En-deçà et au-delà du Danube
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 312-348).
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EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE

III. .[1]
LA BOSNIE. — LES SOURCES DE RICHESSE, LES HABITANS ET LES PROGRÈS RÉCENS

La Bosnie est la plus belle province de la péninsule balkanique. Elle rappelle la Styrie, pays d’alpes et de forêts. Voyez la carte : partout des chaînes de montagnes et des vallées. Parallèlement aux Alpes Dinariques, qui séparent ici le bassin du Danube de celui de la Méditerranée, elles courent assez régulièrement du sud au nord, formant les bassins des quatre rivières qui se jettent dans la Save et qui sont, en allant de l’ouest vers l’est : l’Unna, la Verbas, la Bosna et la Drina. Mais ces chaînes se ramifient en une grande quantité de contreforts latéraux, et, au-delà de Serajewo, les soulèvemens s’entremêlent en des massifs inextricables, que dominent les sommets abrupts du Dormitor, à une altitude de 8,200 pieds et ceux du Kom à 8,500. Il n’y a de grandes plaines que dans la Posavina, le long de la Save, du côté de la Serbie. Partout ailleurs, c’est une succession de vallées où coulent des rivières et des ruisseaux et que couronnent des hauteurs boisées. Le pays ne se prête donc pas à la grande culture des céréales, comme la Slavonie et la Hongrie ; mais on pourrait y imiter l’économie rurale de la Suisse et du Tyrol, en élevant de nombreux troupeaux, ce qui vaut mieux que de faire du blé, par ce temps de concurrence américaine. Sur les 5,410,200 hectares de la Bosnie-Herzégovine, 871,700 sont occupés par des rochers stériles comme le Karst, 1,811,300 par des terres labourables, et 2,727,200 par des forêts. Beaucoup de ces forêts sont absolument vierges, faute de routes pour y arriver. Les plantes grimpantes, qui s’enlacent autour des chênes et des hêtres, y forment des fourrés impénétrables où l’on ne peut s’avancer, comme au Brésil, que la hache à la main. On n’en voit pas près des lieux habités, parce que les habitans coupent pour leur usage les bois qui sont à leur portée et que les Turcs, afin d’éviter les surprises, ont systématiquement détruit et brûlé toutes les forêts aux alentours des villes et des bourgs. Mais ce qui en reste constitue une richesse énorme ; seulement elle n’est pas réalisable. Derrière Serajewo, jusqu’à Ibar et à Mitrovitza, s’étendent dans les hautes montagnes de magnifiques massifs de résineux. C’est de là que Venise a tiré des bois de construction pour ses flottes pendant des siècles. Les gardes-forestiers ont calculé que, sur les 1,667,500 hectares de bois feuillus et sur les 1,059,700 hectares de résineux, il y avait environ 138,971,000 mètres cubes, dont 24,946,000 de bois de construction et 114,025,000 de bois à brûler. Il serait désolant de vendre maintenant, car les prix qu’on obtiendrait sont dérisoires : de 2 à 5 francs le stère de sapin et 3 à 7 francs pour le chêne, selon la situation. Dans les régions qui avoisinent la Save, on exporte des douves, 7 à 900,000 pièces par an. Le revenu que le fisc tire de ces immenses étendues boisées, plus étendues que toute la Belgique, est presque partout insignifiant : 116,007 florins en 1880, 200,000 pour 1884. C’est une réserve qu’il faut soigneusement conserver pour l’avenir. Ces bois abritent beaucoup de gibier : des cerfs, des chevreuils, des lynx, même des loups et des ours. Ils donnent naissance, dans les mille vallées qui découpent le pays, à une quantité de ruisseaux où abondent les truites et les écrevisses et à une masse de sources, plus de 8,000, prétend-on. Là où cessent les arbres, commencent les pâturages, de sorte que la Bosnie est toute verdoyante, sauf les arêtes des hautes montagnes.

L’Herzégovine présente un aspect complètement différent. La surface du sol est couverte de grands blocs de calcaire blanchâtre, jetés au hasard, comme les ruines de monumens cyclopéens. L’eau y manque complètement : pas de sources ; les rivières sortent toutes formées de grottes, forment l’hiver des lacs dans des vallées sans issue, puis disparaissent de nouveau sous terre. Les Allemands les appellent très bien Höhlen-Flüsse, des rivières de caverne. Telles sont la Jasenitcha, la Buna, la Kerka, la Cettigna et I’Ombla. Rien n’est plus extraordinaire. Dans les dépressions se trouve la terre végétale qui nourrit les habitans. Les maisons, en Bosnie, toutes en bois, sont ici en grosses pierres de l’aspect le plus sauvage. Les arbres manquent presque complètement. Le climat est déjà celui de la Dalmatie. Comme il appartient au bassin de la Méditerranée, le pays est sous l’influence du sirocco et des longues sécheresses de l’été. La vigne et le tabac donnent d’excellens produits. L’olivier apparaît et l’oranger lui-même se voit vers les bouches de la Narenta. On cultive le riz dans la vallée marécageuse de la Trebisateh, aux environs de Ljubuska. En Bosnie, au contraire, région élevée qui penche vers le nord, le climat est rude : il gèle fort et longtemps à Serajewo, et la neige y persiste pendant six semaines ou deux mois.

L’agriculture, en Bosnie, est une des plus primitives de toute l’Europe. Elle n’applique qu’exceptionnellement l’assolement triennal connu des Germains au temps de Charlemagne, et même, dit-on, dès l’époque de Tacite. Généralement, la terre restée en friche est retournée ou plutôt déchirée par une charrue informe. Sur les sillons frais, la semence de maïs est jetée, puis légèrement enterrée, au moyen d’une claie de branchages qui sert de herse. Les champs sont binés une ou deux fois entre les plants. Après la récolte, on met un second ou un troisième maïs, parfois du blé ou de l’avoine, jusqu’à ce que le sol soit entièrement épuisé. Il est alors abandonné ; il se couvre de fougères et de plantes sauvages où paît le bétail, en attendant que revienne la charrue, après cinq ou dix années. Nul engrais, car les animaux domestiques n’ont très souvent aucun abri ; ils vaguent dans les friches ou dans les coure. Aussi le produit est relativement minime : 100 millions de kilogrammes de maïs, 49 millions de kilogrammes de froment, 38 millions de kilogrammes d’orge, 40 millions de kilogrammes d’avoine, 10 millions de kilogrammes de fèves. La fève est un article important de l’alimentation, car on en mange les jours de jeûne et de carême, et il y en a cent quatre-vingts pour les orthodoxes et cent cinq pour les catholiques. On récolte aussi du seigle, du millet, de I’épeautre, du sarrasin, des haricots, du sorgho, des pommes de terre, des navets, du colza. Le produit total des grains divers s’élève à 500 millions de kilogrammes.

Voici des faits qui prouvent l’état déplorablement arriéré de l’agriculture. Ce pays qui serait si favorable, sous tous les rapports, à la production de l’avoine, ne peut en fournir assez pour les besoins de la cavalerie ; on en importe de Hongrie et elle se paie, à Serajewo, le prix excessif de 20 à 21 francs les 100 kilogrammes. Le froment est de mauvaise qualité et cher. Ce sont les moulins hongrois qui fournissent la farine que l’on consomme dans la capitale. Elle y arrive par chemin de fer, à meilleur marché que la farine du pays, qui, à défaut de routes, doit être transportée à des de cheval. Une maison hongroise a voulu établir un grand moulin à vapeur à Serajewo, mais il était impossible de l’approvisionner suffisamment. L’un des principaux produits, et celui qui s’exporte le plus facilement, ce sont les prunes séchées. Les années de bonne récolte, on en exporte 60,000 tonnes, et elles vont jusqu’en Amérique. On en fait une eau-de-vie assez agréable, appelée rakia. Le produit des pruniers est ce qui donne de l’argent comptant au kmet. On cultive aussi l’oignon et l’ail. L’ail est considéré comme un préservatif contre les maladies, contre les mauvais sorts, et même contre les vampires. On récolte un peu de vin près de Banjaluka et dans la vallée de la Narenta, mais presque personne n’en boit. Les chrétiens s’abstiennent, faute d’argent, et les musulmans pour obéir au koran. L’ivrognerie est très rare ; les Bosniaques sont surtout buveurs d’eau. L’Herzégovine produit un tabac excellent. Le monopole a été introduit après l’occupation; mais il a stimulé la culture, parce que le fisc donne un bon prix. On estime qu’un hectare livre, en Herzégovine, jusqu’à 3,000 kilogrammes de tabac, d’une valeur de plus de 4,000 francs, et en Bosnie seulement 636 kilogrammes, valant 300 à 400 francs. Le fisc donne des licences à ceux qui cultivent pour leur consommation personnelle : il en a été délivré 9,586 en 1880.

Le bétail est la principale richesse du pays ; mais il est misérable. Les vaches sont très petites et ne donnent presque pas de lait. On fait des fromages de qualité inférieure, surtout avec du lait de chèvre, et très peu de beurre. Les chevaux sont petits et mal faits; ils sont employés uniquement comme bêtes de somme, car ils sont trop faibles pour tirer la charrue, et les charrettes ne sont pas employées; mais ils gravissent et descendent les sentiers des montagnes comme des chèvres. Ils sont très mal nourris; la plupart du temps ils doivent chercher eux-mêmes de quoi subsister dans les pâturages, dans les forêts ou le long des chemins. Quelques begs ont encore parfois des bêtes d’une belle allure, qui descendent des chevaux arabes venus dans le pays avec la conquête ottomane. Elles portent fièrement une charmante tête sur un cou ramassé et replié à la façon des cygnes; mais elles n’ont pas de taille. Le nombre des chevaux est considérable, parce que tous les transports s’effectuent sur leurs dos. On en voit arriver ainsi, sous la conduite d’un kividchi, de longues files, attachés à la queue les uns des autres ; ils apportent en ville des vivres, du bois de chauffage et de construction, des pierres à bâtir. Chaque exploitation possède au moins une couple de chevaux. Le gouvernement commence à s’occuper de l’amélioration de la race chevaline. Il a envoyé (1884) à Mostar cinq étalons de la race de Lipitça; toute la population a été les recevoir, drapeau et musique en tète, et lu municipalité fournira les écuries. Nevesinje et Konjica offrent d’en faire autant, et cette année même on a établi des haras dans diverses parties du pays, afin de donner de la taille à la race indigène. La Bosnie pourrait facilement fournir des chevaux à l’Italie et à tout le littoral de l’Adriatique. On élève des porcs presque à l’état sauvage, dans les bois de chênes. Avec leurs hautes pattes et leur aspect de sanglier, ils galopent comme des lévriers. Si on introduisait les races anglaises, qu’on engraisserait avec du maïs, on ferait concurrence au porc de Chicago. Les moutons sont nombreux ; c’est la viande préférée du musulman ; mais la laine est très grossière : elle sert à confectionner les étoffes et les tapis que les femmes tissent, au sein de chaque famille. Chacun a des chèvres ; elles sont le fléau des forêts, parce que les bergers quittent les plaines pour tout l’été et emmènent les troupeaux sur les hauteurs, dans les pâturages et dans les bois des montagnes. Dans chaque maison on trouve de la volaille et des œufs qui, avec une sauce aigre et de l’ail, sont un des mets préférés des Bosniaques. Ils ont souvent des ruches ; 118,148 ont été recensées. Le miel remplace le sucre, et la cire sert à fabriquer les cierges, qui jouent un si grand rôle dans les cérémonies du culte orthodoxe.

La statistique officielle de 1879 donne les nombres suivans pour les animaux domestiques en Bosnie-Herzégovine. Chevaux, 158,034 ; mulets, 3,134 ; bêtes à cornes, 762,077 ; moutons, 839,988 ; porcs, 430,354. Si nous comptons 10 moutons et 4 porcs pour une tête de gros bétail, nous obtenons un total de 1,114,796, ce qui, pour une population de 1,158,453 habitans, fait presque 100 têtes de gros bétail par 100 habitans. C’est une proportion extrêmement élevée puisqu’en France, le chiffre équivalent n’est que 49 ; dans la Grande-Bretagne, 45 ; en Belgique, 36 ; en Hongrie, 68 ; en Russie, 64. Dans tous les pays où la population est peu dense, comme en Australie, aux États-Unis et comme jadis chez les Germains, les espaces inoccupés entretiennent beaucoup d’animaux domestiques et, par conséquent, les hommes peuvent se procurer facilement de la viande. Quoique la Bosnie exporte des bêtes de boucherie en Dalmatie, pour les villes du littoral, le Bosniaque mange beaucoup plus de viande que le cultivateur chez nous. César dit des Germains : Carne et lacte vivunt. Si l’on considère le chiffre du bétail relativement à l’étendue du pays, on obtient, au contraire, une proportion très peu favorable : 22 têtes de bétail par 100 hectares en Bosnie, 40 en France, 51 en Angleterre, 61 en Belgique. La production totale que livre le sol dans la Bosnie-Herzégovine est très minime, car elle n’entretient que 22 habitans par 100 hectares, alors qu’il y en a en Belgique 187, en Angleterre 111, en France 70. Il faut aller en Russie pour trouver seulement 15 habitans sur la même étendue, et le nord de l’empire russe a un climat et un sol détestables. Le salaire du journalier est à la campagne de 0 fr. 70 à 2 francs suivant la saison et la situation ; dans les villes, de 1 fr. 10 à 2 fr. 10. C’est surtout à favoriser les progrès de l’agriculture que le gouvernement doit viser. Les maîtres d’écoles à qui l’on donnerait des notions d’économie rurale pourraient en ceci rendre de grands services. Ce qui aurait un effet plus immédiat serait d’établir dans chaque district, sur les terres de l’état, des colons venus des provinces autrichiennes où la culture est bien entendue. Pour ouvrir les yeux aux paysans, rien ne vaut l’exemple. Ah ! si les pauvres contadini italiens qui meurent de faim et de pellagra, de l’autre côté de l’Adriatique, pouvaient être transportés ici, comme leur travail serait bien récompensé ! Comme ils se créeraient facilement un petit podere qui leur donnerait l’aisance et la sécurité ! En tout cas, faites des propriétaires indépendans et libres, et la Bosnie deviendra, comme la Styrie, la Suisse et le Tyrol, l’une des plus charmantes régions de notre continent.

Dans toutes les villes de garnison de l’Autriche-Hongrie, on rencontre un casino militaire ; institution excellente, assez semblable aux clubs de Londres. Les officiers y trouvent un cabinet de lecture un restaurant soigné et à bon marché, un café, une salle de concert et un lieu de rendez-vous. L’esprit de corps s’y développe, et l’esprit de conduite y est maintenu par la surveillance réciproque. Le casino de Serajewo occupe un grand bâtiment nouvellement construit, d’un style simple, mais noble. Devant la façade, dans un petit square, des arbustes poussent au milieu de pierres tombales d’un cimetière turc que l’on a respecté, et de l’autre côté s’étend un grand jardin dont les plantations vont jusqu’à la jolie rivière qui traverse la ville, la Miljaschka. C’est un endroit charmant pour venir se reposer sous de frais ombrages. M. Scheimpflug m’amène dîner au Casino. J’y rencontre beaucoup de jeunes fonctionnaires civils : entre autres le chef de la police, M. Kutchera, qui doit viser mon passeport. La plupart sont des Slaves : Croates, Slovènes, Tchèques et Polonais. C’est un grand avantage pour l’Autriche de trouver ainsi chez elle toute une pépinière d’employés de même race et plus ou moins de même langue que celles des pays à assimiler. Bon dîner avec cette excellente bière viennoise qu’on brasse déjà ici. Comme l’empire de Gambrinus, le dieu de la cervoise, s’est étendu depuis trente ans ! Jadis on ne buvait guère de bière dans aucun pays au sud de la Seine ni même à Paris. Aujourd’hui le bock règne en souverain dans toutes les villes françaises, en Espagne, en Italie, et voilà qu’il va conquérir la péninsule des Balkans. Faut-il encore en ceci saluer le progrès ? J’en doute. La bière est une boisson lourde et inférieure au vin ; elle se boit longuement, lentement, servant de prétexte aux conversations prolongées aux nombreux cigares et aux veillées oisives.

L’après-midi, magnifique promenade à la vieille citadelle, qui, située sur un rocher élevé, domine la ville du côté du sud ; nous allons d’abord saluer des ulémas qui enseignent l’arabe à M. Scheimpflug. Nous y rencontrons un des begs les plus riches du pays, M. Capetanovitch. Il porte des habits européens qui lui vont très mal. Quel contraste avec les ulémas, qui ont conservé le costume-turc et qui ont les allures calmes et nobles d’un prince d’Orient ! Ces musulmans qui veulent « s’européaniser » se perdent ; ils ne-prennent guère à l’Occident que ses vices. Mahmoud a inauguré l’ère des réformes, l’Europe a applaudi ; les résultats prouvent qu’il n’a fait que hâter la décadence.

La route que nous suivons longe la Miljaschka. Sur ses bords se succèdent des cafés turcs, avec des balcons qui s’avancent parmi les saules au-dessus des eaux claires de la rivière, bruissant sur les cailloux. De nombreux musulmans y fument le tchibouk en jouissant de la vue du paysage et de la fraîcheur qu’apporte le torrent. Dans l’ancienne citadelle, qui remonte à l’époque de la conquête, on a construit une grande caserne moderne, badigeonnée en jaune, qui offense le regard. Mais quand on se retourne pour contempler Serajewo, on comprend toutes les hyperboles des qualifications admiratives que les Bosniaques prodiguent à leur capitale. La Miljaschka qui sort des montagnes voisines de la sauvage Romania-Planina divise la ville en deux parties que relient huit ponts : deux sont en pierre, détail à signaler dans un pays où les travaux permanens sont si rares. De hauts peupliers et de curieuses maisons turques tout en bois bordent la petite rivière. Au-dessus des toits noirs s’élèvent les dômes et surtout les minarets des nombreuses mosquées qui s’éparpillent jusque sur les collines voisines. Celles-ci sont couvertes d’habitations de begs et d’agas ; peintes en couleurs vives, elles se détachent sur la verdure épaisse des jardins qui les entourent. Vers le nord, la vallée, toujours encadrée de collines verdoyantes, s’élargit à l’endroit où la Miljaschka se jette dans la Bosna qui sort toute formée d’une caverne, à une lieue d’ici. Cette vue d’ensemble est très belle.

Derrière la citadelle, vers l’est, s’ouvre une gorge sauvage. Pas un arbre, pas une habitation ; quelques broussailles couvrent les parois abruptes ; c’est un désert farouche, et nous sommes à un kilomètre de la capitale. Voilà ce que produit le défaut de sécurité. Près de la porte de la citadelle, je visite un moulin à farine d’une construction très originale et tout à fait primitive. J’en ai vu beaucoup en Bosnie, mais nulle part ailleurs ; on pourrait les imiter chez nous, parce qu’ils tirent parti d’un très petit filet d’eau. L’arbre de couche où sont fixées les palettes est placé perpendiculairement, et le filet d’eau, amené d’une hauteur de 3 mètres environ, à travers un fût de chêne perforé, frappe les palettes à droite de l’essieu qu’il fait mouvoir très rapidement. Immédiatement au-dessus, dans une chambrette en bois, tournent les deux meules superposées, semblables à celles qu’on a trouvées à Pompéi. La meule supérieure est mise en mouvement directement par l’arbre de couche. Rien de plus simple : ni engrenage, ni transmission. N’est-ce pas sous cette forme que le moulin à eau fut introduit d’Asie en Occident, vers la fin de la république romaine ?

Nous rentrons à Serajewo par la route qui, vers le sud, conduit à Vichegrad et à Novi-Bazar. Un pont de pierre, qu’on dit romain, et d’une magnifique allure, franchit la Miljaschka, qui coule torrentueuse entre de hauts rochers rougeâtres. Je pense à tout le sang versé ici depuis la chute de l’empire romain et qui suffirait pour teindre en rouge le pays tout entier. Un grand troupeau de moutons et de chèvres rentre en ville, soulevant au soleil couchant des nuages de poussière dorée. Ce sont ces animaux plutôt que les vaches qui fournissent le lait.

Je finis ma soirée au Casino militaire. Un grand banquet réunit les officiers aux sons d’une excellente musique de régiment. De nombreux toasts annoncés par des fanfares sont prononcés. L’armée autrichienne, comme jadis les légions romaines de vétérans, est un agent de civilisation en Bosnie. Au cabinet de lecture, je remarque deux journaux publiés à Serajewo. L’un a pour titre : Bosamka Herçegowanke-Novine, c’est la feuille officielle ; l’autre, Sarajewski List. Ceci est toute une révolution. Dans le vilayet turc, le papier et l’impression étaient chose presque inconnue, et voilà maintenant le journal qui apporte dans toutes les demeures la -connaissance des faits de l’intérieur et de l’extérieur, et qui rattache la Bosnie aux autres pays slaves. La publicité et le contrôle créant une opinion publique, même sous la surveillance de l’autorité militaire, pas de changement plus considérable, surtout pour l’avenir.

Le lendemain, je suis admis à visiter les bureaux du cadastre, que dirige le major baron Knobloch. J’examine les cartes où sont indiquées exactement la forme et l’étendue des parcelles et leur affectation nettement indiquée au moyen de teintes diverses, terres labourables, près ou bois. L’exécution est très soignée. Rien n’est plus extraordinaire que les cartes reproduisant la région du Karst en Herzégovine. Au milieu de l’étendue stérile, sont parsemées au hasard des oasis microscopiques de quelques ares, qui ont les contours les plus bizarres. Ce sont des dépressions de terre végétale où s’exerce la culture dans cette contrée affreusement déshéritée. Le cadastre, avec ses planches et le tableau des propriétaires et des ‘relations agraires, aura été achevé en sept ans, de 1880 à 1886, avec une dépense relativement minime qui ne dépassera pas 7 millions de francs (2,854,063 florins). Ceci n’est rien moins qu’un prodige dû à l’activité des officiers du génie. En France et en Belgique où l’on réclame une révision cadastrale afin de mieux répartir l’impôt foncier, on prétend que c’est une œuvre qui exigerait vingt ans de travail. L’arpentage s’est fait ici sous la direction supérieure de l’Institut géographique militaire et sur la base de la triangulation complète du pays. Des officiers et des ingénieurs ont levé le plan parcellaire des propriétés dans chaque commune, et l’estimation de la valeur cadastrale s’est faite par des taxateurs spéciaux qu’a contrôlés une commission centrale.

Tant que la Bosnie a appartenu à la Turquie, elle est restée terra incognita bien plus complètement que les hauteurs de l’Himalaya ou même du Pamir. Maintenant elle est connue dans tous ses détails : orographie, géologie, constitution et répartition de la propriété, régime agraire, population, races, cultes, occupations. Qui aura parcouru une publication officielle intitulée : Ortschaptsund-Bevolkerungs-Statislik von Bosnien und der Herzegowina, connaîtra ce pays-ci mieux que le sien. J’en extrais quelques chiffres très curieux. En 1879, les 1,158,453 habitans vivaient dans 43 villes, 31 marktflecken (localités où se tiennent des marchés), 5,054 villages et 190,062 maisons. On voit que la population rurale est dispersée dans un nombre considérable de hameaux, n’ayant en moyenne que 231 habitans. Six personnes par maison est un chiffre élevé, qui s’explique par le nombre assez grand des familles patriarcales. Le sexe masculin est remarquablement plus nombreux que le sexe féminin : 615,312 d’une part, et seulement 543,121 de l’autre, proportion peu favorable à la polygamie, qui, comme je l’ai dit, n’existe que chez les fonctionnaires turcs et nullement chez les musulmans indigènes. A Saint-Pétersbourg, au contraire, il y a 121 femmes pour 100 hommes. Voici un aperçu des professions : 95,490 capitalistes et propriétaires fonciers, dont un certain nombre cultivent eux-mêmes ; 84,942 cultivateurs-fermiers ; 54,775 manœuvres et ouvriers de toute espèce ; 10,929 marchands, boutiquiers, industriels ; 1,082 ecclésiastiques ; 678 employés ; 257 instituteurs et professeurs, et 94 médecins. Ce qui peint au vif la situation du pays, c’est l’effectif si étonnamment réduit de l’état-major des fonctions libérales. Malgré de récens progrès, combien il se fait peu pour les besoins intellectuels et moraux 1 Un seul maître enseignant pour 4,506 personnes. Évidemment pas un médecin dans les villages et même dans les bourgs. Le musulman se résigne, le. raya est pauvre, et tous demandent des remèdes aux exorcismes, aux plantes et à des recettes de sorcières. D’ordinaire, dans les pays primitifs il y a beaucoup de prêtres ; ici il n’y en a qu’un par 1,000 âmes, ce qui n’est guère. Les fonctionnaires ont beaucoup augmenté, et c’était une nécessité. Ils représentent la civilisation, car c’est bien ici qu’on peut considérer l’état comme un instrument de progrès. Pas un seul avocat. Les Turcs les détestent, parce que le Koran condamne ceux qui « interviennent dans les affaires d’autrui avec subtilité et ruse, et tout individu de cette espèce doit être banni de la bonne société. » Sous le rapport des cultes, la population se divise en 496,761 chrétiens du rite oriental, 209,391 du rite catholique, 448,613 mahométans et 3,420 juifs. L’armée d’occupation compte de 25,000 à 30,000 soldats, et la gendarmerie environ 2,500 hommes. Voulez-vous savoir ce qu’on consomme ici de sucre et de café ? La statistique nous l’apprend : 1 kilogramme de l’un, et 1/2 kilogramme de l’autre, par tête. C’est très peu. Le chiffre correspondant est pour le café de 7 kilogrammes en Hollande, de 4,25 en Belgique, 4 aux États-Unis, 3 en Suisse, 2,50 en Allemagne, 1,50 en France ; pour le sucre, en Angleterre, 30 kilogrammes, aux États-Unis 20, en France 13, en Hollande 11, en Allemagne, en Suisse, en Belgique 8, en Autriche-Hongrie 5,5. Mais il faut se rappeler que les musulmans, les juifs et quelques commerçans du rite oriental ont seuls assez d’aisance pour se permettre ces consommations de luxe.

M. Scheimpflug me présente à l’archevêque catholique, Mgr Stadler. Je lui communique les « lettres-patentes, » c’est-à-dire ouvertes, lilterœ patentes, que l’évêque Strossmayer m’avait données pour tous les ecclésiastiques de la péninsule[2], et il nous retient à dîner. La mission que ce prélat peut remplir est importante ; celle qu’on lui attribue l’est plus encore ; car on prétend qu’il est envoyé ici spécialement pour ramener les chrétiens du rite oriental dans le giron de l’église romaine. Sa position est des plus délicates ; sa nomination n’a pas satisfait même tous les catholiques. C’est aux prêtres de l’ordre des franciscains qu’on doit le maintien de l’église catholique dans ces régions, malgré quatre siècles de compression et de persécution. C’est à eux manifestement que revenait l’autorité. Les premiers au combat, ils devaient être les premiers à l’honneur. L’influence de Pesth les a écartés, parce qu’ils étaient soupçonnés de partager trop ardemment les idées slavophiles de Diakovo. Pour le même motif, on n’a pas voulu nommer Strossmayer, qui, cependant, porte encore le titre, attaché à son diocèse depuis des siècles, d’évêque de Bosnie, Ephcopus Bosniensis. Mgr Stadler est le protégé de l’évêque d’Agram ; il est comme lui, dit-on, magyarophile, magyarischgesinnt. Une discussion récente montre à quel point les rivalités religieuses divisent ici les esprits. Une société, appelée Patriotisrher Hulfsverein fur Bosnien, s’était formée en Autriche pour soutenir, par des subsides, des œuvres catholiques à Serajewo. Ému de ce fait, le métropolitain du rite oriental a accusé l’archevêque Stadler de vouloir lui enlever des fidèles par des moyens répréhensibles. Ce dernier a répondu très vertement. Il a fallu que le représentant du souverain, M. de Kallay, fit entendre son Quos ego pour rétablir sinon la paix, du moins le silence. Il déclara en même temps que toutes les confessions pouvaient compter sur un appui égal de la part du gouvernement. Comme preuve, en effet, de cette impartiale bienveillance, on peut citer les faits suivans. Le gouvernement a fait bâtir à Keljewo, près de Serajewo, un grand séminaire pour les orthodoxes, où, chaque année, sont reçus douze jeunes lévites complètement entretenus aux frais de l’état. Il a adjoint au métropolitain un consistoire de quatre membres rétribués par l’état, et il pourvoit à l’entretien et à la reconstruction de leurs églises. Différens faits qui sont venus à ma connaissance me font croire qu’en effet l’occupation ne favorise pas la propagande catholique. Les Hongrois, à qui l’intolérance religieuse a fait tant de mal, seront moins disposés que Vienne à écouter les suggestions de l’ultramontanisme. Les catholiques ont, à Travnik, un séminaire avec huit classes d’enseignement moyen et quatre années de théologie[3].

Pour un archevêque qui a sous lui deux évêques suffragans, Mgr Stadler paraît bien peu âgé : quarante ans à peine. Il est gai, aimable, très spirituel, et leste en ses mouvemens comme un jeune homme. Il nous fait l’historique de la maison qu’il occupe, et son récit est instructif. Cette maison, très solidement construite en pierres, devait servir de magasin. Un juif l’avait achetée. Quand le gouvernement chercha une habitation pour le nouvel archevêque, le juif la lui offrit à un prix avantageux. Le gouvernement préféra la louer pour six ans, mais il fut entraîné à y faire pour 12,000 francs de dépenses qui retourneront au propriétaire, lequel demandera maintenant un loyer ou un prix de vente double ou triple, tout ayant considérablement augmenté de valeur à Serajewo depuis l’occupation. C’est le contraste habituel : imprévoyance des gouvernans ; prévoyance des Israélites ; récriminations contre les sémites. Pourquoi ? Parce qu’ils sont plus intelligens que les autres. L’archevêque me cite de nombreux faits qui mettent en relief cette aptitude spéciale des juifs. Ils ont eu confiance dans l’administration autrichienne et en ont prévu les conséquences favorables. Après les rudes combats qui ont précédé l’entrée des troupes impériales à Serajewo, le désarroi général et la fuite de beaucoup de musulmans firent tomber les immeubles à vil prix. Avec leur flair habituel, qui prouve la rectitude et la force du raisonnement, ils sont venus, ont acheté, et, en trois ou quatre ans, ils ont triplé leurs placemens. Quand on songe à l’avenir réservé à Serajewo, on peut sans crainte prédire un accroissement de valeur considérable pour toutes les propriétés foncières dans la ville et dans ses environs.

Les appartemens occupés par le prélat sont au premier. La porte qui y donne accès est en tôle de fer très épaisse, et les fenêtres du rez-de-chaussée sont défendues par de solides barreaux : c’est un vrai fortin. Précaution bien naturelle dans un pays où les insurrections musulmanes ont été si fréquentes et si meurtrières. Les begs n’osent remuer maintenant, mais, le cas échéant, comme ils égorgeraient volontiers les Autrichiens et surtout les évêques étrangers ! L’ameublement des salons et de la salle à manger est extrêmement simple : Ne quid nimis ; mais la chère est bonne et le vin hongrois chaud et parfumé. Mgr Stadler prétend qu’il existe encore un certain nombre de bogomiles ou albigeois qui, ne s’étant pas convertis à l’islamisme comme les autres, ont conservé leurs doctrines secrètement ou dans les villages écartés : « Tandis que le métropolitain du rite grec, ajoute-t-il, me reproche d’acheter des prosélytes, ailleurs on m’accuse de tiédeur et d’apathie. On ne comprend pas les difficultés que rencontre ici la propagande, je ne dirai pas, parmi les musulmans, qui s’y montrent complètement réfractaires, mais même auprès des fidèles du rite oriental. Leur culte se confond intimement en eux avec leur race. Leur parlez-vous de la supériorité du catholicisme, ils vous répondent : « Je suis un Serbe. » Serbes ils sont en effet de langue et de sang. Leur proposer d’abandonner leur confession, c’est leur demander de renoncer à leur nationalité. Au XIIe et au XIVe siècle, on voit les magnats bosniaques se faire successivement bogomiles, grecs et catholiques. Aujourd’hui, chacun est barricadé dans son rite, et les conversions seront très rares. »

L’après-midi, Mgr Stadler nous conduit aux établissemens des sœurs, qui ont éveillé à un si haut degré les susceptibilités des autres cultes. Elles ont fondé une école d’enseignement moyen pour filles à Serajewo, en plein quartier musulman. L’argent ne leur manque pas, car elles ont construit un solide bâtiment en pierres, avec de nombreuses classes, et de vastes dortoirs au second en vue de l’avenir. Un grand jardin fournit les légumes et offre un bon emplacement pour les récréations. Les sœurs ont une cinquantaine d’élèves appartenant aux diverses nationalités et aux différens cultes. On y remarque des Hongroises d’une beauté rare, des juives espagnoles aux yeux noirs et profonds, des Tchèques, des Polonaises et des Allemandes des diverses parties de l’empire. Les fonctionnaires et les indigènes qui veulent donner à leurs filles une instruction supérieure au degré primaire ne peuvent les placer qu’ici. L’archevêque nous engage ensuite à faire avec lui une ravissante promenade à pied pour voir, à une lieue de Serajewo, une ferme que les sœurs s’occupent à mettre en valeur. C’est un tchifjlik acheté à un musulman. Il mesure une vingtaine d’hectares. Au milieu du verger à prunes, l’ancienne habitation avec le haremlik et le selamlik, a été respectée, mais à côté a été bâti un joli chalet, avec d’excellentes écuries où sont déjà établies des vaches suisses qui donneront du lait et du beurre au couvent. La terre est bien sarclée, les chemins tracés, les fossés creusés, l’eau amenée d’une hauteur voisine pour les irrigations : c’est une transformation complète. Quel contraste avec l’incurie absolue des pauvres rayas toujours sous la coupe de leurs maîtres ! Nous rentrons par une ancienne route turque. Elle n’est destinée qu’aux bêtes de somme, mais elle est pavée de pierres si raboteuses et si inégales que même un cheval bosniaque risque de s’y casser les jambes. Aussi hommes et animaux préfèrent marcher à côté, à travers les fondrières. Quoiqu’on soit aux portes de la ville, le sol parait en grande partie inoccupé. Les cimetières, avec leurs stèles blancs, la plupart renversés, occupent de larges espaces.

J’achève ma soirée chez un capitaine dalmate, M. Domitchi, qui s’est beaucoup occupé de la géologie et de la minéralogie du pays. Il exploite, au pied du mont Inatch, une concession où l’on trouve, chose très rare, du mercure à l’état liquide ; il nous en montre des échantillons. D’après lui, le pays abonde en minerais de toute espèce. Au moyen âge, on a lavé de l’or dans les rivières. Près de Tuzla, des salines, appartenant au fisc, livrent une partie du sel consommé dans le pays. En 1883, elles ont donné une augmentation de bénéfice de 300,000 florins, ce qui prouve que la consommation du sel, et, par conséquent, le bien-être des populations, se sont notablement accrus. Près de Varès, on produit du fer excellent. Des bassins de lignite de bonne qualité existent près de Zenitcha, de Banjaluka, de Travnik, de Ronzicta et de Mostar ; on a recueilli aussi des minerais très riches de chrome, de cuivre, de manganèse, de plomb argentifère et d’antimoine. Une collection des minerais de la Bosnie a figuré à l’exposition universelle de Paris. L’état s’est réservé la propriété de toutes les mines. Mais une société anonyme s’est fondée, la Bosna, pour mettre à fruit les concessions obtenues.

Nous faisons une charmante promenade en voiture aux bains d’Ilitche, situés à une lieue de la ville. Nous entrons en passant dans l’École militaire des cadets bosniaques. Le commandant de l’établissement nous le montre non sans une pointe d’orgueil. C’est une ancienne caserne turque pas trop mal construite. Elle contient des salles de classes bien aérées, où l’on donne aux jeunes gens une instruction assez complète. Ils font l’exercice en ce moment sur une vaste plaine de manœuvres. Ils portent un élégant uniforme brun, façon autrichienne. Ils appartiennent aux différens cultes du pays, et c’est un excellent moyen de faire disparaître les animosités religieuses si âpres ici. J’avais vivement regretté l’introduction de la conscription dans ces provinces, parce qu’elle me semblait de nature à provoquer un profond ressentiment chez les populations qui s’étaient soulevées récemment pour la repousser. Ce que j’apprends à Serajewo me porte à croire que je m’étais trompé. La résistance provenait presque uniquement des musulmans. Pour les rayas, au contraire, c’est les relever que de les faire servir à côté de leurs seigneurs et maîtres. Dans beaucoup de localités, les paysans se rendent maintenant à l’inscription, drapeaux et musique en tête. Le contingent s’augmente d’un grand nombre de volontaires, ce qui prouve que le service n’est pas impopulaire. Ainsi, en 1883, le recrutement appelait 1,200 hommes pour la Bosnie et l’Herzégovine, et 1,319 ont été enrôlés, dont 608 orthodoxes, 401 catholiques et 308 musulmans. Les différens cultes se plient donc également au service obligatoire. Il n’y eut que 45 réfractaires, chiffre inférieur à celui qu’on trouve dans beaucoup des anciennes provinces de l’empire. A Vichegrad, le contingent appelait 6 hommes ; il s’est présenté 15 volontaires. Sur 2,500 Herzégoviniens qui s’étaient réfugiés dans le Monténégro lors des derniers troubles, 2,000 sont rentrés et se sont remis au travail. Les réfractaires sont presque tous des bergers qui font paître leurs troupeaux sur les alpes des montagnes les plus inaccessibles. Il existe encore vers les frontières du sud quelques petites bandes de brigands, mais ils se bornent ordinairement à voler du bétail. Pour rendre la sécurité complète, des corps volans ont été formés ; ils sont armés du fusil Kropaczek à tir rapide et portent avec eux des vivres pour plusieurs jours. Ces soldats d’élite, au nombre de 300, sont partagés en petits détachemens qui arrivent à l’improviste partout où les brigands se montrent. Bientôt, il n’y en aura plus que dans le sandjak de Novi-Bazar, occupé par l’Autriche, mais où l’autorité est restée aux mains des Turcs. Sous le rapport militaire, la Bosnie offre plus d’avantages à l’Autriche que Tunis à la France ou Chypre à l’Angleterre, car elle pourra lever dans ces provinces des régimens qui ne seront pas inférieurs aux fameux Croates, avec leurs manteaux rouges. N’est-il pas triste que cette pensée de l’équilibre des forces armées vienne toujours à l’esprit qui voudrait ne s’occuper que du progrès économique ?

Avant d’arriver à Ilitche, nous parcourons un ancien cimetière juif, dont les grandes pierres tombales sont couchées sur le flanc décharné d’une colline pierreuse parmi les chardons aux grandes fleure violettes et les euphorbes jaunissans. L’aspect en est tragique. Ces dalles sans inscriptions, d’un calcaire très blanc, se détachent sur un ciel orageux bleu ardoise, comme dans le fameux tableau de Ruysdaël, à Dresde, le Cimetière juif. À Ilitche, il y a des thermes sulfureux avec un hôtel propre, mais très simple. Arrivent des musulmans en voiture de louage. Ils viennent faire le kef en prenant le café, dans le petit jardin récemment planté qui entoure les bains. Une dame musulmane descend d’un coupé, accompagnée d’une suivante et de ses deux enfans. Elle est complètement enveloppée d’un feredje en satin violet. Le yashmak qui voile son visage n’est pas transparent comme ceux de Constantinople ; il cache entièrement ses traits. Elle a cette démarche ridicule d’un canard regagnant sa mare, que donne l’habitude de s’asseoir, les jambes croisées, à la façon des tailleurs. Impossible de deviner si ce sac ambulant contient une femme jolie ou jeune. Les musulmanes ont ici, m’affirme-t-on, des mœurs très sévères. Les aventures galantes sont rares, et ce ne sont jamais les étrangers abhorrés qui en sont les héros, malgré les séductions de l’uniforme autrichien.

Pour bien se rendre compte des conditions économiques d’un pays il faut entrer dans la demeure de ses paysans et causer avec eux. Nous abordons un kmet qui laboure avec quatre bœufs, dont les deux premiers sont conduits par sa femme. Il a pour tout vêtement un large pantalon à la turque, en laine blanche, une chemise de chanvre, une immense ceinture de cuir brun et une petite calotte de feutre, entourée de haillons blancs, roulés en forme de turban. La femme n’a que sa chemise, avec un tablier en laine noire et un mouchoir rouge sur les cheveux. Il ne possède, nous dit-il, que deux bœufs, les autres appartiennent à son frère. Les paysans s’associent souvent pour faire en commun les travaux de la culture. Je désire visiter sa chaumière ; il hésite d’abord : il a peur ; il craint que je ne sois un agent du fisc. Le fisc et le propriétaire, l’aga, sont les deux dévorans, dont la rapacité le fait trembler. Quand M. Scheimpflug lui dit que je suis un étranger qui désire tout voir, son visage intelligent s’éclaire d’un sourire aimable. Il a un nez très fin et de beaux cheveux blonds.

L’habitation est une hutte en clayonnage, recouverte de bardeaux de chêne et éclairée par deux lucarnes à volets, sans carreaux de vitre. Elle est divisée en deux petites chambrettes. La première est celle où l’on fait la cuisine ; dans la seconde couche la famille. La première pièce est complètement noircie par la fumée qui, faute de cheminée, envahit tout jusqu’à ce qu’elle s’échappe à travers les interstices du toit. La charpente en est visible ; il n’y a point de plafond. A la crémaillère est suspendue une marmite où cuit la bouillie de maïs, qui est la principale nourriture du paysan. Trois escabeaux en bois, deux vases en cuivre, quelques instrumens aratoires, voilà tout le mobilier ; ni table, ni vaisselle ; on se croirait dans une caverne des temps préhistoriques. Dans la chambre à coucher, ni chaise, ni lit ; deux coffres pour tout mobilier. Le kmet et sa femme couchent sur la terre battue, recouverte d’un vieux tapis. Dans un coin, un petit poêle bosniaque qui lance sa fumée, à travers la cloison de terre glaise, dans l’âtre attenant. Ici les murs sont blanchis : quelques planches forment un plafond, et au-dessus, dans le grenier, sont accumulées quelques provisions. Le kmet ouvre l’un des coffres et nous montre avec fierté ses habits de fête et ceux de sa femme. Il a récemment acheté pour celle-ci une veste en velours bleu toute brodée d’or, qui lui a coûté 160 francs, et pour lui un dolman garni de fourrures. Depuis l’occupation, nous dit-il, quoiqu’il paie la tretina, il a pu faire des économies, parce que les prix ont beaucoup augmenté et il ose mettre ses beaux habits le dimanche, parce qu’il ne craint plus d’être rançonné par le fisc et les begs. L’autre coffre est tout rempli de belles chemises brodées en laines de couleur : elles sont faites par sa femme, qui les a apportées en dot. Voilà bien les peuples enfans : ils songent au luxe avant de soigner le comfort ; ni table, ni lit, ni pain, mais du velours, des broderies et des soutaches d’or. Cette absence de mobilier et d’ustensiles explique comment les Bosniaques se déplacent, émigrent et reviennent si facilement. Un âne peut emporter tout leur avoir. On voit clairement ici comment la condition des infortunés rayas, si longtemps opprimés et dépouillés, peut s’améliorer. Fixez la rente et l’impôt au taux actuel : le kmet, assuré de profiter de tout le surplus, améliorera ses procédés de culture, et les progrès de la civilisation l’enrichiront et l’émanciperont. Déjà le bienfait de l’occupation est considérable, parce que les agas ne peuvent plus réclamer que la rente qui leur est due.

Le soir, je dîne chez le consul de France, M. Moreau. Je n’avais point pour lui de lettre d’introduction du foreign-office français ; mais le nom de la Revue des Deux Mondes est le sésame qui m’ouvre toutes les portes. Quel charme de se retrouver si loin, à une table hospitalière, présidée par une maîtresse de maison gracieuse et spirituelle, et d’y jouir à la fois de toutes les élégances de l’esprit, des arts et, osons l’ajouter, de la bonne chère, à laquelle on devient très sensible quand on en est depuis longtemps privé ! M. Moreau, comme le consul d’Angleterre, habite une grande maison turque appartenant aussi à un israélite. Le mât de navire auquel flotte le drapeau français s’élève dans un grand jardin rempli de fleurs. Par une galerie couverte, ornée de plantes grimpantes, et par un large escalier on arrive dans une vaste antichambre sur laquelle s’ouvre, d’un côté, l’ancien haremlik, devenu la salle à manger, de l’autre, le selamlik, la chambre des hommes, transformé en salon. Partout, sur les "parquets, en rideaux aux fenêtres, en portières aux portes, j’admire les tapis les plus variés, apportés d’Afrique, d’Asie et de la péninsule, les meubles de l’Orient mêlés aux petits chefs-d’œuvre de l’ébénisterie parisienne, un piano d’Érard, à côté d’un immense poêle bosniaque tout constellé de ses faïences vertes en fond de bouteille. Me pardonnera-t-on si je donne le menu ? Cela fait juger des ressources du pays. Potage julienne, ombre-chevalier, filet jardinière, asperges, dindon, salade, glace, fruits. Il se trouve que nous mangeons le même dindon que j’ai marchandé à la Tchartsia : il est exquis ; il a coûté 3 florins, environ 7 francs. La vie est chère à Serajewo. À table se trouve un convive qui nous intéresse au plus haut point : c’est M. Queillé, inspecteur des finances, que le gouvernement français a envoyé en mission à Sophia, sur la demande du gouvernement bulgare, afin d’y présider à l’organisation de la comptabilité du fisc. Il revient d’une course autour de la Péninsule : Sophia, Andrinople, Constantinople, Athènes, îles Ioniennes, Monténégro, Raguse, Fort-Opus, Mostar et Serajewo. Il rentre à Sophia par Belgrade et Nisch. Je ferai une partie du voyage avec lui, ce qui me ravit. Il nous parle longuement de la Bulgarie nouvelle, qu’il connaît à merveille. M. Moreau a été longtemps consul en Épire et je l’interroge beaucoup sur les musulmans. Je résume les souvenirs de ce qu’il nous dit et je les complète au moyen de mes notes prises ailleurs, principalement dans le livre si instructif de M. Adolf Straus.

Les musulmans se ressemblent partout, malgré la différence des races auxquelles ils appartiennent : Turc, Albanais, Slave, Caucasien, Arabe, Kabyle, Hindou, Malai. Le Koran, les imprégnant jusqu’au fond, les jette dans le même moule. Ils sont bons, et en même temps féroces. Ils aiment les enfans, les chiens, les chevaux, qu’ils ne maltraitent jamais et ils hésitent à tuer une mouche, mais quand la passion les surexcite, ils égorgent sans pitié jusqu’aux femmes et aux enfans, n’étant pas arrêtés par le respect de la vie et par ces sentimens d’humanité que le christianisme et la philosophie moderne ont mis en nous. Ils sont foncièrement honnêtes tant qu’ils sont soustraits aux influences occidentales. À Smyrne, me disait récemment M. Cherbuliez, on confie à un pauvre commissionnaire musulman des sommes importantes, et jamais rien n’est détourné. Un chrétien de, même condition sera infiniment moins sûr. Le mahométan de l’ancien régime est religieux et il a peu de besoins ; il est ainsi empêché de s’emparer du bien d’autrui par sa foi et il est peu poussé à le faire, parce qu’il ne lui faut presque rien. Otez-lui sa religion et créez en lui les goûts du luxe que nous appelons civilisation, et, pour gagner de l’argent, rien ne l’arrêtera, surtout dans un pays où la concussion rapporte beaucoup et le travail très peu.

C’est en Bosnie, dans ce centre de pur mahométisme, qu’on peut voir combien la vie du musulman est simple et peu coûteuse. Quand on pense aux harems, on s’imagine volontiers des lieux de délices où sont réunies toutes les splendeurs de l’Orient. Mme Moreau, qui les a souvent visités, nous dit qu’ils ressemblent plutôt, sauf dans les demeures des pachas ou des begs très riches, à des cellules de moines. Un mauvais plancher à moitié caché par une natte et par quelques lambeaux de tapis usés ; les murs blanchis à la chaux ; aucun meuble, ni table, ni chaise, ni lit. Tout autour, de larges bancs de bois recouverts de tapis, où l’on s’assied le jour et où l’on se couche la nuit. Les grillages de bois qui ferment les fenêtres y font régner une demi-obscurité. Le soir, une chandelle ou une petite lampe éclaire ce triste séjour d’une lumière blafarde. Le selamlik, l’appartement des hommes, n’est ni plus élégant ni plus gai. L’hiver, il y fait un froid cruel ; les menuiseries mal faites ne joignent pas et laissent passer la bise, et le toit, peu entretenu, la neige et la pluie. Le mangal de cuivre, semblable au brasero des Espagnols et des Italiens, ne chauffe que quand les charbons sont assez incandescens pour vicier l’air de leurs vapeurs d’acide carbonique. La femme ne s’occupe guère de la cuisine et les mets sont toujours les mêmes. Une sorte de pain sans levain, pogatcha, très lourd et dur, une soupe, tchorba, faite de lait aigri, de lambeaux de mouton rôti, l’éternel pilaf, riz entremêlé de débris d’agneau hachés, et enfin la piptu, plat farineux et doux. Le grand plateau de cuivre, tepschia, sur lequel sont réunis tous les plats, est déposé sur un support en bois. Il y a autant de cuillères de bois que de convives. Chacun, assis à terre, les jambes croisées, se sert avec les doigts. A la fin de chaque repas, l’aiguière passe à la ronde, on se lave les mains et on se les essuie à du linge fin, admirablement brodé, et puis viennent le café et le tchibouk. Le beg ne dépense d’argent que pour entretenir des serviteurs et des chevaux ou pour acheter de riches harnais et de belles armes, qu’il suspend aux murs du selamlik. Chez les musulmans de la classe moyenne, on ne prépare de mets chauds qu’une ou deux fois par semaine. Cette façon de vivre très simple explique deux traits particuliers des sociétés mahométanes : premièrement pourquoi les musulmans font si peu pour gagner de l’argent ; secondement comment le mécanisme administratif le plus imparfait fonctionnait passablement, tant que l’imitation des raffinemens et des complications de notre civilisation n’avait pas créé des besoins plus dispendieux. Le luxe occidental les perd sans remède.

Un grand empêchement au progrès des musulmans est évidemment non pas tant la polygamie, que la situation de la femme. Son instruction est presque nulle : jamais elle n’ouvre un livre, pas même le Koran, qu’elle ne comprendrait pas. Sans relations avec le dehors, toujours enfermée comme une prisonnière dans le lugubre harem, son existence ne diffère guère de celle des prisonniers en cellule. Elle ne sort que très rarement : je n’ai rencontré dans les rues de Serajewo, en fait de femmes musulmanes, que des mendiantes. Elle ne sait rien de ce qui se passe au dehors, ni même des affaires de son mari. Sa seule occupation est de broder ; sa seule distraction, de faire et de fumer des cigarettes. Elle n’a pas, comme l’homme, le kef dans les cafés et la jouissance des beautés de la nature. La femme de l’artisan, du boutiquier, ne peut en rien aider son mari : sa vie est donc absolument vide, inutile et monotone. Les dames autrichiennes résidant ici et connaissant le croate peuvent s’entretenir aisément avec les musulmanes bosniaques, puisqu’elles parlent la même langue ; mais toute conversation est impossible, disent-elles : ces pauvres recluses n’ont absolument rien à dire. Et ce sont ces créatures si complètement ignorantes et nulles qui élèvent les enfans jusqu’à un âge assez avancé. Songez à tout ce que ce fait la femme dans la famille chrétienne, au rôle considérable qu’elle y remplit, à l’influence qu’elle y exerce, et tout cela fait complètement défaut chez les musulmans. Ceci n’explique-t-il pas pourquoi ils ne peuvent pas s’assimiler la civilisation occidentale ?

Quoique leur instruction religieuse soit très sommaire, les musulmanes sont extrêmement bigotes et fanatiques. Comme les hommes, elles prennent ponctuellement les cinq bains qui, d’après le rituel de l’abdess, doivent précéder les cinq prières réglementaires qu’elles disent par cœur, comme des formules magiques. Les mariages se font à l’aveuglette, et comme un marché, sans que les sentimens de la jeune fille soient aucunement consultés. D’ailleurs, de sentimens, il ne doit guère en exister chez elle, tout au plus des instincts ou des appétits éveillés par les conversations sans retenue des harems.

Cependant, parmi les trois façons de conclure les mariages, il en est une, très curieuse et très ancienne, où la femme agit comme une personne, au lieu d’être livrée comme une marchandise. C’est le mariage par rapt. Depuis les remarquables travaux de Bachofen, Mac-Lennan, Post et Giraud-Teulon, une branche spéciale de la sociologie s’occupe des origines de la famille. On nous y apprend qu’au sein des tribus primitives régnait la collectivité et la promiscuité ; que la famille était « matriarcale » avant d’être « patriarcale, » parce que la descendance ne pouvait s’établir que par la mère ; que les unions étaient toujours « endogames, » c’est-à-dire contractées au sein du groupe même ; que plus tard elles devinrent « exogames, » c’est-à-dire accomplies avec une femme d’une autre tribu, qu’il fallait enlever. Ceci est le mariage par rapt, qu’on trouve, à l’origine, chez tous les peuples et qui est encore très répandu parmi les sauvages. Ce que l’époux payait au père ou à la tribu était, non le prix d’un achat, mais la composition, presque le wehrgeld. Voici, d’après M. Straus, comment cela se passe encore parfois chez les musulmans bosniaques. Un jeune homme a vu plusieurs fois une jeune fille à travers les croisillons du moucharabi. Leurs regards se sont dit qu’ils s’aimaient, ils s’entendent. « La colombe » apprend, par une intermédiaire complaisante, qu’à telle heure son bien-aimé viendra l’enlever. Il arrive à cheval, armé d’un pistolet. La jeune fille, strictement voilée, monte en croupe derrière lui. Il part au galop ; mais, au bout d’une centaine de pas, il s’arrête et décharge son pistolet ; ses amis, postés dans les différens endroits de la localité, lui répondent par des coups de fusil. Chacun sait alors qu’un rapt vient de se commettre, et l’intermédiaire court en prévenir les parens. Le ravisseur conduit la fiancée dans le harem de sa maison, mais il ne reste pas avec elle. Pendant les sept jours que durent les préparatifs du mariage, il demeure assis dans le selamlik, où, revêtu de ses vêtemens de fête, il reçoit ses amis. Les parens finissent toujours par consentir, parce que leur fille enlevée serait déshonorée si elle devait rentrer chez elle. Des femmes, parentes ou amies, restent avec la fiancée, la baignent et l’habillent complètement de blanc. Toutes ensemble font les prières du rituel. Pendant les sept jours, la jeune fille est soumise à un jeûne très sévère ; elle n’a à manger et de l’eau à boire qu’une fois par jour, et seulement après le soleil couché. Le septième jour, les amies se réunissent de nouveau en grand nombre, on la baigne derechef en grande cérémonie, on lui met ses habits de fête, une chemise richement brodée et un fez avec passementeries d’or, couvert d’un linge beskir, orné de ducats. Elle doit rester ensuite immobile, couchée, le visage contre terre, méditant et priant. Pendant ce temps, les femmes disparaissent sans bruit, une à une, et, quand toutes sont parties, l’époux pénètre enfin, pour la première fois, dans le harem. Ne dirait-on pas une prise de voile dans un couvent, plutôt qu’une noce ? On voit à quel point une brutale coutume de sauvages s’est transformée, épurée et ennoblie en se pénétrant de formalités et de sentimens religieux, sous l’empire du Koran.

La seconde façon de se marier est celle que l’on peut appeler « à la vue. » Une intermédiaire prépare une entente entre les deux parties. Au jour convenu, le père reçoit le prétendant dans le selamlik. Entre alors la jeune fille, revêtue de ses plus beaux vêtemens, le visage découvert et la poitrine à peine voilée par une gaze légère. Le jeune homme boit le café, en contemplant la future, et il lui rend la tasse vide en lui disant : « Dieu vous récompense, belle enfant ! » Elle se retire sans parler, et, si elle a plu, le jeune homme envoie le lendemain au père un anneau dans lequel il a fait graver son nom. Au bout de huit jours ont lieu les noces, appelées dujün. Les parens et amis apportent des cadeaux utiles pour le jeune ménage, et on festoie tant qu’il reste à manger, les hommes au rez-de-chaussée, les femmes au premier étage. Le troisième mode de mariage est surtout en usage parmi les familles riches : c’est uniquement une affaire qui s’arrange comme dans certains pays chrétiens. Le mariage est conclu sans que les époux se soient vus. Les festivités ont lieu chez le père. Vers le soir, le mari d’un côté, la femme de l’autre, sont conduits, avec accompagnement de musique et de coups de fusil, dans la demeure commune, où ils se voient alors pour la première fois. Les déceptions trop cruelles sont réparées par le divorce, ou, insinuent les mauvaises langues, par des moyens plus expéditifs encore. Un proverbe bosniaque a beau dire qu’il est plus facile de garder un sac de puces qu’une femme, les officiers de l’armée d’occupation les plus charmans, — et l’on sait à quel point le sont les Hongrois, — ne trouvent ici, dit-on, que des rebelles. L’adultère féminin n’est pas encore un des condimens habituels de la société musulmane.

Ce qui caractérise surtout le Bosniaque formé par le Koran, c’est une résignation absolue qu’envierait l’ascète le plus exalté. Il supporte sans se plaindre les revers et les souffrances. Il dira avec Job : Dieu me l’a donné, Dieu me l’a retiré ; que la volonté de Dieu s’accomplisse ! Est-il malade, il n’appelle pas le médecin ; si son heure n’est pas venue, Dieu le guérira. S’il sent la mort approcher, il ne s’en effraie pas. Il s’entretient avec le hodscha, dispose d’une partie de ses biens en faveur d’une œuvre utile, ou fonde une mosquée, s’il est très riche ; puis il meurt, en récitant des prières. La famille se réunit, nul ne pleure ; le corps est lavé ; le nez, la bouche et les oreilles sont bouchés avec de l’ouate, afin que les mauvais esprits n’y pénètrent pas, et le même jour il est enterré, enveloppé dans un suaire blanc et sans cercueil. Une pierre, terminée en forme de turban pour un homme, est placée sur le lieu de la sépulture, qui devient sacré. Les environs de Serajewo sont partout occupés par des cimetières. Cette façon d’accepter tout ce qui arrive comme le résultat de lois inéluctables donne certes au caractère musulman un fond de mâle stoïcisme qu’on admire malgré soi. Mais ce n’est pas une source de progrès, au contraire. Celui qui trouve tout mauvais, et qui aspire au mieux, agira vigoureusement pour tout améliorer. Dans le christianisme, il y a un côté ascétique où l’on trouve la résignation musulmane ; mais, d’autre part, les prophètes et le Christ protestent et s’insurgent, avec la plus éloquente véhémence, contre le monde tel qu’il est et contre les lois naturelles. De toute leur âme ils aspirent vers un idéal de bien et de justice qu’ils veulent voir réaliser, même en livrant l’univers aux flammes, dans ce cataclysme cosmique décrit dans l’évangile comme la fin du monde. C’est cette soif de l’idéal qui, entrée dans le sang des peuples chrétiens, fait leur supériorité en les poussant de progrès en progrès.

Voici encore d’autres causes qui feront ici, comme partout, déchoir les musulmans relativement aux rayas, du moment qu’ils ne seront plus les maîtres et que l’égalité devant la loi régnera. Le vrai mahométan ne connaît et ne veut connaître qu’un livre, le Koran. Toute autre science est inutile ou dangereuse. S’il est faux qu’Omar ait brûlé la bibliothèque d’Alexandrie, il est certain que les Turcs ont réduit en cendres celles des rois de Hongrie et de la plupart des couvens qu’ils ont pillés, lors de la conquête de la péninsule balkanique. Le Koran est à la fois un code civil, un code politique, un code de religion et un code de morale, et ses prescriptions sont immuables : donc il pétrifie et immobilise. Certes, le Koran est un beau livre, et on ne peut nier qu’il ait donné à ses sectateurs une fière trempe, tant qu’ils ne s’en sont pas émancipés : nul n’est plus profondément religieux qu’un musulman. Toutefois, c’est une grave lacune pour le Bosniaque, à la fois musulman et Slave, de ne pas comprendre le livre qui est tout pour lui, ni même les prières qu’il récite tout le jour et dans toutes les circonstances de sa vie. Cela ne peut manquer de produire dans l’esprit un terrible vide. On objectera que les paysans catholiques, à qui on défend de lire la Bible en leur langue, et qui n’ont pour toute cérémonie de culte que la messe en latin, sont dans la même situation ; mais ce n’est pas d’eux non plus que part le branle de ce que l’on appelle le progrès. Lentement, mais inévitablement, les musulmans de la Bosnie, autrefois les maîtres et aujourd’hui encore les seuls propriétaires du pays, descendront dans l’échelle sociale, et ils finiront par être éliminés. L’Autriche ne doit nullement les molester, mais elle aurait tort de les favoriser et de trop s’appuyer sur eux.

Ceux qui s’élèvent le plus rapidement et qui profiteront le plus de l’ordre et de la sécurité qui règnent désormais en Bosnie, ce sont les juifs. Déjà une grande partie du commerce est en leurs mains et bientôt beaucoup d’immeubles urbains y passeront également. Les plus entreprenans sont ceux qui viennent d’Autriche et de Hongrie. Les juifs bosniaques descendent des malheureux réfugiés qui avaient lui l’Espagne pour échapper à la mort, au XVe et au XIIe siècle. Ils parlent encore l’espagnol et l’écrivent avec des lettres hébraïques. Pendant mon voyage de Brod à Serajewo, j’entendis des voix féminines parler l’espagnol dans une voiture de troisième classe. Je vis une mère, avec le type oriental le plus marqué, accompagnée de deux filles charmantes, toutes trois en costume turc moins le yaschmak. Aspect étrange : qui étaient-elles ? d’où venaient-elles ? J’appris que c’étaient des juives espagnoles qui retournaient à Serajewo. Cette persistance à conserver les anciennes traditions est merveilleuse. Ces juifs ont complètement adopté ici les vêtemens et la façon de vivre des musulmans. Pour ce motif, et peut-être aussi à cause de la ressemblance des deux cultes, ils ont été bien moins maltraités que les chrétiens. On en compte 3,420 dans la Bosnie, dont 2,079 à Serajewo. Ils occupent, dans le mouvement des affaires, une place hors de toute proportion avec leur nombre. Les exportations et les importations se font presque exclusivement par leur intermédiaire. Tous vivent simplement, mêmes les plus riches ; ils craignent d’attirer l’attention. Tous accomplissent les prescriptions de leur culte avec la plus rigoureuse ponctualité. Ils ne le cèdent pas aux musulmans sous ce rapport. Le samedi, personne ne manque à la synagogue, et même la plupart s’y rendent chaque matin, quand la voix du muezzin appelle les enfans de Mahomet à la prière. Pour régler les différends qui s’élèvent entre eux, jamais ils ne s’adressent au mudir. Le chef de la communauté, avec l’aide de deux anciens, décide comme arbitre, et nul n’en appelle. Avant et après le repas, les convives se lavent les mains dans une aiguière portée autour de la table et disent de longues prières. Ils ont leurs rabbins, les chachams, mais ceux-ci, très différens en cela des prêtres catholiques et des popes du rite oriental, ne prélèvent rien sur les fidèles. Comme saint Paul, ils vivent d’un métier. Il est vrai que leur instruction théologique est nulle : elle se borne à savoir réciter les prières et les chants du rituel. Le sentiment de solidarité et de soutien mutuel qui unit les familles et même les communautés juives, est admirable. Ils s’entr’aident et se poussent les uns les autres et paient même les contributions en commun, les riches supportant la part des pauvres. Mais ils n’ont encore rien fait pour donner quelque instruction à leurs femmes ; très peu d’entre elles savent lire. Nulle école moyenne : dans leurs harems pas un livre, pas un imprimé, nulle culture de l’esprit. Elles passent leur vie, comme les musulmanes, à fumer des cigarettes, à broder, à bavarder entre elles. Presque jamais elles ne sortent ; mais elles s’occupent davantage de leur ménage, car les maris tiennent beaucoup plus que les begs à faire bonne chère.

Le musulman et le juif font les affaires d’une façon complètement différente. Le premier n’est pas âpre au gain ; il attend le client et si nul n’achète, il ne le regrette pas trop, car il garde ses marchandises, auxquelles il s’attache. Le second fait tout ce qu’il peut pour attirer l’acheteur. Il lui adresse les plus beaux discours, il lui offre son meilleur café et ses cigarettes les plus parfumées ; il ne songe qu’à vendre pour racheter, car il faut que le capital roule. Voyez les, l’un et l’autre, assis au café : le musulman est plongé dans son kef ; il jouit de l’heure présente : il est content du loisir qui lui procure Allah ; il ne pense pas au lendemain ; l’œil vague et fixe trahit un état de rêve presque extatique ; il atteint aux félicités de la vie contemplative, il est aux portes du paradis. Le juif a l’œil brillant, agité ; il cause, il s’informe, il veut savoir le prix des choses : l’actuel ne lui suffit jamais ; il songe à s’enrichir toujours davantage ; il groupe en sa tête les circonstances qui amèneront la hausse ou la baisse et il en déduit les moyens d’en profiter. Certainement il fera fortune, mais qu’en fera-t-il ? Qui des deux a raison ? Peut-être bien le musulman. Car à quoi bon l’argent, si ce n’est pour en jouir et pour en faire jouir les autres ? Mais dans ce monde, où le struggle for life de la forêt préhistorique se continue dans les relations économiques, celui qui agit et prévoit élimine celui qui jouit et rêve. Si l’on veut connaître l’israélite du moyen âge, ses idées, ses coutumes, ses croyances, c’est ici qu’il faut l’étudier.

Il existe encore en Bosnie une autre race très intéressante, que j’ai rencontrée dans toute la péninsule. Elle est aussi active, aussi économe, aussi entreprenante que les juifs et en même temps plus prête à travailler de ses bras. Ce sont les Tsintsares, qu’on appelle aussi Kutzo-Valaques (Valaques boiteux) ou Macédoniens. On les trouve dans toutes les villes où ils font le commerce, et dans les campagnes où ils tiennent les auberges, comme les juifs en Pologne et en Galicie. Ils sont d’excellens maçons et les seuls, en Bosnie, avant l’arrivée des muratori italiens. Ils sont aussi charpentiers, et exécutent avec une grande habileté les travaux de menuiserie. Ce sont eux, dit-on, qui ont construit tous les bâtimens importans de la péninsule : églises, ponts, maisons en pierre. On vante aussi leur goût dans la confection des objets de filigrane et d’orfèvrerie. Quelques-uns d’entre eux sont riches et font de grandes affaires. Le fondateur de la fameuse maison Sina de Vienne était un Tsintsare. On en trouve jusqu’à Vienne et à Pesth, où on les considère comme des Grecs, parce qu’ils professent le rite oriental et qu’ils sont dévoués à la nationalité grecque. Cependant ils sont de sang roumain et proviennent de ces Valaques qui vivent du produit de leurs troupeaux, en Grèce, en Thrace et en Albanie. En dehors de leur pays d’origine, ils sont dispersés dans tout l’Orient. Presque nulle part ils ne sont assez nombreux pour former un groupe à part, sauf dans le village de Slovik, près de Tuzla, en Istrie, près de Monte Maggiore et du lac de Tchespitch, et dans quelques autres localités. Leurs habitations et leurs jardins sont beaucoup mieux tenus que ceux de leurs voisins. Ils sont entre eux d’une probité proverbiale. Ils adoptent le costume et la langue du pays qu’ils habitent ; mais ils ne se mélangent pas avec les autres races. Ils conservent un type à part très reconnaissable. D’où viennent ces aptitudes spéciales qui les distinguent si nettement des Bosniaques musulmans et chrétiens, au milieu desquels ils séjournent ? Ce sont évidemment des habitudes acquises et transmises héréditairement. On ne peut les attribuer ni à la race, ni au culte, car leurs frères de la Roumanie, de même sang et de même religion, ne les possèdent nullement jusqu’à présent. Quel dommage qu’il n’y ait que quelques milliers de Tsintsares en Bosnie ! Ils contribuent encore plus que les juifs à l’accroissement de la richesse, parce qu’ils sont, outre de fins commerçans, d’admirables travailleurs.

On me parle beaucoup d’une dame anglaise fixée à Serajewo, depuis quelques années, miss Irby. Elle habite une grande maison au fond d’un beau jardin. Elle s’occupe de répandre l’instruction et l’évangile. La tolérance que lui avait accordée le gouvernement turc lui est continuée par l’Autriche. Non loin de là je vois un dépôt de la Société biblique. Son débit n’est pas grand, car presque tous les gens d’ici, même ceux qui ont quelque aisance, vivent dans une sainte horreur de la lettre moulée. Miss Irby a créé un orphelinat où se trouvent vingt-trois jeunes filles de l’âge de trois à vingt-trois ans, dans une maison, et sept à huit garçons dans une autre. Les plus âgées donnent l’instruction aux plus jeunes. Elles font tout l’ouvrage, cultivent le jardin et apprennent à faire la cuisine. Elles sont très recherchées en mariage par des instituteurs et de jeunes popes. Petite, mais bonne semence pour l’avenir.

M. Scheimpflug me fait visiter la famille et la maison où il a un appartement. Ce sont des négocians du rite orthodoxe, qui sont, dit-on, très à l’aise. La maison est en pierre, bien blanchie et à deux étages ; les fenêtres du rez-de-chaussée sont protégées par d’épais barreaux de fer, assez forts pour résister à un assaut. Une grande porte cochère donne accès de la rue à une cour le long de laquelle la maison prolonge sa façade précédée d’une vérandah ; en arrière s’étend un jardin que terminent les dépendances. La chambre principale où nous sommes reçus est à la fois le salon et le dortoir commun. Tout autour s’étend le divan à la turque, sur lequel se couchent tous les membres de la famille, suivant les anciens usages. Seule la fille aînée, gagnée aux idées modernes, a voulu avoir et a obtenu un lit. Il est vrai qu’elle fait des broderies merveilleuses sur des tissus de fin coton et de toile, et la mère nous les montre avec orgueil. Le seul meuble est une grande table couverte d’un beau tapis de Bosnie. Aux murs peints à la détrempe sont pendus une glace et quelques gravures grossièrement coloriées représentant des saints et des souverains. L’arrangement de cet appartement révèle déjà la transition vers les mœurs occidentales.

Les chrétiens du rite oriental sont deux fois plus nombreux que les catholiques dans la Bosnie-Herzégovine. La statistique officielle a compté, en 1879, 496,761 des premiers et seulement 209,391 des seconds ; 3,447 orthodoxes orientaux sont fixés à Serajewo et beaucoup d’entre eux s’occupent de commerce et ont quelque aisance ; mais, sur les 21,377 habitans que compte la capitale, 14,848, ou 70 pour 100, sont musulmans. Il est remarquable que les orthodoxes soient restés si fidèles à leur culte traditionnel, car ils ont été longtemps rançonnés sans merci par le clergé phanariote. Le patriarche de Constantinople n’est nommé qu’au prix d’énormes bakchich. M. Straus, qui parait bien renseigné, prétend que l’élection de 1864 coûta plus de 100,000 ducats, moitié pour le gouvernement turc, moitié pour les pachas et les eunuques. Afin de couvrir les frais, affirme notre auteur, les riches familles phanariotes constituaient une société par actions. Celle-ci faisait l’avance des bakchich, qui lui étaient restitués avec grand bénéfice. Par quel moyen ? Par le même système. Ils mettaient aux enchères les places d’évêques, et ceux-ci se faisaient rembourser par les popes, lesquels avaient à récupérer le tout sur les fidèles. La hiérarchie ecclésiastique n’était donc que l’organisation systématique de la simonie, qui à la façon d’une puissante pompe aspirante, achevait de dépouiller les paysans déjà écorchés à vif par le fisc et par les begs. Les infortunés popes avaient eux-mêmes à peine de quoi subsister ; mais les évêques touchaient 50,000 à 60,000 francs par an et le patriarche vivait en prince. Le plus clair de toutes ces spoliations allait se déverser à Constantinople, qui vendait aux enchères le pouvoir d’exploiter les croyans. Il y avait dans les deux provinces 4 évêchés ou éparchies, 14 couvens et 437 popes séculiers ou réguliers ; ceux-ci manquaient de toute instruction. Voici comment ils obtenaient leur cure. Un parent ou un protégé du pope l’aidait dans son service ecclésiastique. Quand il avait réuni le prix auquel était taxée une cure, soit de 20 à 200 ducats, il allait l’offrir à l’évêque, qui ne tardait pas à le nommer, en destituant au besoin un prêtre en exercice, à moins que celui-ci ne donnât davantage. Beaucoup de ces popes ne savent pas écrire et à peine lire ; ils récitent par cœur les prières et les chants. L’église orthodoxe n’a pas de biens en Bosnie, et les popes ne reçoivent aucun traitement fixe. Mais les fidèles les entretiennent et leur font des dons en nature, lors des grandes fêtes ou des cérémonies religieuses : mariages, naissance, enterrement. Ils reçoivent ainsi du blé, des moutons, de la volaille. A la mort du père de famille, ils prélèvent souvent un bœuf et à la mort de la mère une vache. Les Bosniaques craignent beaucoup les influences des mauvais esprits, des fées, des vilas, et ils ont souvent recours aux exorcismes, qu’il faut bien payer. Il faut donner à l’évêque une si grande partie de ces rémunérations en nature ou en argent que les popes sont réduits à cultiver la terre de leurs mains pour avoir de quoi vivre.

La même exploitation scandaleuse avait lieu en Serbie, en Valachie, en Bulgarie, partout où le clergé orthodoxe dépendait du Phanar, et elle se poursuit encore en ce moment, en Macédoine, malgré la promesse formelle de la Porte et des puissances d’affranchir ce malheureux pays, tout au moins sous le rapport ecclésiastique. L’Autriche s’est empressée de couper ce lien funeste qui attachait l’église orthodoxe de Bosnie au patriarcat de Constantinople. Le 31 mars 1880, a été signé avec le patriarche œcuménique un accord, en vertu duquel l’empereur d’Autriche-Hongrie acquiert le droit de nommer les évêques du rite oriental, moyennant une redevance annuelle d’environ 12,000 francs à payer par le gouvernement. Cette charte d’affranchissement me parait si importante, et elle constitue un si grand bienfait pour les populations du rite oriental, que je crois utile d’en reproduire les termes : « Les évêques de l’église orthodoxe actuellement en fonction en Bosnie et en Herzégovine sont confirmés et maintenus dans les sièges épiscopaux qu’ils occupent. En cas de vacance d’un des trois sièges métropolitains en Bosnie et en Herzégovine, Sa Majesté impériale et royale apostolique nommera le nouveau métropolite au siège devenu vacant, après avoir communiqué au patriarcat œcuménique le nom de son candidat, pour que les formalités canoniques puissent être remplies. » Les évêques orthodoxes n’ont donc plus à acheter leur place aux enchères, au Phanar, et par conséquent ils ne doivent plus en prélever le prix sur les malheureux fidèles. Pour couper court à tout abus, le gouvernement paie directement aux métropolites un traitement de 5,000 à 8,000 florins. Sous le nom de vladikarina, les agens du fisc prélevaient une taxe de 1 franc à 1 fr. 50 sur chaque famille du rite oriental ; cet impôt a été supprimé, par décret impérial du 20 avril 1885, à la grande joie des populations orthodoxes. En même temps, l’administration exerce un droit général de contrôle sur le côté pécuniaire des affaires ecclésiastiques et il a ouvert une enquête sur la situation et le revenu des différentes cures et des couvens. Ce sont là d’excellentes mesures. Les couvens orthodoxes en Bosnie ne sont ni riches ni peuplés. Quelques-uns ne comptent que quatre ou cinq moines. Mais la population leur porte un grand attachement. Quand le paysan voit passer un religieux, avec son grand cafetan noir et ses longs cheveux tombant sur ses épaules, il se jette à genoux, implore sa bénédiction et parfois embrasse ses pieds. Aux monastères, situés ordinairement dans les montagnes ou dans les bois, se font des pèlerinages très fréquentés. Les fidèles y arrivent en foule, avec des drapeaux et de la musique. Ils campent, ils dansent, ils chantent ; ils apportent des cierges en quantité et achètent des images, des verroteries, des colliers de peu de valeur, qu’ils conservent comme des reliques. Le nouveau séminaire de Keljewo, avec ses quatre années d’étude, relèvera peu à peu le niveau intellectuel du clergé orthodoxe.

Le gouvernement autrichien s’est aussi immédiatement occupé de l’instruction. Ici encore se sont révélés les funestes effets de la domination turque et son impuissance absolue à réaliser des réformes. Pour imiter ce qui se fait en Occident en faveur de l’enseignement, la Porte avait édicté en 1869 une excellente loi : chaque village, chaque quartier d’une ville devait avoir son école primaire. Dans les localités importantes, des établissemens d’enseignement moyen devaient être organisés, avec un système de classes d’autant plus complet que la population était plus nombreuse, et une dotation convenable était affectée au traitement des maîtres, organisation, disaient-ils, qu’eussent enviée la France et l’Angleterre. Tout ce beau projet n’aboutit à rien. Les begs ne voulaient pas d’écoles pour leurs enfans qui n’en avaient pas besoin, et encore moins pour les enfans des rayas, qu’il était dangereux d’instruire. D’ailleurs le gouvernement turc manquait d’argent. La loi, si admirable sur le papier, resta lettre morte. Cependant grâce aux vakoufs, les musulmans possédaient presque partout, à l’ombre des mosquées, une école primaire, mekteb, et des écoles de théologie, des médressés, où l’on s’occupait de l’exégèse et des commentaires du Koran. Avant l’occupation, il y avait 499 écoles mektebs et 18 médressés, où l’instruction était donnée par 660 hodschas à 15,948 garçons et 0,360 filles. Les écoles ont continué en général à subsister, mais comme elles ont un caractère essentiellement confessionnel, le gouvernement ne s’en occupe pas. Les élèves n’y apprenaient guère qu’à réciter par cœur un certain nombre de passages du Koran. D’ailleurs, il existe pour les musulmans bosniaques des difficultés spéciales. Ils doivent d’abord se familiariser avec les caractères arabes peu aisés à déchiffrer en manuscrit ; en second lieu, il leur faut aborder, dès le début, deux langues étrangères sans aucun rapport avec leur dialecte maternel, le croate, à savoir la langue religieuse, l’arabe, et la langue officielle, le turc. C’est à peu près comme si on demandait à nos enfans qu’ils sachent le grec, pour apprendre le catéchisme, et le celtique pour correspondre avec le maire. Dans les couvens de franciscains, il y avait des écoles, et les familles du voisinage pouvaient en profiter ; mais elles étaient peu nombreuses. Les orthodoxes ne trouvaient point d’enseignement dans leurs couvens, où régnait une sainte ignorance. Cependant grâce à des libéralités particulières et aux sacrifices des parens, il existait, à l’époque de l’occupation, 56 écoles du rite oriental et 54 du rite latin, comptant en tout 5,913 élèves des deux sexes.

Les commerçans du rite oriental avaient fait des sacrifices pour l’enseignement moyen. Ils entretenaient une école normale à Serajewo avec 240 élèves, et une autre à Mostar avec 180 élèves, et en outre, une école de filles dans chacune de ces deux villes. Grâce à un legs de 50,000 francs fait par le marchand Risto-Nikolitch Trozlitch, un gymnase avait été créé à Serajewo, où l’on apprenait même les langues anciennes. Aussitôt après l’occupation, l’administration autrichienne s’occupa de réorganiser l’instruction. Ce n’était pas chose facile, car le personnel enseignant faisait entièrement défaut. Elle maintint la loi turque de 1869 et se donna pour but de la mettre peu à peu en exécution. Elle s’efforça de multiplier les écoles non confessionnelles, où l’on confie aux ministres des cultes le soin de donner l’instruction religieuse en dehors des heures de classe. Il en existait, en 1883, 42 avec 59 instituteurs et institutrices, et chose extraordinaire en ce pays de haines confessionnelles, on y trouve réunis des élèves des différens cultes : 1,655 orthodoxes, 1,064 catholiques, 426 musulmans et 192 israélites. L’enseignement est gratuit. L’état donne 26,330 florins et les communes 17,961. L’instituteur reçoit 1,200 francs, plus une habitation et un jardin. D’une année à l’autre, le nombre des enfans mahométans acceptant l’instruction laïque a doublé, fait très digne de remarque. On demanda à l’armée des volontaires capables d’enseigner à lire et à écrire, en leur accordant des indemnités proportionnées aux résultats obtenus, d’après l’excellent principe en vigueur en Angleterre, de la rémunération à la tâche. La fréquentation sera rendue obligatoire aussitôt qu’il y aura un nombre suffisant d’écoles. A Serajewo furent établis successivement, d’abord un pensionnat où est donnée l’instruction moyenne, surtout pour les fils des fonctionnaires, puis un gymnase où sont enseignés les langues anciennes et enfin une école supérieure pour les filles. Voici les résultats du dernier recensement scolaire de 1883 : écoles musulmanes mektebs et médressés : 661 hodschas ou maîtres et 27,557 élèves des deux sexes ; 92 écoles chrétiennes confessionnelles des deux rites avec 137 instituteurs et institutrices, 4,770 élèves ; 42 écoles laïques gouvernementales avec 59 instituteurs et 2,876 garçons et 468 filles. Total : 35,661 élèves, ce qui pour 1,158,453 habitans, fait environ 3 élèves par 100 habitans. Le gymnase comptait en 1883 124 élèves appartenant à 5 cultes différens : 50 orthodoxes, 43 catholiques, 9 israélites, 8 mahométans et 4 protestans.

La grosse querelle de l’alphabet fait bien voir à quel point les susceptibilités confessionnelles sont surexcitées en Bosnie. Tous parlent exactement la même langue, le croate ; seulement les catholiques l’écrivent avec l’alphabet latin, les orthodoxes avec l’alphabet cyrillique. Pour simplifier la tâche de l’instituteur, le gouvernement prescrivit que, dans les écoles non confessionnelles, on se servirait uniquement de l’alphabet latin. Les orthodoxes réclamèrent violemment. Pour eux, les caractères cyrilliques font partie de leur culte. Qui veut les remplacer par les caractères occidentaux porte atteinte à leur religion. Le gouvernement a dû céder pour ne pas provoquer une protestation formidable. Les orthodoxes mettent sur leurs écoles l’inscription suivante en lettres cyrilliques : Srbsko narodno ulchilischte, c’est-à-dire « Ecole populaire serbe. » Par serbe ils entendent ici le rite oriental. Mais comme le fait remarquer M. Straus, le mot juste serait pravoslavno, « ancien slave. » Le remplacement de l’alphabet cyrillique par l’alphabet latin serait, me semble-t-il, très utile à la cause jougo-slave ; car elle effacerait une barrière qui s’élève entre les Serbes et les Croates. Croates, Monténégrins, Bosniaques, Serbes parlant le même idiome, pourquoi ne pas faire usage des mêmes caractères ? Les Roumains ont abandonné les caractères cyrilliques ; la propagande catholique en a-t-elle profité ? En Allemagne, on imprime de plus en plus les livres en caractères latins, malgré les protestations de M. de Bismarck ; en quoi cela peut-il porter atteinte à l’originalité des travaux scientifiques ou des publications littéraires de l’Allemagne ?

Quels changemens aussi, depuis l’occupation, dans les moyens de communication et de correspondance ! Quand j’étais venu, il y a quelques années, jusqu’à Brod pour visiter la Bosnie, je fus arrêté non-seulement par les difficultés du voyage, mais surtout par la crainte des irrégularités de la poste. La seule route à peu près carrossable était celle de la Save à Serajewo. Les lettres étaient expédiées avec si peu de diligence et de soin qu’elles mettaient quinze jours pour arriver à la frontière, où souvent elles s’égaraient. Aussi, pour les messages importans, les négocians envoyaient un courrier. On écrivait peu de place à place dans l’intérieur et encore moins à l’étranger. Le gouvernement, à qui l’Occident portait ombrage, ne pouvait que s’en féliciter. A peine entrée en Bosnie, l’Autriche s’est appliquée à construire des routes, et tout d’abord le chemin de fer de Brod-Serajewo, qui mesure 271 kilomètres, avec un écartement de rails de 76 centimètres, et qui a coûté, y compris le grand pont sur la Save, 9,425,000 florins. Il sera continué de façon à réunir la capitale à l’Adriatique par Mostar et la vallée de la Narenta. La section Metkovitz-Mostar, longue de 42 kilomètres, vient d’être inaugurée. Elle a coûté environ 4 millions de francs, payés par l’Autriche. Elle permettra d’exploiter les richesses forestières des montagnes d’Yvan et de la Veles-PIanina. Environ 1,700 kilomètres de routes carrossables ont été construites, les travaux en ont été en grande partie exécutés par l’armée, et celle-ci entretient 1,275 kilomètres. Depuis l’occupation, 14 millions de florins ont été consacrés aux voies de communication, dont 13 millions fournis par l’empire.

La Bosnie est entrée dans l’union postale universelle et les lettres y sont transportées partout avec autant de régularité que dans notre occident. Déjà, en 1881, 51 bureaux de poste étaient ouverts ; en 1883, le réseau télégraphique mesurait 1,180 kilomètres, avec 65 bureaux d’expédition, qui ont transmis 656,206 dépêches. L’accroissement extraordinaire des relations postales est une des preuves les plus incontestables des progrès accomplis[4]. C’est en multipliant les communications rapides que cette région, qui, sous le régime turc, était plus isolée que la Chine, entrera dans le mouvement de l’Europe occidentale, dont elle est plus rapprochée que les autres provinces de la péninsule balkanique. A l’époque romaine et au moyen âge, les influences civilisatrices émanant de l’Italie pénétraient en Bosnie par l’intermédiaire des villes de l’Adriatique. Le même fait se reproduira, et avec d’autant plus d’intensité que les relations deviendront plus faciles.

Je crois utile de donner quelques détails sur la façon dont l’Autriche a abordé les réformes sur le terrain judiciaire, parce que la France en Afrique, l’Angleterre aux Indes, la Hollande à Java et la Russie en Asie se trouvent en présence du même problème. Il est d’une grande difficulté, car, en pays musulman, le code civil, le code pénal et le code religieux sont si intimement unis que tout changement peut être considéré comme une atteinte aux dogmes de l’islamisme. L’occupation avait complètement désorganisé l’organisation judiciaire : les magistrats, tons musulmans et la plupart étrangers au pays, étaient partis. Les tribunaux d’arrondissement (medzlessi temizi) et les tribunaux de district (medzlessi daavi) furent reconstitués au moyen des kadis, mais sous la présidence d’un Autrichien, et à Serajewo fut établie une cour suprême, dont les membres étaient empruntés aux provinces austro-hongroises. Elle recevait tous les appels, afin d’introduire l’unité et la légalité dans les décisions. Maintenant le personnel judiciaire a été presque entièrement renouvelé par l’admission de magistrats autrichiens compétens et parlant le bosniaque. Tout ce qui concerne le mariage, la filiation, les successions a été laissé aux diverses confessions, conformément aux lois existantes, afin de ne pas alarmer les consciences. Le gouvernement édicta successivement un code pénal, un code d’instruction criminelle, un code de procédure civile, un code de commerce et une loi sur les faillites. On alla même jusqu’à codifier les lois concernant le mariage, la famille et les successions, mais on les soumit à l’approbation des autorités ecclésiastiques et, en même temps, on fixa la compétence des tribunaux mahométans du scheriat et les qualifications nécessaires pour en faire partie. L’appel des jugemens du scheriat a lieu devant la cour suprême, mais avec l’adjonction, en ce cas, de deux juges supérieurs musulmans.

Une excellente institution a été créée en vue de rendre l’administration de la justice expéditive et peu coûteuse. Dans chaque district existe un tribunal composé du sous-préfet (Rezirksvorsteher) et de deux assistans élus pour chaque culte par leurs coreligionnaires. Ce tribunal est itinérant, comme les juges anglais ; il va siéger successivement au centre de chaque commune, afin d’éviter les déplacemens aux habitans. Il juge sommairement et sans appel toutes les affaires inférieures à 50 florins, ce qui, dans ce pays primitif, comprend la plupart des litiges. Les paysans, à qui la justice coûtait jadis si cher, sont enchantés et ils ont pris part à la votation avec grand entrain. On dit du bien des élus. Le régime de l’élection a donc été inauguré avec succès. La réforme judiciaire est un bienfait inestimable ; car il n’y a rien de pire pour un pays que l’impossibilité d’obtenir prompte et bonne justice. Un fait important prouve les avantages qui résultent de la sécurité garantie à tous. Les kmets commencent à acheter la propriété aux petits propriétaires, aux agas, qui émigrent ou qui se ruinent. C’est cette transformation économique que le gouvernement doit protéger. On reproche à l’administration autrichienne ses lenteurs et ses tergiversations. Ici, au contraire, elle s’est avancée dans la voie des réformes d’un pas rapide et sûr, et elle parait avoir complètement réussi. Ce qui a été accompli de travail dans cette seule branche est incroyable. L’administrateur général de la Bosnie-Herzégovine, M. de Kallay, qui est en même temps ministre des finances de l’empire, voudrait doter ces provinces d’une véritable autonomie communale. La difficulté est grande à cause de l’hostilité des différentes confessions et de la prédominance de l’élément musulman, qui ne manquerait pas d’asservir les autres. Un premier essai a été fait dans la capitale, à Serajewo, constituée en commune ; le règlement du 10 décembre 1883 lui donne l’organisation suivante. Un conseil communal examine et discute toutes les affaires d’intérêt municipal ; il est composé de 24 membres, dont 12 doivent être mahométans, 6 orthodoxes du rite oriental, 3 catholiques et 3 israélites. Il a fallu avoir égard aux droits des différentes confessions, autrement les musulmans, ayant la majorité, auraient exclu les autres, car, sur une population de 21,399 habitans, on comptait, d’après la statistique officielle de 1880, 14,848 mahométans et seulement 3,949 orthodoxes du rite oriental, 698 catholiques et 2,099 israélites. Le pouvoir exécutif est confié au « magistrat, » qui se compose d’un bourgmestre et d’un vice-bourgmestre nommés par le gouverneur et des commissaires de quartier, les muklarés. Un tiers des membres du conseil municipal est désigné par le gouvernement, les deux autres tiers sont élus par le corps électoral. Est électeur qui paie soit 2 florins d’impôt foncier, soit 9 florins d’impôt personnel, soit 25 florins d’impôt pour débit de boissons, soit un loyer annuel de 100 florins. Pour être éligible, il faut payer le triple de ces impôts. Les premières élections eurent lieu le 13 mars 1884 ; 76 pour 100 des électeurs s’empressèrent de faire usage de leur droit, et tout se passa avec le plus grand ordre. On est très satisfait du zèle et de l’intelligence que le conseil communal apporte dans l’accomplissement de sa mission. Sur les 23,040 habitans que comptait Se-rajewo à cette date, — 1,663 de plus qu’en 1879, — il s’est trouvé 1,106 électeurs, dont 531 mahométans, 195 orthodoxes, 257 catholiques et 123 israélites. Le nombre des éligibles est de 418, dont 233 musulmans, 105 orthodoxes, 24 catholiques et 56 israélites. Les catholiques, ayant relativement plus d’électeurs et beaucoup moins d’éligibles, appartiennent donc en majorité aux classes peu aisées. On ne peut dénier à l’Autriche le mérite d’avoir respecté partout les autonomies communales, qui sont, on ne peut trop le répéter, le plus solide fondement des libertés publiques.

M. de Kallay est très fier de présenter un budget en équilibre, et il n’a pas tort quand on songe à tout ce que coûtent les colonies et les annexions aux autres états européens. J’ai sous les yeux le budget détaillé de la Bosnie-Herzégovine pour 1884 : les dépenses ordinaires et extraordinaires réunies s’élèvent à 7,356,277 florins, et les revenus à 7,412,615 : donc excédent 56,338. Quel est le grand état qui peut en dire autant ? Il est vrai que l’armée d’occupation reste à la charge de l’empire ; mais qu’on entretienne ces soldats ici ou ailleurs, la charge n’en est pas augmentée. Voici le produit des principaux impôts en 1883. La dîme de 10 pour 100 sur tous les produits des champs et des jardins payés en argent d’après le prix des produits fixé annuellement : 2,552,000 florins ; impôt sur la valeur des immeubles, 4 par 1,000 ; pour les terres 252,000 florins, pour les maisons 107,000 florins ; impôt du verghi sur les districts où l’impôt précédent n’est pas encore établi : 176,000 florins ; impôts de patente : 3 pour 100 sur le revenu estimé, 91,000 florins ; impôt sur le loyer des maisons : 4 pour 100, 34,000 florins ; impôt sur les moutons et les chèvres, 18 kreuzer par tête (1 kreuzer vaut 2,1 centimes) ; impôt sur les cochons à 35 kreuzer par tête, 39,000 florins ; impôt sur les débits de boisson : 51,000 florins ; douanes : 600,000 florins payés par l’empire comme part dans le revenu général ; timbres : 173,000 florins. Plus heureux que M. de Bismarck, M. de Kallay a organisé le monopole du tabac, qui donne déjà 2,127,000 florins, et le sel 992,000 florins. Il a établi l’impôt sur la bière, qui, à 16 kreuzer par hectolitre, a donné 11,000 florins, et l’impôt sur l’alcool, qui, à raison de 3 kreuzer par hectolitre et par degré, produit 76,000 florins. D’autre part, on a aboli l’impôt sur le revenu des cultivateurs, qui, à 3 pour 100, rapportait 225,000 florins, mesure excellente ; la taxe détestable de 2 1/2 pour 100 sur la vente du gros bétail ; la taxe vladikarina de 40 à 75 kreuzer par maison, que payait pour l’entretien de son clergé la population orthodoxe, qui s’est grandement réjouie de cette réforme ; enfin l’impôt spécial qui était dû par tout chrétien de quinze à soixante-quinze ans parce qu’il n’était pas admis au service militaire. Ces détails, peut-être très minutieux, sont cependant instructifs. Analysés, ils révèlent de la façon la plus claire toutes les conditions économiques. Ce qui frappe, c’est l’extrême modicité du produit : preuve certaine du peu de développement de la richesse.

L’Autriche a trouvé en M. de Kallay un administrateur hors ligne, admirablement préparé à gouverner les provinces occupées. Hongrois d’origine, connaissant à la fois les langues de l’Occident et celles de l’Orient, économiste instruit, écrivain brillant, ayant étudié à fond la situation de la péninsule, où il a représenté son pays à Belgrade pendant plusieurs années, auteur de la meilleure Histoire de la Serbie et enfin, je crois pouvoir ajouter, ami éclairé de la liberté et de tous les progrès, où son prédécesseur avait échoué il a réussi. Il visite presque chaque année la Bosnie, qui est l’objet constant de ses travaux, et il y est très aimé. Sa présence seule a suffi pour mettre fin à un commencement d’insurrection. Il est à croire que son administration équitable et bien inspirée saura les prévenir à l’avenir. Toutefois on peut se demander si les réformes accomplies, l’ordre assuré, l’agriculture encouragée, les routes ouvertes, les subsides accordés aux écoles, les moyens de communication multipliés ont inspiré aux populations toute la gratitude que cette œuvre de réorganisation intelligente mérite sans contredit. De toutes les opinions opposées que j’ai entendu émettre à ce sujet, voici ce que j’ai conclu.

Les mahométans comprennent et avouent qu’ils ont été traités avec les plus grands ménagemens et tout autrement qu’ils ne s’y attendaient. Les principaux begs sont même ralliés. Mais les autres, c’est-à-dire la masse des propriétaires, petits et-grands, voient que c’en est fait du pouvoir despotique dont ils usaient et abusaient à l’égard de leurs vassaux. Ils ne le pardonneront pas de sitôt à l’Autriche, qui d’une main ferme fait régner l’égalité devant la loi, proclamée déjà par la Porte, mais toujours sans résultat. Les orthodoxes du rite oriental sont ombrageux, inquiets. Malgré ce qu’on fait pour eux, ils craignent que les Autrichiens ne favorisent la propagande ultramontaine. Ainsi qu’on l’a constaté dans la grosse affaire de l’alphabet cyrillique, ils voient en tout changement une atteinte au droit de leur culte, qui, pour eux, se confond avec leur nationalité. Se considérant comme Serbes de religion, ils ont des sympathies pour la Serbie. Ils n’ont pas à se plaindre, puisque le gouvernement leur accorde les mêmes encouragemens qu’aux autres, mais ils se méfient de ses intentions. Les catholiques au moins devraient être contens, puisqu’on reproche à l’Autriche de tout faire pour eux. Cependant ils ne le sont pas, les ingrats ! Ils sont quelque peu déçus. Ils croyaient qu’eux seuls seraient désormais les maîtres, et que places, subsides et faveurs leur seraient exclusivement réservés. Le traitement égal leur paraît une injustice. En outre, la façon dont on a relégué les franciscains au second plan a produit des froissemens. Ainsi donc, aucune des trois fractions de la population n’est entièrement satisfaite. Mais, sauf peut-être une partie des musulmans, il n’en est pas une, je crois, qui ne soit ramenée bientôt à apprécier les incontestables bienfaits du régime nouveau.

Que dire maintenant de l’occupation par l’Autriche ? Si, oubliant toutes les rivalités politiques, on ne considère que le progrès de la civilisation en Europe, aucun doute n’est possible ; tout ami de l’humanité doit y applaudir et de tout cœur. Sous le régime turc, le désordre, avec ses cruelles souffrances et ses indicibles misères, allait s’aggravant. Sous le régime nouveau, l’amélioration sera rapide et générale. Mais n’y avait-il pas une solution meilleure ? N’aurait-il pas été préférable d’annexer la Bosnie-Herzégovine à la Serbie ? Supposons l’Autriche absolument désintéressée, au point même de se résigner d’avance à voir, un jour, la Croatie se joindre à la Serbie accrue de la Bosnie, reconstituant ainsi l’empire de Dou-chan, deux grandes difficultés se présentent aussitôt. La première est celle-ci : les musulmans bosniaques qui ont résisté à une armée autrichienne de 80,000 hommes et qui ne sont contenus que par un corps de 25,000 soldats d’élite, se soumettent à l’Autriche, parce qu’ils savent qu’elle peut disposer à l’instant d’un demi-million de troupes excellentes ; mais accepteraient-ils de même la domination de la Serbie, qui n’a, en temps ordinaire, que 15,000 hommes sous les armes ? Il y aurait là un danger permanent de conflits et une cause de dépenses qui ruinerait les finances du jeune royaume serbe en accablant les contribuables. Le second obstacle est encore plus sérieux. La Bosnie-Herzégovine annexée à la Serbie serait de nouveau séparée de la Dalmatie, et, par conséquent, du littoral et des ports, qui en sont le complément naturel et indispensable. Rien ne serait plus regrettable. Ce serait une insurrection contre les nécessités géographiques, qui frappent tous les yeux et qu’a reconnues le traité de Berlin. Il ne faut pas poursuivre un idéal actuellement irréalisable. En favorisant le développement de la richesse et de l’instruction en Bosnie, l’Autriche prépare la grandeur de la race jougo-slave. L’avenir saura trouver des combinaisons définitives : Futa viam inventent. Le mouvement des nationalités, qui tend à fondre dans un même état les populations de même race et de même sang, est si puissant, si irrésistible qu’un jour viendra où toutes les tribus slaves du Midi arriveront à se réunir, sous un régime fédéral, soit au sein de l’empire autrichien transformé, soit dans une fédération indépendante. Comme le dit Mgr Strossmayer, c’est au sein de l’Autriche-Hongrie, respectant de plus en plus l’autonomie et les droits des différentes races, que chacune d’elles arrivera à l’accomplissement de ses destinées. Le gouvernement autrichien donnera à la Bosnie des voies de communication, des écoles, des moyens d’exploiter ses richesses naturelles, et surtout, ce qui a manqué ici depuis la chute de l’empire romain, de la sécurité, condition de tout progrès. Il le fera, car il y a intérêt. La Bosnie deviendra ainsi l’un des joyaux de la couronne impériale, et la civilisation fortifiera l’esprit national, étouffé aujourd’hui par les luttes des différentes confessions.

Il est une dernière question que tout le monde me pose et à laquelle il faut bien répondre : L’Autriche, qui est déjà à Novi-Bazar, n’ira-t-elle pas à Salonique ? Certes, c’est un rêve grandiose à réaliser que celui qu’implique le nom même de l’Autriche Oester-Reich, « Empire d’Orient. » La fameuse « poussée vers l’Orient, » le Drang nach Osten, s’impose à la politique austro-hongroise, dont l’influence sur le bas-Danube et dans la péninsule devient prédominante. L’occupation de Salonique et de la Macédoine ouvrirait la route vers Constantinople. Le chemin de fer, qui bientôt reliera directement Vienne à Stamboul, sera comme un premier lien entre les deux capitales. Si ce qui reste de l’empire ottoman, dont les jours sont comptés, doit être occupé, un jour, par l’une des grandes puissances, il est évident que l’Autriche se trouvera mieux placée que nulle autre pour recueillir la succession de « l’homme malade, » au moment de son décès, et elle peut compter plus que la Russie sur l’appui ou la complicité de l’Europe. Toutes les provinces de la péninsule, groupées sous l’égide de l’Austro-Hongrie, formeraient le plus magnifique domaine que l’on puisse imaginer. Quand on sait que l’occupation de la Bosnie a été la pensée personnelle et persistante de l’empereur François-Joseph, qui oserait dire que ces visions de grandeur ne hantent pas le burg impérial ? Mais, d’autre part, les Hongrois ne désirent nullement augmenter la prépondérance de l’élément slave, et les Allemands, serrés de près par les revendications des Polonais, des Tchèques et des Slovènes, ne sont guère portés à rechercher de nouveaux agrandissemens. Les ministres dirigeans affirment qu’ils ne veulent pas dépasser les limites tracées par le traité de Berlin. Le précédent chancelier, M. de Haymerlé, que j’ai rencontré comme ambassadeur à Rome en 1880, ne voulait pas entendre parler d’aller à Salonique, et M. de Kalnoky tient le même langage. Toutefois, les circonstances l’emportent souvent sur les volontés humaines, et quand le bras est pris dans un engrenage, le corps y passe, quoi qu’on fasse. Quand le chemin de fer ouvrira au commerce autrichien l’accès direct de la mer Egée et que l’armée impériale, à Novi-Bazar, n’en sera éloignée que de deux étapes, l’Autriche ne pourra évidemment tolérer qu’une insurrection prolongée ou l’anarchie permanente mette en péril cette voie de communication d’un intérêt capital pour elle. Si la Porte ne parvient pas à régler d’une manière satisfaisante la situation de la Macédoine, conformément à l’article 23 du traité de Berlin, il est à croire qu’un jour viendra où le gouvernement austro-hongrois sera forcé d’intervenir pour mettre l’ordre dans cette malheureuse province, de la même façon qu’il a été amené à occuper la Bosnie-Herzégovine. Le Drang nach Osten lui aura forcé la main.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er août.
  2. Comme elles pourront peut-êtreo à l’avenir m’ouvrir plus d’une porte où l’économiste trouvera à s’instruire, je demande la permission de les transcrire : « Lilteræ patentes quibus illustrissimum et docliasimum virum, œconomicarum disciplinarum egregium in Belgio professorem, Emilium Laveleye, omnibus ad quos eumdem venire contigerit, impendissime iterum iterumque commendamus, omne charitatis et benevolentiæ officium ei exhibitum considérantes quasi nobismet ipsis exhibitum fuisset. Datum Diakovo, 28e mays 1883. — Josopbus Georgius Strossmayer, Episcopus Bosniensis et Syrmiensis. »
  3. Voir, dans la Revue du 1er juin, l’étude de M. Gabriel Charmes.
  4. Les chiffres précis ont une si grande éloquence qu’on nous permettra d’en citer quelques-uns. Le nombre des lettres et des colis postaux, qui ont passé par les bureaux de poste de la Bosnie-Herzégovine s’est accru de la façon suivante. Lettres : 1880, 2,984,463 ; 1881, 4,065,324 ; 1882, 5,591,134 ; 1883, 5,705,972. — Colis : 1880, 137,112 ; 1881, 127,703 ; 1882, 161,446 ; 1883, 435,985. L’activité postale a donc doublé en quatre années.