En-deçà et au-delà du Danube
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 891-931).
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE

IV[1]
LES NATIONALITÉS CROATE ET SLOVÈNE. — LA SERBIE.

De Serajewo je comptais me rendre directement à Belgrade, par l’intérieur du pays ; mais je me décide à repasser par la Croatie, pour y étudier de plus près les revendications nationales hostiles à la suprématie magyare, qui viennent de donner lieu à une émeute et à des combats dans les rues d’Agram. Quand on voyage dans l’Autriche-Hongrie, cette question des nationalités vous suit partout. C’est la préoccupation constante et ardente de toutes les races diverses qui peuplent l’empire dualiste : Allemands, Hongrois, Tchèques, Polonais, Roumains et Croates. Les Français ne peuvent pas bien comprendre la puissance du sentiment ethnique ; ils ont dépassé ce a moment. » La France unifiée, surtout par la révolution, s’est transfigurée. Elle est devenue une divinité, la Patrie, pour laquelle ses enfans vivent et meurent s’il le faut. Le culte de la patrie est une religion ; c’en est encore une pour ceux qui n’en ont plus d’autre; elle s’est tellement emparée des âmes, qu’elle a presque effacé le sentiment de la race, même chez le Breton bretonnant, ce Celte qui ignore le français, chez le Provençal à moitié Italien, chez le Flamand du département du Nord, qui continue à parler le néerlandais, et chez l’Alsacien malgré sa langue et ses origines germaniques. Idéaliste, comme un vrai fils de la révolution française, M. Thiers, qui comprenait tout, n’a jamais bien saisi la puissance du sentiment ethnique qui est en train de refaire la carte de l’Europe sur la base des nationalités, tandis que Cavour et Bismarck, ces deux grands « réalistes, » en ont tiré l’Italie et l’Allemagne que nous avons sous les yeux.

Les revendications des nationalités sont la conséquence inévitable du développement de la culture littéraire, de la presse et de la démocratie. En autocrate peut gouverner vingt peuples divers sans s’inquiéter ni de leur idiome ni de leur race. Avec le règne des assemblées, tout change. Quand la parole gouverne, il faut savoir quelle langue on parlera : ce sera nécessairement la langue nationale. Voulez-vous instruire le peuple, il faut bien le faire en sa langue. Le jugez-vous, ce ne peut être en un idiome étranger. Vous prétendez le représenter et vous demandez son vote, il faut au moins qu’il vous comprenne. Et ainsi, peu à peu, parlement, tribunaux, écoles, enseignement à tous les degrés, sont conquis par la langue nationale. L’exemple le plus curieux de ces renaissances des nationalités se rencontre en Finlande. La civilisation était complètement suédoise : le finnois, langue dédaignée, était relégué au fond des campagnes. Aujourd’hui le finnois est devenu la seconde langue officielle. L’enseignement primaire se donne presque partout en cet idiome; il y a des gymnases dans l’enseignement moyen, des cours à l’université et même un théâtre national, où j’ai entendu chanter Martha en finnois. En Galicie, le polonais a complètement remplacé l’allemand et, lors de la dernière visite de l’empereur, le discours de réception lui a été adressé en polonais. En Bohême, le tchèque triomphe définitivement et menace aussi d’éliminer l’allemand. A l’ouverture de la diète, le gouverneur prononce son allocution dans les deux langues. A Prague, à côté de l’université allemande, on a créé récemment une université tchèque, qui est le symbole du triomphe de la cause nationale. Celle-ci est favorisée, non-seulement par les patriotes radicaux et conservateurs, mais même par les seigneurs et le clergé. L’archevêque Schwarzenberg, quoique Allemand, ne veut plus nommer que des curés tchèques, même dans le Nord, où l’allemand domine.

Dans les choses humaines il se produit parfois des courans irrésistibles ; rien ne les arrête et tout les sert. Tel est le mouvement des nationalités. Considérez leur réveil depuis un demi-siècle : inconnues, ignorées par la diplomatie et l’histoire, elles se relèvent puissantes, irrésistibles, glorieuses : on dirait la résurrection des morts. Quelle place occupait au XVIIIe siècle la langue allemande, quand Frédéric II se vantait de l’ignorer et se piquait d’écrire le français aussi bien que Voltaire? C’était toujours, sans doute, la langue de Luther, mais ce n’était celle ni des classes supérieures, qui préféraient le français, ni de la science, qui se servait du latin. Il y a quarante ans, le magyar était l’idiome méprisé des pâtres de la Puzta. La langue de la haute société et de l’administration était l’allemand, celle de la diète et des écoles supérieures le latin. Le magyar est aujourd’hui la langue du parlement, de la presse, du théâtre, de la science, des académies, de la poésie et du roman. Mêmes conquêtes du dialecte national en Croatie, en Bohême, en Galicie, en Roumanie, en Serbie, en Bulgarie. Partout le réveil littéraire précède les revendications politiques. Dans un gouvernement parlementaire, le parti national finit par triompher, parce que les autres partis ont tour à tour besoin de lui, et alors c’est à qui lui fera le plus de concessions et de faveurs pour obtenir l’appoint de ses votes. C’est ainsi qu’on voit en ce moment les Irlandais, au parlement anglais, obtenir, tantôt des whigs, tantôt des tories plus qu’ils ne pouvaient espérer. Il en sera de même partout en Autriche-Hongrie.

En quittant Brod, je me trouve seul, dans le wagon qui me conduit aux bords du Danube, avec un propriétaire croate, patriote ardent qui appartient à la gauche extrême. Il m’expose les griefs de son pays contre le gouvernement hongrois avec tant de véhémence, qu’elle me met en garde contre ses exagérations : « La Croatie, me dit-il, n’est pas une province hongroise. C’est un royaume indépendant, qui a librement, en 1102, choisi pour souverain Koloman, roi de Hongrie; au XVIe siècle, dans la diète de Cettigne, elle a acclamé la dynastie des Habsbourg; sous Charles VI, sa diète a accepté le nouvel ordre de succession soumis à l’empereur François-Joseph, mais non à la Hongrie. Pendant trois siècle, ce sont les Croates qui ont défendu la Hongrie et la chrétienté contre les Turcs. Dieu seul peut faire le compte de tout le sang que nous avons versé, de toutes les misères, de toutes les souffrances que nous avons subies. Aussi sommes-nous toujours restés pauvres ; on devrait donc nous ménager, et on nous accable. Depuis quinze ans, de 1868 à 1882, nous avons versé au trésor 115 millions de florins, dont 43 millions au plus ont été employés dans l’intérêt de notre pays ; le reste a été dévoré à Pesth. Les Magyars sont de brillans orateurs et de vaillans soldats, mais de mauvais économes et de grands dépensiers. Ils hypothèquent leurs biens, puis ils sont obligés de les vendre aux juifs. De même, ils ont chargé la Transleithanie d’une dette de plus d’un milliard de florins en moins de seize ans. Ils la livrent à la haute finance européenne qui, pour toucher les intérêts, écorche nos paysans bien plus durement encore que les fellahs d’Égypte. Éloignés des marchés, nos agriculteurs doivent vendre leurs denrées à vil prix, et quand ils ne peuvent payer les taxes, leurs biens sont saisis : aussi sont-ils livrés au désespoir. À chaque instant les insurrections sont à craindre. Voici une phrase croate que vous entendrez à chaque instant : « Holje je umrieti, nego umirati : Il vaut mieux périr d’un coup que mourir lentement. » Tant de souffrances ébranlent même l’attachement à l’empereur, et cependant c’était un culte héréditaire chez une nation qui, en 1848, a sacrifié quarante mille de ses fils pour défendre la couronne des Habsbourg. Maintenant on croit notre souverain ligué avec les Hongrois. Tout est pour eux, rien pour nous. Que d’argent on a dépensé pour régulariser et endiguer le Danube et la Theiss ! Et chez nous, voyez nos fleuves : la Drave, la Save, la Kulpa, ils sont à l’état sauvage. Regardez sur la carte le réseau de nos chemins de fer : tous sont tracés en vue de faire converger le trafic vers Pesth et de le détourner de la Croatie. Aucune ligne ne traverse notre pays. Il suffirait d’un tronçon, très facile à construire, pour relier Brod à Essek, de façon à amener directement les produits de la Bosnie à Agram et à Fiume. De Brod, que nous venons de quitter, la ligne la plus courte vers Pesth eût été par Djakovo et Essek. Non ; nous devons foire un long détour par Dalja.

« L’empereur a consenti à réunir les anciens Confins militaires à notre royaume. Excellente mesure que tous nous réclamions, car heureusement nous n’avons plus besoin de nous défendre contre les razzias des Turcs. Mais hélas ! elle a coûté cher aux pauvres habitans. Ils possédaient de magnifiques forêts de chênes que la couronne leur avait abandonnées en compensation du service militaire, auquel tous étaient soumis. MM. les Magyars sont venus, et ces vieux arbres, qui avaient été achetés au prix du plus noble sang, ont été abattus et vendus, pour payer les chemins de fer de la Hongrie. Ces forêts valaient, disait-on, cent millions ; c’était la réserve de l’avenir ; tout a été dévasté. Écoutez bien ceci : La Croatie est un petit pays qui ne compte pas même deux millions d’habitans, mais elle représente une grande race. Nous formions un état chrétien civilisé à l’époque où les hordes magyares erraient encore dans les steppes de l’Asie à côté de leurs cousins les Turcs. Jamais ces Finnois n’arriveront à dominer définitivement sur la masse des populations aryennes au milieu desquelles ils campent. Ils accepteront l’égalité des droits, ou ils retourneront en Asie avec les Ottomans. » — « Mais, lui dis-je, comment tant d’abus sont-ils possibles? Vous avez une administration autonome, une diète nationale et même une sorte de vice-roi, votre ban de Croatie. — Chimères, apparences; un vrai trompe-l’œil, reprit le Croate, avec plus de violence encore. Le ban n’est pas le représentant de l’empereur, mais la créature des MM. de Pesth. C’est le ministère hongrois qui le désigne, et il n’a d’autre mission que de nous magyariser. L’administration dite nationale est aux mains d’employés qui n’ont qu’un seul but : plaire aux gouvernans hongrois, de qui leur sort dépend. Notre diète ne représente pas le pays, car les élections ne sont pas libres. Vous ne pouvez vous imaginer les moyens d’intimidation, de pression et de corruption mis en œuvre pour faire échouer les candidats nationaux. Notre presse est soumise à une répression plus draconienne que du temps de Metternich. Tout article d’opposition, si modéré qu’il soit, amène la saisie du numéro et même celle des caractères de l’imprimerie. Au sein de la diète, les députés de l’opposition sont réduits au silence s’ils veulent exposer franchement les griefs du pays. Les rayas en Bosnie étaient plus libres que nous ne le sommes, sous notre prétendu régime constitutionnel. Qu’espèrent les Magyars? Anéantir chez nous le sentiment national et la langue de nos pères, au moment où les progrès de l’instruction lui donnent une nouvelle force et un nouvel éclat? Quelle démence! Convertir notre état autonome en un comitat hongrois? Sans doute, puisqu’ils ont la force, ils peuvent violer le droit et nous enlever nos privilèges. Mais en ce faisant, ils feront naître en nos âmes une haine implacable qui un jour aboutira à de terribles représailles. Ont-ils donc oublié le ban Jellatchich marchant sur Bude en 1848? Sa statue, sur la grande place d’Agram, montre, de la pointe de son épée, le chemin de la vengeance, que nous reprendrons quand l’heure aura sonné. Ils devraient se souvenir qu’ils sont cinq millions perdus au milieu de l’océan slave, qui un jour les engloutira. »

La question exposée par mon interlocuteur, au point de vue des patriotes croates intransigeans, est si importante que je crois devoir en dire quelques mots. Au moment où les revendications des Tchèques viennent de triompher en Bohême, le mouvement jougo-slave est-il appelé à l’emporter également? De ce point dépendent évidemment les destinées de l’Autriche et, par conséquent, celles de tout le Sud-Est de notre continent. L’Amgleich, l’accord conclu en 1868 entre la Hongrie et la Croatie, sous les auspices de Deak, est en quelque mesure, la répétition de celui qui existe entre la Cisleithanie et la Transleithanie. La Croatie a conservé sa diète qui règle toutes les affaires intérieures du pays. Ce qui concerne l’armée, les douanes et les finances est du ressort du parlement central transleithanien. A la tête de l’administration se trouve le ban, ou gouverneur général, nommé par l’empereur, sur la proposition du ministère hongrois. Le ban désigne les chefs des départemens et les hauts fonctionnaires. Il rend compte à la diète, qui a un droit absolu de contrôle et de discussion. Seulement il n’y a pas ici de régime représentatif, en ce sens que la majorité de la diète ne peut renverser ni le ban ni les ministres.

Quels ont été les résultats de ce compromis? Il paraît que tout au moins une partie des griefs énumérés plus haut sont fondés. Le développement matériel a été beaucoup moins encouragé en Croatie qu’en Hongrie. En Hongrie, de nombreux chemins de fer ont favorisé le perfectionnement de l’agriculture et la hausse des prix. Le pays s’est donc trouvé en mesure de faire face à l’accroissement des impôts. En Croatie, les prix sont restés bas, et la culture, moins stimulée par les demandes de l’exportation, a fait moins de progrès. Le poids des taxes y est donc beaucoup plus difficile à porter. En outre, il est hors de doute que le gouvernement central de Pesth vise à fortifier son autorité en Croatie. On ne peut s’en étonner. Le système des deux Ausgleichs a créé un régime d’un maniement si compliqué et si difficile qu’il doit paraître intolérable à une administration qui veut se mouvoir à la façon des états modernes. La Croatie fait partie des pays de la couronne de Saint-Etienne. Dès lors, il semble que les résolutions prises au centre ne devraient pas venir se heurter contre le liberum veto de l’autonomie croate. Cela n’a pas lieu dans un état fédéral comme la Suisse ou les États-Unis. Mais d’abord, l’Autriche-Hongrie n’est pas en réalité un état fédéral, et, en second lieu, dans une fédération, la compétence des pouvoirs cantonaux et celle du pouvoir fédéral étant très nettement délimitées, les tiraillemens et les conflits, si fréquens ici, sont évités. Il faudrait donc tâcher de se rapprocher d’une organisation semblable à celle qui fonctionne aux États-Unis, à la satisfaction générale.

Le règlement de la représentation et de la participation de la Croatie aux dépenses communes donne lieu à des difficultés spéciales. La Croatie, qui, en 1867, n’avait pas voulu envoyer de délégués au couronnement de l’empereur à Pesth, avait plus tard consenti à se faire représenter au sein de la diète hongroise par deux membres à la chambre haute, et vingt-neuf à la chambre basse ; quand les Confins militaires furent incorporés dans la Croatie, elle aurait dû avoir cinquante-quatre représentans. On fit en sorte qu’elle se contentât de quarante ; grave injustice, prétendent les patriotes. Autre grief: la part contributive de la Croatie aux dépenses communes de la Transleithanie avait été fixée à 6.44 pour 100, la Hongrie payant le reste, soit 93.56 pour 100. Il fut convenu qu’en tout cas la Croatie recevrait 2,200,000 florins pour les dépenses de son gouvernement autonome. En 1872, un nouvel accord décida que la Croatie garderait pour elle 45 pour 100 de son revenu. Il s’en est suivi qu’elle touche plus de 2,200,000 florins et que, d’autre part, les 55 pour 100. restant ne couvrent pas les 6.44 pour 100 des dépenses communes, d’où résultent des récriminations réciproques. La cause profonde de l’hostilité des deux peuples est que leur idéal est différent et même inconciliable. La « grande idée croate » consiste à réunir un jour en un puissant état toutes les populations parlant le croato-serbe, c’est-à-dire outre la Croatie, la « Slovénie », la Dalmatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et la Serbie, qui alors feraient équilibre à la Hongrie dans l’empire. Les Hongrois ne peuvent se résigner à cette perspective, qui briserait l’unité de la couronne de Saint-Etienne et qui ne leur permettrait plus de résister aux Allemands et aux Tchèques de la Cisleithanie. Ils essaient donc, de toutes façons, d’entraver le développement de l’esprit national croate, et, en ce faisant, ils sont entraînés à des vexations qui irritent, sans aucun résultat utile pour eux. Si les Croates pouvaient être persuadés qu’à Pesth on entend respecter en tout leurs droits acquis et leur nationalité, les difficultés inhérentes à un système d’union très peu maniable, sans disparaître complètement, perdraient au moins de leur aigreur.

Cette situation troublée a donné naissance en Croatie à trois partis : le parti national, le parti national indépendant, et le parti de la gauche extrême, qui se donne à lui-même le beau nom de « parti du droit, » Rechtspartei. Le parti national entend maintenir l’Ausgleich de 1868 dans sa lettre et dans son esprit. Il veut le défendre, et contre le pouvoir central qui s’efforce d’étendre ses attributions, et contre les réformateurs qui réclament une plus grande autonomie. Dans son programme du 27 décembre 1883, il montre que les récentes insurrections et les dangers qui menacent l’avenir du pays proviennent uniquement de ce que, des deux côtés, on veut s’écarter du terrain ferme et légal du Compromis. Le parti national indépendant marque plus nettement son opposition aux tentatives centralisatrices. Dans un discours récent, au sein de la diète, l’un des députés les plus écoutés, le docteur Constantin Bojnovitch, faisait voir clairement comment la façon différente de comprendre la mission du ban était une cause inévitable de conflits. « A Pesth, disait-il, on veut que le ban soit un simple gouverneur, obéissant aux ordres du ministère. D’après nous, et conformément à la loi du 10 janvier 1874, il n’est responsable que vis-à-vis de l’empereur et de la diète, et sa principale mission est de défendre les privilèges de notre royaume. » Le parti national indépendant réclame énergiquement pour la Croatie, vis-à-vis de la Hongrie, la situation qu’occupe la Hongrie vis-à-vis de l’Autriche. Toute décision prise à Pesth devrait être ratifiée à Agram. Il est évident que de semblables complications rendraient tout gouvernement impossible. Même dans les pays unifiés, le régime parlementaire fonctionne souvent avec grand’peine. Si deux ou trois parlemens, animés de sentimens opposés et souvent hostiles, doivent se contrôler les uns les autres, on aboutira inévitablement à l’impuissance et au chaos, et par conséquent au rétablissement d’un régime autocratique. Étendez autant que possible la compétence du gouvernement local et réduisez celle du gouvernement central, rien de mieux ; mais pour les affaires communes, il faut une décision définitive, prise dans un parlement unique et suprême.

Le parti national extrême, Rechtspartei, aspire à anéantir le Compromis. De même que les radicaux en Hongrie ne veulent conserver d’autre lien avec l’Autriche que l’identité du souverain, ainsi la gauche extrême en Croatie réclame l’indépendance complète du royaume triunitaire et l’union personnelle. Les plus avancés de ce groupe ont des tendances antidynastiques, républicaines et même socialistes. La jeunesse se rallie volontiers au parti extrême, dont elle considère le meneur, le docteur Starcevitch, comme son prophète. Le neveu de celui-ci, David Starcevitch, provoque souvent au sein de la diète d’Agram, par la véhémence de ses discours et de ses interpellations, des conflits qui amènent la suspension des séances. Le chef officiel de ce parti est le baron Rukavina. Les trois partis s’accordent à réclamer la réunion à la Croatie du district et de la ville de Fiume et de la Dalmatie, conformément aux précédens historiques.

La politique du ministère hongrois s’explique, car il est naturel que tout gouvernement s’efforce de faire prévaloir son autorité; mais, on ne peut se le dissimuler, elle est condamnée par ses résultats. Les tentatives faites pour étendre la compétence du pouvoir central ont provoqué une résistance universelle et une irritation profonde. L’Autriche, malgré les efforts persévérans d’une bureaucratie très habile et très tenace, n’a pas réussi à germaniser les Croates, alors que le sentiment national était encore complètement engourdi, et quoique la langue allemande représentât une civilisation plus avancée, une grande littérature, la science, et qu’elle fût le trait d’union avec l’Europe occidentale. Les Magyars ne peuvent donc pas espérer d’imposer leur langue, maintenant que la nationalité croate a une presse, une littérature, un théâtre, une université, des écoles de tous les degrés, et surtout quand s’ouvrent devant elle, au-delà de la Save et du Danube, des perspectives d’expansion et de grandeur presque illimitées, qu’entretiennent à la fois les souvenirs de l’histoire et les aspirations de la démocratie. Qu’aura gagné la Hongrie quand elle aura fait entrer dans les bureaux d’Agram quelques-uns de ses employés et exigé la connaissance de sa langue, ou quand elle aura placé sur les monumens publics quelques inscriptions en magyar ? Elle ne réussira qu’à éveiller des susceptibilités et des haines violentes, comme on l’a vu, l’été dernier, lorsqu’il a suffi que les écussons placés sur les édifices de l’état portassent une traduction hongroise, à côté de la désignation en croate, pour provoquer dans les rues d’Agram une émeute sanglante.

Homme d’état de premier ordre, libéral convaincu, partisan dévoué de tous les progrès et de toutes les libertés, M. Tisza poursuit, comme un autre ministre éminent, M. de Schmerling, la création d’un gouvernement unifié à la façon de ceux qui existent en France ou en Angleterre. Mais il faut tenir compte des résistances quand elles sont invincibles. Le moment d’ailleurs serait mal choisi pour essayer de les briser. Les concessions décisives faites par le ministère Taaffe aux Tchèques, en Bohême, accroîtront énormément les forces et les espérances du parti national en Croatie et dans les autres pays de même race. En outre, et ceci est grave, les féodaux, si puissans à la cour, favorisent les revendications des Slaves contre les Hongrois, parce que ceux-ci représentent à leurs yeux le libéralisme et la démocratie. Il ne faut point perdre de vue une éventualité redoutable. Le régime de l’union entre l’Autriche et la Hongrie est d’une pratique si difficile qu’en temps d’épreuves, il pourrait donner lieu à un conflit entre les deux pays. Dans ce cas, quel péril pour les Magyars de trouver leurs ennemis les plus acharnés, parmi les pays de la couronne de Saint-Etienne, qui les attaqueraient à revers, en Croatie et en Transylvanie! Leur intérêt le plus évident n’est-il pas de s’en faire plutôt des amis, en renonçant franchement à toute ingérence dans leurs affaires et en favorisant par tous les moyens leur développement matériel et intellectuel? L’influence prédominante qu’exercent en ce moment les Hongrois dans tout l’empire est une preuve incontestable de la supériorité de leurs hommes d’état. Mais, à mesure que l’instruction et le bien-être se répandent et que les institutions deviennent plus démocratiques, il est plus difficile aux minorités de comprimer les majorités. Or, au milieu des Slaves, des Allemands et des Roumains, les Magyars sont une minorité. Rien de plus dangereux, par conséquent, que d’exaspérer ceux à qui la force du nombre finira, tôt ou tard, par donner la prépondérance. La solution d’ailleurs est tout indiquée; Deak en a donné la formule : Gleichberechtigung, droit égal pour toutes les nationalités, autonomie pour chaque pays, comme en Suisse, en Norvège et en Finlande. Ce régime, qui peut invoquer à la fois l’histoire et l’équité, est d’autant plus facile à appliquer à la Croatie qu’elle forme un état nettement délimité, qui a ses annales et ses titres anciens, et qui n’est pas, comme la Transylvanie, habité par plusieurs races irrégulièrement entremêlées. Le respect du droit et de la liberté est, en toutes circonstances, la meilleure politique.

— De Brod à Vukovar, le chemin de fer traverse l’étroite et longue presqu’île qui sépare la Save du Danube. Le pays qu’on aperçoit des deux côtés de la voie est plat, à moitié noyé et très vert. Ce sont d’abord de grands pâturages entremêlés de petits massifs de chênes, puis des champs cultivés dont la terre est excellente, car le blé est dru et haut. Les villages et les habitations sont rares. La population peut s’accroître ici sans que Malthus s’alarme. La route que parcourt l’omnibus qui de la gare me mène à Vukovar est charmante. Elle est ombragée de grands tilleuls et bordée par d’anciens bras du Danube, où les canards s’ébattent joyeux parmi les nénuphars en fleurs. C’est dimanche. Les paysans, en costume de fête, se rendent à la messe et à la foire qui la suit. Presque tous arrivent sur de petits chariots tout en bois, très légers, qu’entraînent au grand trot deux chevaux hongrois, fins et de sang arabe. C’est un avantage réel pour la population rurale d’avoir ainsi un attelage qui lui permet de faire au loin des promenades et des courses, vraie joie et plaisir sain pour les jours de fête. Le labourage et les gros transports se font uniquement au moyen des bœufs.

Il est curieux d’observer ici comme les modes de l’Occident viennent transformer et gâter le costume national. Beaucoup d’hommes ont encore le large pantalon blanc, retenu par l’énorme ceinture de cuir, la toque en feutre et l’attila soutaché. Mais peu de femmes ont conservé la belle chemise brodée des statues grecques. La plupart portent maintenant des robes à gros plis, bouffant autour de la taille, et de couleurs criardes, vert, bleu, rouge, et sur le corsage un mouchoir de laine aux bouquets de nuances si heurtées qu’elles crèvent les yeux. Manifestement « la civilisation » tue le sentiment esthétique traditionnel, et c’est dommage. Ce n’est pas tout de doubler le nombre de nos porcs gras et de nos chevaux-vapeur : Non de solo pane vivit homo. A quoi bon être bien nourri, si ce n’est pour jouir des beautés que peuvent nous offrir la nature, l’art, le costume? Quand l’industrie couvre les campagnes de ses scories, ternit de ses fumées le bleu du ciel, empeste l’eau des rivières et détruit les costumes adaptés aux nécessités du climat et élaborés par le goût instinctif des races, je ne puis partager l’enthousiasme des statisticiens.

Vukovar est une honnête petite ville, dont les maisons propres et bien tenues se prolongent en une longue et large rue, sur une colline dominant le Danube. Je n’y découvre pas un monument ancien ; les Turcs ont tout brûlé ; mais j’y trouve une auberge où l’on mange du sterlet délicieux, arrosé de villaner, dans un jardin rempli de roses et sur des tables qu’ombragent des acacias en fleurs. J’ai vue sur le fleuve immense, dont les eaux ne sont pas bleues, comme le prétend la fameuse valse die blaue Donau, mais bien jaunes et limoneuses, comme j’ai pu le constater en m’y plongeant. En Autriche et dans tous les pays voisins, on a pour arranger les endroits où l’on sert à boire ou à manger un art admirable, qu’on devrait bien imiter dans notre Occident. L’été, les tables sont toujours placées sous des arbres, et de façon à vous ménager quelque joli point de vue, si c’est possible. Le soir, on vient y jouir de la fraîcheur, en écoutant une musique, souvent bonne et presque toujours originale; même dans les hôtels des grandes villes. comme à Pesth, on forme dans les cours, au moyen de lauriers roses ou d’orangers en caisse, des bosquets où l’on peut dîner et souper en plein air. Menu détail peut-être, mais le train ordinaire de la vie n’est-il pas composé soit de petits ennuis, soit de petites jouissances?

A Vukovar, je monte sur un steamer à deux ponts, type américain ; descendant le Danube, il me conduira en sept heures à Belgrade. C’est la plus charmante façon de voyager. Le pays se déroule à vos yeux, comme une série de dissolving views; en même temps, on peut lire ou causer. J’entre en relation avec un étudiant originaire de Laybach. Il va visiter la Bulgarie pour apprendre à connaître des frères éloignés. Il m’entretient du mouvement national dans sa patrie. « A côté, me dit-il, des revendications des Croates, amères, ardentes, violentes même, le mouvement national parmi mes compatriotes, les Slovènes, est plus calme, moins bruyant, mais il n’en est pas moins décidé ; et il a acquis une force que les Allemands ne parviendront plus à comprimer. Les Slovènes, le rameau slave le plus anciennement établi en Europe, occupaient tout ce vaste territoire qui comprend la Styrie, la Croatie et toute la péninsule balkanique, sauf ce qui était habité par les Grecs. Plus tard sont venus se mêler à eux, d’abord les Croato-Serbes, puis des Touraniens, les Bulgares, que le mélange des races a slavisés. Dans les premiers siècles du moyen âge, les barons allemands conquirent et se partagèrent notre pays ; des colonies allemandes y pénétrèrent, et ainsi, les trois quarts de la Styrie ne sont plus aux Slovènes, mais ceux-ci forment encore la population presque exclusive de la Carniole. Dans ces deux provinces et en Carinthie, jusqu’aux environs de Trieste, leur nombre doit approcher de deux millions. Le dialecte slovène, 4 le plus pur des idiomes jougo-slaves, était devenu un patois parlé seulement par les paysans. La langue de l’administration, de la littérature, de la classe aisée, en un mot de la civilisation, était l’allemand. Toute la contrée semblait définitivement germanisée ; mais, en 1835, Louis Gai, en fondant le premier journal croate, le Hvratske Novine, donna le signal du réveil de la littérature nationale, qu’on appela illyrienne dans l’espoir, aujourd’hui abandonné, que tous les Jougo-Slaves accepteraient cette dénomination. Après 1848, la concession du droit électoral amena la résurrection de la nationalité Slovène, grâce à l’activité intellectuelle d’une légion de poètes, d’écrivains, de journalistes, d’instituteurs, et surtout d’ecclésiastiques, ceux-ci voyant dans l’idiome national une barrière contre l’envahissement de la libre pensée germanique. Aujourd’hui les Slovènes ont la majorité dans la diète de la Carniole. Le slovène est devenu la langue de l’école, de la chaire, et même de l’administration provinciale. L’allemand n’est plus employé que pour les relations avec Vienne, et les pièces officielles sont publiées dans les deux langues. En Styrie, les Slovènes, qui occupent le midi de la province, parviennent à envoyer à la diète une dizaine de députés, qui, en toutes circonstances, défendent les droits de leur langue nationale. Celle-ci est parfaitement représentée à l’université de Gratz, dans la chaire de philologie slave, par M. Krek, l’auteur d’un livre très estimé : Introduction à l’histoire des littératures slaves. »

Je demande à mon étudiant quelles sont les visées du parti national slovène pour l’avenir? Désire-t-il la constitution d’une province séparée ayant pour limites celles de sa langue ? Aspire-t-il à une réunion avec la Croatie ? Espère-t-il la réalisation de la grande idée jougo-slave sous la forme d’une fédération embrassant Slovènes, Croates, Serbes et Bulgares? Accepterait-il le panslavisme ? — « Le panslavisme, répond mon interlocuteur, n’est plus qu’un mot vide de sens, depuis que les Slaves voient qu’ils peuvent conserver leur nationalité au sein de l’empire austro-hongrois. Les aspirations panslavistes, rapportées du fameux congrès ethnographique de Moscou de 1868, se sont complètement évanouies. Oui, sans doute, nous espérons qu’un jour une grande confédération jougo-slave s’étendra de Constantinople à Laybach et de la Save à la mer Egée. C’est là notre idéal, et chaque rameau de notre race doit en préparer la réalisation. Nous verrions, en attendant, avec plaisir, la Slovénie réunie à la Croatie, car la langue parlée dans les deux pays est presque la même. Mais l’essentiel est de fortifier le sentiment national, en faisant de plus en plus de notre langue un instrument de civilisation et de haute culture. Tout progrès des lumières est une garantie de notre avenir. »

Le Danube donne vraiment l’impression d’un grand fleuve. Mais quel contraste avec le Rhin ! Tandis que la rivière qui baigne Manheim, Mayence, Coblence, Cologne, avec ses deux voies ferrées latérales et ses innombrables bateaux de toute forme, réalise bien l’idée du « chemin qui marche, » transportant d’innombrables masses des voyageurs et de marchandises, le magnifique Danube passe à travers des solitudes et ne semble employé qu’à faire tourner les roues des moulins à farine que portent des radeaux. D’où vient la différence? C’est que le Rhin coule vers l’Occident et aboutit aux marchés de la Hollande et de l’Angleterre, tandis que le Danube porte ses eaux à la Mer-Noire, c’est-à-dire vers les contrées naguère encore frappées de malédiction par l’occupation turque. Entre Vukovar et Semlin, la rive gauche, du côté de la Hongrie, est basse, à moitié inondée, presque toujours bordée de saules et de peupliers, tandis que sur la rive droite, du côté de la Slavonie, les hauteurs de la Fiska-Gora forment des berges hautes et escarpées, dont le terrain rougeâtre se dérobe sous un massif continu de chênes et de hêtres. A Péterwardein, j’admire les merveilles de l’industrie. Le chemin de fer direct de Pesth à Belgrade, qui aboutira à Constantinople, franchit le Danube sur un pont de deux arches, construit par la société de Fives-Lille, puis passe en tunnel sous la vieille forteresse reconstruite par le prince Eugène. Après que le fleuve principal a reçu la Thisza, il s’élargit beaucoup et prend des aspects de Mississipi.

A l’arrivée à Belgrade, le voyageur est soumis à une formalité vexatoire, la demande des passeports, abolie partout ailleurs même par ce temps de nihilistes. Est-ce pour épargner à la Russie l’humiliation d’entendre dire qu’elle est seule à conserver cette exigence démodée et inutile ? La réflexion qui vient aussitôt à l’esprit n’est pas flatteuse.

Il est cependant évident que les conspirateurs ne seront pas assez niais pour arriver en Serbie par les bateaux, où ils sont passés en revue pendant tout un jour, et d’où ils ne sortent que pour traverser la douane. Ils entreront par les frontières de terre, partout ouvertes et non gardées. Il peut convenir à la Russie d’être rébarbative, puisqu’elle ne désire pas attirer les étrangers, mais la Serbie, qui les appelle et les reçoit de la façon la plus hospitalière, ne devrait pas se montrer à eux, tout d’abord, sous l’aspect revêche et vexatoire d’un gendarme. Je descends au Grand-Hôtel, construit jadis par le prince Michel. C’est un immense bâtiment, dont les chambres ont les proportions des salles de réception du palais des doges. Quand je suis venu ici en 1867, j’y étais presque seul. Aujourd’hui l’hôtel est rempli, et aux petites tables où l’on dîne séparément, comme en Autriche, c’est à peine si je puis trouver place. Cela seul indique combien tout est changé. La ville aussi est transformée. Une grande rue occupe l’arête de la colline, entre le Danube et la Save, et aboutit à la citadelle, qui domine le fleuve sur un promontoire escarpé. Elle est maintenant garnie des deux côtés de hautes maisons à deux ou trois étages, avec des boutiques au premier, dont les étalages exhibent, derrière de grandes glaces, exactement les mêmes objets que chez nous : quincaillerie, étoffes de toute espèce, chapeaux, antiquités, habits tout faits, chaussures, photographies, livres et papier. Les petites échoppes basses et les cafés turcs ont disparu. Rien ne rappelle plus l’Orient : on se croirait en Autriche. A l’endroit où la rue s’élargit et devient un boulevard planté d’une double rangée d’arbres, s’élèvent une statue équestre du prince Michel, dont le nom et le portrait se retrouvent partout dans le pays, et un théâtre de style italien, dont les lignes classiques ne manquent pas d’élégance. Une subvention de 40,000 francs permet d’entretenir une troupe et de jouer parfois des pièces nationales, mais surtout des traductions en serbe d’ouvrages français ou allemands.

Sur le glacis de la forteresse, qui s’appelle Kaligmedan, on a planté un jardin public où, les soirs d’été, les habitans viennent se promener aux sous de la musique militaire, en contemplant le magnifique panorama qui se déroule au pied de ces hauteurs. On y aperçoit, semblable à un lac, le confluent des deux grands fleuves: d’un côté, la Save arrivant de l’ouest ; de l’autre, le Danube, descendant à l’est vers les gorges sauvages de Basiasch, et au nord, les plaines à moitié submergées de la Hongrie se perdant à l’horizon dans un lointain infini. C’est sur ce glacis que les Turcs empalaient leurs victimes. Que de souvenirs horribles, que de récits de massacres et de supplices me reviennent à la mémoire ! Je visitai la citadelle en 1867, quand les troupes ottomanes venaient de l’évacuer et j’y ramassai des petits carrés de papier sur lesquels étaient inscrits trois mots arabes : «O Siméon combattant (contre les infidèles);» vaine protestations de l’Islamisme qui battait en retraite. L’odieux bombardement de 1862 avait décidé l’Europe à intervenir pour mettre un terme à une situation intolérable. L’ancien quartier turc qui s’étendait le long du Danube était complètement désert ; tous les habitans étaient partis, abandonnant leurs maisons. Aujourd’hui elles ont été rasées et les juifs espagnols y ont bâti des demeures nouvelles. De la domination musulmane il ne reste presque plus de traces : quelques fontaines avec des inscriptions arabes et une mosquée qui tombe en ruines. Il y avait un grand nombre de mosquées jadis et le traité d’évacuation stipulait qu’elles seraient respectées. Mais comme nul ne les répare, le temps fait son œuvre : elles s’écroulent ; bientôt il n’en restera plus une seule. C’est dommage. Le gouvernement serbe devrait en conserver une comme souvenir d’un passé dramatique et comme ornement architectural. Voyez avec quelle rapidité recule la domination ottomane! Récemment encore elle s’étendait sur toute la rive droite du Danube et de la Save et nominalement jusqu’en Roumanie, en plein cœur de l’Europe ; maintenant elle est rejetée au-delà des Balkans, où elle n’exerce même plus qu’une autorité nominale.

Sur les deux penchans de la colline centrale, vers le Danube et vers la Save, on a bâti des rues nouvelles composées exclusivement de maisons-villas, très élégantes, mais n’ayant qu’un rez-de-chaussée. Elles ont un jardin, une grande cour et de vastes dépendances : le tout occupe une superficie très étendue et procure beaucoup d’air et de lumière. Toutes les constructions neuves et vieilles sont fraîchement badigeonnées en couleurs claires, ce qui fait que la capitale de la Serbie continue à mériter son nom de Beo Grad, Blanche ville.

De ma fenêtre, je vois les cours d’une école moyenne. Les élèves sont habillés comme chez nous et jouent les mêmes jeux. Cependant, il y aurait à faire, en Serbie, une étude spéciale sur les chants populaires qui accompagnent souvent les jeux d’enfans, ainsi que l’a fait M. Pitre pour la Sicile, où il a retrouvé l’écho des plus anciens mythes de la race aryenne. Ceux qui dirigent l’enseignement ont à s’occuper des jeux sous un autre rapport. Avec les programmes surchargés que l’on adopte partout, il n’y a plus de place pour les récréations et les exercices musculaires. Les élèves des classes supérieures croient que jouer est au-dessous de leur dignité. Ils se promènent, causent et discutent. Les cerveaux sont surmenés, la vigueur physique diminue, et l’anémie ravage les générations nouvelles. Quelques quarts d’heure de gymnastique réglementaire ne sont pas un remède suffisant. Il faut les jeux en plein air, qui vivifient le sang, fortifient les muscles, donnent du sang-froid, de la décision, du coup d’œil, comme le cricket en Angleterre et les barres ou la paume en France. Récréation, mot français admirable, qu’il faudrait savoir réaliser dans l’éducation. Comme les anciens, les Grecs surtout, avaient bien compris l’art de développer l’être humain tout entier, moralement, intellectuellement, physiquement! Dans ces incomparables institutions, les Bains de Rome, où à côté des salles de conférences, dissertaient les philosophes, on trouvait la bibliothèque et l’arène pour la lutte et le pugilat. Les Anglais seuls ont imité les anciens en ceci. Leurs universités, à vrai dire, forment beaucoup plus de jeunes hommes vigoureux que de savans, et les étudians consacrent toutes leurs après-midi à des jeux athlétiques. Les jeunes filles qui suivent les cours universitaires veulent imiter cet exemple. Récemment à Cambridge, au collège féminin de Newham dirigé par Mlle Gladstone, je voyais le programme d’un grand match de lawn-tennis, entre cet établissement et celui de Girton. Me serait-il permis de recommander au ministère de l’instruction de Serbie et peut-être à ceux de plus d’un autre pays, l’examen de cette question : Quelle place les jeux et les récréations doivent-ils occuper dans l’éducation intégrale?

Je visite quelques écoles : même aspect que chez nous et même encombrement de matières dans l’enseignement moyen. Voici la liste des matières enseignées dans les gymnases serbes : latin, français, allemand, langue serbe et vieux slave, histoire de la littérature nationale, géographie, cosmographie, histoire générale et histoire de Serbie, botanique, zoologie, minéralogie, géologie, physique, chimie, biologie, anthropologie, arithmétique, algèbre, géométrie, géométrie descriptive, dessin, sténographie, gymnastique, musique et chant; jusqu’à trente-huit heures de leçons par semaine, parmi lesquelles heureusement, — et j’en fais compliment à la Serbie, — trois heures de gymnastique et deux heures de chant. Le grec est supprimé. Pour ce qu’on en apprend chez nous, on ne ferait pas mal d’y renoncer aussi. Cette accumulation de branches enseignées qui usent et fatiguent les jeunes cerveaux provient du raisonnement suivant, auquel il est difficile de répondre. Les mathématiques sont indispensables et les langues anciennes ne le sont pas moins, car elles forment le goût, le style et la pensée ; puis est-il permis aujourd’hui de ne pas connaître quelques langues étrangères et de ne rien savoir des phénomènes naturels au sein desquels nous vivons et de l’organisation de notre propre corps qui nous tient, certes, d’assez près? La Serbie entretient trois gymnases complets et vingt « demi-gymnases, » où toutes les branches île sont pas enseignées ; elle y consacre environ un demi-million de francs, ce qui est assez satisfaisant. Le gymnase de Belgrade a 620 élèves et celui de Kragoujevatz 357, ce qui prouve qu’il existe déjà des gens ayant le désir de faire instruire leurs enfans. Je suis reçu au ministère de l’instruction publique par M. Novakovitch, qui en tient le portefeuille et par le chef de bureau, M. Militchevitch, qui est entièrement dévoué à ses importantes fonctions. Ils me remettent le texte de la nouvelle loi du 12 janvier 1883 sur l’instruction primaire et les tableaux qui résument la situation actuelle.

En 1883, on comptait dans le royaume, y compris les nouvelles provinces, 618 écoles, avec 821 instituteurs et institutrices, et 36,314 élèves des deux sexes. Pour une population de 1,750,000, cela ne fait que 1 élève sur 4 8 habitans ou 2 pour 100 de la population, ce qui est extrêmement peu.

Il existe dans le pays deux villes de plus de 20,000 habitans : Belgrade et Nisch ; 8 de 5,000 à 10,000 et 43 de 2,000 à 5,000, plus 930 bourgs et villages de 500 à 2,000 et 1,270 petits hameaux de 200 à 500 habitans. Puisqu’il n’y a en tout que 618 écoles, il s’ensuit qu’il y a même de gros villages qui n’en ont pas jusqu’à présent. On a fait plus relativement pour l’enseignement moyen, et c’est un tort : on multiplie ainsi les chercheurs de places. Dans un pays agricole et démocratique comme l’est la Serbie, il faut imiter la Suisse et instruire le cultivateur, car il est le vrai producteur de la richesse. Le ministère progressiste l’avait compris. M. Novakovitch a obtenu de la skoupchtina la loi récente, qui est aussi complète et aussi énergique qu’on peut le désirer. Elle est empruntée à la législation scolaire des états les plus avancés sous ce rapport, la Saxe et les pays Scandinaves. Rien n’y manque : enseignement obligatoire pendant six années, de sept à treize ans, plus deux années complémentaires ; obligation pour toute commune scolaire de fournir les locaux, le matériel de classe, les livres, pour l’instituteur un traitement convenable avec maison, jardin d’un arpent, bois de chauffage et une pension de retraite commençant à 4 pour 100 et s’élevant jusqu’à la totalité du traitement ; inspection annuelle de toutes les écoles ; examens des élèves, fonds scolaire et impôt scolaire spécial payable par tous les contribuables. Le ministre nomme les instituteurs communaux et n’autorise l’ouverture d’écoles privées qu’à des conditions très sévères. Si la Serbie parvient à mettre à exécution une loi pareille, elle pourra en être fière, mais il faudra beaucoup d’argent. L’état devrait, comme aux États-Unis, concéder au fonds scolaire une grande partie des terres publiques; c’est le meilleur usage qu’on en puisse faire.

Le ministère progressiste a fait adopter récemment une réorganisation complète de l’armée, due au général Nikolitch. Elle donnera une force d’environ 17,000 hommes de toutes armes sur pied de paix et de 80,000 sur pied de guerre. En 1883, les dépenses militaires se sont élevées à 10,305,326 francs.

Le dimanche, j’entre dans la cathédrale du rite orthodoxe, qui, avec ses clochetons en forme de bulbes et sa façade style italien, a très grand air. On entrevoit encore la trace des boulets turcs de 1862. L’intérieur n’offre rien de curieux, sauf l’iconostase, couverte de grandes figures de saints sur fond d’or; elle forme une haute paroi, derrière laquelle les officians disent la messe. Le nombre des fidèles est très restreint : quelques femmes qui embrassent les images des saints et allument des cierges, presque pas d’hommes. Si la foi n’est pas morte, les pratiques paraissent très négligées. Un volontaire italien, M. Barbanti Brodano, qui a fait la guerre de 1875 en Serbie, rapporte, dans un volume de souvenirs très vivement écrit et intitulé sulla Drina, qu’il a été très frappé de rencontrer si peu d’églises en ce pays. Sept ou huit hameaux n’en ont qu’une seule, située à une .grande distance et d’apparence plus que modeste. Grande différence, remarque-t-il, avec l’Italie, où chapelles, oratoires et églises abondent. Le fait est que la statistique nous apprend qu’il n’y a que 972 paroisses pour 2,253 villes, villages et hameaux. Les évêques seuls (il y en a cinq) reçoivent un traitement de l’état. Les popes sont entretenus par les fidèles. D’après une loi récente, outre le casuel, ils ont droit à 2 francs par tête de contribuable. Beaucoup ont famille, car ils peuvent se marier avant d’être consacrés diacres. Ils ne sont pas forts en théologie ; les études au séminaire ont été, jusqu’à présent, très négligées ; beaucoup, dit-on, ne comprennent pas le vieux slave des offices; mais le peuple les aime, parce qu’ils cultivent eux-mêmes leur champ, qu’ils partagent les sentimens populaires, et qu’ils ne visent nullement à une prééminence théocratique. Ils n’exercent en aucune façon sur leurs ouailles cette influence en matière politique que le prêtre catholique a conservée sur les campagnards, dans les pays de foi, comme l’Irlande, le Tyrol ou la Belgique. Ceci est important pour les élections.

Les églises du rite oriental ne sont pas toujours ouvertes comme celles des catholiques. Elles ne le sont, comme chez les protestans, que les jours de fêtes, à l’heure des services. L’unitairien Channing, peu porté cependant aux pratiques dévotes, préfère l’usage catholique. L’évangile dit sans doute : « Quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Père en secret ; » mais à moins de nier toute influence des choses extérieures, il faut bien admettre que l’âme s’élèvera plus aisément vers Dieu dans un temple et parmi les symboles qui le rappellent qu’entre quatre murs nus. Les orthodoxes, trouvant presque toujours closes les portes de leurs lieux de culte, en oublient facilement le chemin.

Je fais visite au métropolite, Mgr Mraovitch. Il est le chef de l’église nationale de Serbie, depuis qu’à la suite du traité de Berlin celle-ci s’est affranchie du patriarcat de Constantinople et que, comme le disait le message princier à la Skoupchtina, elle est redevenue indépendante telle que l’avait constituée saint Sabbas. La nomination de Mgr Mraovitch s’est faite à la suite d’un grand événement politique, car il a éloigné la Serbie de la Russie, pour le rapprocher plus intimement de l’Autriche. Un impôt ayant été établi sur la fortune présumée, on a voulu l’appliquer aussi au clergé. Celui qui se fait moine doit payer 100 francs, puis 150 francs s’il est élevé au rang de jeromonach, 300 francs s’il devient igumène. Le précédent métropolite Michel a protesté, et a refusé le paiement de l’impôt, parce qu’il portait atteinte au droit de l’église. « Comment, disait-il dans une lettre adressée au ministre des finances, l’état peut-il mettre une taxe sur des vœux et des dignités monastiques qu’il fait profession d’ignorer? Ce serait à l’église à exiger cet impôt au profit de l’état; mais alors l’église vendrait les fonctions religieuses, ce qui est un péché et une violation des constitutions ecclésiastiques ; ce serait de la simonie. » On affirmait qu’il était l’agent de la Russie et qu’il faisait de la propagande pour les cercles moscovites de Moscou. Le gouvernement répondit que personne n’a le droit de désobéir aux lois, pas plus le clergé et son chef que les autres citoyens, et il déposa le métropolite, en désignant son successeur. N’a-t-il pas outrepassé ses pouvoirs? D’après la loi canonique, le métropolite est nommé par le synode, que convoque à cette fin l’évêque le plus ancien ; mais la nomination doit être approuvée par le prince. Ceci implique-t-il pour l’état le droit de révocation? Adhuc sub judice lis est. Les amis de l’ancien archevêque et le parti russe avaient compté que tout le clergé aurait violemment pris fait et cause pour lui : il n’en a rien été. Les popes orthodoxes n’ont pas l’ardeur belliqueuse des prêtres catholiques. Ce n’est pas eux qui auraient amené M. de Bismarck à Canossa. Soit indifférence, soit crainte du bras séculier, ils se sont tus ; mais en Russie, l’opinion et même le gouvernement ont été vivement froissés par cet incident, qu’on attribuait à tort, me dit-on, aux inspirations de l’Autriche. Quand je me trouvai à Belgrade, l’affaire semblait terminée.

Le nouveau métropolite, Mgr Mraovitch, est un petit vieillard, dont les longs cheveux blancs retombent sur les épaules et dont les yeux gris ne manquent pas de finesse. Je me permis de lui demander si ses ouailles étaient partout aussi peu assidues à l’église qu’à Belgrade. « A la campagne, me dit-il, vous auriez trouvé plus de monde à la messe. Cependant les campagnards ne se piquent pas d’y aller régulièrement. Je le regrette, mais ils sont néanmoins bons chrétiens et surtout très attachés à leur religion, qui est intimement liée à toutes les fêtes de famille et qui, à leurs yeux, se confond avec le sentiment national. Pendant des siècles nous avons été foulés par les musulmans et dépouillés par les prélats phanariotes, et cependant, nous n’avons pas eu d’apostasies. — Votre culte, lui dis-je, autorise le divorce ; n’en abuse-t-on pas ? — Nullement, me répond-il ; mais on prétend qu’il n’en est pas de même à Bucarest. » Le métropolite habite un grand palais en face de la cathédrale ; l’ameublement n’a rien de luxueux. À côté se trouve le séminaire. Tous les habitans de la Serbie professent le culte orthodoxe, sauf trois mille juifs, d’origine et de langue espagnoles, et environ quinze mille catholiques, la plupart étrangers. Ceux-ci relèvent de l’évêque de Diakovar, dont l’autorité s’étend sur la Serbie, comme précédemment sur la Bosnie.

Je trouve ici avec grand plaisir notre ministre, mon collègue à l’académie de Bruxelles, M. Émile de Borchgrave, qui a écrit une savante étude sur les colonies flamandes et saxonnes de la Transylvanie, et un excellent livre sur la Serbie qui m’a beaucoup aidé dans mes recherches, ainsi que les rapports de M. Alexandre Mason, secrétaire de la légation anglaise. M. de Borchgrave me conduit chez le roi. Je l’avais vu souvent lorsqu’il faisait ses études à Paris, chez mon ancien maître François Huet. Il était alors un bel adolescent, aux yeux de flamme, déjà très fier de son pays. « Voyez, me dit-il un jour, en m’apportant un journal où l’on faisait l’éloge de la Serbie, lisez ceci ! On ne dira plus maintenant que nous sommes des barbares. » Après dix-huit ans, au lieu du jeune collégien, je retrouve un superbe cavalier, très grand, très fort et qui s’appelle Milan Ier, roi de Serbie. Quel changement de toutes façons ! Il a conservé le souvenir le plus affectueux de la France et de M. et de M me Huet, qui ont été pour lui comme un père et une mère. C’est en 1868 qu’il a été appelé brusquement à succéder à son cousin le prince Michel, assassiné dans le parc de Topchidéré. Le roi est très occupé de son budget, qu’il connaît jusque dans ses menus détails. Il est satisfait d’avoir vu passer les recettes de 13 millions en 1868, année de son arrivée au pouvoir, à 34 millions en 1883. « Et nous n’en resterons pas là, ajoute-t-il, car les impôts sont mal assis. Ils pourraient rendre le double, sans accabler les contribuables. » — Je me permets de remarquer que le gonflement des budgets est une maladie propre à tous les états modernes, mais qu’il faut la combattre, sous peine de la voir devenir mortelle.

Le fait est que le système financier est encore très primitif. L’impôt direct est fixé, non sur la terre, mais par « tête contributive, » porezka glava. Le maximum de cette taxe est, pour les villages, de 15 thalaris de Marie-Thérèse, valant 4 fr. 80, de 30 thalaris pour les villes, et de 60 pour Belgrade. 6 thalaris, ou environ 30 fr., telle est la contribution moyenne, dont 3 comme capitation et 3 comme taxe sur la fortune présumée. Il existe un grand nombre de classes et chacun est placé dans l’une d’elles, d’après son revenu. Les ouvriers paient une capitation annuelle qui varie de 2 fr. 40 à 9 fr. 60, d’après leur salaire. L’impôt direct est perçu au profit de l’état par la commune, qui en fait la répartition entre ses habitans. Il a produit, en 1883, environ 12 millions. Les impôts indirects ont donné 2 millions, les domaines 2 millions, les taxes diverses, timbres, enregistrement encore 2 millions. Les communes peuvent percevoir aussi une taxe établie sur la même base que l’impôt direct au profit de l’état ; mais elle ne peut en dépasser le quart dans les villages, le tiers dans les villes, la moitié à Belgrade. Je transcris ici à titre d’information précise une quittance de contribution d’un habitant de Belgrade appartenant à la onzième classe des contribuables, et il y en a quarante : impôt direct pour l’état, 30 fr. 32 ; fond des écoles, 2 fr. 50 ; fond des hôpitaux, 1 fr. 60 ; pour le clergé, 2 fr. ; pour la commune, 13 fr. 48 ; pour les pauvres, 1 fr. 90 ; pour l’armement, 1 franc ; pour les invalides, 2 francs ; pour l’amortissement de la dette publique, 2 francs. Total : 56 fr. 80. — Cela fait un peu l’effet de la note de l’apothicaire du Malade imaginaire ; mais j’y vois ce grand avantage que chacun sait pour quel objet il paie. Il en est de même en Angleterre, où l’on doit payer un certain nombre de pence par livre sterling de revenu pour les écoles, pour les routes, pour l’éclairage, etc. Le contrôle est plus facile, et le contribuable est plus provoqué à l’exercer qu’avec nos versemens en bloc constituant une masse, où nos gouvernans puisent, suivant les prévisions du budget, et où personne ne se retrouve, sauf peut-être MM. Léon Say et Paul Leroy-Beaulieu, tandis que ce rôle de Belgrade est intelligible pour un enfant. Tout ce qui peut brider la fureur des dépenses publiques est excellent ; mais tout n’est-il pas inutile? Certes, en Serbie, il vaudrait mieux introduire un impôt foncier sur la terre, basé sur un cadastre indiquant l’étendue, la qualité et le revenu des parcelles ; seulement il serait à craindre qu’on n’en profitât pour exiger davantage, et c’est toujours l’armée qui consommerait improductivement tout ce qui serait enlevé aux cultivateurs.

— Le roi m’invite à déjeuner pour aller ensuite assister à une fête de village. L’ancien palais princier, le Konak, est une villa à un étage, séparée de la rue par une grille et un jardin qui se prolonge en arrière en un parc bien ombragé. L’ameublement, sans luxe tapageur, rappelle celui d’une habitation de campagne d’un lord anglais. La reine Nathalie est la fille du colonel russe Kechko, boyard de la Bessarabie, et d’une princesse Stourdza, Boumaine ; elle est ainsi cousine du roi Milan. Elle descend de l’antique famille française des Baulx, Balsa en italien et en roumain. Elle est d’une beauté qui a fait événement dans sa visite récente à Florence, où elle est née ; grande, élancée, un port de déesse sur les nues, un teint chaud, éblouissant, et de grands yeux veloutés de Valaque. L’unique enfant, le prince Alexandre, qui apparaît avant qu’on ne se mette à table, a sept ans. Il est plein de vie et ressemble à ses parens, ce dont il n’a pas lieu de se plaindre. Quelle sera sa destinée ? Deviendra-t-il le nouveau Douchan de l’empire serbe ? Est-ce à Constantinople qu’il ceindra un jour la couronne des anciens tsars ? Dans ces pays en fermentation et en transformation, les rêves les plus audacieux, se présentent involontairement à l’esprit. En attendant, à côté du Konak actuel, on construit un grand palais avec des dômes prétentieux, qu’on a eu le tort de faire avancer jusque dans l’alignement du boulevard même.

La reine me rappelle que j’ai écrit, dans la Revue des Deux Mondes, certain réquisitoire contre le luxe qui doit me porter à condamner ces dépenses inutiles. « En effet, lui dis-je, je crois que c’est aux souverains à donner l’exemple de la simplicité et de l’économie. Partout les dépenses improductives ruinent les familles et les états. » Le roi et la reine parlent le français avec le meilleur accent. Après le café, on part pour le village où se célèbre la Slava. Il est situé au-delà de Topchidéré, non loin de la Save. La route n’est pas en très bon état ; mais nos chevaux hongrois nous entraînent au grand trot. Le maréchal du palais, le lieutenant-colonel Franassovitch, m’explique ce que c’est que la Slava. Chaque famille comme chaque village a sa Slava : c’est la fête du saint qui en est le patron. Elle dure plusieurs jours ; c’est une antique coutume qui remonte à l’époque où la famille patriarcale vivait groupée sous le même toit. Aujourd’hui encore elle se célèbre partout, même dans les villes. La maison se décore de feuillage et de fleurs. Un banquet réunit les plus proches parens, sous la présidence du chef de la famille. Un pain fait du plus pur froment est posé au centre de la table. Une croix y est imprimée en creux, au milieu de laquelle est fixé un cierge à trois branches, allumées en l’honneur de la Trinité. Le pope prononce une prière et appelle la bénédiction de Dieu sur toute la famille. Au dessert se succèdent les toasts et les chants ; les Serbes y excellent. C’est en assistant à une Slava, ou à la fête des morts, qu’on voit combien est encore puissant ici le sentiment familial. C’est un des caractères de toute société primitive où le clan, le γένος, la gens, est la cellule sociale, l’alvéole au sein duquel se conserve et se développe la vie humaine.

Le village où nous arrivons n’est qu’un petit groupe de maisons basses, couvertes de chaume et cachées en des vergers de grands pruniers à fruits violets. Pas d’église ; le centre est l’école. Sous la vérandah, on a étendu un tapis et placé des fauteuils pour leurs majestés et leur suite. Le roi et la reine arrivent dans une légère Victoria, précédée d’un piquet de hussards portant un ravissant uniforme hongrois. Les paysans, rassemblés en foule, crient : Zivio! ce qui signifie : Vive! Je saisis sur le vif le contraste entre les mœurs anciennes et celles de l’Occident, qui s’introduisent rapidement. Le préfet et le sous-préfet, en habit noir et cravate blanche, s’avancent vers le roi et le saluent avec respect, gourmés et raides comme des fonctionnaires occidentaux. Le maire, le kmete, avec son beau costume : veste brune soutachée de noir, larges culottes, jambières albanaises, s’approche, et, avec une aisance parfaite, adresse au roi son petit discours, en le tutoyant, suivant l’usage traditionnel. C’est la démocratie du temps de Miloch.

Quand nous avons pris place sur des fauteuils réservés, parmi les feuillages et les fleurs qui ornent le bâtiment de l’école, commence une cérémonie des plus caractéristiques. Les paysannes se dirigent en longue file vers la reine, et chacune, à son tour, lui donne sur les deux joues un retentissant baiser, qu’elle leur rend consciencieusement. Curieux tableau : la reine Nathalie porte un ravissant costume de campagne qui fait ressortir toute l’élégance de sa taille, une robe de foulard bleu à pois blancs et un chapeau de paille garni de velours assorti ; les paysannes sont vêtues d’une chemise brodée en laines de couleurs, avec un tablier tout couvert d’arabesques de tons très vifs et cependant harmonieux; sur la tête, un mouchoir rouge ou des fleurs et des sequins; autour du cou et de la ceinture, de lourds colliers formés de pièces d’or et d’argent. Toutes ces étoffes et ces broderies sont l’ouvrage de leurs mains. Chez la reine, toutes les distinctions de la civilisation moderne; chez ces femmes de la campagne, les idées, les croyances, les mœurs, les produits de l’industrie familiale, la personnification des civilisations primitives.

L’une de ces femmes, très âgée, mal vêtue, peu lavée, sentant cruellement l’ail, embrasse la reine quatre ou cinq fois et lui adresse un interminable discours. Le roi l’interrompt: « Voyons, que veux-tu? — Mon fils unique a été tué à la dernière guerre, répond-elle ; j’ai donc droit à une pension et je ne la reçois pas. — Kmete, reprend le roi, en s’adressant au maire, qui était resté à côté de lui, ceci te regarde. Qu’as-tu à dire? — Je dis que cette femme est à son aise et que, par conséquent, elle n’a pas droit à la pension. — Comment! réplique la vieille, mais une telle, du village voisin, a plus de terre que moi et elle a une pension. — Je n’ai pas à juger ce que font les autres, dit le maire; mais moi, je remplis mon devoir ; je défends l’intérêt de mes contribuables. — Nous examinerons cela, reprend le roi ; colonel Franassovitch, veuillez en prendre note. » Je me figure que c’est ainsi que saint Louis jugeait sous son chêne. Je vois en action l’antique souveraineté patriarcale.

Le roi me donne alors quelques détails sur l’organisation communale en Serbie. La commune, opchtina, jouit d’une autonomie complète dans les limites fixées par la loi. Les habitans nomment le conseil communal et le maire, sans nulle intervention du pouvoir central. Le nombre des membres formant le conseil dépend de la population de la commune; mais, pour toute décision, il faut au moins trois conseillers. Ceux-ci fixent souverainement le budget en recettes et en dépenses. Ceci est bien la commune primitive, telle qu’on la trouve encore en Suisse, en Norvège, dans le township américain et telle qu’elle existait partout, avant que le pouvoir central soit venu restreindre sa compétence. Voici qui tient encore aux libertés anciennes : la justice, en premier ressort, est toute communale. Le maire, presednit opchtiné, avec deux adjoints élus pour un an, forme un tribunal qui décide de toutes les contestations jusqu’à la somme de 200 francs et qui juge, en matière pénale, les délits de simple police. Des décisions de ce tribunal il peut être appelé devant une commission, composée de cinq membres, élus tous les trois mois. Une loi récente a limité un peu la compétence de ce tribunal de village. Les conseils communaux choisissent aussi des jurés qui font partie de la cour d’assises pour juger les accusés habitant leur commune. Dans tout notre Occident, au moyen âge, les échevins communaux exerçaient également des fonctions judiciaires. En Serbie, au-dessus des tribunaux locaux, s’étagent un tribunal de première instance par département, une cour d’appel et une cour de cassation. Cette organisation est empruntée à la France. Afin que tout marche d’une façon plus méthodique et plus uniforme, on veut étendre les pouvoirs de l’autorité centrale, au détriment de l’autonomie locale. C’est un progrès à rebours ; car, dans notre Occident, on s’accorde à constater les avantages de la décentralisation, et si l’on pouvait avoir la commune comme aux États-Unis ou en Serbie, on s’estimerait heureux.

Près de l’école, je remarque une construction en bois de forme étrange. C’est un gerbier en clayonnage, très long, élevé sur des pieux, à un mètre du sol, et recouvert d’un épais toit de chaume. « C’est là, me dit le roi, un de nos greniers d’abondance pour les temps de guerre. Encore une de nos vieilles coutumes. Chaque commune est tenue d’avoir un gerbier pareil, et tout chef de famille doit y verser, chaque année, 150 okas, soit environ 182 kilogrammes de maïs ou de blé. En temps ordinaire, nous avons ainsi 60 à 70 millions de kilogrammes de blé pour les distribuer aux habitans, en cas de disette, ou quand les hommes doivent se mettre en campagne. »

Mais voilà le kolo qui se met en branle. Le kolo, en bulgare koro, le χόρος grec, est la danse nationale des Slaves. Un cercle immense se forme, d’hommes et de femmes, alternativement. Ils se donnent la main ou se prennent par la taille. Au centre, les tsiganes jouent les airs nationaux. La ronde tourne lentement, en décrivant des méandres. Le pas consiste en de petits bonds sur place, sans entrain. La musique est douce, presque mélancolique, nullement entraînante. Quelle différence avec les tsardas hongroises, aux emportemens affolés, aux fougues furieuses ! Mais les couleurs du tableau sont d’une vivacité merveilleuse. Les hussards de l’escorte royale sont venus prendre place dans la file, qui tourne, tourne toujours ; puis sont accourues des jeunes filles tsiganes, vêtues d’étoffes rouges et jaunes. Parmi les danseurs et la foule qui les entoure, tous, hommes et femmes portent le costume national, si pittoresque, si éclatant de tons. De vieux chênes projettent leur ombre sur la vaste cour. Pas un ivrogne ; je ne vois guère boire que de l’eau. Aucun cri grossier. La fête se poursuit avec une convenance parfaite. Tous ces paysans ont une grande distinction naturelle et une dignité d’homme libre. Rien n’est vulgaire. Je n’ai jamais vu une scène de mœurs où tout fût d’une couleur locale aussi complète.

Nous rentrons par Topchidéré, qui est le bois de Boulogne de Belgrade. Des promenades y serpentent sous de beaux ombrages, au bord d’un petit ruisseau coulant à travers les prairies d’une vallée verdoyante. Ici se trouve la maison qu’occupait Miloch et le vaste parc aux daims, où a été assassiné le prince Michel. Je dîne chez notre ministre, avec quelques diplomates. Parmi ceux-ci se trouve le comte Sala, qui fait l’intérim à la légation française. La comtesse, une Américaine parisienne, est étincelante d’esprit et de beauté. Je reste tard pour causer avec M. de Borchgrave de la situation économique du pays, qu’il connaît à fond. J’emprunte aussi quelques détails à un rapport très bien fait de M. Mason, secrétaire de la légation anglaise.

Nul pays ne mérite mieux d’être appelé une démocratie que la Serbie. Les begs turcs ayant été tués ou chassés dans les longues guerres de l’indépendance, les paysans serbes se sont trouvés propriétaires absolus des terres qu’ils occupaient, sans personne au-dessus d’eux. Il n’y a donc ici ni grands propriétaires ni aristocratie. Chaque famille possède le sol qu’elle cultive et en tire de quoi vivre avec les procédés de culture les plus imparfaits. Le prolétariat était inconnu autrefois, grâce aux zadrugas, ou communautés de famille, qui, comme nous l’avons vu, subsistaient sur un fonds inaliénable, héritage en mainmorte, et ensuite grâce à une loi ancienne qui interdit la vente, même au profit des créanciers, de la maison, de cinq arpens de terre (environ deux hectares et demi), du cheval, du bœuf et des outils aratoires nécessaires pour les cultiver. Dans les campagnes, on ne trouve guère d’ouvriers, et, semblable en cela au Yankee, aucun Serbe ne consent à être domestique ; même les cuisinières et les servantes viennent de la Croatie, de la Hongrie et de l’Autriche. Quand un cultivateur, avec l’aide de sa famille, ne peut suffire à couper ses foins ou ses blés, il s’adresse à ses voisins, qui viennent lui donner un coup de main, et la rentrée de la récolte est une occasion de fête. Cela s’appelle la moba. Point de salaire ; service pour service, à charge de revanche. N’est-ce pas l’âge d’or? Malheureusement, ces fiers Serbes, qui, avant le récent désarmement, marchaient toujours armés, sont de très médiocres cultivateurs. Leur grossière charrue, toute en bois, avec un petit bout de soc en fer, traînée par quatre bœufs, déchire le sol, mais ne le retourne pas. Au maïs succède le froment ou le seigle, puis suit une jachère de plusieurs années. C’est à peine si le tiers de la superficie est en culture. La statistique de 1869, la dernière qui ait été publiée, ne donnait, pour 360,000 « têtes de contribuables, » et pour mettre en mouvement 79,517 charrues grandes et petites, ralitzas, que 13,680 chevaux de trait et 307,516 bœufs. C’est déplorablement insuffisant. Cependant, comme la population est peu dense, 1,820,000 habitans sur 4,900, 000 hectares, ou deux hectares et demi par tête, il s’ensuit que les vivres ne manquent pas et qu’on peut en exporter. La statistique nous apprend, en effet, qu’en moyenne la Serbie vend à l’étranger pour 30 millions de francs de bétail et de produits animaux, et pour 8 à 10 millions de fruits, grains et vins.

Voici quelques chiffres indiquant comment la superficie est employée et quelle est la richesse agricole du pays. La moitié du territoire, soit 2,400,000 hectares, est occupée par les montagnes et les forêts; 800,000 hectares sont enterres cultivées et 430,000 hectares en prairies ; le surplus est vague. Sur les terres labourables le maïs prend 470,000 hectares, le seigle, le froment et les autres grains 300,000 hectares ; le reste est consacré aux vignes, aux pommes de terre, au tabac, au chanvre, etc. Le maïs est ici, comme dans tout l’Orient, le produit principal. On estime que la récolte moyenne donne pour le maïs 448,327 tonnes, 250,000 pour le froment, 32,000 pour l’avoine et 80,000 pour les autres grains. La richesse en bétail est représentée par les chiffres suivans : 826,550 bêtes à cornes, 122,500 chevaux, 3,620,750 moutons et 1,067,940 porcs. Les statisticiens ont noté que si, d’une part, dans les pays en progrès, la population augmente, ce qui prouve un accroissement de la prospérité générale, d’autre part, la quantité du bétail diminue, ce qui est regrettable, car il en résulte que la proportion de nourriture animale devient moindre. Si l’on considère les anciennes provinces serbes, sans les districts annexés par le traité de Berlin, qui ont 280,000 habitans, on trouve que la population s’élevait à 1,000,000 en 1859, à 1,215,576en 1866 et à 1,516,660 en 1882. L’accroissement annuel est donc d’environ 2.2 pour 100, ce qui donne une période de doublement de cinquante ans comme en Angleterre et en Prusse. En même temps, de 1859 à 1882, le nombre des bêtes à cornes tombait de 801,296 à 709,000, celui des chevaux de 139,801 à 118,500, celui des porcs de 1,772,011, à 958,440. Il n’y a que le chiffre des moutons qui augmente un peu : de 2,385,458 à 2,832,500. Ceci semble le résultat habituel de ce que l’on appelle les progrès de la civilisation. A mesure que la population s’accroît, elle doit de plus en plus se contenter d’une nourriture végétale. D’après Tacite, le Germain se nourrissait surtout de viande et de laitage, tandis que l’Allemand et le Flamand, dans les campagnes, ne mangent guère que des pommes de terre et du pain de seigle. Maintenant encore, le rapport entre le chiffre du bétail et celui de la population est beaucoup plus satisfaisant ici que dans nos pays occidentaux, car en réduisant le nombre des animaux domestiques en têtes de gros bétail, on arrive au total d’environ 1,400,000 pour 1,516,660 habitans, ce qui fait presque une tête par habitant. C’est à peu près la même proportion qu’en Bosnie-Herzégovine, qui, avec 2 millions d’hectares en plus, n’a que 1,158,453 habitans au lieu de 1,820,000. Il faut aller dans les pays nouvellement occupés, comme l’Australie et les États-Unis, pour trouver une proportion aussi favorable. On peut en conclure que les Serbes mangent généralement de la viande à l’un de leurs repas, quand ils ne sont pas obligés de faire maigre, ce qui leur arrive plus de cent cinquante jours par an. Alors ils se contentent de maïs et de fèves.

Le porc a été pour la Serbie ce que le hareng a été pour la Hollande, la principale source de la richesse commerciale et la cause de son affranchissement. Les héros de la guerre de l’indépendance, les gueux de mer qui, au XVIe siècle, ont dispersé les flottes de Philippe II, étaient des pêcheurs de harengs, et ici Miloch et ses compagnons étaient des éleveurs et des marchands de porcs. D’innombrables troupeaux de ces animaux, presque à l’état sauvage, s’engraissaient de glands dans les vastes forêts de la région centrale, la Schoumadia. Ils étaient amenés par bandes vers la Save et le Danube et vendus pour la consommation de la Hongrie et de l’Autriche. Aujourd’hui les forêts de chênes sont dévastées et le lard d’Amérique a pénétré partout. Cependant, en 1881, on a encore exporté 325,000 porcs gras et maigres. L’étendue moyenne des exploitations est de 4 à 5 hectares, mais avec des droits de jouissance sur les prairies et les forêts de la commune ou de l’état.

— Je fais quelques visites, d’abord au président du conseil, M. Pirotchanatz, qui a infiniment d’esprit et de verve, et qui voit de haut la situation de l’Europe et celle de son pays, ensuite au ministre des finances[2], M. Chedomille Mijatovitch, chez qui je passe la soirée. Il a étudié l’économie politique en Angleterre ; il est membre du Cobden Club et il a épousé une Anglaise qui a publié, dans sa langue, une histoire de Serbie, les légendes serbes et les poèmes relatifs à la bataille de Kossovo. M. Mijatovitch parle le français non moins bien que l’anglais. Il s’occupe en ce moment de la loi qui doit créer la banque nationale. Le jour même j’avais assisté, dans la salle de la skouptchina, à une réunion de négocians de Belgrade et des autres villes principales, qui avaient discuté les statuts de la future banque. Je ne pus que les trouver excellens, puisqu’ils étaient la reproduction de ceux de notre banque nationale, qui est considérée comme un établissement modèle en ce genre. Je critique vivement cependant un article qui permet de faire des avances à des entreprises industrielles. Il y a là un danger réel. La mission de maintenir intacte la circulation fiduciaire est si délicate, parfois si difficile, qu’il ne faut pas la compliquer en engageant les capitaux de la banque en des affaires toujours aléatoires. On transforme celle-ci en crédit mobilier. En outre, comme l’établissement est soumis au contrôle de l’état, les influences politiques peuvent entraîner à faire de mauvais placemens. La loi belge interdit même à notre banque d’émission d’accorder un intérêt aux dépôts, afin qu’elle ne s’expose pas à les perdre en cherchant à les placer avantageusement. La banque nationale de Serbie fonctionne maintenant, mais ce qui lui fait défaut jusqu’à présent, c’est le papier de commerce à escompter.

Nous touchons un autre point encore. Les hommes d’état que j’ai rencontrés ici, comme ceux de la plupart des jeunes pays, désirent vivement voir se développer chez eux l’industrie manufacturière. A cet effet, on a voté, en 1873, une loi spéciale qui permet au gouvernement d’accorder aux entreprises industrielles qui s’établiront en Serbie un monopole exclusif, même pour quinze ans, et, en outre, toute espèce de faveurs : des terres, des bois, des exemptions de droits d’importation sur les machines. Quelques concessions de monopole ont été demandées, mais sans aboutir. La seule qui ait réussi est une grande fabrique de draps, établie à Paratchine, par une maison de Moravie. Mais l’état est obligé de lui prendre tous les draps nécessaires à l’armée, en les payant 10 pour 100 de plus que le prix le plus bas soumissionné par d’autres fournisseurs. Ceci est une rude charge imposée aux contribuables. Et qui en profite? Personne; pas même les ouvriers, qui reçoivent un minime salaire : 0 fr. 40 à 1 franc pour les femmes, 1 fr. 50 à 2 francs pour les hommes. Tout monopole est une entrave au progrès, et partout où on l’a pu, on les a supprimés. On les comprend quand ils rapportent un revenu au fisc, comme ceux du sel, du tabac ou des allumettes; mais un monopole qui coûte de l’argent à l’état et qui grève tous les consommateurs est une chose absurde et inique. Dans un pays où chacun est propriétaire et cultive sa propre terre, l’heure de l’industrie manufacturière n’est pas venue ; il manque le prolétariat, pour lui fournir la main-d’œuvre à bon marché par la concurrence des bras. Au lieu de se féliciter d’une situation économique si heureuse, qui permet à tous de mener la vie saine de la campagne et de se procurer, par le travail agricole, un bien-être suffisant, le gouvernement serbe s’efforce, au moyen de primes, de protection et de privilèges, de créer une industrie factice, contre nature, plus exposée encore que la nôtre aux crises cruelles dont nous souffrons périodiquement. Quelle aberration ! Elle est dictée par cette idée qu’un pays où manque la grande industrie est arriéré, barbare. Même erreur en Italie. Voit-on s’élever des cheminées de fabrique, on s’en réjouit : c’est l’image de la civilisation occidentale. Qui profitera de la création de ces établissemens? Ni l’état, qui leur accorde des faveurs de toute espèce, ni le public, rançonné par les monopoleurs, ni surtout les travailleurs enlevés des champs et entassés dans les ateliers. Quelques spéculateurs étrangers s’enrichiront peut-être aux dépens de la Serbie et iront dépenser ailleurs le produit net de leurs prélèvemens privilégiés.

Comme le sol, source principale de la richesse, est aux mains de ceux qui le font valoir, il n’y a pas de fermage payé, et ainsi manque la classe des rentiers et des oisifs, qui forment les grandes villes : Belgrade n’a que 36,000 habitans et Nisch 25,000. Toute la population urbaine, y compris celle des bourgades, ne dépasse pas 200,000 âmes. Il n’y a point du tout d’aristocratie et très peu de bourgeoisie; celle-ci est composée des négocians, des boutiquiers et des propriétaires de maisons. Mais, d’autre part, il n’y a point de paupérisme; les infirmes, les vieillards et les malades sont soutenus par leurs proches et, dans les villes, par la commune ou par les associations ouvrières. Presque tout ce qu’il faut aux habitans des campagnes, qui forment les neuf dixièmes de la population, les vêtemens, les meubles, les ustensiles, les instrumens aratoires, est confectionné sur place par les industries domestiques. Est-il si urgent de tuer celles-ci, par une concurrence subventionnée, qui remplacera les bonnes et fortes étoffes de laine et les solides chemises de fin brodées, appropriées au climat et si pittoresques, par des cotonnades à bas prix, à l’imitation de celles de l’Autriche et de l’Allemagne? Tout manque donc ici jusqu’à présent pour favoriser le développement de l’industrie manufacturière: les marchés urbains, les consommateurs et le personnel ouvrier. Elle se heurterait d’ailleurs à un autre obstacle résultant, non des conditions naturelles, mais des combinaisons spéciales du tarif douanier ; car l’Autriche s’est fait accorder des avantages exceptionnels par le récent traité de commerce de 1881.

Pour faciliter les échanges des populations habitant des deux côtés de la frontière dans une certaine zone, l’Autriche a adopté, de commun accord et sous condition de réciprocité avec quelques états limitrophes, notamment avec l’Italie et la Roumanie, un tarif appelé Grenz-Tarif, qui réduit les droits d’entrée à la moitié de ce que paie la nation la plus favorisée. Les marchandises autrichiennes partent à destination de la zone spécifiée ; mais, une fois entrées en Serbie, elles se répandent dans le pays tout entier. Les droits de douane, déjà peu élevés en général, se trouvent ainsi tellement réduits que les fabriques serbes qui veulent s’établir sont rendues impossibles ou sont bientôt tuées par la concurrence. C’est ce qui a frappé de stérilité la plupart des monopoles accordés en vertu de la loi de 1873. Les patriotes serbes s’indignent de ce qu’ils appellent un asservissement commercial à l’Autriche. Les autres nations ont le droit de se plaindre de cette prime exorbitante accordée à un état déjà si favorisé par sa proximité; car, sur le total du commerce extérieur de la Serbie, s’élevant en 1879 pour les importations et les exportations à 86 millions de francs, les échanges avec l’Autriche montaient à 65 millions. Mais, quant à moi, j’y vois un avantage pour les Serbes : elle les préserve d’être internés dans des ateliers insalubres et exploités par des manufacturiers privilégiés.

Je me suis permis de dire aussi au ministre des finances qu’un autre danger me semblait menacer la Serbie, celui de la dette publique, grossissant partout et toujours, grevant toutes les familles, ruinant surtout les campagnes et faisant plus de mal que les trois fléaux dont la litanie demande que le Seigneur nous délivre : la peste, la guerre et la famine. Point d’agent de paupérisation plus malfaisant. Les désastres de la guerre se réparent vite, on l’a bien vu en France après 1870 ; mais la dette arrache le pain de la bouche de ceux qui le produisent : voyez l’Italie, la Russie et l’Egypte. Elle est surtout une cause de souffrances dans les contrées éloignées des marchés de l’Occident, où les denrées sont à bon marché et l’argent rare. Dans une province écartée, au centre de la péninsule des Balkans, une famille vit à l’aise ; mais forcez-la de verser 20 ou 30 francs en or aux banquiers de Vienne ou de Paris, pour sa part dans l’intérêt de la dette, que de produits elle devra vendre et soustraire à la satisfaction de ses besoins, dans une région où les routes manquent pour l’exportation et où il n’y a pas d’acheteurs sur place, parce que chacun produit à suffisance tout ce qu’il lui faut! La facilité d’emprunter est un entraînement irrésistible pour ceux qui gouvernent. Ils ont immédiatement en mains des moyens d’action énormes ; l’avenir pourvoira aux intérêts et au remboursement ! Les banquiers sont toujours prêts à avancer l’argent. Ils touchent la prime et rejettent le risque sur les souscripteurs. Le déficit se creuse ; on emprunte encore pour le combler ; les populations sont accablées de charges croissantes, jusqu’à ce que vienne la faillite. C’est l’histoire habituelle des emprunts orientaux. Pour les pays primitifs, le crédit est une peste. La dette de la Serbie ne s’élève encore qu’à 130 millions, dont 100 ont été consacrés à faire le chemin de fer Belgrade-Nisch et à remplacer les millions emportés par la faillite Bontoux. Mais les emprunts n’ont commencé à se succéder qu’à partir de 1875, et, déjà ils prennent plus de 7 millions par an sur un revenu de 34. On entre dans cette voie funeste qui a mené la Turquie à sa perte. Pour obtenir 5 millions destinés à compléter l’achat de 100,000 nouveaux fusils Mauser, on a cédé à l’Anglo-Austrian Bank le monopole du sel pour quinze ans. Je sais parfaitement que jusqu’à présent la Serbie peut très facilement payer l’intérêt de sa dette, d’autant plus que le nouveau chemin de fer, surtout quand il sera relié à Salonique, d’un côté, et à Constantinople, de l’autre, favorisera notablement le développement de la richesse; mais, néanmoins, je ne puis cacher mon impression aux ministres serbes qui m’ont fait un si bienveillant accueil. Arméniens coûteux, emprunts répétés, mise en gage des sources du revenu, ce sont là des symptômes inquiétans auxquels il faut veiller. Principiis obsta est une admirable devise trop peu comprise.

En voyage, je tâche toujours, quand j’en ai le temps, de visiter les bureaux des principaux journaux ; c’est encore le meilleur centre d’informations. On y trouve des gens d’esprit capables d’exposer la situation d’une façon plus « objective, » plus impartiale que les « politiciens. » Je rencontre plusieurs fois M. Komartchitch, rédacteur en chef du journal progressiste et gouvernemental le Vidélo. Il y a trois partis en Serbie : les conservateurs, les progressistes et les radicaux. Les conservateurs ont pour chef M. Ristitch, l’homme politique le plus considérable du pays. Il a fait partie du conseil de régence après la mort du prince Michel et pendant la minorité du prince Milan. C’est lui qui a dirigé la politique étrangère, pendant la période si difficile, si périlleuse de la guerre turco-russe et aussi au congrès de Berlin, d’où il a eu l’honneur de rapporter pour la Serbie les deux importantes provinces de Nisch et de Pirot. Il a dû quitter le pouvoir, parce qu’il n’a pas voulu céder aux exigences de l’Autriche, lors des négociations pour le traité de commerce. Quand le cabinet de Vienne a menacé de fermer ses frontières aux exportations de la Serbie et que les canonnières autrichiennes sont venues s’embosser à Semlin, la Serbie n’a pas osé résister et M. Ristitch s’est retiré. On le prétend inféodé à la Russie. Il s’en défend énergiquement. « Ce que je veux pour mon pays, me dit-il, c’est ce bien précieux que nous avons conquis au prix de notre sang, l’indépendance. Nous devons conserver de bonnes relations avec l’Autriche, mais nous ne pouvons pas oublier ce que la Russie a fait pour nous. C’est à elle que nous devons d’exister. C’est elle qui, à la paix de Bucarest, en 1812, puis en 1815, en 1821 et en 1830 est intervenu pour nous, et a obtenu notre affranchissement. Inutile de rappeler ses sacrifices en notre faveur durant la dernière guerre. C’est d’elle encore que nous pouvons attendre la délivrance des populations slaves affranchies par le traité de San-Stefano, mais remises sous le joug turc par le traité de Berlin. Amis de tous, serviteurs de personne, voilà quelle doit être notre devise. » A l’intérieur, M. Ristitch est hostile aux innovations trop hâtives et partisan d’un gouvernement fort. Il est encore dans la force de l’âge. L’œil, ferme et même dur, indique une volonté arrêtée. Il expose ses idées avec une grande netteté, et, quand il s’anime, avec une véritable éloquence. Il occupe une vaste maison richement meublée, sur le boulevard Michel, non loin du Konak.

Le parti progressiste correspond aux libéraux de l’Occident. Il n’a guère de respect pour les institutions anciennes, qu’il considère comme un reste de barbarie, et il ne se pique point d’une grande déférence envers l’église nationale, ainsi que l’a prouvé la façon dont il a mené et terminé le différend avec le métropolite Michel. Il veut doter son pays le plus tôt possible de tout ce qui constitue ce qu’on appelle la civilisation occidentale : grande industrie, chemins de fer, affaires financières, banques et crédit, instruction à tous les degrés, beaux d monumens, villes bien pavées, éclairées au gaz, bourgeoisie aisée menant grand train, développement de la richesse, et pour hâter la réalisation de ce programme, l’accroissement des pouvoirs et des revenus du gouvernement et la centralisation. Le roi, qui désire voir son pays marcher d’un pas rapide dans la voie du progrès, s’attache de préférence à ce groupe des « libéraux. » En outre, comme tous les souverains, qui craignent les chocs que peut amener la situation actuelle de l’Europe, il a pour visée principale de fortifier son armée.

Le parti radical comprend deux groupes dont les tendances sont très différentes. Le premier se compose des paysans et des popes de la campagne, qui veulent conserver intactes les anciennes libertés locales et payer peu d’impôts. Ils sont par conséquent hostiles aux innovations des progressistes, qui coûtent de l’argent et qui étendent le cercle d’action du pouvoir central. Les ruraux serbes ressemblent en ceci et à ceux de la Suisse qui, par le referendum, rejettent impitoyablement toutes les mesures centralisatrices, et à ceux du Danemark, qui, dominant dans la chambre basse, refusent, depuis des années, de voter le budget trop favorable aux villes, d’après eux, et à ceux de la Norwège, qui tiennent en échec le roi Oscar, si aimé en Suède et si digne de l’être. La seconde fraction du parti radical est composée de jeunes gens qui, ayant fait leurs études à l’étranger, en ont rapporté des idées républicaines et socialistes. Leur organe était la Somouprava (l’Autonomie communale). Leur amour des ancienne» institutions slaves s’avive d’un enthousiasme étrange pour « la commune » de Paris. Dans un programme publié naguère dans un de leurs organes, le Seduacost, ils réclamaient la révision de la constitution afin d’arriver aux réformes suivantes : suppression du conseil d’état, division du pays en cantons fédérés, la magistrature remplacée par des juges élus, tous les impôts transformés en un impôt progressif sur le revenu, et au lieu de l’armée permanente, des milices nationales.

Si les élections sont libres, le parti des paysans doit l’emporter, car est électeur tout homme majeur payant l’impôt sur ses biens ou son revenu, ce qui équivaut à peu près au suffrage universel des chefs de famille. On compte 360,000 contribuables, dont environ les neuf dixièmes appartiennent aux campagnes. Mais quand le groupe radical urbain expose des idées révolutionnaires et socialistes qui n’ont guère d’application dans un pays où il n’y a ni accumulation de capitaux, ni prolétariat et où se trouve réalisé le principe essentiel du socialisme : « A tout producteur l’intégralité de son produit, » parce que la propriété foncière est répartie universellement et très également, alors les paysans prennent peur, et les avancés sont livrés sans défense à la merci du gouvernement, qui parfois use à leur égard de procédés de répression sommaire, rappelant trop l’époque turque, ainsi qu’on l’a vu récemment.

Je ne puis m’empêcher de croire que le parti progressiste, en s’efforçant d’implanter hâtivement en Serbie le régime dont la révolution française et l’empire ont doté la France, poursuit un faux idéal, dont l’Occident revient. Au risque de passer pour un réactionnaire, je n’hésite pas à dire que très souvent les paysans ont raison dans leurs résistances. C’est un si grand avantage pour un pays de posséder des autonomies locales, vivantes, ayant leurs racines dans le passé, qu’il faut bien se garder de les affaiblir ou de restreindre leur compétence. Quand la centralisation les a détruites, on a grand’peine à les ressusciter, comme on le voit en France et en Angleterre. Le « fonctionnarisme » est une des plaies des états modernes : pourquoi l’introduire là ou il n’existe pas? Un exemple fera comprendre ma pensée. Tandis que la Belgique, avec cinq millions et demi d’habitans, n’a que neuf gouverneurs de province, la Serbie, qui n’a que 1,800,000 habitans, est divisée en vingt et un départemens avec autant de préfets (natchalnick) et quatre-vingt-un districts ayant chacun son sous-préfet (sreski-natchalnik), et dans chaque prélecture et sous-préfecture il y a des secrétaires, des greffiers, des employés : n’est-ce pas trop? Le but poursuivi paraît très désirable : c’est l’application rapide et surtout uniforme des lois. Il paraît intolérable que toutes les communes ne marchent pas du même pas et que quelques-unes restent très en arrière. C’est cependant ce que l’on voit dans les pays les plus libres et les plus heureux, en Suisse, aux États-Unis et jadis dans les Pays-Bas. L’uniformité est une admirable chose, mais on peut la payer trop cher. Il faut voir dans Tocqueville comment, en la poursuivant, l’ancien régime a détruit la vie locale et préparé la révolution. L’avantage incalculable des pays où la commune primitive a survécu, c’est que plus on y est démocrate, plus on est conservateur. Quelles sont les causes de perturbation dans les états occidentaux? La grande industrie, la concentration des capitaux, le prolétariat, les grandes villes et la centralisation. Or, c’est là ce que les progressistes travaillent à développer en Serbie. Ils sont donc, à leur insu, les fauteurs des révolutions futures, en multipliant, aux dépens des contribuables, les places, ample proie que se disputeront les factions politiques, les influences parlementaires et les aspirans au pouvoir. C’est un des maux dont souffrent déjà la Grèce et l’Espagne, sans parler des états plus rapprochés de nous.

Les Serbes doivent rester un peuple principalement agricole : Beati nimium agricolœ ! Il n’est pas vrai, comme l’a dit l’économiste allemand List, le fondateur du Zollverein, en invoquant l’exemple de l’ancienne Pologne, qu’un état exclusivement adonné à l’agriculture ne peut s’élever à un haut degré de civilisation. Il y a trente ou quarante ans, avant qu’un tarif ultra-protecteur eût développé la grande industrie aux États-Unis, la Nouvelle-Angleterre avait autant de lumières et de bien-être et plus de vertus et de vraie liberté qu’aujourd’hui. Lisez ce qu’en disent les voyageurs clairvoyans de cette époque : Michel Chevalier, Ampère, Tocqueville : nulle part ils n’avaient trouvé un état social plus parfait. Voilà l’idéal qu’il faut poursuivre et dont la Serbie n’est séparée que par une certaine infériorité de culture qui est le résultat inévitable de quatre siècles de servitude. Si ma voix pouvait être écoutée, je dirais aux Serbes : Conservez vos institutions communales, votre égale répartition de la terre, respectez les autonomies locales ; gardez-vous de les écraser sous une nuée de règlemens et de fonctionnaires. Ayez surtout de bons instituteurs, des popes instruits, des écoles pratiques d’agriculture, des voies de communication ; puis, laissez agir librement les initiatives individuelles, et vous deviendrez un pays modèle, le centre d’agglomération de cet immense et splendide cristal en voie de formation, la fédération des Balkans. Mais si, au contraire, vous violentez et comprimez les populations, pour marcher plus vite et vous rapprocher en peu de temps de l’Occident, vous conduirez la Serbie et vous-même à l’abîme, car vous provoquez les révolutions.

— Je m’entretiens avec M. Vladan Georgevitch du service sanitaire de la Serbie dont il est l’organisateur et dont il est très fier. Il a beaucoup voyagé et beaucoup étudié, et il a pu édicter une réglementation modèle dans un pays où presque tout était à faire. J’en dirai quelques mots parce qu’elle soulève un très grave débat. Il est certain qu’il est pour les communes une série de mesures, et pour les individus une façon de vivre, de se nourrir et de se soigner, en cas de maladie, qui sont les plus conformes à l’hygiène publique et privée. L’état doit-il, par des règlemens détaillés, imposer tout ce que commande la science à cet égard, comme il le fait dans l’armée, afin d’accroître autant que possible les forces de la population ? Il est hors de doute, qu’en le faisant, l’état aidera les citoyens à se mieux porter et à se mieux défendre des épidémies ; mais, d’autre part, il affaiblira le ressort de l’initiative et de la responsabilité individuelles, comme on l’a vu dans les établissemens des jésuites au Paraguay ; il favorisera l’extension du fonctionnarisme ; la nation deviendra un mineur soumis à une tutelle perpétuelle. Récemment, Herbert Spencer a poussé, à ce sujet, un cri d’alarme d’une admirable éloquence en décrivant l’esclavage futur : the Corning Slavery, qui réduira, dit-il, les hommes, libres jadis, à n’être plus que des automates aux mains de l’état omnipotent. C’est l’éternel débat entre l’individu et le pouvoir. Je me trouve très embarrassé en présence d’une réglementation plus minutieuse, plus excessive qu’aucune de celles éditées par la bureaucratie prussienne, et, en même temps, si méthodique, si conforme aux desiderata de la science qu’on ne peut s’empêcher de l’admirer. On en jugera ; j’imagine qu’il n’est pas un médecin qui ne souhaitât semblable organisation pour son pays.

Au ministère de l’intérieur est constituée une section sanitaire, composée d’un chef de service, d’un inspecteur général, et d’un secrétaire, de deux chimistes et d’un vétérinaire général, tous docteurs en médecine. La compétence et les pouvoirs de cette section s’étendent à tout ce qui concerne l’hygiène, même à la nourriture des habitans. Elle peut édicter des règlemens obligatoires applicables à toutes les industries travaillant pour l’alimentation. L’énumération de ces prescriptions forme un petit volume. Pour mettre à exécution ces règlemens, la section a sous ses ordres des médecins de département, d’arrondissement et de commune, des vétérinaires et des sages-femmes. L’organisation médicale est aussi complète que l’organisation administrative : à côté du préfet, le médecin départemental, presque aussi bien rétribué; à côté du sous-préfet, le médecin d’arrondissement, avec le même traitement; dans chaque commune d’une certaine importance, un médecin communal qui fait de droit partie du conseil municipal. Ceci, en tout cas, est excellent. Au ministère se réunit aussi le conseil sanitaire général, composé de sept médecins. C’est un corps scientifique consultatif. Sa mission est d’étudier et de contrôler les mesures que peut adopter la section sanitaire qui représente le pouvoir exécutif. Le pays tout entier est donc soumis à une hiérarchie de fonctionnaires médicaux, investis du pouvoir d’inspecter et de réglementer tout ce qui touche à l’hygiène des hommes et des animaux domestiques.

Voici maintenant quelques détails de cette réglementation. Tout enfant doit être vacciné entre le troisième et le douzième mois de sa naissance et revacciné à la sortie de l’école primaire et, s’il est du sexe masculin, revacciné une troisième fois quand il est appelé au service militaire. La vaccination obligatoire et gratuite se fait sous la surveillance du préfet et du médecin départemental, et en présence du maire. La vaccination doit avoir lieu entre le 1er mai et le 30 septembre. Sur toute maison où règne une maladie contagieuse doit être attaché un écriteau réglementaire, indiquant la nature du mal. Même prescription en Hollande, où l’on pouvait voir récemment sur l’hôtel qu’occupait l’héritier de la couronne, une plaque portant ces mots sinistres: Fièvre typhoïde. Le médecin départemental doit veiller à la propreté des maisons habitées, en éloigner les causes d’infection ou de maladie résultant des lieux d’aisances et des fumiers trop rapprochés des sources, de la nature de l’eau, de la mauvaise nourriture, des coutumes concernant les couches et les inhumations. Ses investigations doivent s’étendre même jusqu’à un sujet très délicat, a car il doit rechercher comment se font les mariages, s’ils produisent des maladies héréditaires, quelle est la fécondité moyenne des unions et s’il y a des causes qui la limitent. » Sous peine de punition disciplinaire, il est tenu d’obtenir du préfet des mesures pour faire disparaître soit dans les ateliers, soit dans les familles particulières, « tout ce qui peut nuire à la santé.» Le nombre des pharmaciens est limité et le prix de tous les médicamens taxés. Les honoraires des médecins pour leurs visites et pour toutes les opérations le sont également. Ainsi la visite simple se paie dans la capitale de 1 à 4 francs, dans le reste du pays de 1 à 2 fr. Pour un bandage de plâtre sur un bras cassé 6 francs, pour amputer un bras ou une jambe 40 francs, pour l’emploi du forceps 6 à 40 francs, et ainsi de suite. On ne peut pas dire que le corps médical ait abusé de sa toute-puissance pour rançonner les malades. Un hôpital de vingt lits au moins doit être ouvert dans chaque chef-lieu de département et dans chaque arrondissement ; il est placé autant que possible au centre du territoire. N’oublions pas qu’il y en a 31 pour 1,800,000 habitans. Le médecin officiel y aura son logement. Les indigens y seront reçus gratuitement ou ils seront soignés à domicile.

Dans l’intérêt de la santé publique, les règlemens n’ont pas craint d’interdire un usage séculaire qui semble presque un rite religieux. Partout les orthodoxes transportent leurs morts au cimetière dans un cercueil ouvert et on couvre le visage et le corps de fleurs. Désormais il faut le mettre dans un cercueil fermé, sous peine de prison et d’amende. Les prescriptions, pour combattre les épizooties à la frontière et dans le pays, sont également rigoureuses et minutieuses. Cette vaste et complète organisation sanitaire dispose d’un budget spécial qui se compose du revenu de toutes les fondations hospitalières fusionnées en un fonds spécial, d’un impôt spécial de 1 fr. 60 par contribuable et de subsides de l’état. Je pense qu’en aucun pays il n’existe un régime de police hygiénique aussi détaillé et aussi parfait. Mais n’a-t-on pas dépassé la mesure? Dans une intéressante étude sur l’histoire du service sanitaire en Serbie, M. Vladan Georgevitch nous montre, dès le XIIe siècle, les anciens souverains serbes, le grand Stephan Nemanja et le roi Milutine fondant des hôpitaux. Nommé récemment maire de Belgrade, cet hygiéniste éminent s’est donné pour mission de faire de cette capitale la ville la plus saine de l’Europe. A cet effet, il s’occupe, en ce moment, de préparer de grands travaux de pavage, d’éclairage et d’égouts, ce qui est excellent; seulement, pour payer l’intérêt des douze millions que cela coûtera, il veut établir l’octroi, ce qui serait très regrettable. Alors que tous les économistes condamnent cet impôt et qu’on envie les pays qui, comme la Belgique et la Hollande, sont parvenus à l’abolir, on irait entourer Belgrade d’un cercle de douane intérieure et d’un cordon de gabelous, et on choisirait pour cela le moment où les nouveaux chemins de fer, qui relieront l’Occident à l’Orient, vont faire de la capitale serbe une grande place commerciale et où il faut surtout faciliter les échanges, en supprimant les entraves, les frais et les délais ! Mieux vaut accomplir lentement les améliorations que d’arrêter, dès le début, l’essor du commerce, qui fuit dès qu’on le gêne et qu’on porte atteinte à sa liberté.

— On fonde grand espoir sur le développement des industries extractives. Déjà existe à Maidan-Pek, aux mains d’une compagnie anglaise, une grande fonderie de fer, mais elle ravage les forêts et ne donne pas de grands bénéfices. Bientôt, grâce au chemin de fer, on pourra exploiter les couches de lignite qu’on rencontre entre Kupria et Alexinatz et aux bords de la Nischava, au-delà de Nisch, et aussi rouvrir les mines de plomb argentifères de Kapaonik et de Jastribatz, dans la vallée de la Topolnitza. Comme la Grèce au Laurium, la Serbie possède des résidus d’anciennes exploitations qui contiennent 5 à 6 pour 100 de plomb et 0,0039 d’argent. On estime qu’il y en a 426,000 mètres cubes. On les rencontre dans les montagnes de Glatschina, à 28 kilomètres de Belgrade.

— Le bâtiment où se réunit l’assemblée nationale, la skoupchtina, est une construction provisoire sans prétention architecturale. On y trouve, comme partout, des bancs en demi-cercle, l’estrade du bureau et des galeries publiques, mais il n’y a point de tribune pour l’orateur, chacun par le de sa place. Le régime constitutionnel ordinaire est en vigueur ; seulement il n’y a qu’une chambre. Le conseil d’état, avec onze à quinze membres, nommés par le roi, prépare les lois. Il a aussi d’importantes attributions administratives ; mais la skoupchtina seule vote les lois et le budget. Elle compte aujourd’hui 170 membres dont les trois quarts sont élus à raison de un député-par 3,000 contribuables et le dernier quart nommé par le roi « parmi les personnes distinguées par leur instruction ou leur expérience des affaires publiques. » Curieuse incompatibilité, les officiers, les fonctionnaires, les avocats, les ministres des cultes ne peuvent être désignés par le peuple, mais seulement par le roi. La skoupchtina se réunit chaque année. Le roi peut la dissoudre. Pour changer la constitution, oustaw, pour élire le souverain ou le régent, s’il y a lieu, ou pour toute question de première importance au sujet de laquelle le roi veut consulter le pays, il faut réunir la skoupchtina extraordinaire, qui se compose de quatre fois plus de députés que l’assemblée ordinaire. Une bande de réfugiés réunie le 4 février 1804 dans la forêt d’Oréchritz, y décida la guerre sainte contre les Turcs et conféra à Kara-George le titre de vojd ou de chef : ce fut la première skouptchina. C’est d’elle qu’émanent, par conséquent, la nationalité serbe et plus tard la dynastie. C’est en Serbie, plus que partout ailleurs, qu’on peut dire que tous les pouvoirs viennent du peuple. Les électeurs étant tous des propriétaires indépendans, les élections devraient être complètement libres, et néanmoins, dans les momens de crise, le gouvernement, par l’influence de ses préfets et de ses sous-préfets, parvient, dit-on, à imposer ses candidats. Si cela est vrai, c’est un symptôme regrettable et pour les gouvernans et pour les gouvernés.

— Le prix des denrées et le montant des traitemens servent à faire apprécier les conditions économiques d’un pays. Les chiffres sont un peu inférieurs à ceux de l’Occident, mais pas notablement. La liste civile du roi a été élevée, en 1882, de 700,000 à 1,200,000 francs. Le métropolite reçoit 25,000 fr., les ministres et les évêques 12,630 fr., les conseillers d’état 10,140 francs, les conseillers de la cour des comptes et de la cour de cassation de 5,000 à 7,000 fr.; le président d’un tribunal de première instance de 4,000 à 5,000 francs, les juges de 2,500 à 4,000, un professeur d’université 3,283 francs, augmentés tous les cinq ans jusqu’à 7,172 francs, un professeur de l’enseignement moyen 2,273 francs, augmentés tous les cinq ans jusqu’à 5,000 francs; les instituteurs et les institutrices, outre le logement et le chauffage, fourni par la commune, 800 francs, augmentés successivement jusqu’au maximum de 2,450 francs; un général, 12,600 francs, un colonel 7,000, un capitaine 2,700 et un lieutenant 1,920. A Belgrade, la viande se paie 1 franc le kilogramme, le poisson 1 fr. 50, le pain fr. 25, le vin de fr. 50 à 1 franc, le beurre 3 à 4 francs, la couple de poulets 2 à 3 francs, un dindon 4 francs. Plus on pénètre dans l’intérieur du pays, plus ces prix diminuent. Les voies de communication rapides nivellant les prix, Belgrade est déjà sous l’action du marché de Pesth. La Serbie a adopté le système monétaire français ; seulement le franc s’appelle dinar et le centime para.

M. Vonitch, professeur d’économie politique à l’université, m’en fait voir les bâtimens. Ils ont été construits, grâce au legs généreux d’un patriote serbe, le capitaine Micha Anastasiévitch, mort récemment à Bucharest, et dont l’une des filles a épousé M. Marinovitch, envoyé de Serbie à Paris. C’est le plus beau monument de Belgrade. On y a réuni des monnaies, des armes, des antiquités, des manuscrits et des portraits très intéressans pour l’histoire nationale. C’est aussi le siège de l’académie royale des sciences. L’université n’a que trois facultés : celle de philosophie et lettres ; celle des sciences, comprenant les arts et métiers, et celle de droit, vingt-huit professeurs et environ deux cents élèves. Pour étudier la médecine, il faut se rendre à l’étranger.

Le code civil, rédigé sous Miloch, est une imitation du code autrichien; cependant il y a quelques différences curieuses à noter, entre autres celle-ci : comme dans toutes les législations primitives, les filles n’héritent pas, s’il y a des fils ou des enfans mâles issus d’eux. Elles n’ont droit qu’à une dot, afin que les biens ne passent pas dans une famille étrangère.

Les corps de métiers existent encore, mais sans privilèges exclusifs. Chacun a sa caisse, comme les trades-unions en Angleterre ; elle est formée au moyen de versemens hebdomadaires des membres. Elle a pour but de venir en aide aux compagnons malades ou momentanément privés de travail. Belgrade a 30 corps de métiers, Tchoupria 39, Pojarevatz 28, Nisch 27, Pirot 21. L’esprit d’association est développé parmi les artisans. J’ai remarqué, en face des bureaux du Videlo, une zadruga de tailleurs, c’est-à-dire une société coopérative. L’antique zadruga rurale, la communauté de famille, est, en effet, une association de production agricole.

— J’aime à errer dans le grand cimetière. Il est situé à l’extrémité sud de la ville, sur une colline d’un côté, coupée à pic par une carrière. L’on y a une vue admirable sur le Danube et sur l’immense plaine de la Hongrie. Le vendredi, les parens des défunts viennent visiter leurs tombes et y apportent des offrandes, comme dans l’antiquité. Voici, sur le tertre où est plantée une simple croix en bois noir, une petite bougie, un plat de cerises, un petit pain, une bouteille de vin et des fleurs. Une femme y est accroupie, elle pousse des gémissemens accompagnés d’invocations à l’âme de son mari semblables à des mélopées : « O ami, pourquoi nous as-tu quittés? Nous t’aimions tant!. Chaque jour, nous te pleurons! Rien ne pourra nous consoler. » Sur d’autres tombes se font entendre des lamentations encore plus douloureuses. On dirait un chœur de pleureuses romaines. L’effet est poignant. Le rite oriental s’est beaucoup moins modifié que les cultes occidentaux. Les coutumes du paganisme grec et latin, qui ont transformé le christianisme primitif, purement sémitique, sont restées ici intactes et vivantes. Ce poétique cimetière n’est pas à 200 mètres des habitations, comme le prescrit le règlement sanitaire: sera-t-il aussi fermé?

— Je dîne chez M. Sidney-Locock, ministre d’Angleterre, qui s’est fait bâtir ici une charmante résidence avec une pelouse unie comme un tapis, où l’on joue au lawn-tennis, à l’ombre de beaux arbres. On se croirait aux environs de Londres. Grande discussion avec le ministre d’Allemagne, le comte de Bray, sur le point de savoir qui profitera le plus du futur chemin de fer Belgrade, — Nisch, — Vrania, — Salonique, ou l’Angleterre ou l’Autriche. La concurrence sera vive, car les Autrichiens sont favorisés par leur tarif différentiel. En tout cas, l’Angleterre ne peut pas y perdre. Si on relie, par un tronçon facile à faire le long de la côte, Salonique à 1er ligne grecque récemment inaugurée de Larissa-Volo, ce dernier port, situé au fond du plus admirable golfe, deviendra le point d’embarquement le plus rapproché vers les échelles du Levant et l’Egypte, à moins qu’on ne pousse jusqu’à Athènes !

— Quelles sont les visées d’avenir de la Serbie ? Elles sont vastes, illimitées, comme les rêves de la jeunesse. Les patriotes exaltés voient renaître dans un avenir éloigné l’empire de Douchan, ce qui est une pure chimère. D’autres espèrent, ici comme à Agram, qu’un jour un état serbe-croate réunira toutes les populations parlant la même langue : les Croates, les Serbes, les Slovènes, les Dalmates et les Monténégrins; mais, pour cela, il faut ou qu’elles se soumettent à l’Autriche, ou qu’elles contribuent à la démembrer. Quoique ce projet ait pour lui la force très grande du principe des nationalités, il n’est pas encore à la veille de se réaliser. Les patriotes pratiques visent un but plus prochain et qu’ils seront peut-être à la veille d’atteindre au moment où paraîtront ces lignes : l’annexion de la vieille Serbie, cette pointe nord de la Macédoine, au sud de Vrania, qui comprend le théâtre de la grandeur et de la chute de l’antique royaume serbe : Ipeck, la résidence des anciens patriarches serbes ; Skopia, où Douchan plaça sur sa tête la couronne impériale de toute la Romanie; Déchani, le tombeau de la dynastie des Némanides, et Kossovo, le champ de bataille épique où triompha définitivement le croissant. Si l’armée serbe, qui se masse en ce moment sur la frontière sud, pénètre dans la vieille Serbie, le voyageur qui connaît le mieux cette partie de la péninsule, M. Arthur Evans, assure qu’elle y sera reçue avec joie par les rayas et sans résistance sérieuse de la part des soldats turcs, très peu nombreux dans cette région. Si l’Europe veut éviter à l’avenir de nouvelles complications, il faut qu’elle tienne compte des vœux des populations, fondés sur les convenances ethniques, économiques, géographiques et sur les souvenirs de l’histoire.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 1er août et du 15 septembre.
  2. Maintenant ministre de Serbie à Londres.