Calmann-Lévy (p. 85-93).



VIII


Palmer, forcé réellement de rester à Florence et d’en éloigner Thérèse, fut frappé d’un coup mortel en la voyant partir. Cependant le danger qu’il redoutait n’existait pas. La chaîne ne pouvait pas être renouée. Laurent ne songea même pas à émouvoir les sens de Thérèse ; mais, certain de n’avoir pas perdu son cœur, il résolut de reprendre son estime. Il le résolut, disons-nous ? Non, il ne fit aucun calcul, il éprouva tout naturellement le besoin de se relever aux yeux de cette femme qui avait grandi dans son esprit. S’il l’eût implorée en ce moment, elle lui eût résisté sans peine, elle l’eût peut-être méprisé. Il s’en garda bien, ou plutôt il n’y songea pas. Il fut trop bien inspiré pour commettre une pareille faute. Il prit de bonne foi et d’enthousiasme le rôle du cœur brisé, de l’enfant soumis et châtié, si bien qu’au bout du voyage, Thérèse se demandait si ce n’était pas lui la victime de ce fatal amour.

Pendant ces trois jours de tête-à-tête, Thérèse se trouva heureuse auprès de Laurent. Elle voyait s’ouvrir une nouvelle ère de sentiments exquis, une route inexplorée, puisque, dans cette voie, elle avait jusque-là marché seule. Elle savourait la douceur d’aimer sans remords, sans inquiétude et sans combat, un être pâle et faible, qui n’était plus pour ainsi dire qu’une âme, et qu’elle s’imaginait retrouver dès cette vie, dans le paradis des pures essences, comme on rêve de se retrouver après la mort.

Et puis elle avait été profondément froissée et humiliée par lui, brouillée et irritée contre elle-même ; cet amour, accepté avec tant de vaillance et de grandeur, lui avait laissé une flétrissure, comme eût fait un entraînement de pure galanterie. Il était venu un moment où elle s’était méprisée de s’être laissé si grossièrement tromper. Elle se sentait donc renaître, et elle se réconciliait avec le passé en voyant pousser sur ce tombeau de la passion ensevelie une fleur d’amitié enthousiaste plus belle que la passion, même dans ses meilleurs jours.

C’est le 10 mai qu’ils arrivèrent à la Spezzia, une petite ville pittoresque à demi génoise et à demi florentine, au fond d’une rade bleue et unie comme le plus beau ciel. Ce n’était pas encore la saison des bains de mer. Le pays était une solitude enchantée, le temps frais et délicieux. À la vue de cette belle eau tranquille, Laurent, que la voiture avait un peu fatigué, se décida pour le voyage par mer. On s’informa des moyens de transport ; un petit bateau à vapeur partait pour Gênes deux fois par semaine. Thérèse fut contente que le jour du départ ne fût pas pour le soir même. C’étaient vingt-quatre heures de repos pour son malade. Elle lui fit retenir une cabine sur ce bateau pour le lendemain soir.

Laurent, tout affaibli qu’il se sentait encore, ne s’était jamais si bien porté. Il avait un sommeil et un appétit d’enfant. Cette douce langueur des premiers jours de la complète guérison jetait son âme dans un trouble délicieux. Le souvenir de sa vie passée s’effaçait comme un mauvais rêve. Il se sentait et se croyait transformé radicalement pour toujours. Dans ce renouvellement de sa vie, il n’avait plus la faculté de souffrir. Il quittait Thérèse avec une sorte de joie triomphante au milieu de ses larmes. Cette soumission aux arrêts de la destinée était à ses yeux une expiation volontaire dont elle devait lui tenir compte. Il ne l’avait pas provoquée, mais il l’acceptait au moment où il sentait le prix de ce qu’il avait méconnu. Il poussait ce besoin de s’immoler au point de lui dire qu’elle devait aimer Palmer, qu’il était le meilleur des amis et le plus grand des philosophes. Puis, il s’écriait tout à coup :

— Ne me dis rien, chère Thérèse ! Ne me parle pas de lui ! Je ne me sens pas encore assez fort pour t’entendre dire que tu l’aimes. Non, tais-toi ! j’en mourrais !… Mais sache que je l’aime aussi ! Que puis-je te dire de mieux ?

Thérèse ne prononça pas une seule fois le nom de Palmer ; et, dans les moments où Laurent, moins héroïque, la questionnait indirectement, elle lui répondait :

— Tais-toi. J’ai un secret que je te dirai plus tard, et qui n’est pas ce que tu crois. Tu ne pourrais pas le deviner, ne cherche pas.

Ils passèrent le dernier jour à parcourir en barque la rade de la Spezzia. Ils se faisaient mettre à terre de temps en temps pour cueillir sur les rives de belles plantes aromatiques qui croissent dans le sable et jusque dans les premiers remous du flot indolent et clair. L’ombrage est rare sur ces beaux rivages d’où s’élancent à pic des montagnes couvertes de buissons en fleur. La chaleur se faisant sentir, dès qu’ils apercevaient un groupe de pins, ils s’y faisaient conduire. Ils avaient apporté leur dîner, qu’ils mangèrent ainsi sur l’herbe, au milieu des touffes de lavande et de romarin. La journée passa comme un rêve, c’est-à-dire qu’elle fut courte comme un instant, et qu’elle résuma pourtant les plus douces émotions de deux existences.

Cependant le soleil baissait, et Laurent devenait triste. Il voyait de loin la fumée du Ferruccio, le bateau à vapeur de la Spezzia, que l’on chauffait pour le départ, et ce nuage noir passait sur son âme. Thérèse vit qu’il fallait le distraire jusqu’au dernier moment, et elle demanda au batelier ce qu’il y avait encore à voir dans la baie.

— Il y a, répondit-il, l’île Palmaria et la carrière de marbre portor. Si vous voulez y aller, vous pourrez vous y embarquer. Le vapeur y passe pour prendre la mer, car il s’arrête en face, à Porto-Venere, pour recevoir des passagers ou des marchandises. Vous aurez tout le temps de gagner son bord. Je réponds de tout.

Les deux amis se firent conduire à l’île Palmaria.

C’est un bloc de marbre à pic sur la mer et qui s’abaisse en pente douce et fertile du côté du golfe : il y a de ce côté quelques habitations à mi-côte et deux villas sur le rivage. Cette île est plantée, comme une défense naturelle, à l’entrée du golfe ; dont la passe est fort étroite entre l’île et le petit port jadis consacré à Vénus. De là le nom de Porto-Venere.

Rien dans l’affreuse bourgade ne justifie ce nom poétique, mais sa situation sur les rochers nus, battus de flots agités, car ce sont les premiers flots de la véritable mer qui s’engouffrent dans la passe, est des plus pittoresques. On ne saurait imaginer un décor plus frappant pour caractériser un nid de pirates. Les maisons, noires et misérables, rongées par l’air salin, s’échelonnent, démesurément hautes, sur le roc inégal. Pas une vitre qui ne soit brisée à ces petites fenêtres, qui semblent des yeux inquiets occupés à guetter une proie à l’horizon. Pas un mur qui ne soit dépouillé de son ciment, tombant en grandes plaques comme des voiles déchirées par la tempête. Pas une ligne d’aplomb dans ces constructions appuyées les unes contre les autres et près de crouler toutes ensemble. Tout cela monte jusqu’à l’extrémité du promontoire, où tout cesse brusquement, et que terminent un vieux fort tronqué et l’aiguille d’un petit clocher planté en vigie en face de l’immensité. Derrière ce tableau, qui forme un plan détaché sur les eaux marines, s’élèvent d’énormes rochers d’une teinte livide, dont la base, irisée par les reflets de la mer, semble plonger dans quelque chose d’indécis et d’impalpable comme la couleur du vide.

C’est de la carrière de marbre de l’île Palmaria, de l’autre côté de l’étroite passe, que Laurent et Thérèse contemplaient cet ensemble pittoresque. Le soleil couchant jetait sur les premiers plans un ton rougeâtre qui confondait en une seule masse, homogène d’aspect, les rochers, les vieux murs et les ruines, à ce point que tout, l’église même, semblait taillé dans le même bloc, tandis que les grands rochers du dernier plan baignaient dans une lumière d’un vert glauque.

Laurent fut frappé de ce spectacle, et, oubliant tout, il l’embrassa d’un regard de peintre où Thérèse vit rayonner, comme dans un miroir, tous les feux du ciel embrasé.

— Dieu merci ! pensa-t-elle, voilà enfin l’artiste qui se réveille !

En effet, depuis sa maladie, Laurent n’avait pas eu une pensée pour son art.

La carrière n’offrant que l’intérêt d’un moment, celui de voir de gros blocs d’un beau marbre noir veiné de jaune d’or, Laurent voulut gravir la pente rapide de l’île pour regarder de haut la pleine mer, et il s’avança, sous un bois de pins assez peu praticable, jusqu’à une corniche de lichens où il se vit tout à coup comme perdu dans l’espace. Le rocher surplombait la mer, qui avait rongé sa base et qui s’y brisait avec un bruit formidable. Laurent, qui ne croyait pas cette côte si escarpée, fut saisi d’un tel vertige, que, sans Thérèse, qui l’avait suivi et qui le contraignit de glisser tout de son long en arrière, il se serait laissé tomber dans le gouffre.

En ce moment, elle le vit pris de terreur et l’œil hagard, comme elle l’avait vu dans la forêt de ***

— Qu’est-ce donc ? lui dit-elle. Voyons, est-ce encore un rêve ?

— Non ! non ! s’écria-t-il en se relevant et en s’attachant à elle comme s’il eût cru se retenir à une force immuable ; ce n’est plus le rêve, c’est la réalité ! C’est la mer, l’affreuse mer qui va m’emporter tout à l’heure ! c’est l’image de la vie où je vais retomber ! c’est l’abîme qui va se creuser entre nous ! c’est le bruit monotone, infatigable, odieux que j’allais écouter la nuit dans la rade de Gênes, et qui me hurlait le blasphème aux oreilles ! c’est cette houle brutale que je m’exerçais à dompter dans une barque, et qui me portait fatalement vers un abîme plus profond et plus implacable encore que celui des eaux ! Thérèse, Thérèse, sais-tu ce que tu fais en me jetant en proie à ce monstre qui est là, et qui ouvre déjà sa gueule hideuse pour dévorer ton pauvre enfant ?

— Laurent ! lui dit-elle en lui secouant le bras, Laurent, m’entends-tu ?

Il parut s’éveiller dans un autre monde en reconnaissant la voix de Thérèse ; car, en l’interpellant, il s’était cru seul ; et il se retourna avec surprise en voyant que l’arbre auquel il se cramponnait n’était autre chose que le bras tremblant et fatigué de son amie.

— Pardon ! pardon ! lui dit-il, c’est un dernier accès, ce n’est rien. Partons !

Et il descendit précipitamment le versant qu’il avait monté avec elle.

Le Ferruccio arrivait à toute vapeur du fond de la Spezzia.

— Mon Dieu, le voilà ! dit-il. Qu’il va vite ! s’il pouvait sombrer avant d’être ici !

— Laurent ! reprit Thérèse d’un ton sévère.

— Oui, oui, ne crains rien, mon amie, me voilà tranquille. Ne sais-tu pas qu’à présent il suffit d’un regard de toi pour que j’obéisse avec joie ? Allons, la barque ! Allons, c’en est fait ! Je suis calme, je suis content ! Donne-moi ta main, Thérèse. Tu vois, je ne t’ai pas demandé un seul baiser depuis trois jours de tête-à-tête ! Je ne te demande que cette main loyale. Souviens-toi du jour où tu m’as dit : « N’oublie jamais qu’avant d’être ta maîtresse, j’ai été ton amie ! » Eh bien, voilà ce que tu souhaitais, je ne te suis plus rien, mais je suis à toi pour la vie !…

Il s’élança dans la barque, croyant que Thérèse resterait sur le rivage de l’île, et que cette barque reviendrait la prendre quand il serait remonté à bord du Ferruccio ; mais elle sauta auprès de lui. Elle voulait s’assurer, disait-elle, que le domestique qui devait accompagner Laurent, et qui s’était embarqué avec les paquets à la Spezzia, n’avait rien oublié de ce qui était nécessaire à son maître pour le voyage.

Elle profita donc du temps d’arrêt que faisait le petit steamer devant Porto-Venere, pour monter à bord avec Laurent. Vicentino, le domestique en question, les y attendait. On se souvient que c’était un homme de confiance choisi par M. Palmer. Thérèse le prit à l’écart.

— Vous avez la bourse de votre maître ? lui dit-elle. Je sais qu’il vous a chargé de veiller à tous les frais du voyage. Combien vous a-t-il confié ?

— Deux cents lire florentines, signora ; mais je pense qu’il a sur lui son portefeuille.

Thérèse avait examiné les poches des habits de Laurent pendant qu’il dormait. Elle avait trouvé le portefeuille, elle le savait à peu près vide. Laurent avait dépensé beaucoup à Florence ; les frais de sa maladie avaient été très-considérables. Il avait remis à Palmer le reste de sa petite fortune, en le chargeant de faire ses comptes, et il ne les avait pas regardés. En fait de dépense, Laurent était un véritable enfant, qui ne savait encore le prix de rien à l’étranger, pas même la valeur des monnaies des diverses provinces. Ce qu’il avait confié à Vicentino lui paraissait devoir durer longtemps, et il n’y avait pas de quoi gagner la frontière pour un homme qui n’avait pas la moindre notion de prévoyance.

Thérèse remit à Vicentino tout ce qu’elle possédait en ce moment en Italie, et même sans garder ce qui lui était nécessaire pour elle-même pendant quelques jours ; car, en voyant Laurent s’approcher, elle n’eut pas le temps de reprendre quelques pièces d’or dans le rouleau qu’elle glissa précipitamment au domestique, en lui disant :

— Voilà ce qu’il avait dans ses poches ; il est fort distrait, il aime mieux que vous vous en chargiez.

Et elle se retourna vers l’artiste pour lui donner une dernière poignée de main. Elle le trompait sans remords cette fois. Elle l’avait vu irrité et désespéré lorsqu’elle avait autrefois voulu payer ses dettes ; maintenant, elle n’était plus pour lui qu’une mère, elle avait le droit d’agir comme elle le faisait.

Laurent n’avait rien vu.

— Encore un moment, Thérèse ! lui dit-il d’une voix étranglée par les larmes. On sonnera une cloche pour avertir ceux qui ne sont pas du voyage de descendre à leurs barques.

Elle passa son bras sous le sien et alla voir sa cabine, qui était assez commode pour dormir, mais qui sentait le poisson d’une manière révoltante. Thérèse chercha son flacon pour le lui laisser ; mais elle l’avait perdu sur le rocher de Palmaria.

— De quoi vous inquiétez-vous ? lui dit-il, attendri de toutes ses gâteries. Donnez-moi une de ces lavandes sauvages que nous avons cueillies ensemble là-bas, dans les sables.

Thérèse avait mis ces fleurs dans le corsage de sa robe ; c’était comme un gage d’amour à lui laisser. Elle trouva quelque chose d’indélicat ou tout au moins d’équivoque dans cette idée, et son instinct de femme s’y refusa ; mais, comme elle se penchait sur la bande du steamer, elle vit, dans une des barques d’attente attachées à l’escale, un enfant qui présentait aux passagers de gros bouquets de violettes. Elle chercha dans sa poche une dernière pièce de monnaie qu’elle y trouva avec joie et qu’elle jeta au petit marchand, pendant que celui-ci lui lançait son plus beau bouquet par-dessus le bord ; elle le reçut adroitement et le répandit dans la cabine de Laurent, qui comprit la suprême pudeur de son amie, mais qui ne sut jamais que ces violettes étaient payées avec la seule et dernière obole de Thérèse.

Un jeune homme dont les habits de voyage et la tournure aristocratique contrastaient avec ceux des passagers, presque tous marchands d’huile d’olive ou petits négociants côtiers, passa auprès de Laurent, et, l’ayant regardé, lui dit :

— Tiens ! c’est vous !

Ils se serrèrent la main avec cette parfaite froideur de geste et de physionomie qui est le cachet des gens du bon ton. C’était pourtant un de ces anciens compagnons de plaisir que Laurent avait appelés, en parlant d’eux à Thérèse dans ses jours d’ennui, ses meilleurs, ses seuls amis. Il ajoutait dans ces moments-là : « Les gens de ma classe ! » car il n’avait jamais de dépit contre Thérèse sans se rappeler qu’il était gentilhomme.

Mais Laurent était bien amendé, et, au lieu de se réjouir de cette rencontre, il donna intérieurement au diable ce témoin importun de son dernier adieu à Thérèse. M. de Vérac, c’était le nom de l’ancien ami, connaissait Thérèse pour lui avoir été présenté par Laurent à Paris, et, l’ayant respectueusement saluée, il lui dit qu’il avait bien bonne chance de rencontrer sur ce pauvre petit Ferruccio deux compagnons de voyage comme elle et Laurent.

— Mais je ne suis pas des vôtres, répondit-elle ; je reste ici, moi.

— Comment, ici ? Où ? À Porto-Venere ?

— En Italie.

— Bah ! alors Fauvel va faire vos commissions à Gênes, et il revient demain ?

— Non ! dit Laurent impatienté de cette curiosité, qui lui parut indiscrète : je vais en Suisse, et mademoiselle Jacques n’y va pas. Cela vous étonne ? Eh bien, sachez que mademoiselle Jacques me quitte, et que j’en ai beaucoup de chagrin. Comprenez-vous ?

— Non ! dit Vérac en souriant ; mais je ne suis pas forcé…

— Si fait ; il faut comprendre ce qui est, reprit Laurent avec une vivacité un peu altière ; j’ai mérité ce qui m’arrive, et je m’y soumets, parce que mademoiselle Jacques, sans tenir compte de mes torts, a daigné être une sœur et une mère pour moi dans une maladie mortelle que je viens de faire ; donc, je lui dois autant de reconnaissance que de respect et d’amitié.

Vérac fut très-surpris de ce qu’il entendait. C’était une histoire qui pour lui ne ressemblait à rien. Il s’éloigna par discrétion, après avoir dit à Thérèse que rien de beau ne l’étonnait de sa part ; mais il observa du coin de l’œil les adieux des deux amis. Thérèse, debout sur l’escale, pressée et poussée par les indigènes qui s’embrassaient tumultueusement et bruyamment au son de la cloche du départ, donna un baiser maternel au front de Laurent. Ils pleuraient tous deux ; puis elle descendit dans la barque, et se fit aborder à l’informe et sombre escalier de roches plates qui donnait entrée à la bourgade de Porto-Venere.

Laurent s’étonna de la voir prendre cette direction au lieu de retourner à la Spezzia :

— Ah ! pensa-t-il en fondant en larmes, Palmer est là sans doute qui l’attend !

Mais, au bout de dix minutes, comme le Ferruccio, après avoir pris la mer avec quelque effort, tournait en face du promontoire, Laurent, en jetant une dernière fois les yeux vers ce triste rocher, vit, sur la plate-forme du vieux fort ruiné, une silhouette dont le soleil dorait encore la tête et les cheveux agités par le vent : c’était la chevelure blonde de Thérèse et sa forme adorée. Elle était seule. Laurent lui tendit les bras avec transport ; puis il joignit les mains en signe de repentir, et ses lèvres murmurèrent deux mots que la brise emporta :

— Pardon ! pardon !

M. de Vérac regardait Laurent avec stupeur, et Laurent, l’homme le plus chatouilleux de la terre à l’endroit du ridicule, ne se souciait pas du regard de son ancien compagnon de débauche. Il mettait même une sorte d’orgueil à le braver en ce moment.

Quand la côte eût disparu dans la brume du soir, Laurent se trouva assis sur un banc auprès de Vérac.

— Ah çà ! lui dit celui-ci, contez-moi donc cette étrange aventure ! Vous m’en avez trop dit pour me laisser en si beau chemin : tous vos amis de Paris je pourrais dire tout Paris, puisque vous êtes un homme célèbre, va me demander quel dénoûment a eu votre liaison avec mademoiselle Jacques, qui est trop en vue aussi pour ne pas exciter la curiosité. Que répondrai-je ?

— Que vous m’avez vu fort triste et fort sot. Ce que je vous ai dit se résume en trois paroles. Faut-il vous les redire ?

— C’est donc vous qui l’avez abandonnée le premier ? J’aime mieux cela pour vous !

— Oui, je vous entends, c’est un ridicule que d’être trahi, c’est une gloire que d’avoir pris les devants. C’est comme cela que je raisonnais autrefois avec vous, c’était notre code ; mais j’ai tout à fait changé de notions sur tout cela depuis que j’ai aimé. J’ai trahi, j’ai été quitté, j’en suis au désespoir : donc, nos anciennes théories n’avaient pas le sens commun. Trouvez dans cette science de la vie que nous avons pratiquée ensemble un argument qui me débarrasse de mon regret et de ma souffrance, et je dirai que vous avez raison.

— Je ne chercherai pas d’arguments, mon cher, la souffrance ne se raisonne pas. Je vous plains, puisque vous voilà malheureux ; seulement, je me demande s’il existe une femme qui mérite d’être tant pleurée, et si mademoiselle Jacques n’eût pas mieux fait de vous pardonner une infidélité que de vous renvoyer désolé comme vous voilà. Pour une mère, je la trouve dure et vindicative !

— C’est que vous ne savez pas combien j’ai été coupable et absurde. Une infidélité ! elle me l’eût pardonnée, j’en suis sûr ; mais des injures, des reproches… pis que cela, Vérac ! je lui ai dit le mot qu’une femme qui se respecte ne peut pas oublier : Vous m’ennuyez !

— Oui, le mot est dur, surtout quand il est vrai. Mais s’il ne l’était pas ? si c’était un simple moment d’humeur ?

— Non ! c’était de la lassitude morale. Je n’aimais plus ! Ou, tenez, c’était pis ; je n’ai jamais pu l’aimer quand elle était à moi. Retenez cela, Vérac, riez si bon vous semble, mais retenez-le pour votre gouverne. Il est fort possible qu’un beau matin vous vous réveilliez harassé de faux plaisirs et violemment épris d’une femme honnête. Cela peut vous arriver tout comme à moi, car je ne vous crois pas plus débauché que je ne l’ai été. Eh bien, quand vous aurez vaincu la résistance de cette femme, il vous arrivera probablement ce qui m’est arrivé : c’est qu’ayant pris la funeste habitude de faire l’amour avec des femmes que l’on méprise, vous soyez condamné à retomber dans ces besoins de liberté farouche dont l’amour élevé a horreur. Alors vous vous sentirez comme un animal sauvage dompté par un enfant et toujours prêt à le dévorer pour rompre sa chaîne. Et, un jour que vous aurez tué le faible gardien, vous vous enfuirez tout seul, rugissant de joie et secouant la crinière ; mais alors… alors les bêtes du désert vous feront peur, et, pour avoir connu la cage, vous n’aimerez plus la liberté. Si peu et si mal que votre cœur eût accepté le lien, il le regrettera dès qu’il l’aura brisé, et il se trouvera saisi de l’horreur de la solitude, sans pouvoir faire un choix entre l’amour et le libertinage. C’est là un mal que vous ne connaissez pas encore. Que Dieu vous préserve de le connaître ! Et, en attendant, moquez-vous comme je faisais, moi ! Cela n’empêchera pas votre jour de venir, si la débauche n’a pas encore fait de vous un cadavre !

M. de Vérac laissa couler en souriant ce torrent d’idéal qu’il écoutait comme une cavatine bien chantée au Théâtre-Italien. Laurent était sincère à coup sûr ; mais peut-être son auditeur avait-il raison de ne pas attacher trop d’importance à son désespoir.