Calmann-Lévy (p. 93-99).



IX


Quand Thérèse eut perdu de vue le Ferruccio, il faisait nuit. Elle avait renvoyé la barque qu’elle avait prise le matin et payée d’avance à la Spezzia. Au moment où le batelier l’avait ramenée du bateau à vapeur à Porto-Venere, elle avait remarqué qu’il était ivre ; elle avait craint de revenir seule avec cet homme, et, comptant trouver quelque autre barque sur cette côte, elle l’avait congédié.

Mais, quand elle songea au retour, elle s’avisa du dénûment absolu où elle se trouvait. Rien n’était plus simple pourtant que de retourner à l’hôtel de la Croix de Malte, à la Spezzia, où elle était descendue la veille avec Laurent, d’y faire payer le bateau qui l’y conduirait, et d’attendre là l’arrivée de Palmer ; mais cette idée de n’avoir pas une obole et d’être forcée de devoir à Palmer son déjeuner du lendemain lui causa une répugnance, puérile peut-être, mais insurmontable, dans les termes où elle se trouvait avec lui. À cette répugnance se joignait une inquiétude assez vive sur les causes de sa conduite avec elle. Elle avait remarqué la tristesse déchirante de son regard lorsqu’elle était partie de Florence. Elle ne pouvait s’empêcher de croire qu’un obstacle à leur mariage s’était élevé tout à coup, et elle voyait dans ce mariage tant d’inconvénients réels pour Palmer, qu’elle jugeait ne devoir pas essayer de lutter contre l’obstacle, de quelque part qu’il pût venir. Thérèse obéit à une solution toute d’instinct, qui était de rester jusqu’à nouvel ordre à Porto-Venere. Elle avait, dans le petit paquet qu’elle avait pris à tout hasard avec elle, de quoi passer, n’importe où, quatre ou cinq jours. En fait de bijoux, elle avait une montre et une chaîne d’or ; c’était un gage qu’elle pouvait laisser jusqu’à ce qu’elle eût reçu l’argent de son travail, qui devait être arrivé à Gênes sous forme de mandat sur un banquier. Elle avait chargé Vicentino de prendre ses lettres à la poste restante de Gênes et de les lui envoyer à la Spezzia.

Il s’agissait de passer la nuit quelque part, et l’aspect de Porto-Venere n’était pas engageant. Ces hautes maisons qui plongent, du côté de la passe de mer, jusqu’au bord de l’eau, sont, dans l’intérieur de la ville, tellement de niveau avec le sommet du rocher, qu’il faut se baisser en plusieurs endroits pour passer sous l’auvent de leurs toits, projetés jusque vers le milieu de la rue. Cette rue étroite et rapide, toute pavée en dalles brutes, était encombrée d’enfants, de poules et de grands vases de cuivre placés sous les angles irréguliers formés par les toits, à l’effet de recevoir l’eau de pluie durant la nuit. Ces vases sont le thermomètre de la localité : l’eau douce y est si rare, qu’aussitôt qu’un nuage paraît dans la direction du vent, les ménagères s’empressent de placer tous les récipients possibles devant leur porte, afin de ne rien perdre du bienfait que le ciel leur envoie.

En passant devant ces portes béantes, Thérèse avisa un intérieur qui lui parut plus propre que les autres, et d’où s’exhalait une odeur d’huile un peu moins acre. Il y avait sur le seuil une pauvre femme dont la figure douce et honnête lui inspira confiance, et justement cette femme la prévint en lui parlant italien ou quelque chose d’approchant. Thérèse put donc s’entendre avec cette bonne femme, qui lui demandait d’un air obligeant si elle cherchait quelqu’un. Elle entra, regarda le local, et demanda si l’on pouvait disposer d’une chambre pour la nuit.

— Oui, certainement, d’une chambre meilleure que celle-ci, et où vous serez plus tranquille que dans l’auberge, où vous entendriez les mariniers chanter toute la nuit ! Mais je ne suis pas aubergiste, et, si vous ne voulez pas que j’aie des querelles, vous direz tout haut demain dans la rue que vous me connaissiez avant de venir ici.

— Soit, dit Thérèse, montrez-moi cette chambre.

— On lui fit monter quelques marches, et elle se trouva dans une pièce vaste et misérable d’où l’œil embrassait un immense panorama sur la mer et sur le golfe ; elle prit cette chambre en amitié à première vue, sans trop savoir pourquoi, si ce n’est qu’elle lui fit l’effet d’un refuge contre des liens qu’elle ne voulait pas être forcée d’accepter. C’est de là qu’elle écrivit le lendemain à sa mère :

« Ma chère bien-aimée, me voilà tranquille depuis douze heures et en pleine possession de mon libre arbitre pour… je ne sais combien de jours ou d’années ! Tout a été remis en question en moi-même, et vous allez être juge de la situation.

« Ce fatal amour qui vous effrayait tant n’est pas renoué et ne le sera pas. Sur ce point, soyez en paix. J’ai suivi mon malade, et je l’ai embarqué hier au soir. Si je n’ai pas sauvé sa pauvre âme, et je n’ose guère m’en flatter, du moins je l’ai amendée, et j’y ai fait entrer pour quelques instants la douceur de l’amitié. Si j’avais voulu l’en croire, il était pour jamais guéri de ses orages ; mais je voyais bien, à ses contradictions et à ses retours vers moi, qu’il y avait encore en lui ce qui fait le fond de sa nature, et ce que je ne saurais bien définir qu’en l’appelant l’amour de ce qui n’est pas.

« Hélas ! oui, cet enfant voudrait avoir pour maîtresse quelque chose comme la Vénus de Milo, animée du souffle de ma patronne sainte Thérèse, ou plutôt il faudrait que la même femme fut aujourd’hui Sapho et demain Jeanne d’Arc. Malheur à moi d’avoir pu croire qu’après m’avoir ornée dans son imagination de tous les attributs de la Divinité, il n’ouvrirait pas les yeux le lendemain ! Il faut que, sans m’en douter, je sois bien vaine, pour avoir pu accepter la tâche d’inspirer un culte ! Mais non, je ne l’étais pas, je vous le jure ! Je ne songeais pas à moi ; le jour où je me suis laissé porter sur cet autel, je lui disais : « Puisqu’il faut absolument que tu m’adores au lieu de m’aimer, ce qui me vaudrait bien mieux, adore-moi, hélas ! sauf à me briser demain ! »

« Il m’a brisée ! mais de quoi puis-je me plaindre ? Je l’avais prévu, et je m’y étais soumise d’avance.

« Pourtant j’ai été faible, indignée et infortunée, quand cet affreux moment est venu ; mais le courage a repris le dessus, et Dieu m’a permis de guérir plus vite que je n’espérais.

« Maintenant, c’est de Palmer qu’il faut que je vous parle. Vous voulez que je l’épouse, il le veut ; et moi aussi, je l’ai voulu ! le veux-je encore ? Que vous dirais-je, ma bien-aimée ? Il me vient encore des scrupules et des craintes. Il y a peut-être de sa faute. Il n’a pas pu ou il n’a pas voulu passer avec moi les derniers moments que j’ai passés avec Laurent : il m’a laissée seule avec lui trois jours, trois jours que je savais être et qui ont été sans danger pour moi ; mais lui, Palmer, le savait-il et pouvait-il en répondre ? ou, ce qui serait pis, s’est-il dit qu’il fallait savoir à quoi s’en tenir ? Il y a eu là, de sa part, je ne sais quel désintéressement romanesque ou quelle discrétion exagérée qui ne peut partir que d’un bon sentiment chez un tel homme, mais qui m’a cependant donné à réfléchir.

« Je vous ai écrit ce qui se passait entre nous ; il semblait qu’il se fût fait un devoir sacré de me réhabiliter, par le mariage, des affronts que je venais de subir. J’ai senti, moi, l’enthousiasme de la reconnaissance et les attendrissements de l’admiration. J’ai dit oui, j’ai promis d’être sa femme, et encore aujourd’hui je sens que je l’aime autant que je puis désormais aimer.

« Cependant aujourd’hui j’hésite, parce qu’il me semble qu’il se repent. Est-ce que je rêve ? Je n’en sais rien ; mais pourquoi n’a-t-il pas pu me suivre ici ? Quand j’ai appris la terrible maladie de mon pauvre Laurent, il n’a pas attendu que je lui dise : « Je pars pour Florence ; » il m’a dit : « Nous partons ! » Les vingt nuits que j’ai passées au chevet de Laurent, il les a passées dans la chambre voisine, et il ne m’a jamais dit : « Vous vous tuez ! » mais seulement : « Reposez-vous un peu afin de pouvoir continuer. » Jamais je n’ai vu en lui l’ombre de la jalousie. Il semblait qu’à ses yeux je n’en pusse jamais trop faire pour sauver ce fils ingrat que nous avions comme adopté à nous deux. Il sentait bien, ce noble cœur, que sa confiance et sa générosité augmentaient mon amour pour lui, et je lui savais un gré infini de le comprendre. Par là, il me relevait à mes propres yeux, et il me rendait fière de lui appartenir.

« Eh bien donc, pourquoi ce caprice ou cette impossibilité au dernier moment ? Un obstacle imprévu ? Avec la volonté dont je le sais doué, je ne crois guère aux obstacles ; il semble plutôt qu’il ait voulu m’éprouver. Cela m’humilie, je l’avoue. Hélas ! je suis devenue affreusement susceptible depuis que je suis déchue ! N’est-ce pas dans l’ordre ? lui qui comprenait tout, pourquoi n’a-t-il pas compris cela ?

« Ou bien peut-être a-t-il fait un retour sur lui-même et s’est-il dit enfin tout ce que je lui disais dans le principe pour l’empêcher de songer à moi : qu’y aurait-il là d’étonnant ? J’avais toujours connu Palmer pour un homme prudent et raisonnable. En découvrant en lui des trésors d’enthousiasme et de foi, j’ai été bien surprise. Ne pourrait-il pas être un de ces caractères qui s’exaltent en voyant souffrir, et qui se mettent à aimer passionnément les victimes ? C’est un instinct naturel aux gens forts, c’est la sublime pitié des cœurs heureux et purs ! Il y a eu des moments où je me disais cela pour me réconcilier avec moi-même, quand j’aimais Laurent, puisque c’est sa souffrance, avant tout et plus que tout, qui m’avait attachée à lui !

« Tout ce que je vous dis là, chère bien-aimée, je n’oserais pourtant le dire à Richard Palmer, s’il était là ! Je craindrais que mes doutes ne lui fissent un chagrin affreux, et me voilà bien embarrassée, car ces doutes, je les ai malgré moi, et j’ai peur, sinon pour aujourd’hui, du moins pour demain. Ne va-t-il pas se couvrir de ridicule en épousant une femme qu’il aime, dit-il, depuis dix ans, à qui il n’en a jamais dit le premier mot, et qu’il se décide à attaquer le jour où il la trouve sanglante et brisée sous les pieds d’un autre homme ?

« Je suis ici dans un affreux et magnifique petit port de mer où j’attends assez passivement le mot de ma destinée. Peut-être Palmer est-il à la Spezzia, à trois lieues d’ici. C’est là que nous nous étions donné rendez-vous. Et moi, comme une boudeuse, ou plutôt comme une peureuse, je ne peux pas me décider à aller lui dire : « Me voilà ! » Non, non ! s’il doute de moi, rien n’est plus possible entre nous ! J’ai pardonné à l’autre cinq ou six outrages par jour. À celui-ci je ne pourrais passer l’ombre d’un soupçon. Est-ce de l’injustice ? Non ! il me faut désormais un amour sublime ou rien ! Ai-je donc cherché le sien ? Il me l’a imposé en me disant : « Ce sera le ciel ! » L’autre m’avait bien dit que ce serait peut-être l’enfer qu’il m’apportait ! Il ne m’a pas trompée. Eh bien, il ne faut pas que Palmer me trompe en se trompant lui-même ; car, après cette nouvelle erreur, il ne me resterait plus qu’à nier tout, à me dire que, comme Laurent, j’ai à jamais perdu par ma faute le droit de croire, et je ne sais pas si avec cette certitude-là je supporterais la vie, moi !

« Pardon, ma bien-aimée, mes agitations vous font du mal, j’en suis sûre, bien que vous disiez qu’il vous les faut ! N’ayez du moins pas d’inquiétude pour ma santé ; je me porte à merveille, j’ai sous les yeux la plus belle mer, et sur la tête le plus beau ciel qui se puissent imaginer. Je ne manque de rien, je suis chez de braves gens, et peut-être demain vous écrirai-je que mes incertitudes sont évanouies. Aimez toujours votre Thérèse, qui vous adore. »

Palmer était, en effet, à la Spezzia depuis la veille. Il était arrivé à dessein juste une heure après le départ du Ferruccio. Ne trouvant pas Thérèse à la Croix de Malte, et apprenant qu’elle avait dû embarquer Laurent à l’entrée du golfe, il attendit son retour. Il vit revenir seul à neuf heures le batelier qu’elle avait pris le matin, et qui appartenait à l’hôtel. Le brave garçon n’était pas sujet à s’enivrer. Il avait été surpris par une bouteille de Chypre que Laurent, après avoir dîné sur l’herbe avec Thérèse, lui avait donnée, et qu’il avait bue pendant la station des deux amis à l’île de Palmaria, si bien qu’il se souvenait assez bien d’avoir conduit le signore et la signora à bord du Ferruccio, mais nullement d’avoir conduit ensuite la signora à Porto-Venere.

Si Palmer l’eût interrogé avec calme, il eût bientôt découvert que les idées du barcarolle n’étaient pas très-nettes sur le dernier point ; mais Palmer, avec son air grave et impassible, était très-irritable et très-passionné. Il crut que Thérèse était partie avec Laurent, partie en rougissant, et sans oser ou sans vouloir lui faire l’aveu de la vérité. Il se le tint pour dit, et rentra à l’hôtel, où il passa une nuit terrible.

Ce n’est pas l’histoire de Richard Palmer que nous nous sommes proposé d’écrire. Nous avons intitulé notre récit Elle el lui, c’est-à-dire Thérèse et Laurent. Nous ne dirons donc de Palmer que ce qu’il est nécessaire d’en dire pour faire comprendre les événements auxquels il se trouva mêlé, et nous pensons que son caractère sera suffisamment expliqué par sa conduite. Hâtons-nous de dire seulement en trois mots que Richard était aussi ardent que romanesque, qu’il avait beaucoup d’orgueil, l’orgueil du bien et du beau, mais que la force de son caractère n’était pas toujours à la hauteur de l’idée qu’il s’en était faite, et qu’en voulant s’élever sans cesse au-dessus de la nature humaine, il caressait un rêve généreux, mais peut-être irréalisable en amour.

Il se leva de bonne heure et se promena au bord du golfe, en proie à des pensées de suicide, dont le détourna cependant une sorte de mépris pour Thérèse ; puis la fatigue d’une nuit d’agitations reprit ses droits et lui donna les conseils de la raison. Thérèse était femme, et il n’eût pas dû la soumettre à une épreuve dangereuse. Eh bien, puisqu’il en était ainsi, puisque Thérèse, placée si haut dans son estime, avait été vaincue par une passion déplorable après des promesses sacrées, il ne fallait plus croire à aucune femme, et aucune femme ne méritait le sacrifice de la vie d’un galant homme. Palmer en était là, lorsqu’il vit aborder près du lieu où il se trouvait un élégant canot noir, monté par un officier de marine. Les huit rameurs qui faisaient rapidement glisser la longue et mince embarcation sur le flot tranquille relevèrent leurs rames blanches en signe de respect avec une précision militaire ; l’officier mit pied à terre et se dirigea vers Richard, qu’il avait reconnu de loin.

C’était le capitaine Lawson, commandant la frégate américaine l’Union, en station depuis un an dans le golfe. On sait que les puissances maritimes envoient stationner, pour plusieurs mois ou plusieurs années, des navires destinés à protéger leurs relations commerciales dans les différents parages du globe.

Lawson était l’ami d’enfance de Palmer, qui avait donné à Thérèse une lettre de recommandation pour lui, dans le cas où elle voudrait visiter le navire en parcourant la rade.

Palmer pensa que Lawson allait lui parler d’elle, mais il n’en fut rien. Il n’avait reçu aucune lettre, il n’avait vu personne venant de sa part. Il l’emmena déjeuner à son bord et Richard se laissa faire. L’Union quittait la station à la fin du printemps ; Palmer caressa l’idée de profiter de l’occasion pour retourner en Amérique. Tout lui semblait rompu entre Thérèse et lui ; pourtant il résolut de rester à la Spezzia, la vue de la mer ayant toujours eu sur lui une influence fortifiante dans les moments difficiles de sa vie.

Il y était depuis trois jours, habitant le navire américain beaucoup plus que l’hôtel de la Croix de Malte, s’efforçant de reprendre goût aux études sur la navigation, qui avaient rempli la majeure partie de sa vie, lorsqu’un jeune enseigne raconta un matin à déjeuner, moitié riant, moitié soupirant, qu’il était tombé amoureux depuis la veille, et que l’objet de sa passion était un problème sur lequel il voudrait avoir l’avis d’un homme du monde comme M. Palmer.

C’était une femme qui paraissait avoir de vingt-cinq à trente ans. Il ne l’avait vue qu’à une fenêtre où elle était assise, faisant de la dentelle. La grosse dentelle de coton est l’ouvrage des femmes du peuple sur toute la côte génoise. C’était autrefois une branche de commerce que les métiers ont minée, mais qui sert encore d’occupation et de petit profit aux femmes et aux filles du littoral. Donc, celle dont le jeune enseigne était épris appartenait à la classe des artisanes, non-seulement par ce genre de travail, mais encore par la pauvreté du gîte où il l’avait aperçue. Cependant la coupe de sa robe noire et la distinction de ses traits lui causaient du doute. Elle avait des cheveux ondés qui n’étaient ni bruns ni blonds, des yeux rêveurs, un teint pâle. Elle avait très-bien vu que, de l’auberge où il s’était réfugié contre la pluie, le jeune officier la contemplait avec curiosité. Elle n’avait daigné ni l’encourager, ni se soustraire à ses regards. Elle lui avait offert l’image désespérante de l’indifférence personnifiée.

Le jeune marin raconta encore qu’il avait interrogé l’aubergiste de Porto Venere. Celle-ci lui avait répondu que l’étrangère était là depuis trois jours, chez une vieille femme de l’endroit qui la faisait passer pour sa nièce et qui mentait probablement, car c’était une vieille intrigante qui louait une mauvaise chambre au détriment de l’auberge attitrée et patentée, et qui se mêlait d’attirer et de nourrir les voyageurs apparemment, mais qui devait les nourrir bien mal, car elle n’avait rien, et, pour ce, méritait le mépris des gens établis et des voyageurs qui se respectent.

En raison de ce discours, le jeune enseigne n’avait rien eu de plus pressé que d’aller chez la vieille et de lui demander à loger pour un de ses amis qu’il attendait, espérant, à la faveur de cette histoire, la faire causer et savoir quelque chose sur le compte de cette inconnue ; mais la vieille avait été impénétrable et même incorruptible.

Le portrait que le marin faisait de cette jeune inconnue éveilla l’attention de Palmer. Ce pouvait être celui de Thérèse ; mais que faisait-elle et pourquoi se cachait-elle à Porto-Venere ? Sans doute, elle n’y était pas seule ; Laurent devait être caché dans quelque autre coin. Palmer agita en lui-même la question de savoir s’il s’en irait en Chine pour n’être pas témoin de son malheur. Pourtant il prit le parti le plus raisonnable, qui était de savoir à quoi s’en tenir.

Il se fit conduire aussitôt à Porto-Venere et n’eut pas de peine à y découvrir Thérèse, logée et occupée ainsi qu’on le lui avait raconté. L’explication fut vive et franche. Tous deux étaient trop sincères pour se bouder ; aussi tous deux s’avouèrent-ils qu’ils avaient eu beaucoup d’humeur l’un contre l’autre, Palmer pour n’avoir pas été averti par Thérèse du lieu de sa retraite, Thérèse pour n’avoir pas été mieux cherchée et plus tôt retrouvée par Palmer.

— Mon amie, dit celui-ci, vous semblez me reprocher surtout de vous avoir comme abandonnée à un danger. Ce danger, moi, je n’y croyais pas !

— Vous aviez raison, et je vous en remercie. Alors pourquoi étiez-vous triste et comme désespéré en me voyant partir ? et comment se fait-il qu’en arrivant ici, vous n’ayez pas su découvrir où j’étais dès le premier jour ? Vous avez donc supposé que j’étais partie, et qu’il était inutile de me chercher ?

— Écoutez-moi, dit Palmer éludant la question, et vous verrez que j’ai eu, depuis quelques jours, bien des amertumes qui ont pu me faire perdre la tête. Vous comprendrez aussi pourquoi, vous ayant connue toute jeune, et pouvant prétendre à vous épouser, j’ai passé à côté d’un bonheur dont le regret et le rêve ne m’ont jamais quitté. J’étais dès lors l’amant d’une femme qui s’est jouée de moi de mille manières. Je me croyais, je me suis cru, pendant dix ans, en devoir de la relever et de la protéger. Enfin elle a mis le comble à son ingratitude et à sa perfidie, et j’ai pu l’abandonner, l’oublier, et disposer de moi-même. Eh bien, cette femme que je croyais en Angleterre, je l’ai retrouvée à Florence au moment où Laurent devait partir. Abandonnée d’un nouvel amant qui m’avait succédé, elle voulait et comptait me reprendre : tant de fois déjà elle m’avait trouvé généreux ou faible ! Elle m’écrivait une lettre de menaces, et, feignant une jalousie absurde, elle prétendait venir vous insulter en ma présence. Je la savais femme à ne reculer devant aucun scandale, et je ne voulais, pour rien au monde, que vous fussiez seulement témoin de ses fureurs. Je ne pus la décider à ne pas se montrer, qu’en lui promettant d’avoir une explication avec elle le jour même. Elle demeurait précisément dans l’hôtel où nous logions auprès de notre malade, et, quand le voiturin qui devait emmener Laurent arriva devant la porte, elle était là, résolue à faire un esclandre. Son thème odieux et ridicule était de crier, devant tous les gens de l’hôtel et de la rue, que je partageais ma nouvelle maîtresse avec Laurent de Fauvel. Voilà pourquoi je vous fis partir avec lui, et pourquoi je restai, afin d’en finir avec cette folle sans vous compromettre, et sans vous exposer à la voir ou à l’entendre. À présent, ne dites plus que j’ai voulu vous soumettre à une épreuve en vous laissant, seule avec Laurent. J’ai assez souffert de cela, mon Dieu, ne m’accusez pas ! Et, quand je vous ai crue partie avec lui, toutes les furies de l’enfer se sont mises après moi.

— Et voilà ce que je vous reproche, dit Thérèse.

— Ah ! que voulez-vous ! s’écria Palmer, j’ai été si odieusement trompé dans ma vie ! Cette misérable femme avait remué en moi tout un monde d’amertume et de mépris.

— Et ce mépris a rejailli sur moi ?

— Oh ! ne dites pas cela, Thérèse,

— Moi aussi pourtant, reprit-elle, j’ai été bien trompée, et je croyais en vous quand même.

— Ne parlons plus de cela, mon amie, je regrette d’avoir été forcé de vous confier mon passé. Vous allez croire qu’il peut réagir sur mon avenir, et que, comme Laurent, je vous ferai payer les trahisons dont j’ai été abreuvé. Voyons, voyons, ma chère Thérèse, chassons ces tristes pensées. Vous êtes ici dans un endroit à donner le spleen. La barque nous attend ; venez vous établir à la Spezzia.

— Non, dit Thérèse, je reste ici, moi.

— Comment ? qu’est-ce donc ? du dépit entre nous ?

— Non, non, mon cher Dick, reprit-elle en lui tendant la main : avec vous, je n’en veux jamais avoir. Oh

! faites, je vous en supplie, que notre affection soit un idéal de sincérité, car j’y veux, quant à moi, faire tout ce qui est possible à une âme croyante ; mais je ne vous savais pas jaloux, vous l’avez été et vous en convenez. Eh bien, sachez qu’il n’est pas en mon pouvoir de ne pas souffrir cruellement de cette jalousie. C’est tellement le contraire de ce que vous m’aviez promis, que je me demande où nous allons maintenant, et pourquoi il faut qu’au sortir d’un enfer, j’entre dans un purgatoire, moi qui n’aspirais qu’au repos et à la solitude.

« Ces nouveaux tourments qui semblent se préparer, ce n’est pas pour moi seule que je les redoute ; s’il était possible qu’en amour l’un des deux fût heureux quand l’autre souffre, la route du dévouement serait toute tracée et facile à suivre ; mais il n’en est pas ainsi, vous le voyez bien : je ne puis avoir un instant de douleur que vous ne le ressentiez. Me voilà donc entraînée à gâter votre vie, moi qui voulais rendre la mienne inoffensive, et je commence à faire un malheureux ! Non, Palmer, croyez-moi ; nous pensions nous connaître, et nous ne nous connaissions pas. Ce qui m’avait charmé en vous, c’est une disposition d’esprit que vous n’avez déjà plus, la confiance. Ne comprenez-vous pas qu’avilie comme je l’étais il me fallait cela pour vous aimer, et rien autre chose ? Si je subissais maintenant votre affection avec des taches et des faiblesses, avec des doutes et des orages, ne seriez-vous pas en droit de vous dire que je fais un calcul en vous épousant ? Oh ! ne dites pas que cette idée ne vous viendra jamais ; elle vous viendra malgré vous. Je sais trop comment d’un soupçon on passe à un autre, et quelle pente rapide nous emporte d’un premier désenchantement à un dégoût injurieux ! Or, moi, tenez, j’en ai assez bu, de ce fiel ! je n’en veux plus, et je ne m’en fais pas accroire, je ne suis plus capable de subir ce que j’ai subi ; je vous l’ai dit dès le premier jour, et, si vous l’avez oublié, moi, je m’en souviens. Éloignons donc cette idée de mariage, ajouta-t-elle, et restons amis. Je reprends provisoirement ma parole, jusqu’à ce que je puisse compter sur votre estime, telle que je croyais la posséder. Si vous ne voulez pas vous soumettre à une épreuve, quittons-nous tout de suite. Quant à moi, je vous jure que je ne veux rien vous devoir, pas même le plus léger service, dans la position où je suis. Cette position, je veux vous la dire, car il faut que vous compreniez ma volonté. Je me trouve ici logée et nourrie sur parole, car je n’ai absolument rien, j’ai tout confié à Vicentino pour les frais du voyage de Laurent ; mais il se trouve que je sais faire de la dentelle plus vite et mieux que les femmes du pays, et, en attendant que je reçoive de Gênes l’argent qui m’est dû, je peux gagner ici, au jour le jour, de quoi, sinon récompenser, du moins défrayer ma bonne hôtesse de la très-frugale nourriture qu’elle me fournit. Je n’éprouve ni humiliations, ni souffrance de cet état de choses, et il faut qu’il dure jusqu’à ce que mon argent arrive. Je verrai alors quel parti j’ai à prendre. Jusque-là, retournez à la Spezzia, et venez me voir quand vous voudrez ; je ferai de la dentelle, tout en causant avec vous.

Palmer dut se soumettre, et il se soumit de bonne grâce. Il espérait regagner la confiance de Thérèse, et il sentait bien l’avoir ébranlée par sa faute.