Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 266-276).



XXXVIII


Rien ne vint cette fois contrecarrer les projets de M. Weston et, au jour dit, Frank Churchill arriva sans encombre à Randalls. M. Weston avait insisté auprès d’Emma pour qu’elle arrivât de très bonne heure afin de donner son opinion sur les arrangements pris et il avait été convenu qu’elle amènerait Henriette. En conséquence la voiture d’Hartfield s’arrêta devant l’hôtel de la Couronne peu après l’arrivée des amphitrions.

Frank Churchill paraissait avoir guetté leur arrivée ; il s’approcha pour aider les jeunes filles à descendre et ne chercha pas à dissimuler son plaisir : ils parcoururent ensemble les pièces pour vérifier si tout était en ordre. Au bout de cinq minutes des roues grincèrent sur le sable de la cour d’entrée : Emma fut sur le point de manifester sa surprise : « De si bonne heure, est-ce possible ! » Mais elle eut bientôt l’explication de cet empressement anormal : c’était une famille de vieux amis qui avaient été également conviés à une inspection avant la lettre. Des cousins suivirent, requis eux aussi pour ces formalités préliminaires.

Le fait d’être la confidente et l’amie intime d’un homme qui faisait appel à l’avis de tant de personnes n’était pas particulièrement flatteur, et Emma, tout en appréciant la franchise des manières de M. Weston, ne put que regretter leur banalité.

On fit de nouveau le tour des salons, et les éloges ne furent pas ménagés : puis tout le monde prit place, en demi-cercle, près de la cheminée. Au cours de la conversation, Emma découvrit qu’il n’avait pas tenu à M. Weston si le nombre des conseillers privés n’était pas encore plus considérable : les Weston s’étaient, en effet, arrêtés devant la porte de Mlle Bates pour offrir leur voiture ; mais la tante et la nièce n’avaient pu accepter cette offre par suite d’un engagement préalable avec les Elton.

Frank Churchill se tenait à côté d’Emma, mais il était agité, allait à la porte, regardait à la fenêtre. La conversation tomba sur Mme Elton :

— Je suis très curieux, dit-il, de faire la connaissance de Mme Elton, dont j’ai tant entendu parler. Elle ne saurait tarder à arriver.

On entendit, à ce moment, le bruit d’une voiture. Il se leva immédiatement, mais, revenant sur ses pas, il reprit :

— J’oublie que je n’ai jamais vu ni M. ni Mme Elton ; je n’ai donc aucune raison de me mettre en avant.

M. et Mme Elton firent leur entrée et, après les paroles d’accueil et de bienvenue, Mme Weston ajouta :

— Et Mlle Bates et Mlle Fairfax ? Ne deviez-vous pas passer les prendre ?

L’oubli était facilement réparable et des ordres dans ce sens furent donnés au cocher. Pendant ce temps Frank Churchill s’occupait tout particulièrement de la nouvelle mariée à laquelle il venait d’être présenté.

Quelques minutes après, la voiture s’arrêta de nouveau à la porte ; on venait de faire allusion à la pluie.

— Je vais voir s’il y a des parapluies, dit aussitôt Frank à son père, et il s’éloigna. M. Weston se préparait à le suivre, mais il fut arrêté par Mme Elton qui brûlait de lui faire part de son opinion sur Frank Churchill.

— Un très élégant jeune homme en effet, dit-elle. Je vous avais averti très franchement, Monsieur Weston, que je le jugerais en toute indépendance. Vous pouvez me croire, je ne fais jamais de compliments. Je le trouve très joli garçon et ses manières sont précisément celles qui me plaisent ; c’est l’homme distingué sans aucune affectation. Il faut que vous sachiez combien j’ai les fats en horreur. Ils ne furent jamais tolérés à Maple Grove. Ni M. Sukling ni moi ne pouvons les supporter ; et parfois nous le leur avons fait sentir d’une façon mordante. Célina, qui est la douceur même montrait beaucoup plus de patience.

Tant que Mme Elton fit l’éloge de Frank Churchill elle trouva son auditeur très attentif, mais dès qu’elle fit mine de vouloir s’égarer dans les sentiers de Maple Grove, M. Weston se rappela ses devoirs de maître de maison et il s’excusa, en souriant, d’être forcé de la quitter pour recevoir les dames qui venaient d’arriver.

Mme Elton se tourna alors vers Mme Weston et reprit :

— Ce doit être notre voiture avec Mlle Bates et Jane ; nos chevaux vont extrêmement vite. Quelle satisfaction de pouvoir envoyer sa voiture chercher des amis ! Si j’ai bien compris, Monsieur Weston, vous avez été assez aimable pour mettre la vôtre à leur disposition mais une autre fois ne prenez pas cette peine. Vous pouvez être tranquille, j’aurai toujours soin d’elles.

Mlle Bates et Mlle Fairfax, escortées par le père et le fils apparurent alors dans l’embrasure de la porte. Mme Elton s’agitait mal à propos et semblait vouloir disputer à Mme Weston le privilège de les accueillir ; mais ses encouragements se perdirent sous le flot de paroles de Mlle Bates ; celle-ci parlait depuis le moment où elle avait posé le pied à terre et ne s’arrêta que plusieurs minutes après s’être assise dans le cercle formé autour de la cheminée. Quand la porte s’ouvrit, elle en était à ce point de son discours :

— Vous êtes trop aimable ! Il ne pleut pas du tout ou du moins à peine. Pour moi, du reste, cela n’a aucune importance : j’ai des semelles épaisses. Quant à Jane, elle m’a assurée… (et, pénétrant dans le salon, elle continua) : Eh bien ! Voici qui est brillant ! Tout à fait admirable ! Sur ma parole, on ne pouvait faire mieux ! Et quel éclairage ! Jane avez-vous imaginé rien d’approchant ? Oh ! M. Weston, il faut vraiment que vous ayez eu la lampe d’Aladin à votre disposition. Cette excellente Mme Stokes ne reconnaîtrait pas, j’en suis sûre, sa propre salle. Je l’ai vue en entrant : elle était dans l’antichambre : « Oh ! Madame Stokes ! lui ai-je dit. Je n’ai pu en dire plus, je n’ai pas eu le temps.

Mme Weston, qui était venue à la rencontre des deux dames, les joignit alors. Mais malgré sa bonne volonté et sa politesse, elle ne réussit pas à interrompre Mlle Bates :

— Très bien, Madame, je vous remercie. J’espère que vous allez bien. J’avais peur que vous ayez la migraine ; je vous voyais passer si souvent !

— Ah ! ma chère Madame Elton, merci mille fois pour la voiture ; elle est arrivée en temps voulu : Jane et moi étions prêtes ; nous n’avons pas fait attendre les chevaux une minute. Quelle excellente voiture ! – À ce propos, Madame Weston, tous mes remerciements vous sont dûs pour votre offre si aimable. M. Elton avait eu la bonté d’écrire à Jane à ce sujet, sinon nous aurions été heureuses… mais deux offres de ce genre en un jour ! On n’a jamais vu de pareils voisins ! J’ai dit à ma mère : « Sur ma parole, maman… » Je vous remercie, sa santé est bonne ; elle est chez M. Woodhouse, je lui ai fait prendre son châle, car les soirées sont fraîches, son grand châle neuf, le cadeau de noce de Mme Dixon. Il a été acheté à Weymouth et choisi par Mme Dixon ; il y en avait trois autres et ils hésitèrent un peu avant de se décider ; le colonel Campbell était d’avis d’en prendre un de couleur olive. Ma chère Jane, êtes-vous bien sûre que vous ne vous êtes pas mouillée les pieds ? Il est tombé quelques gouttes et j’ai toujours peur ; mais M. Frank Churchill a fait preuve d’une extrême courtoisie… On avait du reste étendu un tapis devant la porte. Oh ! monsieur Frank Churchill, vous ai-je dit que les lunettes de ma mère sont toujours en parfait état ? La vis n’a pas bougé. Ma mère parle souvent de votre bonne grâce. N’est-ce pas, Jane ? Ah ! Voici Mlle Woodhouse. Je vous remercie… Comment trouvez-vous que Jane est coiffée ? Vous êtes si compétente ; elle se coiffe toute seule ; elle fait preuve d’une extraordinaire habileté ! Aucun coiffeur de Londres, je suis sûre, ne pourrait… Voici le docteur Hughes et Mme Hughes ! – Comment allez-vous ? Cette fête est tout à fait délicieuse, n’est-ce pas ? Où est ce cher M. Richard ? Le voilà ! Ne le dérangez pas surtout ; son temps est beaucoup mieux employé en conversation avec les jeunes filles. – Comment allez-vous tous ? Il me semble entendre une autre voiture. Probablement celle de ces excellents Cole. Et quel feu magnifique. Je suis rôtie. – Non, merci, pas de café. Un peu de thé, s’il vous plaît, Monsieur, tout à l’heure ; je ne suis pas pressée. – Comment ! on me sert déjà. Tout est excellent. e

Frank Churchill avait repris sa place auprès d’Emma ; Mme Elton et Jane Fairfax étaient assises derrière eux et Emma ne put s’empêcher d’entendre leur conversation. Après un certain nombre de compliments à l’adresse de Jane, Mme Elton, qui désirait évidemment être louée à son tour, ajouta :

— Aimez-vous ma robe ? Ma garniture ? Comment Wright m’a-t-elle coiffée ?

Beaucoup d’autres questions sur le même sujet furent posées et Jane y répondit avec patience et politesse. Puis Mme Elton continua :

— Personne ne saurait être plus indifférente à la toilette que je ne le suis, mais dans une occasion comme celle-ci, où tout le monde a les yeux fixés sur moi, et pour faire honneur aux Weston qui, j’en ai la persuasion, donnent ce bal à mon intention, je ne puis me dispenser d’apporter un peu de recherche à mon ajustement. Je ne vois guère de perles en dehors des miennes ! Frank Churchill dites-vous est un danseur de premier ordre ? Vous jugerez si nos styles s’accordent. Je le trouve très bien.

À ce moment Frank se mit à parler avec une extrême volubilité et Emma se rendit compte qu’il craignait d’entendre son propre éloge. Mais M. Elton s’étant approché, la voix de Mme Elton domina de nouveau :

— Vous avez fini par nous découvrir dans notre retraite, s’écria Mme Elton en s’adressant à son mari, je disais justement à Jane que vous deviez vous inquiéter de notre sort.

Frank Churchill sursauta et dit d’un air mécontent :

— Jane ! c’est facile à dire, mais je ne pense pas que Mlle Fairfax approuve cette familiarité.

Emma sourit.

— Comment, murmura-t-elle, trouvez-vous Mme Elton ?

— Elle ne me plaît pas.

— Vous êtes un ingrat ?

— Ingrat ! Que voulez-vous dire ?… Ne me donnez pas d’explications. Je ne veux pas comprendre votre allusion. Où est mon père ? Il serait temps de commencer à danser ?

Il s’éloigna et revint au bout de cinq minutes, accompagné de M. et Mme Weston ; ils avaient débattu une question de préséance qu’on venait soumettre à Emma :

— Mme Elton s’attend évidemment à ouvrir le bal, dit Mme Weston, nous sommes désappointés, ma chère Emma, de ne pouvoir écouter notre désir de vous donner le pas sur tout le monde et, circonstance aggravante, c’est à Frank qu’incombe le devoir d’offrir la main à la nouvelle mariée.

Frank se tourna aussitôt vers Emma pour lui rappeler sa promesse ; il se déclara engagé, et son père, lui donna son entière approbation. Mme Weston proposa alors que M. Weston lui-même dansât avec Mme Elton, et celui-ci se laissa persuader.

En conséquence, Emma dut se résigner à marcher derrière Mme Elton ; cette subordination lui fut d’autant plus sensible qu’elle considérait le bal comme donné en son honneur. Dans cet instant, les avantages conférés par le mariage lui parurent dignes d’être pris en considération.

Malgré ce petit accroc, Emma contemplait avec plaisir la longue file de danseurs. Elle chercha des yeux M. Knightley ; celui-ci se tenait dans le groupe des maris et des joueurs de whist, qui faisaient semblant de s’intéresser au bal, en attendant le moment de prendre place aux tables de jeu ; sa haute silhouette se détachait au milieu des formes lourdes des hommes plus âgés dont il était entouré ; il fit quelques pas en avant, et sa démarche aisée prouvait qu’il aurait pu danser avec grâce, s’il avait voulu en prendre la peine. Toutes les fois qu’Emma rencontrait le regard de M. Knightley elle le forçait à sourire, mais au repos sa physionomie était sérieuse. Il semblait observer la jeune fille : celle-ci, au reste, se soumettait de bonne grâce à cet examen ; sa conduite, en effet, ne pouvait être critiquée et il n’y avait entre son partenaire et elle aucune apparence de flirt. Emma ne doutait plus que l’attachement de Frank Churchill n’eut considérablement diminué.

Le bal suivait son cours. Les attentions incessantes de Mme Weston portaient leurs fruits : tout le monde paraissait heureux ; l’opinion était unanime à proclamer le succès de la fête. Vers le milieu de la soirée pourtant, un incident attira l’attention d’Emma : le signal des deux dernières danses, avant le souper, avait été donné et Henriette restait sans cavalier ; jusqu’alors le nombre des danseurs et des danseuses s’était parfaitement équilibré et Emma fut surprise de constater cette anomalie ; elle en eut bientôt l’explication en voyant M. Elton se promener solitairement. Il était évident qu’il ne voulait pas inviter Henriette et Emma s’attendait, d’un instant à l’autre, à le voir disparaître dans la salle de jeu ; mais il n’entrait pas dans les vues de M. Elton de se dérober ; il vint dans la partie du salon où se trouvaient les personnes assises, marcha de long en large pour bien montrer qu’il n’était pas engagé, s’arrêta même en face de Mlle Smith et adressa la parole aux voisins de la jeune fille. Emma pouvait observer ce manège, car elle ne dansait pas encore ; Mme Weston quitta alors sa place et s’approchant de M. Elton, elle lui dit.

— Est-ce que vous ne dansez pas, Monsieur Elton ?

— Bien volontiers, répondit-il, madame Weston, si vous voulez danser avec moi.

— Moi ! Oh non. J’ai une meilleure partenaire pour vous.

— Si Mme Gilberte désire danser, je suis tout disposé, bien que je ne me considère plus comme un jeune homme, à offrir le bras à une ancienne amie.

— Il ne s’agit pas de Mme Gilberte, mais il y a une jeune fille que je désirerais beaucoup voir danser ; cette jeune fille, c’est Mlle Smith qui n’est pas engagée.

— Mlle Smith ! Je n’avais pas observé. Vous êtes bien aimable et si je n’étais pas un vieux mari !… Je vous prie de m’excuser, Madame Weston, je serais heureux de vous obéir en toute autre occurrence, mais j’ai renoncé à la danse.

Mme Weston n’ajouta rien et Emma, qui avait entendu le dialogue, se rendit compte combien avaient dû être grandes la surprise et la mortification de son amie. Elle se retourna et vit M. Elton s’approcher de M. Knightley et se préparer à une conversation suivie ; elle surprit en même temps des sourires d’intelligence entre lui et sa femme. Elle détourna la tête, tremblant intérieurement et craignant que sa figure ne la trahît.

L’instant d’après, un spectacle réconfortant frappa son regard : M. Knightley donnait la main à Henriette Smith pour la conduire au milieu du salon. Jamais elle n’avait été plus surprise et rarement plus heureuse ! Elle était trop loin pour parler à M. Knightley mais à la première opportunité elle mit toute sa reconnaissance et son plaisir dans un regard et un sourire.

Il dansait extrêmement bien, comme elle l’avait supposé, Henriette était triomphante et semblait ne pas toucher terre. M. Elton, étonné et confus, s’était retiré dans la salle de jeu, ne sachant plus quelle contenance tenir.

Peu après, le souper fut annoncé, et on se prépara à passer dans la salle à manger. Depuis ce moment jusqu’à celui où elle leva sa cuillère, Mlle Bates ne cessa de se faire entendre :

— Jane, où êtes-vous ? Voilà votre collet. Mme Weston vous prie de le mettre ; elle a peur des courants d’air dans le couloir ; pourtant, toutes les mesures de précaution ont été prises : une porte a été clouée et tout a été rembourré. Ma chère Jane, il faut absolument couvrir vos épaules. Monsieur Churchill, vous êtes trop bon ; votre opportune intervention a assuré le succès de mes efforts ! Elle est maintenant à l’abri du froid. Oui, ma chère, comme je vous l’avais dit, j’ai couru jusqu’à la maison pour aider grand’mère à se coucher, et me voici de retour : personne ne s’est aperçu de mon absence. Grand’mère était très bien, elle a passé une agréable soirée avec M. Woodhouse : une longue causerie et une émouvante partie de trente et un ; elle a eu une chance extraordinaire, elle s’est beaucoup informée de vous et elle désirait savoir avec qui vous dansiez. « Oh ! » dis-je « je ne veux pas enlever à Jane le plaisir de vous raconter demain tous les détails, elle même : quand, je suis partie elle dansait avec M. Georges Otway ; son premier partenaire fut M. Elton ; M. Cox l’invitera peut-être ensuite. » — Mon cher Monsieur, vous êtes trop aimable ! N’y a-t-il pas une autre dame à qui vous vouliez faire l’honneur d’offrir le bras ? Je puis aller seule. Attendons un instant et laissons passer Mme Elton. Comme elle a l’air élégant ! Quelles magnifiques dentelles ! Maintenant nous pouvons suivre derrière la queue de sa robe. C’est tout à fait la reine de la soirée. Nous voici au couloir. Jane faites attention aux deux marches – mais il n’y en a qu’une ! C’est curieux j’étais persuadée du contraire ! Je n’ai jamais vu nulle part une décoration d’un style aussi parfait : des bougies partout ! Je vous parlais de grand’mère, Jane ; il y a eu un petit incident à Hartfield : outre des pommes au four et des biscuits, on avait posé sur la table du souper une délicate fricassée d’asperges avec une garniture de ris de veau ; par malheur l’excellent M. Woodhouse ne jugeant pas les asperges suffisamment cuites, a renvoyé le tout ; c’est, vous le savez, le mets préféré de grand’mère aussi avons-nous décidé de ne parler à personne de cette aventure de peur que le fait n’arrive aux oreilles de Mlle Woodhouse et ne la contrarie ! – Eh bien ! Voici des tables servies avec profusion ! Je suis émerveillée. Où allons-nous nous asseoir ? À l’abri de tout courant d’air à cause de Jane – Ah ! vraiment, M. Churchill vous conseillez cette partie de la pièce ! Faisons comme vous le désirez : il vous appartient de commander ici. Ma chère Jane, comment pourrons-nous nous rappeler le nom de tous ces plats pour en donner la liste à grand’mère ? Il y a aussi du potage ! On n’aurait pas dû me servir déjà, mais le fumet est si fin que je ne puis m’empêcher de commencer !

Emma ne trouva pas l’occasion de parler à M. Knightley pendant le souper ; mais dès que les invités furent de nouveau réunis dans la salle de bal, les yeux de la jeune fille l’appelèrent irrésistiblement, et il vint s’asseoir auprès d’elle : il commença par blâmer énergiquement l’inqualifiable grossièreté de M. Elton et la complicité de Mme Elton fut sévèrement appréciée.

— Ils ont cherché à blesser, ajouta-t-il, non seulement Henriette, mais encore l’amie d’Henriette. Pourquoi sont-ils vos ennemis, Emma ?

Il la regarda en souriant et, ne recevant pas de réponse, il reprit :

— Elle ne devrait pas vous en vouloir, quand bien même il aurait, lui, des raisons de rancune ; je ne vous demande pas de me confier le secret d’un autre, mais avouez que vous désiriez lui faire épouser Henriette ?

— C’est vrai, dit Emma.

— Je ne vous gronderai pas, dit-il d’un air indulgent ; je vous laisse à vos propres réflexions.

— Ne vous fiez pas à mon sens critique ! Je me suis complètement trompée sur le compte de M. Elton. Vous vous êtes, au contraire, montré très perspicace ; vous l’aviez jugé intéressé et vaniteux ; rien de plus exact. J’avais été amenée à la suite d’une série d’extraordinaires malentendus, à m’imaginer qu’il était amoureux d’Henriette.

— Pour vous récompenser de reconnaître vos torts, je veux vous rendre justice : vous aviez mieux choisi pour lui qu’il ne l’a fait lui-même. Henriette Smith a des qualités de premier ordre qui font totalement défaut à Mme Elton : c’est une jeune fille simple, sincère, droite que tout homme de bon sens et de goût préférerait à une femme du genre de Mme Elton. Je ne m’attendais pas à trouver la conversation d’Henriette si agréable.

Emma fut extrêmement flattée de ce jugement porté sur son amie ; elle s’apprêtait à répondre mais ils furent interrompus par M. Weston : celui-ci organisait la reprise des danses.

— Allons, dit-il, Mademoiselle Woodhouse, Mademoiselle Otway, Mademoiselle Fairfax, à quoi pensez-vous ? Venez Emma donner l’exemple. Tout le monde est paresseux, tout le monde dort.

— Je suis prête à accomplir mon devoir, repartit Emma, si j’en trouve l’occasion toutefois !

— Avec qui allez-vous danser ? demanda M. Knightley.

— Avec vous, si vous m’invitez.

— Voulez-vous ? dit-il en lui offrant la main.

— Je crois bien. Vous avez fait vos preuves et nous ne sommes pas suffisamment frère et sœur pour qu’il nous soit interdit de danser ensemble.

— Frère et sœur ! Mais pas du tout.