Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 355-360).



L


Les prévisions de Mme Weston se réalisèrent ; la lettre eut le meilleur effet sur l’esprit d’Emma ; le passage où il était question d’elle avait éveillé son intérêt et elle l’avait lu jusqu’au bout sans s’interrompre ; elle retrouvait ses anciennes dispositions bienveillantes pour Frank Churchill et, de plus, elle prenait un plaisir particulier à cette évocation de l’amour. Indiscutablement le jeune homme avait eu des torts graves, mais elle était disposée à lui accorder des circonstances atténuantes ; plusieurs raisons plaidaient en sa faveur ; ses souffrances, ses sentiments de contrition, sa reconnaissance à l’égard de Mme Weston, son amour pour Mlle Fairfax ! Fût-il entré à ce moment-là, Emma lui aurait serré la main de bon cœur.

Cette lettre laissa à Emma une si bonne impression que, dès l’arrivée de M. Knightley, elle le pria d’en prendre connaissance ; en agissant ainsi, elle savait interpréter le vœu de Mme Weston ; celle-ci désirait certainement que ce plaidoyer fût communiqué à M. Knightley qui, sur la foi des apparences, avait porté un jugement sévère sur son beau-fils.

— Je serai très content de la lire, mais elle semble longue, dit-il, je l’emporterai chez moi ce soir.

Cela n’était pas possible : Mme Weston devait venir dans la soirée et Emma comptait lui rendre la lettre.

— Je préférerais vous parler, reprit-il, mais comme c’est une question de justice, je me résigne.

Il commença, s’arrêtant néanmoins dès les premières lignes, pour observer :

— Si j’avais eu l’occasion, à un moment donné, d’examiner un autographe de ce Monsieur, ma chère Emma, je ne l’aurais pas lu avec la même indifférence !

Il continua et, au bout d’une minute sourit et dit :

— Hum ! Voici bien des compliments dès le début, mais c’est sa manière : le style d’un homme ne doit pas servir de règle pour juger celui des autres. Ne soyons pas sévères. J’aimerais, ajouta-t-il, vous donner mon opinion au fur et à mesure ; de cette façon, je ne perdrai pas conscience d’être à vos côtés ; néanmoins, si cette glose vous déplaît…

— Au contraire, vous me ferez plaisir.

M. Knightley se remit à lire.

— Il plaisante, poursuivit-il, sur la force de la tentation, il sait qu’il a eu tort et il ne peut apporter aucun argument raisonnable. Mauvais ! il n’aurait pas dû former cet engagement… En se comparant à son père, il ne rend pas justice à ce dernier. Le caractère optimiste de M. Weston s’alliait chez lui à un sens précis du travail et de l’effort… En effet, il n’est pas venu jusqu’à l’arrivée de Mlle Fairfax à Highbury.

— Vous m’aviez bien dit à l’époque qu’il eût dépendu de lui de venir plus tôt. Vous glissez sur le fait avec beaucoup de discrétion, mais je n’oublie pas que, cette fois encore, vous aviez raison.

— Je n’étais pas tout à fait impartial dans mon jugement, Emma, mais je crois que, de toute façon, sa conduite m’aurait toujours inspiré de la méfiance.

Quand il arriva au paragraphe qui concernait Mlle Woodhouse, il le lut à haute voix, accompagnant sa lecture d’un sourire, d’un regard, d’un mouvement de tête, d’un mot d’approbation, d’une critique ou d’un aveu d’amour suivant l’occasion. Il finit en disant, après avoir mûrement réfléchi :

— Mauvais ! Encore que ce pourrait être pire ! Il jouait un jeu très dangereux. Il ne peut du reste être juge de ses manières envers vous. En somme, emporté par ses propres désirs, il se souciait fort peu des conséquences et n’avait en vue que son intérêt. Il s’imaginait que vous aviez percé son secret ! C’était prêter aux autres son esprit d’intrigue ! Ma chère Emma, ne voyons-nous pas là combien essentielle est la sincérité dans nos rapports avec nos semblables ?

Emma acquiesça et rougit en pensant à Henriette ; ne pouvant donner une explication véridique de son trouble, elle suggéra :

— Vous ferez bien de continuer.

Il reprit sa lecture mais il s’arrêta bientôt pour dire :

— Le piano ! Ah ! ce fut l’acte d’un novice ! Il n’avait pas réfléchi que les inconvénients de cet envoi pourraient de beaucoup excéder le plaisir. Le paragraphe concernant l’attitude du jeune homme à l’égard de Mlle Fairfax, appela une nouvelle remarque.

— Je partage entièrement votre avis, Monsieur, dit-il.

— Vous avez raison d’avoir honte de votre conduite.

Après avoir lu les lignes suivantes où Frank Churchill expliquait le point de départ de leurs malentendus et blâmait sa persistance à agir contre le gré de Jane Fairfax, M. Knightley reprit :

— Voici de bien pauvres arguments ! Il l’avait induite à se placer dans une situation extrêmement difficile et périlleuse et il aurait dû s’appliquer à lui éviter toute souffrance inutile ; pour correspondre avec lui elle avait à surmonter des difficultés de tous genres auxquelles il n’était pas exposé : un homme de cœur eût tenu compte même de scrupules imaginaires ; à plus forte raison devait-il respecter les justes exigences de la jeune fille. Il faut pour ne pas s’indigner à l’idée de toutes les angoisses qu’elle a endurées se reporter à la faute initiale et se rappeler qu’elle avait mal agi en acceptant de prendre un engagement.

Il allait être maintenant question de l’excursion à Box Hill et Emma commençait à se sentir gênée ; sa propre conduite avait été si incorrecte ! Elle tenait les yeux obstinément baissés. Néanmoins tout ce passage fut parcouru attentivement, sans donner prise au moindre commentaire, et M. Knightley parut n’avoir gardé aucun souvenir des événements de cette journée.

— Il n’y a pas moyen de chicaner à propos des Elton, observa-t-il, je lui concède le manque de tact de nos excellents amis ! Ses sentiments sont naturels. Quoi ! Elle avait réellement décidé de rompre définitivement avec lui ! Elle se rendait compte de l’incompatibilité d’une pareille conduite avec les égards qui lui étaient dûs… Mme Smalbridge….! De qui s’agit-il ?

— Jane avait accepté d’entrer en qualité de gouvernante chez Mme Smalbridge, une amie intime de Mme Elton, une voisine de Maple Grove ; et, à ce propos, je me demande comment Mme Elton supportera ce désappointement.

— Ne faites pas de digression, ma chère Emma, pendant que vous m’obligez à lire. Nous voici au bout…

— J’aurais voulu que vous lisiez cette lettre dans un esprit plus bienveillant.

— Eh bien ! Je reconnais qu’il s’exprime ici avec cœur : il paraît vraiment avoir souffert lorsqu’il l’a trouvée malade. « Chère, beaucoup plus chère ! » Elle ne lui a pas longtemps tenu rigueur ! « Mon bonheur surpasse mon mérite. » Allons, il se connaît bien ! « Mlle Woodhouse m’appelle l’enfant chéri de la Fortune. » Ah ! vraiment ! La fin est élégante.

— Vous ne paraissez pas aussi satisfait de sa lettre que je le suis moi-même. Néanmoins vous devez avoir meilleure opinion de lui ?

— Il a commis des fautes de légèreté et d’imprévoyance ; mais comme il est indubitablement attaché à Mlle Fairfax et qu’il aura bientôt l’avantage de vivre continuellement avec elle, je suis tout disposé à croire qu’il s’amendera. Au contact de sa femme, il acquerra la délicatesse et le sérieux qui lui font défaut. Et maintenant, permettez-moi de changer de conversation. J’ai, pour le moment, l’esprit si occupé de l’intérêt d’une autre personne que j’accorde malaisément mon attention à Frank Churchill. Depuis ce matin, je médite un plan que je veux vous soumettre. Il s’agit de trouver le moyen de faire ma demande en mariage sans attenter au bonheur de votre père.

La réponse d’Emma était toute prête :

— Tant que mon père vivra, il ne peut être question d’un changement ; je ne le quitterai jamais.

— Je comprends et j’approuve les sentiments qui inspirent votre résolution, reprit M. Knightley ; toutefois, cette condition ne me paraît pas incompatible avec mon désir. J’avais d’abord songé à demander à M. Woodhouse d’émigrer avec vous à Donwell ; mais je connais trop votre père pour m’être arrêté longtemps à ce projet : une transplantation de ce genre compromettrait le confort de votre père et peut-être même sa santé. Je me suis, en revanche arrêté à un projet que je crois réalisable : je sollicite le bonheur d’être admis à Hartfield !

Emma, de son côté, avait eu dès le début la pensée d’un exode général à Donwell ; mais, comme lui, après réflexion, elle en avait reconnu l’impossibilité ; elle n’avait pas envisagé la seconde alternative, et elle fut extrêmement touchée de cette preuve évidente d’affection. En abandonnant Donwell, M. Knightley sacrifiait nécessairement une grande partie de son indépendance d’heures et d’habitudes, et sa patience serait sans doute mise plus d’une fois à l’épreuve, au contact journalier de M. Woodhouse.

— Comment ne souscrirai-je pas, dit-elle, à un arrangement qui satisfait toutes les aspirations de mon cœur ? Néanmoins, je ne suis pas égoïste au point de n’en pas voir les inconvénients et je vous conseille de bien réfléchir avant de prendre une décision.

— J’ai envisagé la question sous toutes ses faces et c’est en connaissance de cause que j’assume les devoirs de la cohabitation. J’ai pris le soin, ce matin, d’éviter William Larkins, afin de ne pas être dérangé dans mes méditations.

— Ah ! voici une nouvelle difficulté, dit Emma en riant, je suis sûre que William Larkins n’approuvera pas cette combinaison ; il vous convient de le consulter avant de me demander mon consentement !

Après le départ de M. Knightley, Emma se mit à songer à l’avenir ; elle ne put s’empêcher de remarquer avec quel calme elle envisageait la possibilité de la déchéance éventuelle des droits du petit Henri sur Donwell : prête à des devoirs nouveaux, elle reniait sa sollicitude de sœur et de tante ; elle souriait en rapportant à sa véritable cause l’opposition intransigeante dont elle avait fait preuve lorsqu’il avait été question du mariage de M. Knightley avec Jane Fairfax ou avec telle autre personne. Elle eût été tout à fait heureuse si la pensée d’Henriette ne l’avait obsédée ; son bonheur croissant ne ferait qu’augmenter les souffrances d’Henriette ; celle-ci devrait maintenant être tenue à l’écart, dans son intérêt même ; il était impossible de lui trouver une place dans le cercle de famille. Emma supportait cette idée sans souffrance, mais il lui en coûtait d’infliger à son amie un châtiment immérité. Elle ne doutait pas, qu’avec le temps, M. Knightley ne fût oublié ou, pour mieux dire, supplanté, mais on ne pouvait s’attendre à une guérison immédiate : ce dernier ne contribuerait certainement pas pour sa part à cette cure, comme l’avait fait M. Elton. M. Knightley, toujours si plein d’attentions pour tout le monde, ne mériterait jamais d’être moins admiré ; d’autre part, il eût été téméraire d’espérer qu’Henriette elle-même fût capable de tomber amoureuse de plus de trois hommes dans une année !