Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 71-78).



XI


Il n’était plus désormais au pouvoir d’Emma de consacrer ses loisirs à veiller sur le bonheur de M. Elton. La prochaine arrivée de sa sœur primait ses autres préoccupations ; pendant le séjour d’Isabelle à Hartfield elle prévoyait que les amoureux passeraient au second plan ; rien du reste ne les empêcherait d’avancer rapidement leurs affaires s’il leur plaisait. Elle commençait à trouver que certaines personnes s’en remettent trop volontiers aux autres du soin de leurs propres intérêts.

La venue de M. et Mme John Knightley provoquait cette année là un intérêt inaccoutumé. En effet depuis leur mariage ils avaient l’habitude de passer toutes leurs vacances, partie à Hartfield et partie à Donwell Abbey. Mais l’été précédent, sur le conseil du médecin, ils avaient conduit leurs enfants au bord de la mer. Il y avait donc plusieurs mois que M. Woodhouse n’avait pas vu sa fille et les enfants ; il était tout ému et nerveux à la pensée de cette trop courte visite. Pour le moment il était très préoccupé des risques auxquels selon lui étaient exposés les voyageurs et son inquiétude s’étendait à ses chevaux et à son cocher qui avaient été envoyés en relai à mi-chemin.

Ses alarmes furent vaines : les vingt-cinq kilomètres furent parcourus sans encombre, et M. et Mme John Knightley, avec leurs enfants, escortés d’un nombre respectable de bonnes, arrivèrent sains et saufs à Hartfield. La joie de se retrouver, tant de personnes à accueillir, l’attribution à chacun de son logement respectif provoquèrent une confusion et un brouhaha que les nerfs de M. Woodhouse n’aurait pu supporter à aucun autre moment ; cependant, tout rentra vite dans l’ordre, car les habitudes et les sentiments de son père étaient tenus en grande considération par Mme John Knightley : partout ailleurs sa sollicitude maternelle se fût enquis de l’installation de ses enfants ; elle eût désiré savoir, dès l’arrivée, s’ils se trouvaient dans les meilleures conditions pour manger, boire, dormir et s’amuser ; mais, à Hartfield, elle s’appliquait avant tout à ce qu’ils ne fussent pas une cause de fatigue pour son père.

Mme Jean Knightley était une jolie et élégante petite femme, passionnément attachée à son foyer et à sa famille, une épouse dévouée, une mère aimante, et son affection pour son père et sa sœur était extrême. Jamais elle ne trouvait rien à reprendre chez aucun de ceux qu’elle aimait. Elle était d’intelligence moyenne et sans grande vivacité d’esprit ; outre cette ressemblance avec son père, elle tenait aussi de lui une constitution délicate ; elle se préoccupait sans cesse de la santé de ses enfants, était aussi entichée de son docteur, M. Wingfield, que son père l’était de M. Perry ; ils avaient l’un et l’autre une extrême bienveillance de caractère et la même considération pour leurs vieux amis.

M. Jean Knightley était un homme grand, distingué et très intelligent ; il occupait une des premières places dans sa profession et en même temps il avait toutes les qualités d’un homme d’intérieur ; ses manières un peu froides et réservées l’empêchaient au premier abord de paraître aimable, et il était susceptible de marquer, à l’occasion, quelque mauvaise humeur : sa femme, du reste, avait pour lui une véritable idolâtrie qui contribuait à développer cette tendance ; elle accueillait avec une douceur inaltérable les manifestations souvent brusques des opinions maritales. Sa belle-sœur n’avait pas pour lui une bien vive sympathie ; aucun de ses défauts n’échappait à la clairvoyance d’Emma ; elle ressentait les légères injures infligées à Isabelle et dont celle-ci n’avait pas conscience. Peut-être eut-elle témoigné moins de sévérité à l’égard de son beau-frère si ce dernier s’était montré mieux disposé pour elle, mais ses manières étaient au contraire celles d’un frère et d’un ami qui ne loue qu’à propos et que l’affection n’aveugle pas. Elle lui reprochait surtout de manquer de respectueuse tolérance vis-à-vis de son père : les manières de M. Woodhouse faisaient parfois perdre patience à M. John Knightley et provoquaient chez lui un rappel à la raison ou une réplique un peu vive. Cela arrivait rarement, car, en réalité, il avait parfaitement conscience des égards dûs à son beau-père ; trop souvent cependant pour conserver la bienveillance d’Emma qui ne cessait d’appréhender quelque parole offensante au cours de leurs conversations. Le début néanmoins de chaque visite était toujours parfaitement cordial, et celle-ci devant par nécessité être extrêmement brève, il était permis d’espérer que nul ne se départirait des sentiments actuels d’effusion.

Il n’y avait pas longtemps qu’ils étaient assis ensemble lorsque M. Woodhouse, en secouant mélancoliquement la tête et en soupirant, fit remarquer à sa fille le changement qui s’était produit depuis son départ.

— Ah ! ma chère, dit-il, pauvre Mlle Taylor ! Voilà une triste affaire.

— Oh ! certainement, reprit Isabelle pleine de sympathie. Comme elle doit vous manquer ! Et à ma chère Emma ! Quelle affreuse perte pour vous deux ! J’ai bien pris part à votre chagrin. Je ne pouvais m’imaginer comment vous arriveriez à vous passer d’elle. J’espère qu’elle se porte bien ?

— Elle va assez bien, ma chère ; je ne suis pas sûr pourtant si l’endroit qu’elle habite lui convient.

M. Jean Knightley intervint alors pour demander à Emma si l’air de Randalls était malsain.

— Oh ! non, répondit-elle, pas le moins du monde. Je n’ai jamais vu Mme Weston en meilleure santé. Papa fait allusion à son regret.

— Qui leur fait honneur à tous deux, répondit-il à la vive satisfaction d’Emma.

— Est-ce que vous la voyez quelquefois ? reprit Isabelle du ton plaintif qui agréait particulièrement à son père.

M. Woodhouse hésita, puis il répondit :

— Pas si souvent, ma chère, que je le désirerais.

— Oh ! papa, comment pouvez-vous parler ainsi ? Depuis leur mariage nous n’avons passé qu’un jour entier sans voir M. ou Mme Weston et souvent les deux, soit à Randall, soit ici et comme vous pouvez le supposer, Isabelle, plus généralement ici. Ils ont fait preuve de l’empressement le plus affectueux. M. Weston est vraiment aussi attentif qu’elle. Si vous prenez cet air mélancolique, papa, vous donnerez à Isabelle une idée tout à fait fausse de ce qui se passe. Tout le monde, bien entendu, comprend combien Mlle Taylor doit nous manquer, mais tout le monde en même temps doit savoir que M. et Mme Weston ont réussi à atténuer les effets de la séparation plus que nous ne l’espérions nous-mêmes.

— Il était naturel qu’il en fût ainsi, dit M. Jean Knightley, c’est bien du reste ce que j’avais compris d’après vos lettres. Je ne doutais pas du désir de Mme Weston de se montrer pleine de prévenances ; d’autre part, son mari étant inoccupé et d’un naturel sociable, la tâche lui était rendue facile. Je vous ai toujours dit, ma chérie, que vos appréhensions étaient exagérées ; vous avez entendu le récit d’Emma et j’espère que vous êtes rassurée.

— Certainement, dit M. Woodhouse, je ne doute pas que cette pauvre Mme Weston ne vienne nous voir assez souvent, mais ce ne sont que des visites et il faut toujours qu’elle s’en aille !

— Ce serait bien dur pour ce pauvre M. Weston, papa, dit Emma, s’il en était autrement. Vous oubliez tout à fait l’existence de M. Weston.

— Il me semble en effet, dit M. Jean Knightley en riant, que M. Weston a également quelques droits. Il nous appartient, Emma, de prendre la défense du pauvre mari ; par état je suis qualifié pour intervenir et vous qui êtes encore libre il ne vous est pas interdit de faire preuve d’impartialité. Quant à Isabelle, il y a assez longtemps qu’elle est mariée pour comprendre tout l’avantage qu’il y aurait à mettre les MM. Weston de côté.

— Moi, mon chéri, reprit sa femme, est-ce que vous faites allusion à moi ? Personne ne peut être plus à même que je le suis de parler en faveur du mariage, et s’il ne s’était agi de quitter Hartfield j’aurais toujours considéré Mlle Taylor comme une femme très fortunée. D’autre part, je puis vous assurer que je n’ai jamais eu l’intention de méconnaître les titres de cet excellent M. Weston ; il n’y a pas de bonheur que je ne lui souhaite ; je le considère comme un des hommes les plus affables qui existent ; excepté vous et votre frère, je ne connais personne qui ait meilleur caractère. Je n’oublierai jamais la bonne grâce qu’il a mise à lancer le cerf-volant d’Henri un jour de grand vent pendant les dernières vacances de Pâques ; et depuis le jour où il a pris la peine de m’écrire en rentrant chez lui, à minuit, pour me rassurer au sujet d’une rumeur relative à des cas de fièvre typhoïde à Cobham, j’ai toujours eu la conviction qu’il n’y a pas un meilleur cœur sur la terre. Personne plus que Mlle Taylor ne méritait un pareil mari !

— Où est le jeune homme ? dit M. Jean Knightley ; a-t-il fait son apparition, oui ou non ?

— Il a été question d’une visite au moment du mariage, répondit Emma ; mais notre attente a été déçue. Depuis je n’ai plus entendu parler de lui.

— Vous oubliez la lettre, ma chère ! reprit M. Woodhouse. Il a écrit une lettre de félicitations à cette pauvre Mme Weston qui me l’a montrée et je l’ai trouvée fort bien tournée. Je ne puis affirmer que l’idée vienne de lui : il est jeune, et c’est peut-être son oncle…

— Mon cher papa, il a vingt-trois ans ; vous oubliez que le temps passe.

— Vingt-trois ans ! Est-ce possible ? Je ne l’aurais jamais cru ; il n’avait que deux ans quand sa pauvre mère est morte ; les années s’envolent véritablement et ma mémoire est bien mauvaise. Quoiqu’il en soit, la lettre était parfaite ; je me rappelle qu’elle était datée de Weymouth et qu’elle commençait ainsi : « Ma chère Madame », mais je ne me rappelle pas la suite ; elle était signée : « Fr. C. Weston Churchill. »

— C’est tout à sa louange, s’écria Mme Jean Knightley, toujours prête à approuver. Je ne doute pas que ce ne soit un aimable jeune homme, mais c’est bien triste qu’il ne vive pas dans la maison de son père. Il y a quelque chose de si choquant à ce qu’un enfant soit enlevé à ses parents ! Je n’ai jamais pu comprendre que M. Weston ait pu se résigner à se séparer de son fils. Abandonner son enfant ! Je ne pourrais jamais avoir bonne opinion d’une personne qui serait capable de faire une telle proposition.

— Personne n’a jamais eu bonne opinion des Churchill, dit froidement M. Jean Knightley, mais ne vous imaginez pas, ma chère Isabelle, que M. Weston ait ressenti, en laissant partir son fils, ce que vous éprouveriez en vous séparant d’Henri ou de Jean. M. Weston a un caractère enjoué et conciliant, mais sans profondeur ; il prend les choses comme elles viennent et en tire le meilleur parti possible ; je pense qu’il attache plus d’importance aux satisfactions de ce qu’on appelle le monde, c’est-à-dire à la possibilité, de prendre ses repas et de jouer au whist cinq fois par semaine avec ses voisins, qu’aux affections de famille ou aux satisfactions de son intérieur.

Emma ne pouvait qu’être blessée d’une remarque aussi désobligeante pour M. Weston et elle avait grande envie d’y répondre, mais elle se retint et laissa tomber le sujet. Elle était désireuse de conserver la paix, si c’était possible ; d’autre part, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer la force du lien de famille chez son beau-frère et le sentiment qui lui faisait tenir ce langage.