Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 79-87).



XII


M. Knightley devait dîner à Hartfield, un peu contre l’inclination de M. Woodhouse qui n’aimait à partager avec personne le premier soir d’Isabelle. Mais Emma qui avait l’esprit droit en avait décidé ainsi. En dehors des égards qu’il était naturel de témoigner aux deux frères, elle avait eu un plaisir particulier à faire cette invitation à cause du désaccord survenu entre elle et M. Knightley.

Elle espérait que le moment de la réconciliation était venu ; à vrai dire, le mot n’était pas exact, car elle ne se considérait pas comme ayant eu des torts et elle savait que, de son côté, il ne voudrait jamais reconnaître les siens ; les concessions réciproques étaient donc hors de question ; mais il était temps de paraître avoir oublié qu’ils s’étaient jamais querellés ; elle comptait que la présence des enfants servirait de prétexte à la reprise de leurs relations d’amitié : quand il entra dans le salon, Emma tenait sur ses genoux une gentille petite fille d’environ huit mois qui faisait sa première visite à Hartfield et paraissait très satisfaite de sauter dans les bras de sa tante ; tout en débitant avec un visage grave des réponses concises, il fut vite amené à parler des nouveaux arrivants sur un ton habituel : il finit par lui prendre l’enfant des bras de la façon la moins cérémonieuse. Emma sentit qu’ils étaient de nouveau amis ; cette conviction lui rendit toute sa confiance en elle-même. Elle ne put s’empêcher de faire allusion à leur récent malentendu et elle dit, pendant qu’il admirait l’enfant :

— Nos opinions sur les adultes diffèrent parfois essentiellement, mais j’ai remarqué que, quand il s’agit de nos neveux et nièces, nous sommes toujours d’accord.

— Si au lieu de subir le joug de la fantaisie et du caprice, vous vous laissiez guider par la nature dans vos jugements sur les hommes et les femmes, comme vous l’êtes quand il s’agit de ces enfants, nous aurions toujours la même manière de voir.

— Évidemment, nos désaccords ne peuvent provenir que de mon manque de jugement !

— Oui, répondit-il en souriant, et pour une bonne raison : j’avais seize ans quand vous êtes née.

— Je ne doute pas que votre jugement ne fût, à cette époque de notre vie, bien supérieur au mien ; mais ne pensez-vous pas que cette période de vingt-et-une années ait sensiblement modifié les coefficients de notre intelligence ?

— Certainement, elle les a rapprochés.

— Pas assez cependant pour que je puisse avoir raison contre vous ?

— Je garderai toujours une avance de seize années d’expérience ; j’ai de plus l’avantage de ne pas être une jolie femme et de n’avoir pas été un enfant gâté. Allons, ma chère Emma, soyons amis et n’en parlons plus. Dites à votre tante, petite Emma, qu’elle devrait vous donner un meilleur exemple que de réveiller de vieux griefs et que, si elle n’était pas dans son tort auparavant, elle l’est aujourd’hui.

— C’est juste, dit-elle, devenez meilleure que votre tante, ma petite Emma ; soyez plus intelligente et moins vaniteuse. Encore un mot, Monsieur Knightley, et j’ai fini : je me plais à reconnaître que nous étions tous les deux bien intentionnés, et je désire savoir si M. Martin n’a pas été cruellement désappointé.

— Il est impossible de l’être plus.

— Vraiment ! Je le regrette beaucoup. Allons, serrons-nous la main.

Cette effusion venait de prendre fin, quand Jean Knightley fit son entrée ; et les : « Comment va Georges ? Jean, comment allez-vous ? » se succédèrent selon la vraie tradition anglaise ; ils cachaient sous une froideur apparente leur réel attachement qui aurait conduit chacun à faire tout pour le bien de l’autre.

La soirée se passa tranquillement et M. Woodhouse se refusa à jouer aux cartes pour se consacrer tout entier à la conversation de sa chère Isabelle. La petite société se divisa en deux parties : d’un côté M. Woodhouse et sa fille, de l’autre les deux messieurs Knightley. Les sujets de conversation respectifs ne se mêlaient que très rarement ; Emma se joignait alternativement à l’un ou à l’autre groupe.

Les deux frères parlaient de leurs affaires, mais surtout de celles de l’aîné comme magistrat, celui-ci avait souvent à interroger son frère sur quelque point de droit, ou bien une anecdote curieuse à raconter ; comme fermier dirigeant l’exploitation du domaine de famille, il était tenu de dire ce que chaque champ devait produire l’année suivante et de donner toutes les informations locales susceptibles d’intéresser son frère : les questions que ce dernier posait relativement au plan d’une canalisation, au changement d’une barrière, à l’abatage d’un arbre, témoignaient du soin avec lequel il suivait tous les détails des travaux agricoles. Pendant ce temps, M. Woodhouse échangeait avec sa fille des regrets attendris et des propos de tendre inquiétude.

— Ma pauvre chère Isabelle, dit-il affectueusement en prenant la main de sa fille, interrompant quelques instants l’ouvrage destiné à un des cinq enfants, comme il y a longtemps que nous n’avons été réunis ici et comme vous devez être fatiguée du voyage ! Il faudra vous coucher de bonne heure, ma chère, et je vous recommande de prendre un peu de bouillie ayant de monter. Ma chère Emma, si vous faisiez préparer la bouillie pour tout le monde ?

Emma ne put entrer dans ces vues, sachant que les deux messieurs Knightley étaient aussi irréductibles qu’elle sur ce point, et deux assiettées seulement furent commandées.

Après avoir fait l’éloge de cet aliment et s’être étonné de ne pas rencontrer une approbation unanime, M. Woodhouse dit d’un air grave :

— Quelle étrange idée, ma chère, vous avez eue de passer votre été à South End au lieu de venir ici. Je n’ai jamais eu grande confiance dans l’air de la mer.

— M. Wingfield a particulièrement insisté, Monsieur, pour nous faire faire ce déplacement il le jugeait opportun pour tous les enfants, mais particulièrement pour la petite Bella qui a la gorge délicate ; il tenait essentiellement à lui faire prendre des bains de mer.

— Ah ! ma chère, mais Perry, au contraire, n’était pas d’avis que la mer fût indiquée pour le cas de cette enfant ; quant à moi il y a longtemps que je suis persuadé que la mer ne fait du bien à personne ; moi-même j’ai failli y mourir.

— Allons, allons, dit Emma sentant que la conversation s’égarait, il faut que je vous prie de ne plus parler de la mer. Cela m’attriste et me rend envieuse, moi qui ne l’ai jamais vue. Voilà un sujet prohibé. Ma chère Isabelle, je ne vous ai pas encore entendu demander des nouvelles de M. Perry et lui ne vous oublie jamais !

— Oh ! cet excellent M. Perry ! Comment se porte-t-il, Monsieur !

— Mais assez bien ; pas tout à fait bien pourtant ; ce pauvre Perry a mal au foie et il n’a pas le temps de se soigner ; il est appelé d’un bout à l’autre du pays : je pense qu’il n’y a pas un autre médecin qui ait une pareille clientèle mais il faut dire aussi qu’il n’y a nulle part un médecin plus intelligent.

— Et Mme Perry, et les enfants, comment vont-ils ? Ont-ils grandi ? J’ai beaucoup d’amitié pour M. Perry. J’espère qu’il viendra bientôt à Hartfield ; il sera si content de voir mes petits.

— Je compte sur lui demain : j’ai à le consulter sur un ou deux points et, ma chère, je vous conseille de lui laisser examiner la gorge de la petite Bella.

— Oh, Monsieur, sa gorge va tellement mieux que je n’ai plus d’inquiétude à ce sujet ; j’attribue cette amélioration soit aux bains de mer qui lui ont très bien réussi soit à l’application d’un liniment ordonné par M. Wingfield.

— Si j’avais su, ma chère, que vous aviez besoin d’un liniment je n’aurais pas manqué d’en parler à…

— Vous semblez, Isabelle, avoir tout à fait oublié les Bates, interrompit Emma, je ne vous ai pas entendu prononcer leur nom.

— Je suis honteuse de ma négligence, mais vous me donnez de leurs nouvelles dans la plupart de vos lettres. J’irai demain rendre visite à cette excellente Mme Bates et je lui conduirai mes enfants ; elle et Mlle Bates sont toujours si heureuses de les voir. Quelles braves créatures ! Comment vont-elles, Monsieur ?

— Mais assez bien, ma chère ; toutefois la pauvre Mme Bates a eu un très fort rhume, le mois dernier.

— Comme j’en suis fâchée ! Mais les rhumes n’ont jamais été aussi nombreux que cet automne. M. Wingfield a rarement vu autant de malades, sauf dans une période d’influenza.

— C’est, en effet, un peu ce qui s’est passé ici, mais pas à ce point ; Perry dit que les rhumes ont été assez fréquents, mais qu’il a vu de plus mauvais mois de novembre ; dans l’ensemble, Perry ne considère pas cette année comme particulièrement mauvaise.

— Mais je crois que M. Wingfield partage cette opinion, sauf en ce qui concerne…

— La vérité, ma chère enfant, c’est qu’à Londres la saison est toujours mauvaise. Personne ne se porte bien à Londres ; c’est une chose terrible que vous soyez forcée d’y vivre : si loin et au mauvais air !

— Il ne faut pas, Monsieur, confondre notre quartier avec le reste de Londres ; le voisinage de Brunswick Square fait toute la différence ! M. Wingfield est tout à fait d’avis qu’on ne pourrait trouver un quartier plus aéré.

— Ah ! ma chère, ce n’est pas Hartfield ! Vous avez beau dire, après une semaine passée ici, vous êtes transformée ; vous n’avez plus la même mine. Je dois avouer que je ne trouve aucun de vous en bien bon état.

— Je suis fâchée de vous entendre parler ainsi ; mais je puis vous assurer qu’en dehors de mes palpitations et de mes maux de tête nerveux, auxquels je suis toujours sujette, je me sens parfaitement bien ; et si les enfants étaient un peu pâles avant de se coucher, c’est simplement parce qu’ils étaient fatigués du voyage. Je suis persuadée que vous aurez meilleure opinion de leur mine demain ; M. Wingfield m’a dit qu’il ne se souvenait nous avoir vus nous mettre en route en meilleure santé. Il ne vous semble pas au moins, ajouta-t-elle en se tournant avec une affectueuse sollicitude vers son mari, que M. Jean Knightley ait l’air malade ?

— Je ne puis vous faire mon compliment ma chère, je trouve que M. Jean Knightley est loin d’avoir bonne mine.

— Qu’y a-t-il, Monsieur, est-ce que vous me parlez ? dit M. Jean Knightley en entendant prononcer son nom.

— Je regrette bien, mon chéri, d’apprendre que mon père ne vous trouve pas bonne mine, mais j’espère que ce n’est qu’un peu de fatigue. Néanmoins, vous le savez, j’aurais désiré que vous vissiez M. Wingfield avant de partir.

— Ma chère Isabelle, reprit vivement M. Jean Knightley, je vous prie de ne pas vous occuper de ma mine. Contentez-vous de vous soigner, vous et vos enfants.

— Je n’ai pas bien compris ce que vous disiez à votre frère, interrompit Emma, au sujet de votre ami M. Graham : a-t-il l’intention de faire venir un régisseur d’Écosse pour son nouveau domaine ? Est-ce que le vieux préjugé ne sera pas trop fort ?

Elle parla de la sorte assez longtemps et quand elle se retourna vers son père et sa sœur elle eut la satisfaction de les entendre causer de Jane Fairfax ; celle-ci n’était pas particulièrement dans ses bonnes grâces ; mais, dans la circonstance présente, Emma fut enchantée de joindre sa voix au concert de louanges.

— Cette aimable et douce Jane Fairfax dit M. Jean Knightley, il y a bien longtemps que je ne l’ai vue. Je la rencontre quelquefois par hasard à Londres, mais je n’ai pas eu le plaisir de m’entretenir avec elle depuis plus d’un an. Quel bonheur ce doit être pour sa vieille grand’mère et son excellente tante quand elle vient leur rendre visite ! Je regrette toujours beaucoup à cause d’Emma qu’elle ne puisse pas être plus souvent à Highbury, mais maintenant que leur fille est mariée je suppose que le colonel et Mme Campbell ne voudront plus se séparer d’elle. Jane Fairfax aurait pu être une délicieuse compagne pour Emma.

M. Woodhouse souscrivit volontiers à tous les éloges, mais ajouta :

— Notre petite amie, Harriet Smith, est également une charmante personne ; je suis certain, ma chère, qu’Harriet vous plaira. Emma ne pourrait avoir une plus agréable amie.

— Je suis heureuse de l’apprendre ; je pensais à Jane Fairfax parce que c’est une jeune fille accomplie et qu’elle a exactement le même âge qu’Emma.

Divers sujets furent abordés et discutés avec calme ; mais la soirée ne devait pas prendre fin sans que l’harmonie fut de nouveau troublée. Quand on apporta la bouillie d’avoine, Isabelle raconta qu’il ne lui avait jamais été possible d’obtenir que la cuisinière, engagée pendant son séjour à South End, lui servît une bouillie convenablement délayée et de la consistance voulue. C’était une ouverture dangereuse.

— Ah ! dit M. Woodhouse en secouant la tête et en regardant sa fille avec une affectueuse sollicitude. Je regretterai toujours que vous ayez été à la mer cet été au lieu de venir ici.

— Mais à quel propos vous tourmentez-vous, Monsieur ? Je vous assure que ce séjour a très bien réussi aux enfants.

— En tous cas, du moment que vous étiez décidée à aller à la mer, j’estime qu’il est fâcheux que vous ayez donné la préférence à South End : c’est un endroit malsain. Perry a été surpris de ce choix.

— Je sais que quelques personnes ont cette idée, mais c’est une erreur ; nous nous y sommes toujours très bien portés et M. Wingfield m’a affirmé que c’était un préjugé sans fondement : il connaît parfaitement les conditions climatiques de ce pays où son frère et sa famille ont été à plusieurs reprises.

— Vous auriez dû aller à Cromer, ma chère. Perry a été une fois à Cromer qu’il considère comme la plage la plus saine de la côte : la mer y est très belle, m’a-t-il dit, l’air excellent. Vous auriez trouvé là un logement confortable et suffisamment éloigné de la plage. Que n’avez-vous consulté Perry ?

— Mais, monsieur, considérez la différence du voyage : cent cinquante kilomètres au moins au lieu de soixante.

— Ah, ma chère ! quand il s’agit de la santé ; comme dit Perry, aucune considération ne doit entrer en ligne de compte, et du moment que l’on voyage, il importe peu de faire cent cinquante kilomètres au lieu de soixante. Il eût été préférable de rester simplement à Londres plutôt que de faire soixante kilomètres pour trouver un air plus malsain. Telle a été du moins l’opinion de Perry qui n’a pas approuvé ce déplacement.

Depuis quelques instants Emma s’efforçait en vain d’arrêter son père et quand celui-ci eut prononcé ces dernières paroles, elle ne put s’étonner de l’intervention de son beau-frère.

— M. Perry, dit-il d’une voix qui exprimait son profond mécontentement, ferait bien de garder ses appréciations pour ceux qui les lui demandent. À quel titre se croit-il autorisé à commenter mes décisions ? Je crois être capable de me diriger d’après mes propres lumières et je n’ai besoin ni de ses conseils ni de ses remèdes. Puis se calmant, il ajouta : « Si M. Perry peut m’indiquer le moyen de transporter une femme et cinq enfants à cent cinquante kilomètres pour le même prix et sans plus de fatigue qu’à soixante, je serais disposé à donner la préférence à Cromer.

— C’est bien vrai, interrompit M. Knightley fort opportunément, toute la question est là. Mais pour revenir, Jean, à ce que je vous disais : mon idée est de modifier le tracé du sentier qui conduit à Langham afin d’éviter qu’il ne traverse la prairie ; je ne pense pas que ce changement puisse gêner d’aucune façon les habitants d’Highbury ; du reste, demain matin, nous consulterons les cartes quand vous viendrez à l’abbaye et vous me donnerez votre avis.

M. Woodhouse manifestait quelque nervosité à la suite des réflexions peu obligeantes dirigées contre son ami Perry, auquel, sans s’en rendre compte, il n’avait cessé de prêter ses propres sentiments et sa manière de voir, mais les soins attentifs dont ses filles l’entouraient eurent vite fait de l’apaiser ; de sorte que, grâce à l’esprit d’à propos de l’aîné des deux frères et aux sentiments de contribution du cadet, l’incident n’eut pas d’autre suite.