Calmann-Lévy (p. 114-121).



XII


Palmer partit pour l’Amérique, emportant avec dignité une blessure profonde, mais ne pouvant admettre qu’il se fût trompé. Il avait dans l’esprit une obstination qui réagissait parfois sur son caractère, mais seulement pour lui faire accomplir résolument tel ou tel acte, et non pour persister dans une voie douloureuse et vraiment difficile. Il s’était cru capable de guérir Thérèse de son fatal amour, et, par sa foi exaltée, imprudente si l’on veut, il avait fait ce miracle ; mais voilà qu’il en perdait le fruit au moment de le recueillir, parce qu’au ciment de la dernière épreuve la foi lui manquait.

Il faut bien dire aussi que la plus mauvaise circonstance possible pour établir un lien sérieux, c’est de vouloir trop vite posséder une âme qui vient d’être brisée. L’aurore d’une pareille union se présente avec des illusions généreuses ; mais la jalousie rétrospective est un mal incurable et engendre des orages que la vieillesse même ne dissipe pas toujours.

Si Palmer eût été un homme vraiment fort, ou si sa force eût été plus calme et mieux raisonnée, il eût pu sauver Thérèse des désastres qu’il pressentait pour elle. Il l’eût dû peut-être, car elle s’était confiée à lui avec une sincérité et un désintéressement dignes de sollicitude et de respect ; mais beaucoup d’hommes qui ont l’aspiration et l’illusion de la force n’ont que de l’énergie, et Palmer était de ceux sur lesquels on peut se tromper longtemps. Tel qu’il était, il méritait à coup sûr les regrets de Thérèse. On verra bientôt qu’il était capable des mouvements les plus nobles et des actions les plus courageuses. Tout son tort était d’avoir cru à la durée inébranlable de ce qui était chez lui un effort spontané de la volonté.

Laurent ignora d’abord le départ de Palmer pour l’Amérique ; il fut consterné de trouver Thérèse partie aussi sans recevoir ses adieux. Il n’avait reçu d’elle que trois lignes :

« Vous avez été le seul confident en France de mon mariage projeté avec Palmer. Ce mariage est rompu. Gardez-nous-en le secret. Je pars. »

En écrivant ce peu de mots glacés à Laurent, Thérèse éprouvait une sorte d’amertume contre lui. Ce fatal enfant n’était-il pas la cause de tous les malheurs et de tous les chagrins de sa vie ?

Elle sentit pourtant bientôt que cette fois son dépit était injuste. Laurent s’était admirablement conduit avec Palmer et avec elle durant ces malheureux huit jours qui avaient tout perdu. Après la première émotion, il avait accepté la situation avec une grande candeur, et il avait fait tout son possible pour ne pas porter ombrage à Palmer. Il n’avait pas cherché une seule fois à tirer parti auprès de Thérèse des injustices de son fiancé. Il n’avait cessé de parler de lui avec respect et amitié. Par un bizarre concours de circonstances morales, c’est lui qui cette fois avait eu le beau rôle. Et puis Thérèse ne pouvait s’empêcher de reconnaître que, si Laurent était parfois insensé jusqu’à en être atroce, rien de petit et de bas ne pouvait approcher de sa pensée.

Durant les trois mois qui suivirent le départ de Palmer, Laurent continua à se montrer digne de l’amitié de Thérèse. Il avait su découvrir sa retraite, et il ne fit rien pour l’y troubler. Il lui écrivit pour se plaindre doucement de la froideur de son adieu, pour lui reprocher de n’avoir pas eu confiance en lui dans ses chagrins, de ne l’avoir pas traité comme son frère ; « n’était-il pas créé et mis au monde pour la servir, la consoler, la venger au besoin ? » Puis venaient des questions auxquelles Thérèse était bien forcée de répondre. Palmer l’avait-il outragée ? Fallait-il aller lui en demander raison ?

« Ai-je fait quelque imprudence qui t’ait blessée ? as-tu quelque chose à me reprocher ? Je ne le croyais pas, mon Dieu ! Si je suis la cause de ta douleur, gronde-moi, et, si je n’y suis pour rien, dis-moi que tu me permets de pleurer avec toi. »

Thérèse justifia Richard sans vouloir rien expliquer. Elle défendit à Laurent de lui parler de Palmer. Dans sa généreuse résolution de ne pas laisser une tache sur le souvenir de son fiancé, elle laissa croire que la rupture venait d’elle seule. C’était peut-être rendre à Laurent des espérances qu’elle n’avait jamais voulu lui laisser ; mais il est des situations où, quoi qu’on fasse, on commet des maladresses, et où l’on court fatalement à sa perte.

Les lettres de Laurent furent d’une douceur et d’une tendresse infinies. Laurent écrivait sans art, sans prétention, et souvent sans goût et sans correction. Il était tantôt emphatique de bonne foi et tantôt trivial sans pruderie. Avec tous leurs défauts, ses lettres étaient dictées par une conviction qui les rendait irrésistiblement persuasives, et on y sentait à chaque mot le feu de la jeunesse et la sève bouillante d’un artiste de génie.

En outre, Laurent se remit à travailler avec ardeur, avec la résolution de ne jamais retomber dans le désordre. Son cœur saignait des privations que Thérèse avait souffertes pour lui donner le mouvement, le bon air et la santé du voyage en Suisse. Il était résolu à s’acquitter au plus vite.

Thérèse sentit bientôt que l’affection de son pauvre enfant, comme il s’intitulait toujours, lui était douce, et que, si elle pouvait continuer ainsi, elle serait le plus pur et le meilleur sentiment de sa vie.

Elle l’encouragea par des réponses toutes maternelles à persévérer dans la voie de travail où il se disait rentré pour toujours. Ces lettres furent douces, résignées et d’une tendresse chaste ; mais Laurent y vit percer une tristesse mortelle. Thérèse avouait être un peu malade, et il lui venait des idées de mort dont elle riait avec une mélancolie navrante. Elle était réellement malade. Sans amour et sans travail, l’ennui la dévorait. Elle avait emporté une petite somme qui était le reste de ce qu’elle avait gagné à Gênes, et elle l’économisait strictement pour rester à la campagne le plus longtemps possible. Elle avait pris Paris en horreur. Et puis peut-être avait-elle senti peu à peu quelque désir et en même temps quelque frayeur de revoir Laurent changé, soumis et amendé de toutes façons, comme il se montrait dans ses lettres.

Elle espérait qu’il se marierait ; puisqu’il en avait eu une fois la velléité, cette bonne pensée pouvait revenir. Elle l’y encourageait. Il disait tantôt oui et tantôt non. Thérèse attendait toujours qu’aucune trace de l’ancien amour ne reparût dans les lettres de Laurent : il revenait bien toujours un peu, mais c’était avec une délicatesse exquise désormais, et ce qui dominait ces retours à un sentiment mal étouffé, c’était une tendresse suave, une sensibilité expansive, une sorte de piété filiale enthousiaste.

Quand l’hiver fut venu, Thérèse, se voyant au bout de ses ressources, fut forcée de revenir à Paris, où étaient sa clientèle et ses devoirs vis-à-vis d’elle-même. Elle cacha son retour à Laurent, ne voulant pas le revoir trop vite ; mais, par je ne sais quelle divination, il passa dans la rue peu fréquentée où était sa petite maison. Il vit les contrevents ouverts et entra, ivre de joie. C’était une joie naïve et presque enfantine, qui eût rendu ridicule et bégueule toute attitude de méfiance et de réserve. Il laissa dîner Thérèse, en la suppliant de venir le soir chez lui pour voir un tableau qu’il venait de finir et sur lequel il voulait absolument son avis avant de le livrer. C’était vendu et payé ; mais, si elle lui faisait quelque critique, il y travaillerait encore quelques jours. Ce n’était plus le temps déplorable où Thérèse « ne s’y connaissait pas, où elle avait le jugement étroit et réaliste des peintres de portrait, où elle était incapable de comprendre une œuvre d’imagination, » etc. Elle était maintenant « sa muse et sa puissance inspiratrice. Sans le secours de son divin souffle, il ne pouvait rien. Avec ses conseils et ses encouragements, son talent, à lui, tiendrait toutes ses promesses. »

Thérèse oublia le passé, et, sans être trop enivrée du présent, elle ne crut pas devoir refuser ce qu’un artiste ne refuse jamais à un confrère. Elle prit une voiture après son dîner et alla chez Laurent.

Elle trouva l’atelier illuminé et le tableau magnifiquement éclairé. C’était une belle et bonne chose que ce tableau. Cet étrange génie avait la faculté de faire, en se reposant, des progrès rapides que ne font pas toujours ceux qui travaillent avec persévérance. Il y avait eu, par suite de ses voyages et de sa maladie, une lacune d’un an dans son travail, et il semblait que, par la seule réflexion, il se fût débarrassé des défauts de sa première exubérance. En même temps, il avait acquis des qualités nouvelles qu’on n’eût pas cru appartenir à sa nature, la correction du dessin, la suavité des types, le charme de l’exécution, tout ce qui devait plaire désormais au public sans démériter auprès des artistes.

Thérèse fut attendrie et ravie. Elle lui exprima vivement son admiration. Elle lui dit tout ce qu’elle jugea propre à faire dominer chez lui le noble orgueil du talent sur tous les mauvais entraînements du passé. Elle ne trouva aucune critique à faire et lui défendit même de rien retoucher.

Laurent, modeste en ses manières et en son langage, avait plus d’orgueil que Thérèse ne voulait lui en donner. Il était, au fond du cœur, enivré de ses éloges. Il sentait bien que, de toutes les personnes capables de l’apprécier, elle était la plus ingénieuse et la plus attentive. Il sentait aussi revenir impérieusement ce besoin qu’il avait d’elle pour partager ses tourments et ses joies d’artiste, et cet espoir de devenir un maître, c’est-à-dire un homme, qu’elle seule pouvait lui rendre dans ses défaillances.

Quand Thérèse eut longtemps contemplé le tableau, elle se retourna pour voir une figure que Laurent la priait de regarder, en lui disant qu’elle en serait encore plus contente ; mais, au lieu d’une toile, Thérèse vit sa mère debout et souriante sur le seuil de la chambre de Laurent.

Madame C… était venue à Paris, ne sachant pas au juste le jour où Thérèse y reviendrait. Cette fois elle y était attirée par des affaires sérieuses : son fils se mariait, et M. C… était lui-même à Paris depuis quelque temps. La mère de Thérèse, sachant par elle qu’elle avait renoué sa correspondance avec Laurent et craignant l’avenir, était venue le surprendre pour lui dire tout ce qu’une mère peut dire à un homme pour l’empêcher de faire le malheur de sa fille.

Laurent était doué de l’éloquence du cœur. Il avait rassuré cette pauvre mère, et il l’avait retenue en lui disant :

— Thérèse va venir, c’est à vos pieds que je veux lui jurer d’être toujours pour elle ce qu’elle voudra, son frère ou son mari, mais, dans tous les cas, son esclave.

Ce fut une bien douce surprise pour Thérèse de trouver là sa mère, qu’elle ne s’attendait pas à voir sitôt. Elles s’embrassèrent en pleurant de joie. Laurent les conduisit dans un petit salon rempli de fleurs, où le thé était servi avec luxe. Laurent était riche, il venait de gagner dix mille francs. Il était heureux et fier de pouvoir restituer à Thérèse tout ce qu’elle avait dépensé pour lui. Il fut adorable dans cette soirée ; il gagna le cœur de la fille et la confiance de la mère, et il eut pourtant la délicatesse de ne pas dire un mot d’amour à Thérèse. Loin de là, en baisant les mains unies ensemble de ces deux femmes, il s’écria avec sincérité que c’était là le plus beau jour de sa vie, et que jamais, en tête-à-tête avec Thérèse, il ne s’était senti si heureux et si content de lui-même.

Ce fut madame C… la première qui, au bout de quelques jours, parla de mariage à Thérèse. Cette pauvre femme, qui avait tout sacrifié à la considération extérieure, qui, malgré ses chagrins domestiques, croyait avoir bien fait, ne pouvait supporter l’idée de voir sa fille délaissée par Palmer, et elle pensait que désormais Thérèse devait avoir raison du monde en faisant un autre choix. Laurent était tout à fait célèbre et en vogue. Jamais mariage n’avait paru mieux assorti. Le jeune et grand artiste était corrigé de ses travers. Thérèse avait sur lui une influence qui avait dominé les plus grandes crises de sa pénible transformation. Il avait pour elle un attachement invincible. C’était devenu un devoir pour tous deux de renouer pour toujours une chaîne qui n’avait jamais été complétement brisée, et qui, quelque effort qu’ils fissent désormais, ne pouvait jamais l’être.

Laurent excusait ses torts dans le passé par un raisonnement très-spécieux. Thérèse, disait-il, l’avait gâté dans le principe par trop de douceur et de résignation. Si, dès sa première ingratitude, elle se fût montrée offensée, elle l’eût corrigé de la mauvaise habitude, contractée avec les mauvaises femmes, de céder à ses emportements et à ses caprices. Elle lui eût enseigné le respect que l’on doit à la femme qui s’est donnée par amour.

Et puis une autre considération que faisait encore valoir Laurent pour se disculper, et qui semblait plus sérieuse, était celle-ci, que déjà il avait fait entrevoir dans ses lettres :

— Probablement, lui disait-il, j’étais malade sans le savoir quand, pour la première fois, j’ai été coupable envers toi. Une fièvre cérébrale, cela semble tomber sur vous comme la foudre, et pourtant il n’est pas possible de croire que, chez un homme jeune et fort, il ne se soit pas opéré, peut-être longtemps à l’avance, une crise terrible où sa raison ait été déjà troublée, et contre laquelle sa volonté n’ait pas pu réagir. N’est-ce pas ce qui s’est passé en moi, ma pauvre Thérèse, à l’approche de cette maladie où j’ai failli succomber ? Ni toi ni moi ne pouvions nous en rendre compte, et, quant à moi, il m’arrivait souvent de m’éveiller le matin et de songer à tes douleurs de la veille sans pouvoir distinguer la réalité de mes rêves de la nuit. Tu sais bien que je ne pouvais pas travailler, que le lieu où nous étions m’inspirait une aversion maladive, que déjà, dans la forêt de ***, j’avais eu une hallucination extraordinaire ; enfin que, quand tu me reprochais doucement certains mots cruels et certaines accusations injustes, je t’écoutais d’un air hébété, croyant que c’était toi-même qui avais rêvé tout cela. Pauvre femme ! c’est moi qui t’accusais d’être folle ! Tu vois bien que j’étais fou, et ne peux-tu pardonner des torts involontaires ? Compare ma conduite après ma maladie avec ce qu’elle était auparavant ! N’était-ce pas comme un réveil de mon âme ? Ne m’as-tu pas trouvé tout à coup aussi confiant, aussi soumis, aussi dévoué que j’étais sceptique, irascible, égoïste, avant cette crise qui me rendait à moi-même ? Et, depuis ce moment, as-tu quelque chose à me reprocher ? N’avais-je pas accepté ton mariage avec Palmer comme un châtiment qui m’était bien dû ? Tu m’as vu mourir de douleur à l’idée de te perdre pour toujours : t’ai-je dit un mot contre ton fiancé ? Si tu m’eusses ordonné de courir après lui et même de me brûler la cervelle pour te le ramener, je l’eusse fait, tant mon âme et ma vie t’appartiennent ! Est-ce là ce que tu veux encore ? Dis un mot, et, si mon existence te gêne et te perd, je suis prêt à la supprimer. Dis un mot, Thérèse, et tu n’entendras plus jamais parler de ce malheureux qui n’a rien à faire au monde que de vivre ou de mourir pour toi.

Le caractère de Thérèse s’était affaibli dans ce double amour, qui, en somme, n’avait été que deux actes du même drame ; sans cet amour froissé et brisé, jamais Palmer n’eût songé à l’épouser, et l’effort qu’elle avait fait pour s’engager à lui n’était peut-être qu’une réaction du désespoir. Laurent n’avait jamais disparu de sa vie, puisque le thème de persuasion que Palmer avait dû employer pour la convaincre était un retour perpétuel sur cette funeste liaison qu’il voulait lui faire oublier, et qu’il était fatalement entraîné à lui rappeler sans cesse.

Et puis le retour à l’amitié après la rupture avait été pour Laurent un véritable retour à la passion, tandis que, pour Thérèse, ç’avait été une nouvelle phase de dévouement plus délicat et plus tendre que l’amour même. Elle avait souffert de l’abandon de Palmer, mais sans lâcheté. Elle avait encore de la force contre l’injustice, et l’on peut même dire que toute sa force était là. Elle n’était pas la femme éternellement souffrante et plaintive des inutiles regrets et des incurables désirs. Il se faisait en elle de puissantes réactions, et son intelligence, qui était assez développée, l’y aidait naturellement. Elle se faisait une haute idée de la liberté morale, et, quand l’amour et la foi d’autrui lui faisaient banqueroute, elle avait le juste orgueil de ne pas disputer lambeau par lambeau le pacte déchiré. Elle se plaisait même alors à l’idée de rendre généreusement et sans reproche l’indépendance et le repos à qui les réclamait.

Mais elle était devenue beaucoup moins forte que dans sa première jeunesse, en ce sens qu’elle avait recouvré le besoin d’aimer et de croire, longtemps assoupi en elle par un désastre exceptionnel. Elle s’était longtemps imaginé qu’elle vivrait ainsi, et que l’art serait son unique passion. Elle s’était trompée, et elle ne pouvait plus se faire d’illusions sur l’avenir. Il lui fallait aimer, et son plus grand malheur, c’est qu’il lui fallait aimer avec douceur, avec abnégation, et satisfaire à tout prix cet élan maternel qui était comme une fatalité de sa nature et de sa vie. Elle avait pris l’habitude de souffrir pour quelqu’un, elle avait besoin de souffrir encore et, si ce besoin étrange, mais bien caractérisé chez certaines femmes et même chez certains hommes, ne l’avait pas rendue aussi miséricordieuse envers Palmer qu’envers Laurent, c’est parce que Palmer lui avait semblé trop fort pour avoir besoin lui-même de son dévouement. Palmer s’était donc trompé en lui offrant un appui et une consolation. Il avait manqué à Thérèse de se croire nécessaire à cet homme, qui voulait qu’elle ne songât qu’à elle-même.

Laurent, plus naïf, avait ce charme particulier dont elle était fatalement éprise, la faiblesse ! Il ne s’en cachait pas, il proclamait cette touchante infirmité de son génie avec des transports de sincérité et des attendrissements inépuisables. Hélas ! il se trompait aussi. Il n’était pas plus réellement faible que Palmer n’était réellement fort. Il avait ses heures, il parlait toujours comme un enfant du ciel, et, dès que sa faiblesse avait vaincu, il reprenait sa force pour faire souffrir, comme font tous les enfants que l’on adore.

Laurent était voué à une fatalité inexorable. Il le disait lui-même dans ses moments de lucidité. Il semblait que, né du commerce de deux anges, il eût sucé le lait d’une furie, et qu’il lui en fût resté dans le sang un levain de rage et de désespoir. Il était de ces natures plus répandues qu’on ne pense dans l’espèce humaine et dans les deux sexes, qui, avec toutes les sublimités de l’idée et tous les élans du cœur, ne peuvent arriver à l’apogée de leurs facultés sans tomber aussitôt dans une sorte d’épilepsie intellectuelle.

Et puis, tout aussi bien que Palmer, il voulait entreprendre l’impossible, qui est de prétendre greffer le bonheur sur le désespoir et de goûter les joies célestes de la foi conjugale et de l’amitié sainte sur les ruines d’un passé fraîchement dévasté. Il eût fallu du repos à ces deux âmes saignantes des blessures qu’elles avaient reçues : Thérèse en demandait avec l’angoisse d’un affreux pressentiment ; mais Laurent croyait avoir vécu dix siècles durant les dix mois de leur séparation, et il devenait malade de l’excès d’un désir de l’âme, qui eût dû effrayer Thérèse plus qu’un désir des sens.

C’est par la nature de ce désir que malheureusement elle se laissa rassurer. Laurent semblait être régénéré au point d’avoir réintégré l’amour moral à la place qu’il doit occuper en première ligne, et il se retrouvait seul avec Thérèse, sans l’inquiéter comme autrefois de ses transports. Il savait, durant des heures entières, lui parler avec l’affection la plus sublime, lui qui s’était cru longtemps muet, disait-il, et qui sentait enfin son génie se dilater et prendre son vol dans une région supérieure ! Il s’imposait à l’avenir de Thérèse en lui montrant sans cesse qu’elle avait à remplir envers lui une tâche sacrée, celle de le soustraire aux entraînements de la jeunesse, aux mauvaises ambitions de l’âge mûr et à l’égoïsme dépravé de la vieillesse. Il lui parlait de lui-même et toujours de lui-même : pourquoi non ? Il en parlait si bien ! Par elle, il serait un grand artiste, un grand cœur, un grand homme ; elle lui devait cela, parce qu’elle lui avait sauvé la vie ! Et Thérèse, avec la fatale simplicité des cœurs aimants, arrivait à trouver ce raisonnement irréfutable et à se faire un devoir de ce qui avait été d’abord imploré comme un pardon.

Thérèse arriva donc à renouer cette fatale chaîne ; elle eut seulement l’heureuse inspiration d’ajourner le mariage, voulant éprouver la résolution de Laurent sur ce point, et craignant pour lui seul l’engagement irrévocable. S’il ne se fût agi que d’elle, l’imprudente se fût liée sans retour.

Le premier bonheur de Thérèse n’avait pas duré toute une semaine, comme dit tristement une chanson gaie ; le second ne dura pas vingt-quatre heures. Les réactions de Laurent étaient soudaines et violentes, en raison de la vivacité de ses joies. Nous disons ses réactions, Thérèse disait ses rétractations, et c’était le mot véritable. Il obéissait à cet inexorable besoin que certains adolescents éprouvent de tuer ou de détruire ce qui leur plaît jusqu’à la passion. On a remarqué ces cruels instincts chez des hommes de caractères très-différents, et l’histoire les a qualifiés d’instincts pervers : il serait plus juste de les qualifier d’instincts pervertis soit par une maladie du cerveau contractée dans le milieu où ces hommes sont nés, soit par l’impunité, mortelle à la raison, que certaines situations leur ont assurée dès leurs premiers pas dans la vie. On a vu de jeunes rois égorger des biches qu’ils semblaient chérir, pour le seul plaisir de voir palpiter leurs entrailles. Les hommes de génie sont aussi des rois dans le milieu où ils se développent ; ce sont même des rois très-absolus, et que leur pouvoir enivre. Il en est que la soif de dominer torture, et que la joie d’une domination assurée exalte jusqu’à la fureur.

Tel était Laurent, en qui certes deux hommes bien distincts se combattaient. L’on eût dit que deux âmes, s’étant disputé le soin d’animer son corps, se livraient une lutte acharnée pour se chasser l’une l’autre. Au milieu de ces souffles contraires, l’infortuné perdait son libre arbitre, et tombait épuisé chaque jour sur la victoire de l’ange ou du démon qui se l’arrachaient.

Et, quand il s’analysait lui-même, il semblait parfois lire dans un livre de magie et donner avec une effrayante et magnifique lucidité la clef de ces mystérieuses conjurations dont il était la proie.

— Oui, disait-il à Thérèse, je subis le phénomène que les thaumaturges appelaient la possession. Deux esprits se sont emparés de moi. Y en a-t-il réellement un bon et un mauvais ? Non, je ne le crois pas : celui qui t’effraye, le sceptique, le violent, le terrible, ne fait le mal que parce qu’il n’est pas le maître de faire le bien comme il l’entendrait. Il voudrait être calme, philosophe, enjoué, tolérant ; l’autre ne veut pas qu’il en soit ainsi. Il veut faire son état de bon ange : il veut être ardent, enthousiaste, exclusif, dévoué, et, comme son contraire le raille, le nie et le blesse, il devient sombre et cruel à son tour, si bien que deux anges qui sont en moi arrivent à enfanter un démon.

Et Laurent disait et écrivait à Thérèse sur ce bizarre sujet des choses aussi belles qu’effrayantes, qui paraissaient être vraies et ajouter de nouveaux droits à l’impunité qu’il semblait s’être réservée vis-à-vis d’elle.

Tout ce que Thérèse avait craint de souffrir à cause de Laurent en devenant la femme de Palmer, elle eut à le souffrir à cause de Palmer en redevenant la compagne de Laurent. L’horrible jalousie rétrospective, la pire de toutes, parce qu’elle se prend à tout sans pouvoir s’assurer de rien, rongea le cœur et brisa le cerveau du malheureux artiste. Le souvenir de Palmer devint pour lui un spectre, un vampire. Sa pensée s’acharna à vouloir que Thérèse lui rendit compte de tous les détails de sa vie à Gênes et à Porto-Venere, et, comme elle s’y refusait, il l’accusa d’avoir cherché dès lors à le tromper. Oubliant qu’à cette époque Thérèse lui avait écrit : J’aime Palmer, et qu’un peu plus tard elle lui avait écrit : Je l’épouse, il lui reprochait d’avoir toujours tenu d’une main sûre et perfide la chaîne d’espoir et de désir qui l’attachait à elle. Thérèse lui remit sous les yeux toute leur correspondance, et il reconnut qu’elle lui avait dit en temps et lieu tout ce que la loyauté lui prescrivait de dire pour le détacher d’elle. Il s’apaisa et convint qu’elle avait ménager sa passion mal éteinte avec une excessive délicatesse, lui disant peu à peu toute la vérité à mesure qu’il se montrait disposé à la recevoir sans douleur, et aussi à mesure qu’elle-même avait pu prendre confiance dans l’avenir où Palmer l’entraînait. Il reconnut qu’elle ne lui avait jamais fait l’ombre d’un mensonge, même lorsqu’elle avait refusé de s’expliquer, et qu’au lendemain de sa maladie, lorsqu’il se faisait encore illusion sur une réconciliation impossible, elle lui avait dit : « Tout est fini entre nous. Ce que j’ai résolu et accepté pour moi-même est mon secret, et tu n’as pas le droit de m’interroger. »

— Oui, oui, tu as raison, s’écria Laurent. J’étais injuste, et ma fatale curiosité est une torture que je suis vraiment criminel de vouloir te faire partager : Oui, pauvre Thérèse, je te fais subir d’humiliants interrogatoires, à toi qui ne me devais que l’oubli, et qui m’accordes un pardon généreux ! Je change les rôles : j’instruis ton procès, et j’oublie que c’est moi le coupable et le condamné ! Je cherche d’une main impie à arracher les voiles de pudeur dont ton âme a le droit et sans doute aussi le devoir de s’envelopper pour tout ce qui tient à tes relations avec Palmer ! Eh bien, je te remercie de ton fier silence. Je t’en estime d’autant plus. Il me prouve que jamais tu n’as laissé Palmer t’interroger sur les mystères de nos douleurs et de nos joies. Et je le comprends maintenant : non-seulement une femme ne doit pas ces confidences intimes à son amant, mais encore elle se doit de les lui refuser. L’homme qui les demande avilit celle qu’il aime. Il exige d’elle une lâcheté, en même temps qu’il la souille dans sa pensée, en associant son image à celle de tous les fantômes qui l’obsèdent. Oui, Thérèse, tu as raison : il faut travailler soi-même à entretenir la pureté de son idéal, et, moi, je m’évertue sans cesse à le profaner et à l’arracher du temple que je lui avais bâti !

Il semblait qu’après de telles explications, et lorsque Laurent se disait prêt à le signer de son sang et de ses larmes, le calme dût renaître et le bonheur commencer. Il n’en était pas ainsi. Laurent, dévoré d’une secrète rage, revenait le lendemain à ses questions, à ses outrages, à ses sarcasmes. Des nuits entières se passaient en discussions déplorables, où il semblait qu’il eût absolument besoin de travailler son propre génie à coups de fouet, de le blesser, de le torturer pour le rendre fécond en malédictions d’une effroyable éloquence, et pour faire atteindre à Thérèse et à lui les dernières limites du désespoir. Après ces orages, il semblait qu’il n’y eût plus qu’à se tuer ensemble. Thérèse s’y attendait toujours et se tenait prête, car elle prenait la vie en horreur ; mais Laurent n’avait pas encore cette pensée. Accablé de lassitude, il s’endormait, et son bon ange semblait revenir pour bercer son sommeil et mettre sur ses traits le divin sourire des visions célestes.

Règle invariable, inouïe, mais absolue dans cette étrange organisation : le sommeil changeait toutes ses résolutions. S’il s’endormait le cœur plein de tendresse, il s’éveillait l’esprit avide de combat et de meurtre, et réciproquement, s’il était parti la veille en maudissant, il accourait le lendemain pour bénir.

Trois fois Thérèse le quitta et s’enfuit loin de Paris ; trois fois il courut après elle et la força de pardonner à son désespoir, car aussitôt qu’il l’avait perdue, il l’adorait et recommençait à l’implorer avec toutes les larmes d’un repentir exalté.

Thérèse fut à la fois misérable et sublime dans cet enfer où elle s’était replongée en fermant les yeux et en faisant le sacrifice de sa vie. Elle poussa le dévouement jusqu’à des immolations qui faisaient frémir ses amis, et qui lui valurent quelquefois le blâme, presque le mépris des gens fiers et sages, qui ne savent pas ce que c’est que d’aimer.

Et, d’ailleurs, cet amour de Thérèse pour Laurent était incompréhensible pour elle-même. Elle n’y était pas entraînée par les sens, car Laurent, souillé par la débauche où il se replongeait pour tuer un amour qu’il ne pouvait éteindre par sa volonté, lui était devenu un objet de dégoût pire qu’un cadavre. Elle n’avait plus de caresses pour lui, et il n’osait plus lui en demander. Elle n’était plus vaincue et dominée par le charme de son éloquence et par les grâces enfantines de ses repentirs. Elle ne pouvait plus croire au lendemain ; et les attendrissements splendides qui les avaient tant de fois réconciliés n’étaient plus pour elle que les effrayants symptômes de la tempête et du naufrage.

Ce qui l’attachait à lui, c’était cette immense pitié dont on contracte l’impérieuse habitude avec les êtres à qui l’on a beaucoup pardonné. Il semble que le pardon engendre le pardon jusqu’à la satiété, jusqu’à la faiblesse imbécile. Quand une mère s’est dit que son enfant est incorrigible, et qu’il faut qu’il meure ou qu’il tue, elle n’a plus rien à faire qu’à l’abandonner ou à tout accepter. Thérèse s’était trompée toutes les fois qu’elle avait cru guérir Laurent par l’abandon. Il est bien vrai qu’alors il redevenait meilleur, mais c’était à la condition d’espérer son pardon. Quand il ne l’espérait plus, il se jetait à corps perdu dans la paresse et le désordre. Elle revenait alors pour l’en tirer, et elle réussissait à le faire travailler pendant quelques jours. Mais combien elle payait cher ce peu de bien qu’elle parvenait à lui faire ! Quand il revenait au dégoût d’une vie normale, il n’avait pas assez d’invectives pour lui reprocher de vouloir faire de lui « ce que sa patronne Thérèse Levasseur avait fait de Jean-Jacques, » c’est-à-dire, selon lui, « un idiot et un maniaque. »

Et pourtant, dans cette pitié de Thérèse qu’il implorait si ardemment pour s’en offenser aussitôt qu’elle lui était rendue, il y avait un respect enthousiaste et peut-être même un peu fanatique pour le génie de l’artiste. Cette femme, qu’il accusait d’être bourgeoise et inintelligente quand il la voyait travailler à son bien-être à lui avec candeur et persévérance, elle était grandement artiste, au moins dans son amour, puisqu’elle acceptait la tyrannie de Laurent comme étant de droit divin, et lui sacrifiait sa propre fierté, son propre travail, et ce qu’une autre moins dévouée eût peut-être appelé sa propre gloire.

Et lui, l’infortuné, il voyait et comprenait ce dévouement, et, lorsqu’il s’apercevait de son ingratitude, il était dévoré de remords qui le brisaient. Il lui eût fallu une maîtresse insouciante et robuste qui se fut moquée de ses colères comme de ses repentirs, qui n’eût souffert de rien, pourvu qu’elle le dominât. Telle n’était pas Thérèse. Elle se mourait de fatigue et de chagrin, et, en la voyant dépérir, Laurent cherchait dans le suicide de son intelligence, dans le poison de l’ivresse, l’oubli momentané de ses propres larmes.