’ils ont refusé d’entrer dans les rangs des assassins et ont préféré le martyre à l’abandon de la loi du Christ.

Il y en a, tel celui qui m’écrit, qui partiront, mais ne tueront pas. Mais même cette majorité qui part sans réfléchir, pour ne pas penser à ce qu’elle fait, ces hommes, dans le fond de leur âme, sentent, dès maintenant, qu’ils font un acte mauvais en obéissant aux autorités qui les arrachent au travail, à la famille, et les envoient au meurtre inutile, contraire à leur âme et à leur religion. Mais ils partent, parce qu’ils sont tellement liés de tous côtés, qu’ils ne savent où aller.

Et ceux qui restent non seulement le sentent, mais le savent et l’expriment. Hier, j’ai rencontré sur la grand’route des paysans qui revenaient de Toula. L’un d’eux, qui marchait près du chariot, lisait une petite feuille. Je lui ai demandé : « Est-ce un télégramme ? » Il s’arrêta : « C’est un télégramme d’hier, mais j’ai aussi celui d’aujourd’hui. »

Il le tira de sa poche, nous nous arrêtâmes, je le lus.

— Qu’est-ce qui s’est passé hier à la gare ? commença-t-il. C’est horrible ! Des femmes, des enfants, plus de mille. Elles hurlaient. On entourait le train, on ne laissait pas partir. Même les étrangers, en voyant cela, pleuraient. Une femme de Toula a crié : « Ah ! » et elle est tombée morte. Elle laisse cinq enfants. On les a distribués dans des asiles, et tout de même on a emmené le père. Et qu’avons-nous besoin de la Mandchourie ? Nous en avons assez de notre terre. Et combien de gens on a tué, combien d’argent dépensé !… »

Oui, maintenant, les idées des hommes sur la guerre sont bien différentes de ce qu’elles étaient autrefois, même récemment, en 1877. Jamais il ne s’est passé ce qui se passe maintenant. Les journaux écrivent qu’à la venue du tsar, qui parcourt maintenant la Russie pour hypnotiser les hommes envoyés au meurtre, le peuple manifeste un enthousiasme indescriptible. Mais, en réalité, il se fait tout autre chose. De tous côtés, on entend dire que là, trois réservistes se sont pendus ; ailleurs, c’est deux. Une femme, dont le mari a été appelé, a apporté ses enfants à la chancellerie, et les a abandonnés là. Une autre s’est pendue dans la maison du chef de recrutement. Tous sont mécontents, sombres, excités. Les mots : « Pour la religion, pour le tsar, pour la patrie », les hymnes et les cris « hourra ! » n’agissent plus sur les hommes comme autrefois. Une autre guerre, celle de la conscience de l’injustice et du péché de l’œuvre à laquelle sont appelés les hommes, entraîne de plus en plus les peuples.

Oui, la grande lutte de notre temps n’est pas celle qui se passe maintenant entre les Russes et les Japonais, ni celle qui peut éclater entre les races blanche et jaune, ce n’est pas la lutte qu’on mène avec des mines, des bombes, des balles, c’est la lutte spirituelle qui se passe sans cesse et se passe maintenant, entre la conscience éclairée de l’humanité, prête à se manifester, et les ténèbres et l’oppression, qui l’entourent et l’écrasent.

Christ, même de son temps, souffrait de l’attente et disait : « Je suis venu mettre le feu sur la terre, et qu’ai-je à désirer, s’il est déjà allumé ? » (Luc, XII, 49.)


Ce que Christ désirait se réalise. Le feu s’allume, n’y mettons pas obstacle, mais facilitons-le.


30 avril/13 mai 1904.


Je ne terminerais jamais mon article, si je continuais d’y introduire tout ce qui vient confirmer mon idée principale. Hier, j’ai reçu la nouvelle que des cuirassés japonais ont été coulés, et, dans ce qu’on appelle les hautes sphères de la société russe, noble, riche, intelligente, sans aucun remords de conscience, on se réjouit de la perte de milliers de vies humaines. Aujourd’hui, j’ai reçu d’un matelot, d’un homme qui est à l’échelon le plus inférieur de la société, la lettre suivante :


« Lettre du matelot (suivent les nom et prénoms).


« Bien estimé Léon Nicolaiévitch, je vous salue bas et vous envoie avec amour le respect et le salut. Bien estimé Léon Nicolaiévitch, j’ai lu vos œuvres, elles m’ont fait plaisir, et j’aimais beaucoup les lire. Puisque chez nous, maintenant, il y a la guerre, alors, écrivez-moi, je vous prie, s’il plaît à Dieu ou non que les autorités nous forcent de tuer ? Je vous prie, Léon Nicolaiévitch, écrivez-moi, s’il vous plaît, s’il existe maintenant au monde la vérité ou non ? Chez nous, à l’église, on fait des prières, et le prêtre mentionne l’armée aimée du Christ. Est-ce vrai ou non, que Dieu aime la guerre ? Je vous prie de m’écrire, Léon Nicolaiévitch, si vous n’avez pas de livres où je pourrais voir s’il y a au monde la vérité ou non. Envoyez-moi ces livres, je paierai ce que cela coûtera. Je vous prie de ne pas refuser ma demande ; s’il n’y a pas de livres pareils, envoyez-moi une lettre, je serai très content. J’attends avec impatience une lettre de vous. Et maintenant, au revoir. Je suis vivant et sain, et vous désire la même chose, de la part du Dieu Seigneur, et je vous désire une bonne santé et bien du succès dans vos entreprises. »


Suit l’adresse : Port-Arthur, le nom du bâtiment sur lequel sert le matelot, ses nom et prénoms.


Je ne puis répondre par des mots à cet homme bon, sérieux, et vraiment éclairé. Il est à Port-Arthur avec qui il n’y a plus de communications ni par poste, ni par télégraphe. Mais cependant nous avons ensemble un moyen de communication : ce moyen, c’est Dieu auquel nous croyons tous deux, et nous savons tous deux que la guerre lui déplaît. Le doute qui est né dans son âme est déjà la solution de la question. Et ce doute est né et vit actuellement dans les âmes de milliers et de milliers d’hommes, non seulement Russes et Japonais, mais de tous ces hommes malheureux qui sont forcés par la violence de participer à l’œuvre la plus contraire à la nature humaine. L’hypnose par laquelle on étourdit et tâche d’étourdir les hommes passe vite, et son action s’affaiblit de plus en plus, et ce doute : « Plaît-il à Dieu ou non que les chefs me forcent de tuer ? » devient de plus en plus fort, rien ne peut le détruire, et il se répand de plus en plus.

Ce doute : Plaît-il à Dieu ou non que les chefs nous forcent à tuer ? c’est l’étincelle de ce feu que Christ a allumé sur la terre et qui commence à l’embraser. Le savoir, le sentir, c’est une grande joie.

Iasnaïa Poliana, 18/31 mai 1904.

Léon TOLSTOÏ.


(Traduit du manuscrit, par J. W. Bienstock.)