Calmann-Lévy (p. 107-113).



XI


Il fut décidé que le mariage aurait lieu en Amérique. Palmer se faisait une joie suprême de présenter Thérèse à sa mère et de recevoir sous les yeux de celle-ci la bénédiction nuptiale. La mère de Thérèse ne pouvait se promettre le bonheur d’y assister, quand même la cérémonie aurait lieu en France. Elle en était dédommagée par la joie qu’elle éprouvait à voir sa fille engagée à un homme raisonnable et dévoué. Elle ne pouvait souffrir Laurent, et elle avait toujours tremblé que Thérèse ne retombât sous son joug.

L’Union faisait ses apprêts de départ. Le capitaine Lawson offrait d’emmener Palmer et sa fiancée. C’était une fête à bord, de penser qu’on ferait la traversée avec ce couple aimé. Le jeune enseigne réparait son impertinente entreprise par l’attitude la plus respectueuse et par l’estime la plus sincère pour Thérèse.

Thérèse, ayant tout préparé pour s’embarquer le 18 août, reçut une lettre de sa mère, qui la suppliait de venir d’abord à Paris, ne fût-ce que pour vingt-quatre heures. Elle devait y venir elle-même pour des affaires de famille. Qui savait quand Thérèse pourrait revenir d’Amérique ? Cette pauvre mère n’était pas heureuse par ses autres enfants, que l’exemple d’un père défiant et irrité rendait insoumis et froids envers elle. Aussi elle adorait Thérèse, qui seule avait été vraiment pour elle une fille tendre et une amie dévouée. Elle voulait la bénir et l’embrasser, peut-être pour la dernière fois, car elle se sentait vieille avant l’âge, malade et fatiguée d’une vie sans sécurité et sans expansion.

Palmer fut plus contrarié de cette lettre qu’il ne voulut l’avouer. Bien qu’il eût toujours admis avec une apparente satisfaction la certitude d’une amitié durable entre lui et Laurent, il n’avait pas cessé d’être inquiet malgré lui des sentiments qui pouvaient se réveiller dans le cœur de Thérèse lorsqu’elle le reverrait. À coup sûr, il ne s’en rendait pas compte quand il proclamait le contraire ; mais il s’en aperçut quand le canon du navire américain fit retentir les échos du golfe de la Spezzia de ses adieux répétés durant toute la journée du 18 août.

Chacune de ces explosions le faisait tressaillir, et, à la dernière, il se tordit les mains jusqu’à les faire craquer.

Thérèse s’en étonna. Elle n’avait plus rien pressenti des anxiétés de Palmer depuis l’explication qu’ils avaient eue ensemble au commencement de leur séjour en ce pays.

— Mon Dieu, qu’est-ce donc ? s’écria-t-elle en le regardant avec attention. Quel pressentiment avez-vous ?

— Oui ! c’est cela, répondit Palmer à la hâte. C’est un pressentiment… pour Lawson, mon ami d’enfance. Je ne sais pourquoi… Oui, oui, c’est un pressentiment !

— Vous croyez qu’un malheur lui arrivera en mer ?

— Peut-être ? Qui sait ? Enfin vous n’y serez pas exposée, grâce au ciel, puisque nous allons à Paris.

L’Union passe à Brest et s’y arrête quinze jours. C’est là que nous irons nous embarquer ?

— Oui, oui, sans doute, si d’ici là il n’arrive pas une catastrophe.

Et Palmer resta triste et accablé, sans que Thérèse devinât ce qui se passait en lui. Comment l’eût-elle deviné ? Laurent était aux eaux de Baden. Palmer le savait bien, et Laurent était occupé aussi de projets de mariage, comme il l’avait écrit.

Ils partirent le lendemain en poste, et, sans s’arrêter nulle part, ils rentrèrent en France par Turin et le mont Cenis.

Ce voyage fut d’une tristesse extraordinaire. Palmer voyait partout des signes de malheur ; il avouait des superstitions et des faiblesses d’esprit qui n’étaient nullement dans son caractère. Lui, si calme et si facile à servir, il s’abandonnait à des colères inouïes contre les postillons, contre les routes, contre les douaniers, contre les passants. Thérèse ne l’avait jamais vu ainsi. Elle ne put se défendre de le lui dire. Il lui répondit un mot insignifiant, mais avec une expression de visage si sombre et un accent de dépit si marqué, qu’elle eut peur de lui, de l’avenir par conséquent.

Il y a une destinée implacable pour certaines existences. Pendant que Thérèse et Palmer rentraient en France par le mont Cenis, Laurent y rentrait par Genève. Il arriva à Paris quelques heures avant eux, préoccupé d’un vif souci. Il avait enfin découvert que, pour le faire voyager pendant quelques mois, Thérèse s’était dépouillée en Italie de tout ce qu’elle possédait alors, et il avait appris (car tout se découvre tôt ou tard), d’une personne qui avait passé à la Spezzia à cette époque, que mademoiselle Jacques vivait à Porto-Venere dans un état de gêne extraordinaire, et faisait de la dentelle pour payer un logement de six livres par mois.

Humilié et repentant, irrité et désolé, il voulait savoir à quoi s’en tenir sur la situation présente de Thérèse. Il la savait trop fière pour vouloir rien accepter de Palmer, et il se disait avec vraisemblance que, si elle n’avait pas été payée de ses travaux à Gênes, elle avait dû faire vendre ses meubles à Paris.

Il courut aux Champs-Elysées, frémissant de trouver des inconnus installés dans cette chère petite maison dont il n’approchait qu’avec un violent battement de cœur. Comme il n’y avait pas de portier, il dut sonner à la grille du jardin, sans savoir quelle figure allait venir lui répondre. Il ignorait le prochain mariage de Thérèse, il ignorait même qu’elle fût libre de se marier. Une dernière lettre qu’elle lui avait écrite à ce sujet était arrivée à Baden le lendemain de son départ.

Sa joie fut extrême de voir la porte ouverte par la vieille Catherine. Il lui sauta au cou ; mais tout aussitôt il devint triste en voyant la figure consternée de cette bonne femme.

— Et que venez-vous faire ici ? lui dit-elle avec humeur. Vous savez donc que mademoiselle arrive aujourd’hui ? Ne pouvez-vous la laisser tranquille ? Venez-vous encore faire son malheur ? On m’avait dit que vous vous étiez quittés, et j’en étais contente ; car, après vous avoir aimé, je vous détestais. Je voyais bien que vous étiez l’auteur de ses embarras et de ses peines. Allons, allons, ne restez pas ici à l’attendre, à moins que vous n’ayez juré de la faire mourir !

— Vous dites qu’elle arrive aujourd’hui ! s’écria Laurent à plusieurs reprises.

C’est tout ce qu’il avait entendu de la mercuriale de la vieille servante. Il entra dans l’atelier de Thérèse, dans le petit salon lilas et jusque dans la chambre à coucher, soulevant les toiles grises que Catherine avait étendues partout pour garantir les meubles. Il les regardait un à un, tous ces petits meubles curieux et charmants, objets d’art et de goût que Thérèse avait payés de son travail ; aucun ne manquait. Rien ne paraissait changé dans la situation que Thérèse s’était faite à Paris, et Laurent répétait d’un air un peu égaré en regardant Catherine, qui le suivait pas à pas d’un air soucieux :

— Elle arrive aujourd’hui !

En disant qu’il aimait une belle enfant d’un amour pur et blond comme elle, Laurent s’était vanté. Il avait pensé dire la vérité en écrivant à Thérèse avec l’exaltation à laquelle il s’abandonnait pour lui parler de lui-même, et qui contrastait si étrangement avec le ton moqueur et froid qu’il se croyait obligé de porter dans le monde. La déclaration qu’il avait dû faire à la jeune fille objet de ses rêves, il ne l’avait pas faite. Un oiseau ou un nuage qui avait passé le soir dans le ciel avait suffi pour déranger le fragile édifice de bonheur et d’expansion éclos le matin dans cette imagination d’enfant et de poëte. La peur d’être ridicule s’était emparée de lui, ou bien la crainte de guérir de son invincible et fatale passion pour Thérèse.

Il était là, ne répondant rien à Catherine, qui, pressée de tout préparer pour l’arrivée de sa chère maîtresse, se décida à le laisser seul. Laurent était en proie à une agitation inouïe. Il se demandait pourquoi Thérèse revenait à Paris sans l’en avoir averti. Y venait-elle en secret avec Palmer, ou bien avait-elle fait comme Laurent lui-même ? Lui avait-elle annoncé un bonheur qui n’existait pas encore, et dont la pensée était déjà évanouie ? Ce brusque et mystérieux retour ne cachait-il pas une rupture avec Dick ?

Laurent s’en réjouissait et s’en effrayait à la fois. Mille idées, mille émotions se contrariaient dans sa tête et dans ses nerfs. Il y eut un moment où il oublia insensiblement la réalité et se persuada que ces meubles couverts de toile grise étaient des tombes dans un cimetière. Il avait toujours eu horreur de la mort, et, malgré lui, il y pensait sans cesse. Il la voyait autour de lui sous toutes les formes. Il se crut entouré de linceuls, et se leva avec effroi en s’écriant :

— Qui est donc mort ? Est-ce Thérèse ? est-ce Palmer ? Je le vois, je le sens, quelqu’un est mort dans la région où je viens de rentrer !… Non, c’est toi, répondit-il en se parlant à lui-même, c’est toi qui as vécu dans cette maison les seuls jours de ta vie, et qui y rentres inerte, abandonné, oublié comme un cadavre !

Catherine revint sans qu’il y fit attention, enleva les toiles, épousseta les meubles, ouvrit toutes grandes les croisées, qui étaient fermées, ainsi que les persiennes, et mit des fleurs dans les grands vases de Chine posés sur les consoles dorées. Puis elle s’approcha de lui et lui dit :

— Eh bien, voyons, que faites-vous ici ?

Laurent sortit de son rêve, et, regardant autour de lui avec égarement, il vit les fleurs répétées dans les glaces, les meubles de Boule brillant au soleil, et tout cet air de fête qui avait succédé, comme par magie, à l’aspect funèbre de l’absence, qui ressemble tant en effet à la mort.

Son hallucination prit un autre cours.

— Ce que je fais ici ? dit-il en souriant d’un air sombre ; oui, qu’est-ce que je fais ici ? C’est fête aujourd’hui chez Thérèse, c’est un jour d’ivresse et d’oubli. C’est un rendez-vous d’amour que la maîtresse du logis a donné, et certes ce n’est pas moi qu’elle attend, moi, un mort ! Qu’est-ce qu’un cadavre a à voir dans cette chambre de noces ? Aussi que va-t-elle dire en me voyant là ? Elle dira comme toi, pauvre vieille, elle me dira : « Va-t’en ! ta place est dans un cercueil ! »

Laurent parlait comme dans la fièvre. Catherine eut pitié de lui.

— Il est fou, pensa-t-elle, il l’a toujours été.

Et, comme elle songeait à ce qu’elle lui dirait pour le renvoyer avec douceur, elle entendit qu’une voiture s’arrêtait dans la rue. Dans sa joie de revoir Thérèse, elle oublia Laurent et courut ouvrir.

Palmer était à la porte avec Thérèse ; mais, pressé de se débarrasser de la poussière du voyage et ne voulant pas laisser à Thérèse l’ennui de faire décharger la chaise de poste chez elle, il y remonta aussitôt, et donna l’ordre qu’on le conduisît à l’hôtel Meurice, en disant à Thérèse qu’il lui apporterait ses malles dans deux heures et viendrait dîner avec elle.

Thérèse embrassa sa bonne Catherine, et, tout en lui demandant comment elle s’était portée en son absence, elle entra dans la maison avec cette curiosité impatiente, inquiète ou joyeuse, que l’on éprouve instinctivement à revoir un lieu où l’on a longtemps vécu, si bien que Catherine n’eut pas le loisir de lui dire que Laurent était là, et qu’elle le surprit pâle, absorbé et comme pétrifié sur le sofa du salon. Il n’avait entendu ni la voiture, ni le bruit des portes ouvertes précipitamment. Il était encore plongé dans ses rêveries lugubres, quand il la vit devant lui. Il poussa un cri terrible, s’élança vers elle pour l’embrasser, et tomba suffoqué, presque évanoui à ses pieds.

Il fallut lui ôter sa cravate, et lui faire respirer de l’éther ; il étouffait, et les battements de son cœur étaient si violents, que tout son corps en était ébranlé comme de commotions électriques. Thérèse, effrayée de le voir ainsi, crut qu’il était retombé malade. Cependant la fraîcheur de la jeunesse lui revint bientôt, et elle remarqua qu’il avait engraissé. Il lui jura mille fois qu’il ne s’était jamais mieux porté, et qu’il était heureux de la voir embellie et de lui retrouver l’œil pur comme elle l’avait le premier jour de leur amour. Il se mit à genoux devant elle et lui baisa les pieds pour lui témoigner son respect et son adoration. Ses effusions étaient si vives, que Thérèse en fut inquiète et crut devoir se hâter de lui rappeler son prochain départ et son prochain mariage avec Palmer.

— Quoi ? qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que tu dis ? s’écria Laurent, pâle comme si la foudre lui tombée à ses pieds. Départ ! mariage !… Comment ? pourquoi ? Est-ce que je rêve encore ? est-ce que tu as dit ces mots-là ?

— Oui, répondit-elle, je te les dis. Je te les avais écrits ; tu n’as donc pas reçu ma lettre ?

— Départ ! mariage ! répétait Laurent ; mais tu disais autrefois que c’était impossible ! Souviens toi ! Il y a eu des jours où je regrettais de ne pouvoir faire taire les gens qui te déchiraient, en te donnant mon nom et ma vie entière. Et toi, tu disais : « Jamais, jamais, tant que cet homme vivra ! » Il est donc mort ? ou bien tu aimes Palmer comme tu ne m’as jamais aimé, puisque tu braves pour lui des scrupules que je trouvais fondés et un scandale affreux que je crois inévitable ?

— Le comte de *** n’est plus, et je suis libre.

Laurent fut si étourdi de cette révélation, qu’il oublia tous ses projets d’amitié fraternelle et désintéressée. Ce que Thérèse avait prévu à Gênes se réalisa dans les conditions les plus singulièrement déchirantes. Laurent se fit une idée exaltée du bonheur qu’il eût pu goûter en devenant le mari de Thérèse, et il versa des torrents de larmes sans qu’aucune parole de raison et de remontrance eût prise sur son âme troublée et désespérée. Sa douleur était si énergiquement exprimée et ses larmes si vraies, que Thérèse ne put se soustraire à l’émotion d’une scène pathétique et navrante. Elle n’avait jamais pu voir souffrir Laurent sans ressentir toutes les pitiés de la maternité grondeuse, mais vaincue. Elle essaya en vain de retenir ses propres larmes.

Ce n’étaient pas des larmes de regret, elle ne s’abusait pas sur ce vertige que Laurent éprouvait, et qui n’était autre chose qu’un vertige ; mais il agissait sur ses nerfs, et les nerfs d’une femme comme elle, c’étaient les propres fibres de son cœur, froissées par une souffrance qu’elle ne s’expliquait pas.

Elle réussit enfin à le calmer, et, en lui parlant avec douceur et tendresse, à lui faire accepter son mariage comme la plus sage et la meilleure solution pour elle et pour lui-même. Laurent en convenait avec un triste sourire.

— Oui, certes, disait-il, j’eusse fait un mari détestable, et lui, il te rendra heureuse ! Le ciel te devait cette récompense et ce dédommagement. Tu as bien raison de l’en remercier et de trouver que cela nous préserve, toi d’une existence misérable, moi de remords pires que les anciens. C’est parce que tout cela est si vrai, si sage, si logique et si bien arrangé que je suis si malheureux !

Et il recommençait à sangloter.

Palmer rentra sans qu’on l’eût entendu venir. Il était, en effet, sous le coup d’un pressentiment terrible, et, sans rien préméditer, il venait comme un jaloux en défiance, sonnant à peine et marchant sans faire crier les parquets. Il s’arrêta à la porte du salon et reconnut la voix de Laurent.

— Ah ! j’en étais bien sûr ! se dit-il en déchirant le gant qu’il s’était réservé de mettre justement à cette porte, apparemment pour se donner le temps de la réflexion avant d’entrer. Il crut devoir frapper.

— Entrez ! cria vivement Thérèse, étonnée que quelqu’un lui fit cette insulte de frapper à la porte de son salon.

En voyant que c’était Palmer, elle pâlit. Ce qu’il venait de faire était plus éloquent que bien des paroles, il la soupçonnait.

Palmer vit cette pâleur, et n’en put comprendre la véritable cause. Il vit aussi que Thérèse avait pleuré, et la physionomie décomposée de Laurent acheva de le troubler lui-même. Le premier regard qu’échangèrent involontairement ces deux hommes fut un regard de haine et de provocation ; puis ils marchèrent l’un sur l’autre, incertains s’ils se tendraient la main ou s’ils s’étrangleraient.

Laurent fut en ce moment le meilleur et le plus sincère des deux, car il avait des mouvements spontanés qui rachetaient toutes ses fautes. Il ouvrit les bras et embrassa Palmer avec effusion, sans lui cacher ses larmes, qui recommençaient à l’étouffer.

— Qu’est-ce donc ? lui dit Palmer en regardant Thérèse.

— Je ne sais, répondit-elle avec fermeté ; je viens de lui dire que nous partons pour nous marier. Il en prend du chagrin. Il croit apparemment que nous allons l’oublier. Dites-lui, Palmer, que, de loin comme de près, nous l’aimerons toujours.

— C’est un enfant gâté ! reprit Palmer. Il devrait savoir que je n’ai qu’une parole, et que je veux votre bonheur avant tout. Faudra-t-il donc que nous l’emmenions en Amérique pour qu’il cesse de s’affliger et de vous faire pleurer, Thérèse ?

Ces paroles furent dites d’un ton indéfinissable. C’était l’accent de l’amitié paternelle, mêlé de je ne sais quelle aigreur profonde et invincible.

Thérèse comprit. Elle demanda son châle et son chapeau en disant à Palmer :

— Nous allons dîner au cabaret. Catherine n’attendait que moi, et il n’y aurait pas ici de quoi dîner pour nous deux.

— Vous voulez dire pour nous trois, reprit Palmer, toujours moitié amer, moitié tendre.

— Mais, moi, je ne dîne pas avec vous, répondit Laurent, qui comprit enfin ce qui se passait dans l’esprit de Palmer. Je vous quitte ; je reviendrai vous dire adieu. Quel jour partez-vous ?

— Dans quatre jours, dit Thérèse.

— Au moins ! ajouta Palmer en la regardant d’une manière étrange ; mais ce n’est pas une raison pour que nous ne dînions pas tous trois ensemble aujourd’hui. Laurent, faites-moi ce plaisir. Nous irons aux Frères-Provençaux, et, de là, nous ferons un tour en voiture au bois de Boulogne. Cela nous rappellera Florence et les Cascine. Voyons, je vous prie.

— Je suis engagé, dit Laurent.

— Eh bien, dégagez-vous, reprit Palmer. Voilà du papier et des plumes ! Écrivez, écrivez, je vous prie !

Palmer parlait d’un ton si décidé, qu’il en était absolu. Laurent crut se rappeler que c’était son accent de rondeur accoutumé. Thérèse eût voulu qu’il refusât, et d’un regard elle eût pu le lui faire comprendre ; mais Palmer ne la perdait pas de vue, et il paraissait en train d’interpréter toutes choses d’une manière funeste.

Laurent était très-sincère. Quand il mentait, il était sa première dupe. Il se crut assez fort pour braver cette situation délicate, et il eut l’intention droite et généreuse de rendre à Palmer sa confiance d’autrefois. Malheureusement, lorsque l’esprit humain, emporté par de grandes aspirations, a gravi de certains sommets, s’il est pris de vertige, il ne descend plus, il se précipite. C’est ce qui arrivait à Palmer. Homme de cœur et de loyauté entre tous, il avait eu l’ambition de vouloir dominer les émotions intérieures d’une situation trop délicate. Ses forces le trahissaient ; qui pourrait l’en blâmer ? Et il s’élançait dans l’abîme, entraînant Thérèse et Laurent lui-même avec lui. Qui ne les plaindrait tous trois ? Tous trois avaient rêvé d’escalader le ciel et d’atteindre ces régions sereines où les passions n’ont plus rien de terrestre ; mais cela n’est pas donné à l’homme : c’est déjà beaucoup pour lui de se croire un instant capable d’aimer sans trouble et sans méfiance.

Le dîner fut d’une tristesse mortelle ; bien que Palmer, qui s’était emparé du rôle d’amphitryon, prît à cœur de faire servir à ses convives les mets et les vins les plus recherchés, tout leur parut amer, et Laurent, après de vains efforts pour se trouver dans la situation d’esprit qu’il avait savourée doucement à Florence au lendemain de sa maladie entre ces deux personnes, refusa de les suivre au bois de Boulogne. Palmer, qui, pour s’étourdir, avait bu un peu plus que de coutume, insista d’une manière impatientante pour Thérèse.

— Voyons, dit-elle, ne vous obstinez pas ainsi. Laurent a raison de refuser ; au bois de Boulogne, dans votre calèche découverte, nous serons en vue, et nous pouvons rencontrer des gens qui nous connaissent. Ils ne sont pas obligés de savoir dans quelle position exceptionnelle nous nous trouvons tous les trois, et pourraient bien penser, sur le compte de chacun de nous, des choses assez fâcheuses.

— Eh bien, rentrons chez vous, dit Palmer ; j’irai ensuite me promener seul, j’ai besoin de prendre l’air.

Laurent s’esquiva en voyant que c’était comme un parti pris chez Palmer de le laisser seul avec Thérèse, apparemment pour les surveiller ou les surprendre. Il rentra chez lui fort triste, en se disant que Thérèse n’était peut-être pas heureuse, et un peu content aussi malgré lui de pouvoir se dire que Palmer n’était pas au-dessus de la nature humaine, comme il se l’était imaginé, et comme Thérèse le lui avait dépeint dans ses lettres.

Nous passerons rapidement sur les huit jours qui suivirent, huit jours qui firent, d’heure en heure, tomber plus bas l’héroïque roman rêvé plus ou moins fortement par ces trois malheureux amis. La plus illusionnée avait été Thérèse, puisque, après des craintes et des prévisions assez sages, elle s’était résolue à engager sa vie, et que, quelles que fussent désormais les injustices de Palmer, elle devait et voulait lui tenir parole.

Palmer l’en dégagea tout d’un coup, après une série de soupçons plus outrageants par le silence que ne l’avaient été toutes les injures de Laurent. Un matin, Palmer, après avoir passé la nuit caché dans le jardin de Thérèse, allait se retirer lorsqu’elle parut auprès de la grille, et l’arrêta.

— Eh bien, lui dit-elle, vous avez veillé là pendant six heures, et je vous voyais de ma chambre. Êtes-vous bien convaincu que personne n’est venu chez moi cette nuit ?

Thérèse était irritée, et cependant, en provoquant l’explication que lui refusait Palmer, elle espérait encore le ramener à la confiance ; mais il en jugea autrement.

— Je vois, Thérèse, lui dit-il, que vous êtes lasse de moi, puisque vous exigez une confession après laquelle je serai méprisable à vos yeux. Il ne vous en eût pas coûté beaucoup cependant de les fermer sur une faiblesse dont je ne vous ai pas beaucoup importunée. Que ne me laissiez-vous souffrir en silence ? Vous ai-je injuriée et obsédée de sarcasmes amers, moi ? Vous ai-je écrit des volumes d’outrages pour venir le lendemain pleurer à vos pieds et vous faire des protestations délirantes, sauf à recommencer à vous torturer le lendemain ? Vous ai-je seulement adressé une question indiscrète ? Que ne dormiez-vous tranquillement cette nuit, pendant que j’étais assis sur ce banc sans troubler votre repos par des cris et des larmes ? Ne pouvez-vous me pardonner une souffrance dont je rougis peut-être, et que j’ai du moins l’orgueil de vouloir et de savoir cacher ? Vous avez pardonné bien plus à quelqu’un qui n’avait pas le même courage.

— Je ne lui ai rien pardonné, Palmer, puisque je l’ai quitté sans retour. Quant à cette souffrance, que vous avouez, et que vous croyez cacher si bien, sachez qu’elle est claire comme le jour à mes yeux, et que j’en souffre plus que vous-même. Sachez qu’elle m’humilie profondément, et que, venant d’un homme fort et réfléchi comme vous, elle me blesse cent fois plus que les outrages d’un enfant en délire.

— Oui, oui, c’est vrai, reprit Palmer. Ainsi vous voilà froissée par ma faute et à jamais irritée contre moi ! Eh bien, Thérèse, tout est fini entre nous. Faites pour moi ce que vous avez fait pour Laurent : gardez-moi votre amitié.

— Ainsi vous me quittez ?

— Oui, Thérèse ; mais je n’oublie pas que, quand vous avez daigné vous engager à moi, j’avais mis mon nom, ma fortune et ma considération à vos pieds. Je n’ai qu’une parole, et je tiendrai ce que je vous ai promis ; marions-nous ici, sans bruit et sans joie, acceptez mon nom et la moitié de mes revenus, et après…

— Après ? dit Thérèse.

— Après, je partirai, j’irai embrasser ma mère… et vous serez libre !

— Est-ce une menace de suicide que vous me faites là ?

— Non, sur l’honneur ! Le suicide est une lâcheté, surtout quand on a une mère comme la mienne. Je voyagerai, je recommencerai le tour du monde, et vous n’entendrez plus parler de moi !

Thérèse fut révoltée d’une telle proposition.

— Ceci, Palmer, lui dit-elle, me paraîtrait une mauvaise plaisanterie, si je ne vous connaissais pour un homme sérieux. J’aime à croire que vous ne me jugez pas capable d’accepter ce nom et cet argent que vous m’offrez comme la solution d’un cas de conscience. Ne revenez jamais sur une pareille proposition, j’en serais offensée.

— Thérèse ! Thérèse ! s’écria Palmer avec violence en lui serrant le bras jusqu’à le meurtrir, jurez-moi, sur le souvenir de l’enfant que vous avez perdu, que vous n’aimez plus Laurent, et je tombe à vos pieds pour vous supplier de me pardonner mon injustice.

Thérèse retira son bras meurtri et le regarda en silence. Elle était offensée jusqu’au fond de l’âme du serment qu’on lui demandait, et elle en trouvait la formule plus cruelle et plus brutale encore que le mal physique qu’elle venait de subir.

— Mon enfant, s’écria-t-elle enfin avec des sanglots étouffés, je te jure, à toi qui es dans le ciel, qu’aucun homme n’avilira plus ta pauvre mère !

Elle se leva et rentra dans sa chambre, où elle s’enferma. Elle se sentait tellement innocente envers Palmer, qu’elle ne pouvait accepter de descendre à une justification, comme une femme coupable. Et puis elle voyait un avenir horrible avec un homme qui savait si bien couver une jalousie profonde, et qui, après avoir par deux fois provoqué ce qu’il croyait être un danger pour elle, lui faisait un crime de sa propre imprudence. Elle songeait à l’affreuse existence de sa mère avec un mari jaloux du passé, et elle se disait avec raison qu’après le malheur d’avoir subi une passion comme celle de Laurent, elle avait été insensée de croire au bonheur avec un autre homme.

Palmer avait un fonds de raison et de fierté qui ne lui permettait pas non plus d’espérer de rendre Thérèse heureuse après une scène comme celle qui venait de se passer. Il sentait que sa jalousie ne guérirait pas, et il persistait à la croire fondée. Il écrivit à Thérèse :

« Mon amie, pardonnez-moi si je vous ai affligée ; mais il m’est impossible de ne pas reconnaître que j’allais vous entraîner dans un abîme de désespoir. Vous aimez Laurent, vous l’avez toujours aimé malgré vous, et vous l’aimerez peut-être toujours. C’est votre destinée. J’ai voulu vous y soustraire, vous le vouliez aussi. Je reconnais encore qu’en acceptant mon amour vous étiez sincère, et que vous avez fait tout votre possible pour y répondre. Je me suis fait, moi, beaucoup d’illusions ; mais, chaque jour, depuis Florence, je les sentais s’échapper. S’il eût persisté à être ingrat, j’étais sauvé ; mais son repentir et sa reconnaissance vous ont attendrie. Moi-même, j’en ai été touché, et je me suis pourtant efforcé de me croire tranquille. C’était en vain. Il y a eu dès lors entre vous deux, à cause de moi, des douleurs que vous ne m’avez jamais racontées, mais que j’ai bien devinées. Il reprenait son ancien amour pour vous, et vous, tout en vous défendant, vous regrettiez de m’appartenir. Hélas ! Thérèse, c’est alors pourtant que vous eussiez dû reprendre votre parole. J’étais prêt à vous la rendre. Je vous laissais libre de partir avec lui de la Spezzia : que ne l’avez vous fait ?

« Pardonnez-moi, je vous reproche d’avoir beaucoup souffert pour me rendre heureux et pour vous rattacher à moi. J’ai bien lutté aussi, je vous jure ! Et à présent, si vous voulez encore accepter mon dévouement, je suis prêt à lutter et à souffrir encore. Voyez si vous voulez souffrir vous-même, et si, en me suivant en Amérique, vous espérez guérir de cette malheureuse passion qui vous menace d’un avenir déplorable. Je suis prêt à vous emmener ; mais ne parlons plus de Laurent, je vous en supplie, et ne me faites pas un crime d’avoir deviné la vérité. Restons amis, venez demeurer chez ma mère, et si, dans quelques années, vous ne me trouvez pas indigne de vous, acceptez mon nom et le séjour de l’Amérique, sans aucune pensée de revenir jamais en France.

»

J’attendrai votre réponse huit jours à Paris.

« RICHARD. »

Thérèse rejeta une offre qui blessait sa fierté. Elle aimait encore Palmer, et cependant elle se sentait si offensée d’être reçue à merci sans avoir rien à se reprocher, qu’elle lui cacha le déchirement de son âme. Elle sentait aussi qu’elle ne pouvait reprendre aucune espèce de lien avec lui sans faire durer un supplice qu’il n’avait plus la force de dissimuler, et que leur vie serait désormais une lutte ou une amertume de tous les instants. Elle quitta Paris avec Catherine sans dire à personne où elle allait, et s’enferma dans une petite maison de campagne qu’elle loua, pour trois mois, en province.