Eleanor Raymond, histoire de notre temps

Eleanor Raymond, histoire de notre temps
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 825-885).

ELEANOR RAYMOND


HISTOIRE DE NOTRE TEMPS.




Il n’est pas de genre plus national peut-être en Angleterre que le roman de mœurs ; il n’en est pas aussi qui se prête mieux au libre déploiement des qualités qui font l’honneur du génie anglais, — l’instinct du vrai, le sentiment vif et délicat des conditions de la vie réelle, observée dans ses plus légers incidens, dans ses plus fugitives nuances. Beaucoup de romans anglais contemporains ont tout l’intérêt d’une enquête où la part des souvenirs et de l’observation égale, si elle ne dépasse pas souvent, celle de la fiction et de la fantaisie. Appeler sur ces touchantes histoires l’attention des lecteurs français, les conquérir en quelque sorte à notre littérature par des reproductions tantôt complètes, tantôt plus libres, et resserrant dans un cadre fidèle les traits essentiels d’un long récit, — ce serait mettre en lumière quelques-uns des plus curieux côtés de la vie anglaise ; ce serait aussi faire connaître, par leurs œuvres mêmes, quelques talens dont la critique, si elle n’appelle la citation à son aide, ne suffit pas toujours à révéler toute la valeur. Tel est le but que nous voudrions atteindre en appliquant aujourd’hui à un roman nouveau de l’honorable mistress Norton, Stuart de Dunleath, le système d’interprétation qui nous paraît le plus propre à en faire ressortir le charme et le caractère, — à lui assurer en-deçà de la blanche un peu du succès qui l’a déjà accueilli cette année même dans les salons de Londres.

Cette peinture de mœurs aristocratiques est d’une fidélité qu’attestent doublement la vogue qu’elle a obtenue et le nom même du peintre. Petite-fille de Sheridan et mariée au frère de lord Grantley, Caroline-Élisabeth-Sarah Norton a débuté, tout enfant, dans les lettres par une satire contre le dandysme. Depuis lors, — et le Rout des dandies n’est pas d’hier, — elle n’a cessé de vivre au milieu de la société la plus recherchée, la plus exclusive, — reine enviée des bals d’Almack, lorsque ces fêtes aristocratiques brillaient de tout leur prestige, — victime et victime hautement justifiée des intrigues de ce monde éblouissant, mais pervers, et enfin, au sein de l’air énervant qu’on y respire, ayant su garder un rang éminent parmi les poètes de son temps. Les Douleurs de Rosalie, l’Immortel[1], et - beaucoup plus tard - le Rêve, dédié à la belle duchesse de Sutherland, l’ont placée fort près de Felicia Hemans et fort au-dessus de presque toutes leurs émules.

Dans ce dernier poème, mistress Norton a, pour ainsi dire, préludé au roman que nous allons essayer de reproduire. Une jeune fille s’éveille au milieu d’un rêve d’amour et le raconte à sa mère, qui prend texte de cette confidence naïve pour dérouler sous les yeux de son enfant le tableau sévère de la vie réelle et dissiper les illusions dont elle entrevoit le péril. L’amer ressentiment d’une épouse outragée perce, d’un bout à l’autre, dans cette audacieuse peinture, où l’on remarque les vers suivans que nous plaçons volontiers comme épigraphe en tête du récit qu’on va lire :

« Demande au ciel de t’envoyer pauvreté, maladie et mort, tous les maux qu’aspire l’être humain avec le souffle dont il vit, plutôt que de te condamner à user ton existence en ces misérables luttes, — à errer au hasard, sans pardon, courbée sous le poids de ton cœur, — à rêver, comme l’idéal du bonheur, la mort de celle qui succombe indulgente et réconciliée, — ou bien encore, lasse de colère, de mépris, de haine, à venir implorer le pardon du coupable qui t’aura infligé tant de souffrances…

« Cherche, au fond de ton ame déchirée, parmi tes pensées en désordre, celles qui t’ont fait si long-temps délirer ; qu’elles prennent sur tes lèvres le langage de la passion suppliante ; essaie d’apprendre à cet homme ce que peuvent être les tourmens du cœur. Pleure, prie, épuise tes forces en sanglots insensés ; à genoux ! et roule-toi sur la terre dure, et que ton corps se replie ainsi que le serpent mortellement atteint.

« Invoque le ciel, qui sait combien ta douleur est vraie. — Appelles-en aux plus doux souvenirs de ta jeunesse, aux joyeuses espérances qui bercèrent tes premiers jours, aux larmes qui ont éteint ta colère, au bonheur qu’il t’a dû et dont il n’a pas gardé la mémoire, à ces angoisses qui te font désirer la mort, — et tu sauras alors comment un homme peut frapper au cœur, d’une main assurée, la pauvre femme qui se débat à ses genoux, la frapper et ne pas avoir pitié ! »


I

Vous avez sans doute rencontré, au bal ou ailleurs, David Stuart, de Dunleath et d’Ardlockie. Sa femme du moins, — une des étoiles de notre beau monde, — lady Margaret Stuart, a, comme dans nos salons, sa place dans votre mémoire. Rarement, en effet, beauté plus sereine, plus radieuse, vivacité plus souriante, naturel plus riche et plus heureux, exprimèrent au même degré la paix d’une conscience que rien n’a jamais troublée, la sécurité d’une ame parfaitement pure.

David Stuart, lui, porte sur sa figure, belle encore et remarquable à plus d’un titre, l’empreinte de quelques soucis et de quelques fatigues. Pour quiconque sait par quelles épreuves et quelles expiations sa jeunesse a passé, — vous les connaîtrez tout à l’heure, — ces rides et cette pâleur précoces n’ont rien qui surprenne, et nul ne s’aviserait d’y chercher la trace d’un remords. Au fait, pourquoi cet homme l’éprouverait-il ? Arrivé à la considération et à la fortune, après avoir long-temps désespéré de recouvrer son honneur perdu et les domaines de sa famille passés en des mains étrangères, il jouit pleinement du lot inespéré que le sort lui a fait échoir en lui donnant une femme excellente, des enfans charmars, — leurs portraits en miniature, par Thornburn, furent une des merveilles de la dernière exhibition, — et une existence de tout point enviable, celle d’un riche propriétaire anglais.

Cependant, à bien prendre les choses, ces deux êtres d’élite, lady Margaret Stuart et son époux bien-aimé, auraient à se demander compte d’une sorte d’homicide, plus commun qu’on ne pense. Ils ont tué, — bel et bien tué, — à leur insu, cela va sans dire, — une de ces créatures de Dieu, qu’il met ici-bas pour donner l’idée la plus complète, la conception la plus exacte de ce que doivent être les anges du ciel. Peut-être est-il fort contraire aux lois du récit de révéler par avance le dénoûment qu’il faut faire espérer, et de renoncer ainsi au bénéfice de ces péripéties que nos romanciers modernes savent ménager et varier avec tant de talent ; mais peu importe qu’on sache d’ores et déjà quelle mort et quel mariage se trouvent au bout de ce récit. Les ames auxquelles on le destine ne lui en trouveront pas un moindre intérêt pour si peu. On espère du moins que chez les plus blasés en matière d’intrigues et d’imbroglios, il est resté un inépuisable fonds de sympathie pour les douleurs cachées, les crises de la vie intérieure, les drames qui se nouent et se dénouent à petit bruit, dans le secret du foyer domestique, devant le muet auditoire des portraits de famille ; et dont quelque vieux serviteur a peut-être seul entrevu l’exposition, le noeud, la scène finale, — témoin craintif, discret, inintelligent d’ailleurs, qui n’a compris qu’à moitié, qui ne dira rien, qui pourrait à peine ajouter un mot de vérité aux mensonges d’une fastueuse épitaphe. Il s’en gardera bien ; d’ailleurs son courage n’ira qu’à renouveler de temps en temps les bouquets fanés, les couronnes flétries ; son imagination ne se haussera certainement pas jusqu’à leur comparer la pauvre morte qui dort sous la pierre, et à laquelle il rend ce lointain, ce discret hommage.

Eleanor Raymond, — c’est d’elle qu’il va être surtout question, — était la fille du général sir John Raymond, qui a long-temps commandé dans l’Inde, où il mourut, loin de sa femme et de son unique enfant. Il laissait à celle-ci une fortune considérable, et sur cette fortune il avait noblement prélevé 10,000 livres sterling (250,000 francs) pour doter un fils que lady Raymond avait eu d’un premier mariage. Ce fils, Godfrey Marsden, était déjà lieutenant de vaisseau, lorsque cette libéralité inespérée lui permit d’épouser une sienne cousine, insignifiante et docile personne, façonnée de bonne heure à respecter le caractère altier, la rectitude rigoureuse, l’inflexible et grondeuse équité du maître qu’elle se donnait.

La nouvelle de la mort de sir John Raymond et le testament où il avait consigné ses volontés dernières furent apportés en Angleterre par David Stuart, que le général avait eu pour secrétaire pendant les dernières années de sa vie, et qu’il avait institué le tuteur de sa fille.

Au témoignage de tous ceux qui l’ont alors connu, David était un jeune homme comme on en voit fort peu : — plein d’abandon et de graces dans la causerie familière, et réservant pour sa conduite cette précaution extrême qui fait le fonds du caractère écossais. Fils d’un père sottement et follement prodigue, il avait vu fondre sous ses yeux l’héritage qu’il était en droit d’espérer, la gêne remplacer l’aisance, la ruine succéder à la gêne ; puis enfin, un beau jour, il avait dû accompagnant son excellente et digne mère, quitter la terre qu’elle avait apportée en dot, Dunleath, le paradis où s’était écoulée l’enfance de David. Ce coin de terre adoré fut acheté par l’agent d’affaires qui depuis vingt ans était chargé d’en administrer la gestion et d’en percevoir les revenus. Avec le penchant naturel à sa race, le jeune Stuart emporta sous d’autres cieux l’image richement colorée de ce domaine alpestre que ceux de la Suisse devaient lui rappeler plus tard, de son lac bleu bordé de noirs épicéas, de ses grandes roches grises revêtues de mousses aux mille couleurs, de ses glens profonds, de ses ravines ombreuses hérissées de larixs argentés, de ses marais enchâssés dans l’or des bruyères, de ses collines aux longs profils empourprés par l’automne et dont les cimes aiguës, dont les flancs bosselés arrêtaient au passage les flocons déchirés de la nue errante. L’Écossais, rêveur comme le Suisse du reste et le montagnard pyrénéen, laisse, en la quittant, la moitié de son ame à sa terre natale, et l’influence nostalgique du Ranz des Vaches n’a rien de mieux constaté que celle des Adieux à Lochaber, sévèrement interdits, en Amérique, aux musiques militaires des régimens recrutés dans les Highlands.

Peu de gens, au surplus, furent appelés par David à recevoir la confidence de ses regrets. Sa mère, femme énergique et patiente, lui avait transmis, en lui donnant sur le monde et la vie les idées les plus rigoureusement exactes, le sentiment de cette réserve austère qui est, chez les hommes, l’équivalent de la pudeur féminine, et qui constitue la dignité du caractère. Après la mort de mistress Stuart, qui le laissait orphelin, — car son père n’avait pas survécu long-temps à la ruine dont il était l’auteur, — l’intrépide jeune homme emporta peut-être dans l’Inde, où il allait chercher fortune, la pensée que, comme lord Clive, il pourrait quelque jour racheter, de l’or conquis par ses rudes travaux, le domaine patrimonial ; mais son bienfaiteur lui-même ignora le vrai mobile de l’activité sans relâche avec laquelle il espérait dompter la fortune rebelle. C’était une passion contenue, un amour caché, plus précieux par cela même, et d’autant plus exalté qu’il s’épanchait moins au dehors, passion redoutable d’ailleurs et féconde en périls dont n’a pas conscience celui-là même qu’ils devraient le plus effrayer.

Tel était l’homme à qui sir John Raymond abandonna sans réserve l’éducation et la fortune d’Eleanor. Rien ne parut plus justifié que cette confiance, et, sous l’œil jaloux de sa mère, la jeune fille, dirigée par une main tout à la fois ferme et douce, atteignit l’âge où se décide le sort des femmes. Une piété solide, des notions morales soigneusement adaptées au rôle qu’elle devait remplir, la désignaient pour le moins autant que sa richesse et sa beauté délicate à l’empressement des jeunes gens à marier. Aussi, lorsqu’elle se produisit dans le monde, chaperonnée, non par sa mère déjà malade, mais par lady Margaret Fordyce, une des femmes les plus à la mode, les prétendans s’offrirent en foule. Aucun ne fut agréé ; aucun, il est vrai, n’avait été présenté par David Stuart, dont l’influence souveraine sur l’esprit de sa pupille inquiétait singulièrement Godfrey Marsden, le vertueux, le rigide Godfrey, volontiers hostile au tuteur choisi pour sa demi-soeur par le second mari de sa mère.

Jamais ces deux jeunes gens, que tant de circonstances semblaient rapprocher, n’avaient pu vivre en parfaite intelligence. La sévérité soupçonneuse de l’un ne convenait pas à la fierté de l’autre et à son ferme dessein de remplir, comme il la comprenait, la mission qu’il avait acceptée. Avec un peu d’adresse et quelques procédés obligeans, peut-être le frère d’Eleanor eût-il obtenu plus d’influence et un contrôle plus fréquent sur les actes de la tutelle confiée à David ; mais, par des brusqueries déplacées, par d’irritantes méfiances, il avait pour ainsi dire contraint l’orgueilleux Écossais à se retrancher dans la position légale que lui faisaient les termes du testament de sir John Raymond. Il ne faudrait pas croire qu’il obéît en ceci à d’ignominieux calculs : le choc des caractères avait tout fait.

Sans autorité sur David Stuart, Godfrey n’avait pas la confiance d’Eleanor. Ses âpres conseils, ses réprimandes à contre-sens, effarouchaient cette jeune ame, expansive, et douce, pénétrée déjà, et depuis qu’elle avait cessé de s’ignorer, par une de ces affections immenses dont nous vivons, nous autres femmes, et qui, détruites ou refoulées, peuvent nous tuer.

Instruite par David aux saints devoirs de la charité, initiée par lui à l’intelligence du beau moral, de la grandeur intellectuelle, habituée à lui soumettre ses jugemens, à n’avoir que lui pour guide dans le dédale de ses premières pensées, de ses impressions premières, Eleanor aimait son tuteur. Elle aimait en lui non pas seulement cette beauté virile et cet esprit cultivé qui lui assuraient facilement des succès de salon, mais surtout et avant tout ce qu’il avait de plus réellement aimable, la grace d’une infortune noblement portée, l’éclat d’une intelligence à la fois poétique et positive, la séduction irrésistible de quelques rares momens d’abandon dont elle avait en quelque sorte le monopole, et auxquels la réserve habituelle de son jeune tuteur donnait toute la valeur d’un hommage exclusif. Elle l’aimait du reste comme on aime souvent à seize ans, sans trop prendre souci de cette passion naissante et sans interroger l’avenir, sans demander même au présent des réponses précises, s’abandonnant au charme, obéissant au destin, ne doutant guère qu’il n’intervienne à propos, l’heure venue, et n’achève ce qu’on croit décrété par lui.

Vers cette époque, c’est-à-dire avant que rien fût encore survenu qui pût fixer ces vagues entraînemens et les révéler à Eleanor elle-même, son tuteur la quitta pour un voyage de quelques semaines. Bientôt après, elle reçut de lui une lettre qui, l’encourageant à reprendre seule le cours des études qu’ils faisaient en commun, lui annonçait que leur séparation durerait quelque temps encore. La banalité affectueuse de cette lettre, la première qu’elle eût reçue de David Stuart, étonna et froissa le cœur d’Eleanor. Sans bien se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, il lui sembla que d’autres mots, plus sentis, auraient dû exprimer un regret plus vrai de cette absence prolongée. Elle pleura sur le chiffon de vélin qui venait, comme porté par un souffle glacial, heurter les tiges frêles de ses illusions en fleur, et pourtant ce chiffon mouillé de larmes alla prendre place dans une petite cassette de bois de sandal, à côté de vingt autres insignifians écrits tracés par la même main, lus, relus chaque jour par les mêmes beaux yeux, souvent humides.

Quelques mois s’écoulèrent ; David revint. Eleanor, se jetant sur son cœur, le sentit tressaillir, et crut discerner dans sa voix, toujours affectueuse, un tremblement inaccoutumé. Il semblait harassé ; sa pâleur était extrême. Il se remit pourtant, car Godfrey Marsden avait les yeux sur lui, Godfrey, devenu presque odieux à sa jeune sœur par la façon âpre et sèche dont il parlait, en toute occasion, de cet étranger introduit au sein de la famille avec une autorité si grande, une si effrayante responsabilité.

Peu de jours après, le tuteur et la pupille, à la fin d’une longue promenade, étaient assis sur le bord d’une jolie rivière, la Linn aux flots écumeux. La pureté de l’air et du ciel rayonnant et bleu sur leurs têtes ombragées, la durée de leur vagabonde causerie, tout, jusqu’à leur commune lassitude, jusqu’au bien-être du repos qu’ils goûtaient ensemble, provoquait les épanchemens et la confiance. Eleanor, poussée par, un irrésistible élan, se prit à penser tout haut.

— Quand j’aurai la pleine possession de ma fortune, demanda-t-elle à David stupéfait, n’en toucherai-je que les revenus annuels ? serai-je libre d’employer à mon gré telle ou telle somme, si considérable qu’elle puisse être ?

Un sourire forcé contracta les traits de son tuteur, obligé de répondre à cette question si peu prévue.

— Eh ! de quoi s’agit-il, mon enfant ? lui demanda-t-il à son tour. Voulez-vous donc bâtir un palais italien ou quelque église gothique d’après les dessins que je vous vois crayonner chaque jour ?

Puis il broda sur ce thème des plaisanteries qu’Eleanor écoutait rêveuse, et tout à coup :

— Voyons, lui dit-elle, dites-moi ce que coûterait Dunleath ?

À ces mots, David Stuart se tourna brusquement vers elle, répétant avec un accent presque irrité les paroles qui venaient de frapper ses oreilles.

— Dunleath ; qui était à vendre il y a quelques mois, ne l’est plus, que je sache…, ajouta-t-il ensuite. Mais pourquoi donc, Eleanor, vous complaire à me torturer ainsi ?…

C’était la première fois qu’il parlait de la sorte, sur un ton de reproche acerbe, à sa douce pupille. Elle leva sur lui des yeux étonnés.

— J’étais bien loin de vouloir vous offenser, lui dit-elle avec une tristesse indicible.

David, comprimant les pensées qu’il venait de trahir dans un premier moment d’angoisse, prit et baisa la main de son élève.

— Pardonnez-moi, lui dit-il ; ma santé n’est pas bonne, et mon caractère s’en ressent. En supposant même que je ne mérite pas votre indulgence,… eh bien ! alors même pardonnez-moi.

Eleanor eût excusé chez son tuteur de bien autres torts. Un seul lui semblait presque impardonnable : c’était le charme qu’il paraissait trouver à la conversation brillante de lady Margaret Fordyce, l’attention émue qu’il prêtait à ses chants, lorsque, sollicitée par lui, elle se mettait au piano, l’extrême déférence qu’il accordait à ses moindres fantaisies. Elle étudiait avec une surprise qui ressemblait à de la jalousie ces symptômes d’une affection que ne justifiaient pas complètement à ses yeux les relations établies, dès leur enfance, entre son tuteur et lady Margaret, autrefois voisins de campagne ; elle s’inquiétait de trouver tant de différence entre l’affectueux dévouement que David Stuart lui témoignait, à elle, en toute occasion, et l’empressement, le désir de plaire empreints dans ses moindres paroles, dans ses gestes les plus insignifians, lorsqu’il était en présence de l’aimable veuve. Celle-ci d’ailleurs semblait accepter avec reconnaissance ces hommages flatteurs, et lorsque Godfrey Marsden, en l’absence du jeune tuteur, l’attaquait avec sa sévérité accoutumée, Eleanor n’était plus seule à le défendre, à justifier sa conduite, à reconnaître hautement les obligations que son zèle et son désintéressement avaient imposées à lady Raymond.

Après tout, quand la jeune héritière, dans le secret de son naissant amour, se comparait à sa brillante rivale, elle trouvait de quoi se rassurer. Pour se consacrer à elle, David Stuart avait refusé les offres brillantes du gouverneur des Indes, qui voulait se l’attacher comme secrétaire. Plus récemment encore, le duc de Lanark, le frère de lady Margaret, lui avait proposé la régie de ses immenses domaines avec des appointemens élevés, et, plutôt que de la quitter, il avait écarté cette chance de fortune. La supériorité même de celle qui semblait appelée à lui disputer le cœur de David n’était-elle pas compensée par la différence d’âge, qui, au dire de Stuart lui-même, expliquait cette supériorité ? Une femme de vingt-quatre ans, encore dans tout l’éclat de sa beauté, forte de l’usage qu’elle en sait faire, éclipse aisément une enfant que seize printemps n’ont pas encore développée ; mais celle-ci a l’avenir pour gage de victoire, l’avenir que celle-là doit commencer à craindre. Eleanor d’ailleurs était belle. Vainement, dans les salons de Londres, où elle venait de se produire, les femmes lui reprochaient-elles de manquer de teint,-vainement quelques connaisseurs en beauté la trouvaient-ils trop grande, et quelques danseurs de profession tant soit peu gauche ; — sa pâleur, sa taille élancée, le doux incarnat de ses lèvres, les reflets de sa chevelure luxuriante, l’expression passionnée de ses magnifiques yeux bruns, ne la classaient pas moins, pour les appréciateurs délicats, parmi les types ravissans de cette élégance classique dont le mot de nymphe réveille naturellement l’idée, en rappelant à la mémoire charmée les chefs-d’œuvre de l’art grec ou romain, les bas-reliefs de l’Attique, les fresques de Pompéi. Dans une soirée à la mode, on eût dit une statue placée, immobile et blanche, parmi les massifs brillans et bariolés d’un opulent parterre.

Comment sir Stephen Penrhyn put être touché de cette grace virginale, de cette beauté frêle et décolorée, c’est ce qu’il n’est pas facile de comprendre. Riche parmi les riches, on aurait pu croire qu’il voulait, comme tant d’autres prétendans à la main de miss Raymond, unir deux dots d’égale importance, accorder deux chiffres imposans, se donner le mérite et la gloire d’une formidable addition. Rien de tout cela n’était vrai. Dans cette organisation violente, à peine domptée par une éducation d’ailleurs incomplète, la nature avait glissé, probablement par hasard, un penchant inexplicable pour ce qu’elle sait créer de plus doux, de plus élevé, de plus angélique. Ainsi se joue-t-elle quelquefois en ses caprices, soumettant l’athlète le plus brutal au mol ascendant de la faiblesse la plus désarmée. Sir Stephen, ce coureur de renards, ce cavalier indomptable, aux muscles de fer, au cœur de lion, se sentit pâlir certain jour où il apprit que miss Raymond, après sa seconde saison de bal, allait retourner à la campagne. Sans même prendre le temps d’ôter ses bottes et sa redingote de chasse, il accourut à une heure indue chez le duc de Lanark, le frère de lady Margaret Fordyce, et lui confia ses intérêts, le suppliant de parler pour lui à miss Raymond. Il ne reçut de celle-ci qu’un ajournement assez froidement poli. M. David Stuart était à ce moment à Marseille, où quelques affaires l’avaient appelé. On devait attendre son retour, et prendre ses conseils avant de, rien résoudre. Ainsi fut éconduit l’amoureux baronnet.

David revint peu après, plus triste et plus découragé qu’à son premier voyage. Godfrey, chargé de ce soin par lady Raymond, lui transmit la demande de sir Stephen. Le frère d’Eleanor, toujours soupçonneux, espérait surprendre à cette occasion les secrets sentimens du jeune tuteur pour sa riche pupille. Il avait cru deviner que David n’apprendrait pas sans un vif souci le désir, exprimé par tous les parens d’Eleanor, de la voir accepter un parti si convenable, si brillant. Son attente fut déçue. David admit sans peine qu’il était temps de marier miss Raymond, et qu’aucune objection sérieuse ne pouvait être élevée contre le prétendant qui s’offrait. Toutefois il n’entendait contraindre en rien le choix de sa pupille, et voulait savoir d’elle-même si les offres de sir Stephen lui paraissaient acceptables.

Ce fut avec un tremblement mal contenu, avec une angoisse secrète, mal dissimulée sous un menteur enjouement, qu’Eleanor écouta son tuteur lui vanter les avantages solides de l’alliance proposée. Trop intimidée pour lui répondre longuement et peu disposée à lui faire connaître les vrais motifs de son refus, elle prit Shakspeare pour interprète, Shakspeare que David lui lisait souvent. Ouvrant le livre à cette scène où la riche comtesse Olivia rejette les vœux du duc d’Illyrie, elle lui montra du doigt ces vers tant de fois cités

Your lord does know my mind, etc.[2]


— Ainsi, lui dit-il… cet homme, vous ne l’aimez point ; vous ne voulez point l’épouser ?

— Non, je ne l’aime point… Il me serait impossible de l’aimer alors même…

— Achevez !

— Alors même que je ne lui préférerais personne.

David, à ces mots, frissonna des pieds à la tète.

— Vous aimez !… vous préférez quelqu’un !… s’écria-t-il, cherchant à dissimuler une vive agitation.

Eleanor, plus tremblante que jamais, attendait la question qui devait suivre, et qui pouvait décider de son sort.

— Est-il riche ? lui demanda, les yeux à demi clos et respirant à peine, le malheureux David. Certes, ces paroles étaient inattendues. Elles ouvraient cependant une issue à l’aveu qui brûlait les lèvres de la pâle jeune fille.

— Non, répondit-elle,… il n’a guère plus que mon père ne vous a laissé…

— Votre père ? s’écria David… Au nom de Dieu ! Eleanor, ne me parlez jamais, jamais, de votre père… Et, quant à épouser un homme pauvre, cela ne saurait être… Votre mère ne saurait y consentir… Je dois, moi, m’y opposer de tout mon pouvoir… Et puis, Eleanor… dites-moi quel est cet homme ?… dites-le-moi, car en vérité ma tête se perd… Dites-le-moi, lorsqu’il en est temps encore… Je puis aujourd’hui quelque chose pour votre bonheur, ajouta-t-il d’une voix étrange… Demain, ma Nelly, demain peut-être je ne serai plus là…

En ce moment David se montrait à Eleanor sous un aspect tout nouveau pour elle. Il l’avait attirée vers lui comme aux jours de son enfance ; comme alors, par un geste affectueux, il passait sur ses longs cheveux une main caressante ; sa voix avait des intonations d’une douceur infinie, et cependant quelque chose en lui attestait une sorte de désespoir ; ses yeux, qu’il voulait rendre supplians, brillaient d’une flamme concentrée ; ses paroles, malgré lui brèves et convulsives, se démentaient elles-mêmes, et, voulant rassurer, inspiraient la terreur.

Cette terreur et la contagion du trouble poignant où elle voyait son tuteur étaient au-dessus des forces d’Eleanor. Les larges battemens de ce cœur, auquel le sien tenait déjà par tant de liens, la frappaient comme autant de commotions voltaïques. Elle sentit ses genoux se dérober sous elle, et, sans pouvoir prononcer le nom qui eût tout fait comprendre, elle tomba évanouie auprès de son tuteur épouvanté. Godfrey et lady Raymond, accourus au bruit de sa chute, accablèrent David Stuart, l’un de ses reproches, l’autre de ses questions ; mais il ne leur répondit point, abîmé dans une anxiété profonde. Ce fut Eleanor, bientôt revenue à elle, qui se chargea de tout expliquer. Resté seul, David appela son domestique, et donna les ordres nécessaires à un prompt départ.

Le soir même, Eleanor, assise auprès de sa fenêtre, regardait vaguement les jardins endormis, les parterres mouillés de rosée ; elle vit avec une profonde surprise son tuteur arrêté sur la terrasse, en face d’elle, les bras croisés sur sa poitrine. Malgré les obstacles qui la dérobaient à sa vue, elle crut un moment qu’il l’avait devinée où elle était, car il leva vers elle des mains suppliantes ; mais, tandis qu’elle délibérait avec elle-même si elle pouvait ou non répondre à ce pressant appel, David s’éloigna d’un pas rapide, et disparut à l’angle du pavillon.

Le lendemain, à l’heure de son réveil, on vint annoncer à miss Raymond que David Stuart avait quitté le château. On lui remit cri même temps une lettre où le malheureux, écrasé de remords, et sans essayer une justification impossible, lui révélait le secret honteux de sa vie, l’odieux abus qu’il avait fait d’une confiance trop complète et trop loyale.

En deux mots, David Stuart avait ruiné sa pupille. Par un concours fatal de circonstances, placé un moment entre la possibilité de racheter Dunleath et le besoin de se procurer la somme nécessaire à ce rachat, il avait cru résoudre le problème en avançant, sur les fonds dont la gestion était en ses mains comme gardien de la fortune d’Eleanor, une somme énorme à des banquiers écossais, trafiquant avec l’Inde et sur le point de faillir. Cette somme devait les sauver. Une prime considérable était offerte. Les chances de l’affaire semblaient excellentes. Oubliant tous ses devoirs, cédant à la tentation de toute sa vie, David s’était laissé séduire. Un double châtiment l’attendait. Dunleath, mis en vente, avait été racheté par les héritiers du propriétaire, et, quelques mois plus tard, les deux maisons d’Édimbourg et de Calcutta, où se trouvait la fortune d’Eleanor, avaient à la fois suspendu leurs paiemens. L’un des associés s’était brûlé la cervelle ; l’autre s’était enfui en Amérique. Ces tristes nouvelles étaient arrivées à David en même temps qu’on lui soumettait les propositions de sir Stephen.

«… Dans ce naufrage universel de toutes mes idées d’avenir, dans le profond découragement où il m’avait jeté, j’espérai un moment, ajoutait la lettre en question, — que ce mariage serait possible, et qu’il vous rendrait, en partie, la situation de fortune que ma misérable folie avait compromise ; j’espérai que seul je porterais la peine de mon crime, et que mon déshonneur serait votre unique souffrance ; mais vous n’aimiez pas cet homme… Vous en aimiez un autre… Tout est donc perdu !…

«… Quand on vous parlera de moi, quand on maudira, comme elle mérite qu’on la maudisse, ma mémoire méprisée, on vous dira sans doute, Eleanor, que cette affection dont je vous ai donné tant de preuves depuis votre enfance n’était qu’hypocrisie et mensonge. Que vos souvenirs me défendent ! Dites-vous bien que je vous ai toujours tendrement aimée ; que chaque jour je priais Dieu de m’aider à remplir mes devoirs envers vous. C’est la vérité, la vérité devant lui, chère Eleanor ! »

Bien évidemment, David Stuart n’avait pas soupçonné qu’il pût faire appel, dans cette suprême invocation, à un sentiment plus tendre que celui d’une longue et familière amitié, car au nombre de ses plus vifs remords il comptait celui d’avoir enlevé à sa pupille le droit d’obéir à son cœur en épousant l’inconnu sans fortune préféré par elle à sir Stephen. En toute humilité, sans invoquer une autorité qu’il sentait avoir perdue, il lui conseillait d’oublier ce rêve de jeunesse, il l’engageait à ne pas rejeter les vœux du riche baronnet… Ce testament de mort annonçait que l’infortuné ne comptait pas survivre à sa honte. Effectivement, on l’avait vu au point du jour traverser le parc, et marcher seul dans la direction du bureau de poste le plus voisin ; mais le long de sa route coulait la Linn impétueuse, et sur les bords de cette rivière, accroché à un arbre dont les rameaux noircis surplombaient les eaux bouillonnantes, on trouva un mouchoir de soie en lambeaux qui fut reconnu par le vieux domestique de David pour avoir appartenu à son maître.

De celui-ci, d’ailleurs, aucunes nouvelles. Son corps ne fut pas découvert ; — néanmoins sa mort parut certaine. Eleanor ne versa point d’abondantes larmes ; mais elle se relevait chaque nuit, et priait pour l’homme qui l’avait ruinée. Au surplus, le secret qu’il avait ignoré, nul n’en reçut la confidence. Il resta entre elle et Dieu, seul témoin, seul consolateur de ses angoisses. Godfrey Marsden, toujours le même, toujours fidèle à ses principes de rigoureuse droiture, crut devoir restituer à la fille de sir John Raymond les dix mille livres que celui-ci lui avait léguées alors qu’il supposait son unique héritière en possession d’une brillante fortune. — Ce sacrifice, dit-il à Eleanor, je le fais autant à notre mère qu’à vous, et je compte que mon exemple ne sera point perdu… Vous pouvez assurer à lady Raymond une situation que ne lui rendrait pas la modique fortune dont je me dessaisis à votre profit…

Eleanor écoutait sans comprendre.

— … Sir Stephen Penrhyn consent à vous épouser, malgré, votre ruine…

Eleanor tressaillit et allait parler.

— Non !… ne répondez pas encore, ajouta brusquement son frère. Songez à la santé détruite de notre mère ; songez à sa pauvreté, qui est en partie votre ouvrage, puisque votre entêtement pour votre misérable tuteur n’a pas peu contribué à faire négliger mes conseils, justifiés aujourd’hui par l’événement. Prenez le temps de délibérer avec vous-même, et je suis certain que vous consentirez.

Marsden n’avait pas trop compté sur le dévouement de sa soeur. Il ne sut pas jusqu’à quel degré son consentement fut déterminé par les conseils tracés dans la dernière lettre de David Stuart, et par les caressantes insinuations de lady Margaret Fordyce, accourue auprès d’Eleanor dès qu’elle l’avait sue aux prises avec la mauvaise fortune.

Quand elle revit Godfrey, Eleanor était décidée.

— J’accepte les offres de sir Stephen, lui fit-elle, mais à une condition qui lui sera strictement imposée par vous.

— Et laquelle ?

— Il ne me parlera jamais de l’homme qui fut mon tuteur.

Cette condition surprit sir Stephen ; mais, après tout et en supposant que ses pensées s’égarassent jusque-là, que lui importait David Stuart mort ou déshonoré à jamais ? Pauvre rival à craindre dans un cœur loyal et droit comme l’était celui de sa pâle fiancée !

Le mariage s’accomplit donc.


II

Incident vulgaire, n’est-il pas vrai, qu’un mariage à contre-cœur ? Tant de jeunes filles, qui se croyaient sacrifiées, ont accepté paisiblement leur malheur et se sont faites à leur destinée ! Que de compensations d’ailleurs dans celle d’Eleanor ! Un mari jeune, riche, brave, amoureux jusqu’à l’oubli de tout calcul, une position sociale enviée par les plus riches héritières des trois royaumes, des alliances, des connexions magnifiques, et cela dans un pays où rien n’est plus compté que les privilèges du rang ! La splendeur des armoiries, l’importance hiérarchique, les attenantes de caste, ne saurait-on aimer à la longue l’homme qui vous donne tout cela, — et qui, pour vous le donner, a bravé l’opinion, la censure de ses proches, l’étonnement d’un monde habitué à tout chiffrer et à mépriser de bon cœur toute folie romanesque ?

Fort bien ; mais cet homme vous inspire une sorte d’antipathie mêlée de crainte. Sa force dont il est fier, sa volonté absolue, son mépris de la souffrance physique, autant de motifs d’éloignement. Un jour entre autres, Eleanor s’était trouvée à cheval, seule avec son prétendu, sur les bords de la Linn, à l’endroit même où, pour la première fois, elle avait cru que le secret de son amour allait se révéler à David Stuart, et pas bien loin de celui où elle s’était dit que son corps reposait peut-être, arrêté sous quelque rocher de la rive. Mille sombres présages, mille pensers déchirans, mille poignans remords l’assaillirent à la fois… Elle cessa de répondre à sir Stephen, qui continua de lui parler sans s’apercevoir de rien, jusqu’au moment où Eleanor sentit le vertige la saisir et où elle arrêta brusquement son cheval.

— Je ne puis… je ne puis… murmura-t-elle, triste écho de sa conscience révoltée.

Puis elle s’affaissa lentement vers sir Stephen, qui, cette fois, la voyant défaillir, était venu à son aide. Il la reçut et l’étreignit dans ses bras, sa fiancée éperdue, et même en ce moment, où elle avait à peine conscience d’elle-même, elle se sentit frémir. Il lui semblait qu’elle allait mourir étouffée dans ces mains d’Hercule, ces mains tremblantes cependant, et qui voulaient l’arracher à la mort.

Contre ces répugnances instinctives, Eleanor se raidissait bravement ; mais encore eût-il fallu trouver quelque point d’appui, et l’amour de sir Stephen, cet amour où l’égoïsme entrait à haute dose, ne se prêtait guère à ces efforts de la jeune fiancée. À tous les dons qu’il lui prodiguait manquaient la bonne grace et le tendre abandon qui seuls pouvaient leur donner quelque prix. Vainement lui fournissait-elle de plein gré les occasions de gagner son cœur ; il les perdait par sa réserve à contre-temps, et faute d’oser à propos les saisir, les mettre à profit.

Eleanor avait gardé auprès d’elle, souvenir vivant d’un temps regretté, un vieux domestique, long-temps attaché au service de David Stuart. Elle désirait que sir Stephen, tout vieux, tout inutile que pût être cet homme, voulût bien, pour l’amour d’elle, lui laisser finir ses jours à Penrhyn-Castle.

— Il connaît ce domaine, il pourrait y rester comme concierge, disait-elle, insistant avec douceur après un premier refus. — Sandy était là, dont les regards supplians appuyaient les paroles de sa protectrice.

— Concierge !… il veut être concierge !… Non… la place est prise… Qui diable lui a donné cette idée ? ajouta sir Stephen en toisant le vieillard d’un air soupçonneux qui surprit Eleanor…

— Voyons, reprit-elle, essayant de sourire,… concierge ou non, jardinier, sous-jardinier, homme à tout faire,… ce qu’il vous plaira, pourvu qu’il reste avec nous.

Il n’était pas malaisé de satisfaire gracieusement à ce vœu modeste, et, sans être bien adroit, sir Stephen pouvait tourner en plaisanterie familière, en joli marché d’amour, une complaisance impossible à refuser ; mais entre Eleanor et lui aucune intimité vraie n’avait encore pu s’établir. Il concéda maladroitement, comme contraint, la faveur si simple qu’on réclamait de lui. Et lorsque Eleanor lui tendit la main pour le remercier, s’il baisa, non sans ardeur, cette main glacée, ce fut en silence, ne trouvant pas un mot pour traduire à ce cœur délicat et fier les désirs dont il était dévoré.

De même après le mariage, et quand ils quittèrent Londres, Eleanor témoigna-t-elle vainement le désir d’aller passer à Penrhyn-Castle ces premières semaines, où il était si naturel de chercher un peu de solitude : c’était la saison des chasses, et sir Stephen avait l’habitude de passer deux mois d’automne à Glencarrick, chez sa sœur, lady Macfarren. Il prétexta la convenance d’une présentation immédiate, et il fallut partir pour Glencarrick. Eleanor obéit à regret. Elle eût peut-être résisté davantage, si elle eût connu les dispositions de lady Macfarren à son égard. En bonne Écossaise, cette noble dame avait trouvé tout simple que son frère épousât la plébéienne Eleanor, quand celle-ci comptait encore parmi les riches héritières des trois royaumes ; mais, en apprenant qu’il persistait dans ses prétentions après qu’il la savait ruinée, elle éprouva un vif dépit, fort augmenté lorsqu’elle vit ses remontrances inutiles, ses conseils négligés, son autorité d’aînée parfaitement méconnue. Dans ses idées, un pareil entêtement chez son frère ne pouvait tenir qu’aux intrigues dont il était entouré, à l’ascendant pris sur lui par lady Raymond et par Eleanor, conspirant à l’envi pour capturer un si beau parti. Aussi avait-elle refusé de venir au mariage, et, cela dans des termes qui n’avaient point permis à sir Stephen de montrer sa lettre, sous peine de voir Eleanor rompre à l’heure même cette union qu’elle accomplissait comme un pieux sacrifice, sans se douter que personne y pût voir un calcul intéressé.

Quand elle entra dans la salle basse lambrissée de sapins où se tenait volontiers la châtelaine de Glencarrick, elle ne put dissimuler quelque peu de surprise à la vue de cette dame, dont la taille et les proportions masculines, la raideur osseuse, les façons viriles, l’eussent moins déconcertée, si son accueil eût été plus cordial ; mais à peine lady Macfarren, qui avait rudement serré la main de son frère, daigna-t-elle accorder une demi-révérence à la belle-soeur qu’il lui présentait. D’avance elle l’avait, comme on dit, prise à guignon, et s’était promis de lui faire payer cher les bénéfices de son alliance avec une famille où elle n’entrait que par surprise et par fraude, sans y apporter ni le contingent de noblesse ni l’accroissement de fortune que l’on avait droit d’attendre d’elle.

— Vous paraissez fatiguée, lui dit-elle enfin, lui faisant signe d’approcher du feu… Vous êtes bien pâle.

— Je ne suis pas très fatiguée, reprit doucement Eleanor ; mais je n’ai jamais beaucoup de couleurs.

— Ah ! c’est différent. On nous disait que vous passiez à Londres pour une beauté !… Vous autres belles dames de Londres…

— J’ai fort peu habité Londres, interrompit lady Penrhyn.

— Bah !… Et quel âge avez-vous ?

— Dix-sept ans.

— C’est singulier… Vous paraissez davantage… A présent que vous êtes mariée, vous pourriez dire tout au juste ce qui en est.

— J’ai eu dix-sept ans en août dernier ; répliqua Eleanor, que cet étrange dialogue commençait à déconcerter, et qui sentait les larmes lui venir aux yeux. Elle s’approcha du feu, ne comprenant rien à une hospitalité si peu gracieuse, et, pour se faire une contenance, se prit à lisser la tête d’un grand chien de race écossaise, présent de David Stuart, qui la quittait rarement, et qu’elle affectionnait plus que de raison.

— Voilà un chien un peu gros pour le salon, remarqua l’aimable maîtresse du château.

— Il est tout simple de le renvoyer s’il gêne, dit Eleanor… Ceci est donc le salon ?

— Mais… Pensiez-vous que ce fût la cuisine ? demanda aigrement lady Macfarren.

Sir Stephen, au fond, n’était pas content de sa sœur ; toutefois ses habitudes de soumission le gênaient pour la rappeler à l’ordre. Il lui fit remarquer pourtant que l’étrange décoration de la pièce où ils étaient, — les bois de cerf appendus de tous côtés aux murailles, — l’odeur de résine qu’exhalaient les boiseries, — expliquaient la question d’une jeune femme arrivant pour la première fois dans une maison de chasse.

Eleanor se hâta d’ajouter qu’elle trouvait la pièce fort bien décorée, et que l’odeur du sapin lui était particulièrement agréable.

— C’est bon, c’est bon, reprit lady Macfarren, qui parut se laisser fléchir… On fera de vous une montagnarde.

— C’est cela…, une montagnarde, répéta derrière Eleanor une petite voix aiguë ; et, se retournant, elle aperçut, au fond d’un grand fauteuil de malade, un petit être souffreteux qui s’épuisait pour elle, depuis son entrée, en sourires avenans.

Ce n’était rien moins que le comte de Peebles, un cousin germain de lady Macfarren et de sir Stephen Penrhyn, — chétif et malingre rejeton d’une tige robuste, — que la châtelaine de Glencarrick entourait de soins et d’égards fort inusités chez elle. Ce dévouement s’expliquait de reste vis-à-vis d’un proche parent resté célibataire, — devant mourir tel, selon toute apparence, — et dont le titre avec la fortune pouvait un jour grossir le lot d’un cadet.

Lady Raymond, dont la voiture suivait à peu de distance celle des nouveaux mariés, arriva sur ces entrefaites. Plus délicate encore que sa fille et les nerfs ébranlés par la fatigue d’une longue route, elle eut à subir l’émotion d’un accueil encore moins obligeant. Aussi tout à coup la vit-on éclater en sanglots à je ne sais quelle question saugrenue de sa rude hôtesse.

— Eh bien ! qu’avez-vous ?… lui demanda celle-ci, encore plus irritée que stupéfaite.

— Chère mère ! s’était en même temps écriée Eleanor.

— Excusez-moi, répondit lady Raymond… Je ne savais pas… La surprise… Tout ceci me semble si nouveau…

— En tout cas, reprit lady Macfarren, si vous êtes étonnée, je le suis au moins autant que vous… Et voilà de quoi vous consoler… Maintenant il est tard… montons chacun chez nous.

Quand sir Stephen et sa femme furent seuls :

— Je voudrais, lui dit-il, que votre mère évitât avec soin tout ce qui peut blesser ma soeur.

Le regard étonné par lequel fut accueillie cette étrange recommandation rendit sir Stephen un peu honteux de lui-même, et, selon l’usage, il n’en fut pas pour cela de meilleure humeur.

— Oui, reprit-il avec impatience, il faudra tâcher que ces dames s’accommodent l’une de l’autre. Ma sœur est une femme très supérieure ; elle a l’orgueil de son sang et l’habitude de compter pour beaucoup dans nos décisions de famille. Mon mariage n’a pas eu, — la faute en est à certaines circonstances inutiles à rappeler, — son entière approbation. Par toutes ces raisons, sur lesquelles je glisse, mais que vous devez comprendre, il serait bien à vous et à votre mère de faire quelques concessions.

Des concessions ! Ce mot bizarre ne présentait à Eleanor aucun sens précis, et elle semblait en attendre le commentaire. Sir Stephen s’irritait de plus en plus, ne pouvant réussir à se faire entendre.

— Ma sœur est bonne quand elle veut, reprit-il- mais il ne faut pas l’affronter.

— L’affronter ?

— Oui, l’affronter… C’est assez clair, ce me semble… Elle n’aime pas à rencontrer trop d’indépendance… surtout quand… quand cette indépendance n’est pas de saison… Comprenez bien ceci,… faites-le comprendre à votre mère, et tout ira sur quatre roues.

— Dois-je penser que lady Macfarren peut se trouver offensée sans raisons ? demanda Eleanor après un silence de quelques instans.

— Sans raisons, je ne dis pas… Elle a toujours ses raisons… mais elle est fière. Vous l’avez irritée en lui répondant sur un ton que votre âge, à ses yeux, ne vous permettait pas de prendre.

— Mon âge ! se dit Eleanor ; mon âge ! et sans doute aussi ces autres motifs qui font que toute indépendance est chez moi hors de saison. — Car elle avait compris les paroles et surtout l’hésitation de son mari. Pour la première fois, elle venait de se dire qu’en effet elle lui devait, ainsi que sa mère, d’échapper à ce que le monde appelle la pauvreté. — Mais enfin, pensait-elle aussi, lui ai-je demandé sa main comme une aumône ? l’aurais-je acceptée à ce titre ? Cet amour qu’il me témoignait, l’ai-je souhaité ? Puisqu’il m’a choisie et voulue pour sa femme, que sa sœur approuve ou non ce mariage, ne me doit-il pas tendresse et protection ? Et lorsque je pensais à lui demander de me venir en aide, est-il juste, est-il naturel que ce soit moi qu’il blâme, moi qu’il avertisse de courber la tête ?

Ces doutes, ces anxiétés jetaient sur l’avenir de la jeune femme un voile épais que son esprit se fatiguait à vouloir percer.

— Lady Penrhyn, permettez-moi de vous présenter mistress Christison de Dunleath et miss Christison.

Ces seuls mots, prononcés par lady Macfarren au moment où on se mettait à table pour dîner, firent tressaillir Eleanor. Elle avait devant elle la veuve et la fille de cet homme d’affaires auquel David attribuait la ruine de son père, et qui, du produit de ses rapines, avait acheté ce Dunleath, l’objet de tant de désirs auxquels la pupille de David s’était si ardemment associée. Mistress Christison n’avait rien de remarquable qu’une sorte de bienveillance banale et bavarde. La fille était, des pieds à la tête, une vieille fille. Depuis l’âge de seize ans, elle songeait au mariage, et il y avait vingt-neuf ans qu’elle y songeait en vain : non qu’elle n’eût trouvé maint et maint parti dont elle eût pu s’accommoder avec des prétentions un peu moins hautes et un moins vif désir de gagner sur le marché ; mais il s’était toujours trouvé que, lorsqu’un prétendant s’offrait à Tabitha Christison, il était de ceux qu’elle jugeait indignes d’aspirer à sa main, — et que cette main si précieuse n’avait jamais été sollicitée par ceux que Tabitha Christison, dans le secret de son ame, appelait à l’honneur de la posséder.

Or, s’il est des vieilles filles à qui rien ne manque, pour figurer au calendrier, que la canonisation, — tendres et nobles ames qui, par des liens volontaires et sacrés, remplacent le joug conjugal, sœurs de charité près des malades, mères d’adoption pour l’orphelin, auxiliaires bénis d’une veuve chargée de famille, — il est une autre race de vierges surannées, toujours complotant, toujours médisant, toujours mêlées à toutes sortes d’intrigues, confites en flatteries, gonflées de fiel et de jalouses fureurs, impatronisées chez les autres en dépit de toute résistance, de tout mauvais procédé, de toute insinuation fâcheuse, et, comme le ver au cœur du fruit, insectes immondes au cœur des familles, rongeant et gâtant à plaisir les plus belles.

À cette classe appartenait Tabitha, plus familièrement appelée Tib. Assez généralement connue pour n’être plus admise que dans un fort petit nombre de maisons respectables, elle s’était maintenue à Glencarrick à force de souplesse et de complaisance pour l’altière humeur de lady Macfarren. En outre, elle se rendait utile, indispensable même, par les menus soins auxquels elle avait habitué le pauvre malade dont on y cultivait l’héritage. Tib était si bonne ! Tib faisait tout ce qu’on voulait ; elle jouait au piano vingt reels de suite, s’ils étaient nécessaires ; manquait-il un vis-à-vis ? elle figurait à la contredanse ; elle avait des recettes admirables contre le rhumatisme, et de non moins admirables pour la conservation du gibier. Voulait-on des tricots de Shetland ? c’était elle qu’il fallait charger de les acheter ; on les avait au plus bas prix imaginable. Jamais, lorsqu’elle partait pour Édimbourg, on ne lui ménageait les commissions les plus multipliées, les plus fatigantes ; jamais elle ne se refusait à servir de plastron, lorsque quelque convive ennuyé se débarrassait à ses dépens, d’un surcroît de moqueries. Et si par hasard toutes les chambres du château se trouvaient encombrées, qui donc, si ce n’est Tib, se réfugiait modestement dans quelque recoin du grenier ?

Qu’eût dit lady Macfarren, si quelque génie bienfaisant lui eût tout à coup montré le revers de ce dévouement si absolu, si commode ? qu’eût-elle dit si elle se fût avisée de soupçonner que l’humble Tib, sans tambour ni trompette, à petit bruit, par des chemins tortueux et couverts, resserrant peu à peu ses lignes de circonvallation, tendait à devenir… comtesse de Peebles ! Oui, ce grand projet, éclos dans un accès de fiévreuse ambition, Tib, depuis des années, le nourrissait et le voyait prendre consistance. Cette servilité universelle, cette patience inaltérable, c’était l’encens qu’elle brûlait au pied de sa grotesque petite idole enfouie entre quatre coussins, dans ce grand fauteuil auquel le coin du feu demeurait réservé de droit. C’était pour rester dans le voisinage de Glencarrick (et du comte), que, faisant violence à ses goûts naturels, Tabitha Christison avait forcé sa mère à conserver Dunleath. Étrange amour que celui de Tib pour son malade ! ses filets, à elle, c’étaient des flanelles chauffées à point ; ses charmes, des embrocations rhumatismales. Peu à peu, par des progrès lents, imperceptibles, mais réels, elle s’assurait de sa proie. L’hameçon pénétrait déjà ; déjà elle pouvait, sans trop d’efforts, diriger où bon lui semblait, malgré des résistances de plus en plus faibles, cette volonté débile ; mais elle ne se pressait pas de la tirer sur le rivage : la ligne risquait encore de casser.

Et cependant lady Macfarren, ne pouvant se méfier d’une ambition si folle en apparence, ne pouvant croire que la fille d’un agent d’affaires eût élevé ses prétentions jusqu’au chef (nominal) d’une aussi grande maison que l’était celle des Peebles, lady Macfarren en était encore à dire vingt fois le jour : — Tib ! je vais au jardin ; tenez compagnie à lord Peebles… Lord Peebles, je vous laisse Tib… Ou bien encore : — Lord Peebles boîte un peu ce matin ; Tib, promenez-le, donnez-lui le bras ! — Ordres bienvenus, auxquels Tib déférait avec l’empressement de l’araignée qui s’élance vers le moucheron enveloppé dans ses toiles.

À la vue d’Eleanor, Tib éprouva ce sentiment si naturel aux êtres de son espèce : une atroce malveillance pour tout ce qui est noble, beau, pur, brillant, élevé. Elle put d’ailleurs trembler, car le comte de Peebles, qui n’avait aucune raison de partager cette aversion, s’était au contraire pris d’un goût subit pour sa belle cousine, et l’un de ses premiers complimens, — témoignage innocent de sa gaieté valétudinaire, — alla droit au cœur de l’ambitieuse vieille fille.

— Vous avez peur, n’est-ce pas, me voyant si ingambe, de n’être jamais comtesse de Peebles ?… Soyez tranquille, mon enfant, dit-il à Eleanor en baisant sa main qu’il avait prise et qu’il caressait depuis un moment… je ne compte pas me marier… je resterai garçon, quoi qu’il m’en coûte.

Ces simples paroles étaient assez inquiétantes pour que Tib, s’associant au mauvais vouloir de lady Macfarren, se prît à détester la belle jeune mariée. Il eût suffi pour cela, d’ailleurs, de sa sérénité un peu fière, du calme confiant qu’elle manifestait, et de cette élévation d’ame qui la leur désignait comme un être supérieur, difficile à blesser, inaccessible à leurs hostilités sourdes, et les méritant par cela même. Cependant, et sans tomber expressément d’accord pour cela, elles trouvèrent le défaut de cette brillante cuirasse qu’Eleanor opposait à leurs attaques. Insensible pour ce qui la touchait personnellement, lady Penrhyn se sentait aisément blessée de tout ce qui pouvait offenser ou contrarier sa mère. Lorsque ceci devint bien avéré, les petites mortifications, les négligences calculées se multiplièrent autour de lady Raymond. Il faut connaître la vie à fond pour savoir ce qu’on peut infliger de souffrances à certains êtres nerveux et susceptibles, sans que raisonnablement ils puissent et osent se plaindre. Il faut la connaître aussi pour inventer chaque jour un supplice différent, et, sans laisser prise aux réclamations, raviver la petite blessure de la veille au moyen d’une blessure nouvelle.

Ce grand art fut pratiqué de concert par Tabitha et lady Macfarren pour humilier la nouvelle venue, coupable de n’avoir pas ressenti assez vivement leurs premières atteintes. La première avait dit un jour à la châtelaine de Glencarrick : « Lady Penrhyn a l’épiderme bien sensible, quand il est question de sa chère mère. » Lady Macfarren à ces mots, s’était trouvée plus forte, et en avait, in petto, remercié Tib.

À quelque temps de là, voici de quelle aimable ouverture Tib fut chargée par lady Macfarren, sans qu’un seul mot eût été, sur ce point, échangé entre elles.

— Je gagerais bien, dit-elle tout à coup à Eleanor, je gagerais bien que vous n’êtes pas encore assez forte ménagère pour calculer au juste ce qu’ajoute une tête de plus à la dépense d’une maison comme celle-ci ?

— Comment l’entendez-vous ?

— Voilà une question !… Je vous demande si vous savez de combien les dépenses quotidiennes du ménage sont augmentées par tête de maître ?

— Je ne supposais pas qu’à la campagne une tête de plus ou de moins pût faire une différence notable ; mais, j’en dois convenir, je n’ai jamais fait ce calcul.

— Vous êtes charmante, savez-vous, dans votre naïveté ; pourtant demandez à lady Macfarren… Justement, ce matin, nous examinions ses comptes… C’est étonnant ce qui se dépense ici de plus pendant la saison des chasses… en bois, en bougies, en gaspillages de toute sorte…

Eleanor jeta les yeux du côté de lady Macfarren, qui rougit quelque peu, mais n’ajouta pas un mot.

— Oui, reprit Tabitha du même ton de voix, nous calculions tout cela, et je m’étonnais que lady Raymond n’eût pas songé à quelques petits arrangemens,… vous savez…

— Mais, allait répondre Eleanor, prise à court et stupéfaite, ma mère se croyait ici en visite ?… Cependant elle se tut et regarda derechef lady Macfarren… Cette fois, la glace était rompue, et l’intrépide Écossaise n’hésita plus.

— Sans doute, sans doute… Même entre parens, cela se fait. Après la mort de mon père, nous avions arrangé avec mon frère qu’il passerait ici trois mois chaque année, et que je passerais trois mois à Penrhyn-Castle… J’y perdais certainement,… car une femme et un homme, c’est bien différent, avec le vin, les liqueurs, tout ce qui s’ensuit… Plus tard, nous avons changé nos arrangemens… Nous avons établi qu’on paierait tant par tête et par mois : tant pour un garçon, tant pour un ménage, tant par domestique… Mais je ne m’attendais pas au mariage qu’il ferait, et nous ne sommes convenus de rien pour…

— Pour une tierce personne, acheva Tib, voyant que lady Macfarren avait quelque peine à finir sa phrase.

Ce jour-là, Eleanor s’était promis de savoir de son mari quand il comptait quitter Glencarrick. Elle fit plus ; elle lui demanda formellement de l’emmener chez lui, elle et sa mère.

Quelques ménagemens qu’elle eût mis à lui témoigner ce désir, elle le vit fort mal accueilli. Sir Stephen lui déclara nettement qu’il entendait finir à Glencarrick la saison des chasses, et trouvait singulier que des querelles de femmes vinssent à la traverse de ses plaisirs. — li avait prévenu Eleanor qu’elle et sa mère avaient à ménager le caractère un peu rude de lady Macfarren ; comment ne se l’étaient-elles pas tenu pour dit ? À présent, si lady Macfarren était fâchée, il fallait lui faire des excuses. Quant à payer les dépenses de sa belle-mère, il y était tout prêt, si Eleanor le souhaitait, et il regrettait de n’y avoir pas songé plus tôt ; mais il avait cru que, moyennant la restitution des dix mille livres léguées par sir John Raymond à Godfrey Marsden, lady Raymond se trouvait au-dessus du besoin… Au surplus, il ne voulait plus entendre parler de ces tracasseries. À tort ou à raison, lady Macfarren trouvait de la hauteur chez Eleanor ; il fallait se corriger de cette hauteur. La paix de la famille exigeait impérieusement ces concessions des plus jeunes aux plus âgés, cette déférence aux opinions, aux préjugés d’un chacun. Quant à lui, jamais il n’encouragerait ce qui pouvait perpétuer des discordes intérieures, et il pensait qu’à cet égard Godfrey Marsden ne dirait pas autre chose à sa soeur. — Puis, avec un jurement à moitié contenu, et jetant assez rudement la porte derrière lui, sir Stephen quitta la chambre.

Eleanor se leva et alla ouvrir la croisée. Un frisson intérieur lui faisait sentir le besoin de respirer l’air du dehors. La matinée était calme et tiède ; une forte odeur s’exhalait des bois de sapins et flottait dans l’atmosphère au-dessus du lac bleuâtre, au-dessus des rouges collines. Par-delà ces limites de l’horizon, par-delà celles du monde, le regard d’Eleanor, ardent et vague, semblait chercher les régions où la liberté se cache ; puis, tandis que ses yeux restaient attachés sur les tableaux présens, son ame s’élança dans le passé. Ce pays qu’elle voyait, c’était le pays de David Stuart, cette terre qu’il préférait à toutes les autres. Elle reconnaissait ces paysages qu’il avait si souvent esquissés pour elle, et qu’il lui avait rendus familiers. Elle en avait eu soif, de ce beau pays qu’il aimait tant, qu’il décrivait avec tant de feu… Mais n’eût-il pas mieux valu ne le voir jamais que de le voir sans lui, de le voir à de pareilles conditions ? N’eût-il pas mieux valu expirer sur son cœur, le jour où ce cœur battait si fort contre celui de sa pupille bien-aimée, que de se retrouver la femme d’un autre… la femme de sir Stephen ?


III

La vie s’offrait désormais à Eleanor sous un nouvel aspect, vie splendide au dehors, pleine au dedans d’aspérités et de misères cachées. Haïe sans l’avoir mérité, poursuivie, au sein d’un luxe qu’elle devait à autrui, par la conscience de sa pauvreté que tout lui rappelait et qui lui avait été reprochée, — entourée de nombreux serviteurs et plus dépendante qu’aucun d’eux, — elle fut contrainte, pour ne pas succomber à ses ennuis, de se replier en elle-même, de s’absorber dans les soins qu’exigeaient et la faible santé de lady Raymond et l’éducation des deux enfans jumeaux qu’elle donna, dès la première année de leur mariage, au maître orgueilleux, impatient, irascible, dont elle avait accepté le joug.

Ces deux enfans, nés à la même heure, grandirent dans des conditions différentes. Frédérick, le dernier venu, avait pour lui la fraîcheur, la force, la vivacité ; Clephane, au contraire, était doux, maladif, mélancolique. On devine lequel des deux était le favori de leur mère, attentive à réparer l’injustice apparente de la nature. Sir Stephen, en revanche, préférait Frédérick, sa malice, sa gaieté, jusqu’à ses révoltes précoces.

À côté du berceau où dormaient côte à côte ces deux anges gardiens, Eleanor plus d’une fois se rappela le singulier tableau d’un artiste portugais, Siquiera, qui, sur la même toile, voulant représenter l’enfer et le paradis, a étendu sous les pieds des élus, comme un doux tapis de fleurs fraîchement écloses, un lit de figures enfantines. Elle trouvait, dans la contemplation de ces deux sourians chérubins, la force nécessaire à tous ses chagrins, une compensation à toutes les souffrances qu’elle étouffait secrètement. Par eux, elle vivait dans l’avenir, non dans le présent stérile, non dans le passé rempli de souvenirs accablans. Ce fantôme dont sa mémoire était hantée, l’image de David Stuart expiant par une mort terrible des torts qu’elle lui eût si aisément pardonnés, s’effaçait peu à peu, et le regret cédait la place.aux espérances.

À Londres cependant plutôt qu’à Penrhyn-Castle, plutôt que dans cette orgueilleuse demeure féodale enfouie parmi les sapins, Eleanor se sentait vivre : non qu’elle aimât le monde, ou prît grand intérêt aux préoccupations politiques de ceux qui l’entouraient ; mais, s’il lui était indifférent d’apprendre que le duc de Lanark était arrivé au ministère, ou même que, par son crédit, Godfrey Marsden, toujours irréprochable, toujours grondeur et mécontent, venait d’obtenir une commission, elle se retrouvait avec une véritable joie auprès de lady Margaret, sa plus véritable amie. Puis, à Londres, s’il faut tout dire, elle n’était pas aux prises avec un odieux soupçon que jamais elle n’avait voulu éclaircir, et qu’elle repoussait au contraire de sa pensée comme une inspiration de l’esprit du mal.

En arrivant pour la première fois à Penrhyn-Castle, elle y avait trouvé, déjà installée dans la lodge qui fermait la principale avenue, une jeune et belle femme avec un enfant en bas âge. Bridget Owen (c’était le nom de cette personne) était, selon sir Stephen, la femme d’un de ses tenanciers, condamné à la transportation pour vol de bestiaux, et qu’il avait fait venir du pays de Galles, où il possédait aussi d’assez vastes domaines, pour la soustraire aux humiliations injustes dont elle y aurait été abreuvée. Cette histoire fort plausible avait tout d’abord intéressé lady Penrhyn. Plus d’une fois, elle était allée à la lodge porter des paroles de consolation ou d’espérance ; mais elle y était reçue avec une déférence contrainte, une indicible froideur, et n’obtenait jamais que des réponses empreintes d’une farouche ironie. L’enfant de Bridget Owen semblait d’ailleurs dressé par sa mère à repousser l’intérêt qu’Eleanor lui aurait si volontiers témoigné. Vif, alerte, assuré, jamais il n’avait pour elle un sourire, jamais une réponse. Bref, sa mère et lui décourageaient la pitié de leur excellente maîtresse, pitié ressentie comme un outrage.

Or, à mesure que l’enfant grandissait, à mesure que ses traits prenaient plus de caractère, et ses yeux noirs une expression plus marquée, une ressemblance fatale accusait plus nettement son origine équivoque. Il eût fallu sur les yeux d’Eleanor un bandeau bien épais pour qu’elle ne retrouvât pas quelque chose de la physionomie de ses propres enfans dans celle du fils de Bridget. La première fois où elle constata cette étrange similitude, un froid mortel l’atteignit au cœur, et il lui sembla qu’une insulte nouvelle venait de la frapper. Elle la subit sans une plainte, et ne voulut ni rien croire ni songer à rien qui pût ébranler en elle l’idée du devoir.

Plus tard, un changement notable était survenu dans les manières de la jeune concierge galloise. Les regards qu’elle jetait à Eleanor quand celle-ci venait à passer devant la lodge n’étaient plus, à beaucoup près, aussi hostiles, aussi abattus. Il s’y peignait une sorte d’insolence gaie, de méprisante compassion. Oisive tout le long du jour et fière de ses beaux cheveux noirs qu’elle nouait sous un mouchoir aux couleurs éclatantes, on la voyait suivre d’un œil distrait les travaux du jardinier qui, par ordre de sir Stephen, soignait les plates-bandes d’un parterre dessiné autour de l’élégant pavillon où elle était établie. Une vieille femme du village voisin venait chaque jour la suppléer dans tous les détails intérieurs du ménage. C’était ou cette vieille femme ou le jardinier qui ouvraient, devant Eleanor, la grille de l’avenue, — soin servile auquel ni Bridget ni son fils ne voulaient plus bien évidemment s’abaisser. Et cependant Eleanor, luttant contre ses propres convictions, écartait encore tout soupçon injurieux pour elle et pour son mari.

Un jour enfin, Eleanor, arrivée de Londres la veille au soir, surprit Bridget assise sous le porche de son joli cottage et tenant dans ses bras un enfant nouveau-né. Ce pouvait être celui de quelque femme du village, confié par sa mère malade aux soins de Bridget. Cependant Eleanor, à mesure qu’elle approchait de la lodge, sentait son cœur se serrer de plus en plus. Bridget s’était levée et la regardait venir.

— A qui cet enfant ? lui demanda lady Penrhyn.

Un instant de silence suivit cette embarrassante question ; mais la réponse, pour s’être fait attendre, n’en fut pas moins audacieuse.

— Il est à moi, répliqua froidement Bridget Owen, la prétendue femme du transporté.

Et son regard assuré ajoutait clairement : — Demandez-moi maintenant, si vous l’osez : Qui est son père ?

Puis elle rentra chez elle sans refermer la porte, sûre d’avoir placé entre elle et sa maîtresse une barrière désormais infranchissable.

Cette scène bizarre avait en trois témoins : le fils aîné de Bridget, appuyé contre une barrière, et qui dans ce moment, l’œil animé d’une joie malicieuse, ressemblait plus que jamais à Frédérick ; le jardinier du château, dissimulant sous un air affairé sa gaieté narquoise ; enfin ce domestique, le vieux Sandy, qui du service de sir John Raymond était passé à celui de David Stuart, puis à celui de sir Stephen sur les instantes prières d’Eleanor. Ce dernier seul eut pitié d’elle. Se baissant à demi pour détacher sa robe de mousseline qu’un buisson épineux allait déchirer

— Que voulez-vous, milady, lui dit-il à demi-voix, nous avons tous notre croix à porter…

Huit années s’étaient écoulées depuis le mariage d’Eleanor. Ses enfans grandissaient. On parlait déjà de les séparer d’elle. Ne leur donnait-elle pas, au gré de lady Macfarren, chez laquelle la famille était alors établie, une éducation trop délicate, trop efféminée ? Sir Stephen partageait l’opinion de sa soeur. Vainement Eleanor remontrait-elle à ce maître despotique qu’élevée comme elle l’avait été, on pouvait, tout au moins pour quelques années de plus, lui confier l’instruction de Clephane, l’héritier du nom, cet enfant si pâle, d’une santé si frêle, vraie fleur de serre chaude qu’un souffle de l’hiver pouvait tuer. Depuis long-temps, sir Stephen, dépourvu d’autorité morale sur une femme dont il comprenait vaguement la supériorité, s’en dédommageait par une tyrannie de fait, inflexible dans ses caprices, mesquine dans ses tracasseries. Il était évident que cette fois, plus que jamais, il allait tenir à la faire prévaloir ; mais le ciel, dans ses décrets mystérieux, en avait décidé autrement.

Un matin, sir Stephen, en dépit d’Eleanor, partant pour une des fermes qu’il avait dans la montagne, voulut emmener ses deux enfans avec lui. La mère, inquiète, demandait qu’on lui laissât au moins Clephane. Il y avait si loin de Glencarrick à la ferme de Donald Macpherson ! En vain supplia-t-elle. Le maître avait parlé. Les enfans partirent joyeux, Clephane sur son poney des Highlands, comme le plus faible et le plus vite fatigué des deux ; son père et son frère étaient à pied. La journée parut bien longue à Eleanor. Le soir arriva ; les ténèbres se firent ; les promeneurs ne revenaient pas. Ce qui s’était passé, le voici.

Attardé par quelques incidens inattendus, sir Stephen dut prendre, pour rentrer à Glencarrick, la route la plus directe, qui l’obligeait à traverser un lac peu fréquenté des voyageurs. Ce jour-là, le vieux passeur, qui ne s’était pas servi depuis long-temps de son embarcation, vieille comme lui, aurait bien voulu l’essayer en la mouillant avant de s’éloigner du bord ; mais sir Stephen était pressé : il n’entendit pas au moindre retard. On démarra donc, avec peu de vent dans la petite voile, et ce vent n’était pas favorable. À mi-chemin, la marche du bateau se ralentit. Il n’obéissait plus à la rame maniée cependant par deux bras vigoureux. Sir Stephen, déjà un peu inquiet, veut constater la voie d’eau. Il soulève une planche ; cette planche, à moitié pourrie, se brise entre ses mains crispées. Il regarde : l’eau se fait jour par mille fissures imperceptibles qu’on voudrait vainement fermer. Le vieux passeur, à cette vue, devient pâle, et ses dents claquent déjà de frayeur. Un mille et demi sépare la barque du rivage ; avant cinq minutes, elle aura sombré…

Excellent nageur, sir Stephen dépouille en hâte ses vêtemens. Seul, il rirait du danger ; mais comment sauver ses enfans, qui tous deux tiennent sur lui leurs yeux hagards ? Tous deux attendent. Lequel choisira-t-il ?

Clephane, le doux et dévoué Clephane, a compris l’anxiété paternelle. L’esprit de sa mère vit en lui.

— Sauvez Frédérick, dit-il à son père… le batelier se chargera de moi.

Sir Stephen hésite,… mais un cri déchirant lui fait tourner la tête, et Frédérick, obéissant à l’irrésistible élan de la peur, se jette à son cou… Frédérick, l’enfant bien-aimé. En un tour de main, son père le déchausse et le jette tout habillé sur ses épaules nues.

Tandis qu’ils s’éloignent, une voix arrive à leurs oreilles. Ce n’est plus le cri d’angoisse que Frédérick poussait tout à l’heure, mais une prière plaintive et résignée.

Notre Père, qui êtes aux cieux, disait Clephane au moment où la barque sombra[3]. Ni le vieux batelier ni lui n’abordèrent vivans au rivage.

Vingt fois sir Stephen désespéra de lui-même et de Frédérick, dont les étreintes convulsives lui coupaient la respiration, et dont le poids l’accablait de plus en plus. Cependant de minute en minute il distingue plus nettement la rive du lac, ses arbres, ses chaumières. Leurs habitans l’ont vu ; ils sont accourus au bord de l’eau, ils l’attendent… Mais ses forces vont-elles le trahir ? Qui sera vainqueur ? La mort ou lui ? Les petites mains de Frédérick ont heureusement cessé de presser son cou haletant ; il ne sent plus les baisers du pauvre enfant sur sa chevelure mouillée. Un dernier effort, et le frère de Clephane peut être sauvé… Cet effort suprême, sir Stephen l’aura vainement demandé à ses muscles athlétiques. Il arrive, épuisé, à demi mort, sur la grève où il demeure gisant et sans connaissance. On le relève, on lui rend peu à peu la vie. Il ouvre les yeux : Frédérick est là, couché près de lui ; mais Frédérick n’a pas rouvert ses beaux yeux noirs. Frédérick est allé rejoindre Clephane. Eléanor n’a plus d’enfans !…

Morts tous deux, morts comme David Stuart ! Comment ne les suivit-elle pas ? et quels étranges trésors de facultés vitales Dieu ne met-il pas au fond des ames qu’il veut éprouver par la douleur ?

Eleanor survécut à ce coup terrible, mais comme une mère peut y survivre : débris d’elle-même, être désormais passif, portant avec indifférence le poids d’une existence sans intérêt et sans but. Après les premières étreintes d’un désespoir violent comme lui, sir Stephen avait mieux repris à la vie. Aussi bien lui restait-il, à défaut de cette femme qu’on pouvait dire morte, à défaut de ces deux enfans victimes de son imprudence, des objets à chérir, des êtres dont il était l’espérance et l’appui.

Ln soir d’automne, en revenant de sa promenade quotidienne à travers les bois, Eleanor s’arrêta, fatiguée, auprès de la lodge. Ses pas légers n’avaient point trahi son approche. Un bruit de voix attira son attention. Un regard oblique qu’elle jeta sur l’intérieur du pavillon habité par Bridget Owen lui montra cette jeune femme assise auprès de sir Stephen, qui lui avait pris la main et qui pleurait en lui parlant. Tout à coup il s’interrompit, repoussa la main de Bridget, et, saisi d’une espèce de désespoir, s’abandonna sans contrainte aux douloureux souvenirs qui l’oppressaient. Muette jusqu’alors, Bridget se prit à pleurer aussi, et, se précipitant vers son amant dont elle baisait avec énergie la tête frémissante

— Croyez-vous donc, lui dit-elle à voix haute, croyez-vous que je ne partage pas votre chagrin ? Croyez-vous que je ne plaigne point leur mère, la mère de ce Frédérick qui vous tient si fort au cœur ? Pensez-vous que, pour rappeler à la vie ce pauvre innocent agneau, je ne donnerais pas une coupe pleine de mon sang ?… Oui, trompée comme je l’ai été par vous, je donnerais pour vous le rendre… jusqu’à mon anneau de mariage… si j’en avais un.

Cédant alors à la contagion passionnée de ces paroles, sir Stephen attira Bridget sur son cœur, et là, tandis qu’il la tenait étroitement pressée contre lui :

— Je voudrais, lui disait-il, n’avoir jamais eu cet enfant que tu m’as vu tant pleurer… je voudrais, chère fille, n’avoir jamais possédé que toi et les gages de ton amour !…

Eleanor entendit ces paroles ; elle entendit sir Stephen regretter de ne pouvoir donner son nom à cette femme qu’il tenait alors dans ses bras ; elle entendit tout cela sans éprouver d’autre sentiment qu’une crainte misérable d’être surprise écoutant ces adultères aveux, — quelque chose comme la pénible impression d’un mauvais rêve, — et plus tard l’amertume de ne plus compter ici-bas que comme un obstacle, une entrave, un remords.

L’isolement d’ailleurs se faisait autour d’elle. Lady Raymond était morte ; une jeune Indienne. — esclave volontaire dont le dévouement pour Eleanor tenait du fanatisme propre à cette race si étrangement douée, — venait de mourir aussi, minée par le regret des deux enfans confiés à ses soins ; lady Margaret était depuis quelque temps en Italie, auprès de la duchesse douairière de Lanark ; jusqu’à Godfrey Marsden, dont la rude affection faisait faute en ce moment à sa triste sœur, et qui naviguait au loin sur le vaisseau dont elle lui avait fait obtenir le commandement.

En face de cette solitude, de cet abandon, s’étalait, dans sa pompe égoïste et ridicule, Tabitha Christison, — Tib, comme on appelait naguère la vieille fille, mais elle ne voulait plus que son mari lui-même l’appelât ainsi, — l’orgueilleuse créature aux longs projets ambitieux, sourdement couvés, savamment menés à terme. À force de soins, de patiente abnégation, d’habile tactique, Tib avait conquis sa proie. Au grand désespoir de lady Macfarren, elle était comtesse de Peebles ; elle avait pris son essor dans ce monde patricien où jusqu’alors on l’avait traitée en véritable comparse, en garde-malade d’un vieux célibataire goutteux. Tib maintenant appliquait sa politique, son machiavélisme à écarter d’elle les humbles amies de sa première fortune, à s’égaler aux plus superbes, à rivaliser avec les plus riches, et le monde, dompté par cette persévérance, par cette égoïste sagacité, par ces efforts de chaque heure et de chaque minute, apportait aux pieds de Tib, — de cette vieille pédante aux traits disgracieux, à l’accent vulgaire, — les hommages et les soins qui manquaient à la silencieuse douleur d’une femme jeune et charmante, aux angoisses d’un cœur noble entre tous.

Ces angoisses, à la longue, s’étaient transformées en une espèce de paralysie morale, d’irrémédiable apathie qui peu à peu retranchait Eleanor du nombre des vrais vivans. « Son œuvre était finie, » comme celle d’Othello après la fatale vengeance. Les sources où l’ame se retrempe étaient taries pour elle, et des mois, des années pouvaient s’écouler ainsi, sans amener plus de changement à cette morne et muette désespérance qu’à l’état du cadavre conservé sous les neiges de l’avalanche alpestre.

Ce fut alors, par une mélancolique soirée d’octobre, au fond d’un petit appartement de Penrhyn-Castle, où elle vivait confinée, que ce vieux domestique dont nous avons parlé, — Sandy, l’ancien serviteur de David Stuart, — vint tout ému, pâle, les yeux brillans d’un feu singulier, lui apporter une lettre arrivant d’Amérique, et qu’un étranger, disait-il, lui avait remise, un moment auparavant, pour lady Penrhyn.

Au premier coup d’œil jeté sur l’adresse, Eleanor pâlit et se sentit sur le point de se trouver mal.

Cette adresse était de la main même de David Stuart.


IV

La lettre expliquait en peu de mots comment, arrêté sur le bord même de l’abîme, où il allait achever une vie déshonorée, par les paroles d’un ami, d’un prêtre vénéré, David était parti pour l’Amérique, recommandé à un négociant du pays, mais sous un nom supposé. Là, pendant huit années consécutives, il s’était voué au commerce lucratif, mais rude et périlleux, des trafiquans en pelleteries, résolu, — dût-il périr à la tâche, — à réparer, en partie du moins, le tort qu’il avait fait à sa pupille bien-aimée. Bien que ses gains, considérables en eux-mêmes, fussent accrus par les efforts de l’épargne la plus sévère, sa vie entière n’eût pas suffi à éteindre la dixième partie de son énorme dette ; mais un hasard merveilleux lui avait fait rencontrer, dans une des stations les plus reculées du Canada, un des associés de la maison de banque à la faillite de laquelle se rattachaient sa ruine et son déshonneur. Cet homme, qui traînait les derniers jours d’une existence maladive au fond d’une hutte de troncs d’arbres, n’en travaillait pas moins avec ardeur, aidé par deux de ses fils qu’il avait laissés exprès dans l’Inde, à recueillir tous les débris de sa fortune écroulée. Selon lui, le brusque suicide du principal associé avait seul entraîné la déconfiture de leur maison ; selon lui, l’ordre remis à grand’peine dans le chaos de comptabilité où la raison de ce malheureux s’était perdue devait rétablir une balance au moins égale entre les dettes et l’avoir de leur établissement commercial.

Et il disait vrai. Ses espérances, que David traita d’abord de chimères, s’étaient de point en point réalisées. Après des années de travail et d’attente, le jour de la réhabilitation avait lui pour le pauvre banqueroutier moribond. Cette réhabilitation, complète pour lui, ne l’était pas pour David Stuart, qu’une restitution après coup ne pouvait absoudre d’avoir exposé la fortune de sa pupille, ce dépôt sacré. Néanmoins, en état de lui rendre intacte cette opulence dont il l’avait dépouillée, il espérait pouvoir se représenter devant elle, — toujours sous le faux nom qui cachait sa honte, — quitte à repartir pour l’Amérique dès qu’il l’aurait revue une fois encore.

Une heure après avoir lu ces détails, — et, dans le cours de cette heure, combien de fois ne les relut-elle pas ! — Eleanor, avertie qu’un gentleman étranger demandait à lui parler, descendait, plus calme qu’elle ne l’aurait cru, dans la breakfast room, où il l’attendait.

Quand elle entra, il lui tournait le dos, accoudé à la cheminée et la tête appuyée sur sa main. Absorbé dans une émotion puissante, il n’entendit ni la porte s’ouvrir, ni le pas léger qui pressait à peine les épais tapis. Eleanor put le contempler à son aise, et reconnaître de lui cette main fine, allongée, aristocratique, qui avait si souvent passé, caressante, sur son front d’enfant, — cette main qui, le jour des adieux, s’était posée sur son cœur, dure et froide comme un cachet d’acier. Elle le reconnut mieux encore à une sorte de sanglot contenu qui révélait son angoisse, celle du coupable prêt à paraître devant son juge.

— Est-ce vous ?… est-ce bien vous ? s’écria-t-elle aussitôt.

Il se retourna soudain. Elle revit alors sa figure, belle encore, malgré les ravages du malheur et du temps ; elle revit ce regard vivant, ce regard long-temps perdu, jadis la lumière de son cœur. Pourtant il ne la prit pas dans ses bras ; — aucun signe de joie ne fut échangé, pas même un serrement de mains. Frémissante comme un oiseau qu’on vient de saisir, Eleanor restait debout, immobile, à deux pas de David Stuart, dont les lèvres souriaient, mais souriaient seules. Il fut le premier à se remettre, s’avança, prit la main de sa pupille, et la baisa au front comme autrefois.

— Je savais que vous m’aviez pardonné, lui dit-il ensuite ; je l’avais deviné. Je comptais sur votre noble cœur, et je n’ai pas espéré vainement. L’heure est venue ; me voici : mes vœux sont exaucés.

Eleanor, à ces mots, par un de ces mouvemens instinctifs sur lesquels la volonté n’a aucun empire, se laissant aller dans ces bras qui l’attiraient, se serra, pleurant, contre David ; et, tandis qu’elle pleurait, la lueur inespérée qui venait de rayonner à ses yeux disparut sous le flot de ses amers souvenirs.

— Ah ! murmura-t-elle à l’oreille de son ami, si vous aviez vu les deux beaux enfans que j’avais !… Je les ai perdus tous deux… tous deux ont péri le même jour !

Ses yeux rencontrèrent à ce moment ceux de David, qui exprimaient une immense pitié. Elle crut voir son ange gardien, venu pour alléger le fardeau de son désespoir. Vainement avait-il encouru le mépris des hommes, vainement les hontes de l’exil, vainement la disgrace qui s’attache au malheur bien mérité ; ce cœur de femme avait gardé son image adorée comme une idole digne de tout respect, et ce cœur, tandis qu’elle pleurait ainsi, semblait sortir d’un froid cercueil pour ressusciter à toutes les joies d’une existence complète. Pas un mot qui vînt l’effaroucher, pas une caresse qu’elle pût craindre, rien de terrestre qui vînt détruire le charme éthéré. Cette tendre et chaste étreinte était celle d’un père ; et quand la première agitation d’Eleanor fut calmée, l’entretien qui, suivit fut celui de deux amis. Aussi, le lendemain, quand Eleanor s’éveilla, et lorsque, poussant les volets de sa chambre, elle jeta un long coup d’œil sur l’horizon montagneux baigné des clartés matinales, ce fut pour elle un bonheur sans mélange que de songer à David, et de se dire : — Il a dormi sous ce toit.

Inutile de dire qu’après cette cordiale entrevue, David avait abandonné l’idée qu’il avait eue d’abord de repartir aussitôt après avoir vu Eleanor ; mais il n’en tenait pas moins à garder l’incognito le plus strict, et nul raisonnement ne put ébranler en lui cette résolution bien arrêtée. Il ne voulait risquer aucun affront ; il ne voulait s’exposer ni à la froide curiosité des uns, ni au dédain que d’autres seraient tentés de lui montrer ouvertement. Il continuerait à s’appeler Lindsay, nom familier à son oreille, puisqu’il le portait depuis tant d’années. Nul autre que le vieux Sandy ne pourrait le trahir, et Sandy serait mort plutôt que d’enfreindre un ordre donné par David Stuart. Lady Raymond, la jeune Indienne Ayah, mortes toutes deux ; Godfrey Marsden et lady Margaret Fordyce, tous deux momentanément éloignés de l’Angleterre, rendaient ce déguisement facile.

— Écrivez à sir Stephen, ajouta David, que M. Lindsay est arrivé à Penrhyn-Castle. Il lui sera probablement plus agréable de traiter ici les arrangemens pécuniaires que j’ai à lui proposer. Quant à moi, je serai bien plus à mon aise, stipulant au nom de David Stuart et des deux banquiers de Calcutta, l’un vivant, l’autre représenté par ses ayans-cause, que si j’étais ici sous mon nom. S’il me connaissait, il me serait pénible, il me serait peut-être impossible de me trouver en face de lui… Mais, Eleanor, parlez-moi sans contrainte… Sir Stephen est-il bon, généreux ?… est-il tel que me le représentait lady Margaret, quand elle me demandait pour lui la main de ma chère pupille ?… Enfin, vous rend-il heureuse ?…

Eleanor hésita. — Lorsque je l’épousai, dit-elle enfin avec quelque embarras, je leur ai fait promettre à tous de ne pas me parler de vous… Je me vois forcée de vous demander pareille promesse… Ne parlons jamais,… jamais, entendez-vous bien,… de mes rapports avec mon mari.

David Stuart la regarda cette fois avec une douloureuse surprise, avec un intérêt plus vif que jamais. Elle fit effort pour tourner en plaisanterie ce qu’elle venait de dire. — N’allez pas, lui dit-elle, vous figurer que j’appartiens à quelque Barbe-Bleue. Toutes les clés du château, sachez-le bien, sont à ma discrétion absolue…

Mais David Stuart ne put se tromper à l’accent de ces vaines paroles. Son élève, sa chère et charmante pupille n’était donc pas heureuse ? Et comment ? et pourquoi ? Sir Stephen méritait-il, sans l’avoir obtenu, l’amour de cette ravissante créature ? ou bien l’aimait-elle et ne l’aimait-il point ? De façon ou d’autre, quelle misère ! quelle pitié pour lui, si, la possédant, il n’avait pas su se l’attacher ! pour elle, si, dévouée à lui, elle n’en obtenait aucun retour !…

Voyons, reprit Eleanor, ne me regardez pas avec ces yeux questionneurs… Je ne suis pas, j’en conviens, très parfaitement heureuse ; mais de bien meilleures femmes, j’en conviens, ont eu de pires destins que celui dont j’ai semblé me plaindre. Si j’en dis autant aujourd’hui sur ce sujet, c’est pour n’avoir plus à y revenir avec vous,… promettez-le-moi.

— Je vous promets, répliqua gravement David Stuart, que vous ne m’entendrez jamais vous parler de sir Stephen… D’ailleurs, ajouta-t-il avec amertume, les droits que j’avais, je les ai perdus… Me faire illusion là-dessus serait échapper en partie au châtiment que j’ai mérité…

Le même jour, Eleanor écrivit à son mari dans les termes mêmes où le voulait David Stuart, et la réponse de sir Stephen ne se fit pas attendre. Elle était telle que David l’avait prévue, telle que la souhaitait Eleanor. Le maître de Penrhyn-Castle demandait instamment que M. Lindsay, » s’il pouvait disposer de quelques semaines, voulût bien les passer au château. Il épargnerait ainsi à sir Stephen l’ennui de repartir pour Londres aussitôt après son retour chez lui. Dans l’intervalle, il écrirait à son homme d’affaires, à Édimbourg, de venir, de son côté, prendre part aux conférences nécessitées par la restitution inespérée qui enrichissait Eleanor. Sir Stephen ajoutait que sa femme était libre désormais de rétablir entre les mains de Godfrey Marsden la somme à lui léguée par sir John Raymond, et dont l’honorable capitaine s’était dessaisi quand il avait vu sa mère dans le besoin. À la mort de lady Raymond, Eleanor avait timidement demandé que tout ce qu’elle laissait passât à son frère, et elle n’avait pu l’obtenir. C’était là un de ses griefs cachés ; la tardive générosité de sir Stephen ne l’effaça pas de son cœur. Elle le trouva mesquin dans cette circonstance, presque autant qu’il l’avait été lors de son refus. La gaieté triomphante, l’enivrement joyeux avec lequel il parlait de l’accroissement de richesses qui lui survenait ainsi tout à coup déplut aussi à Eleanor. — En vérité, se disait-elle, comment comprendre que cet homme, chez qui la richesse n’a pas éteint l’amour de l’or, ait songé à m’épouser, moi, pauvre déshéritée ! — Cet étonnement, avons-nous besoin de le dire ? n’était qu’un regret indirect et n’osant s’avouer.

L’absence de sir Stephen laissait à ces deux êtres, si long-temps séparés, réunis maintenant après tant de traverses, le péril de longues heures consumées en doux souvenirs. D’ailleurs, chaque jour de retard aggravait la situation. Lady Macfarren, Tabitha, comtesse de Peebles, la jolie et coquette duchesse de Lanark, vinrent, au bout de quelques jours, peupler Penrhyn-Castle. Autant de témoins, autant de regards et d’oreilles à tromper. Et comment échapper aux soupçons de Tabitha, si long-temps vieille fille ; à ceux de lady Macfarren, brutale virago dont la jeunesse n’avait pas été sans aventures, heureusement vouées à l’oubli ? Ni l’une ni l’autre, à coup sûr, ne soupçonnait l’identité du prétendu négociant de Québec ; mais toutes deux s’évertuaient à comprendre l’espèce d’intimité dont elles surprenaient çà et là des symptômes entre lui et lady Penrhyn, et leur haine infatigable, tout à coup réveillée, — cherchant le mot d’une énigme encore insoluble, — anticipait sur les occasions qu’elle allait avoir de se satisfaire amplement.

En effet, si nulle arrière-pensée coupable n’avait troublé la première douceur de leur réunion, la fausse position où Eleanor et David se trouvaient placés n’en devait pas moins compliquer leurs destinées. Les premiers mots échappés à la jeune femme, qui avaient laissé entrevoir, bien atténuées, les misères de sa vie intérieure, avaient alarmé les paternelles sollicitudes de l’homme qui naguère, par cela même qu’il le compromettait, s’était rendu responsable de son bonheur, et croyait encore en devoir compte à Dieu et aux hommes. Cette pensée était un piège, un de ces appâts auxquels l’ame à demi trompée, à demi complice de son erreur, se laisse prendre, une de ces excuses dont se paie une conscience à demi coupable et scrupuleuse à demi. David s’abusait alors comme Eleanor s’était abusée le jour où elle avait cru pouvoir, sans enfreindre aucunement ses devoirs de femme, dissimuler à son mari le véritable nom de l’hôte qui venait s’asseoir à leur foyer. Bien des fois depuis, elle s’en était repentie. Elle s’était surprise rougissant, à propos du moindre incident, sous le regard inquisitif de lady Peebles ou de lady Macfarren. Un soir surtout, elle faillit tout perdre, entraînée par un irrésistible élan de cœur. Le nom des anciens propriétaires de Dunleath s’était trouvé amené dans le cours de la conversation.

— Pauvre M. Stuart ! s’écria lord Peebles, je n’ai jamais su comment il dépensait tant d’argent.

— Moi non plus, ajouta Tib avec un rire hautain,… surtout ne payant rien de ce qu’il devait.

— C’était un homme sans ordre, curieux de tableaux, très hospitalier, ami des plaisirs…

— Que de mots pour exprimer une chose toute simple ! interrompit l’acrimonieuse comtesse… c’était un vieil ivrogne et un vieux fripon.

— On peut, ce me semble, se servir d’expressions moins sévères, lorsqu’on parle d’un homme qui n’est plus, remarqua paisiblement le duc de Lanark.

— Mistress Stuart était si bonne… Ne fût-ce que par égard pour sa mémoire, ajouta lord Peebles, timidement révolté.

— Allons donc ! reprit Tib avec un rire qui tenait du sifflement de la vipère, un ivrogne est un ivrogne, un fripon est un fripon, si bonne que sa femme puisse être… D’ailleurs, quant à elle, je n’ai rien connu de plus orgueilleux. Rappelez-vous comme elle portait haut la tête… Il a fallu en rabattre, et c’était justice.

David Stuart, le dos tourné et feignant de parcourir un livre de musique, s’était jusqu’alors imposé silence ; avec quelle contrainte, on peut le deviner. À ces derniers mots, il tourna sur lui-même comme mu par quelque force irrésistible ; mais, au moment où ses lèvres s’ouvraient déjà, une main légère se posa sur son bras, une douce voix à son oreille murmura ces mots : Prenez garde !

Si rapide qu’eût été le geste d’Eleanor, Tib l’avait parfaitement vu. Elle ne put pas entendre les mots prononcés, mais elle se rendit compte de leur mystérieux caractère. Le duc de Lanark, lui aussi, avait vu la main d’Eleanor se poser sur le bras de M. Lindsay, et sa franche physionomie exprimait une profonde surprise, lorsqu’il dit regardant David avec attention - Il faut juger avec indulgence des fautes que nous ne comprenons pas toujours.

Eleanor, près de laquelle il s’était assis, put croire que ces paroles s’adressaient à elle.

Le lendemain, après le déjeuner, Eleanor et David se trouvèrent un moment seuls au salon. Le reste des habitans du château s’apprêtait pour une longue promenade. Ces occasions étaient rares, et on eût pu les croire empressés d’en profiter. Cependant pas une parole ne fut échangée entre eux.

Eleanor sentait - de mieux en mieux combien sa position était fausse. Encore vingt-quatre heures, et son mari allait être de retour. Comment l’aborderait-elle ? Comment lui présenterait-elle cet inconnu dont le nom, après tout, pouvait être révélé d’un moment à l’autre ? Elle ne comprenait pas l’obstination de David à se taire encore. N’avait-il pas le droit de se montrer le front haut devant tous, maintenant que sa faute était réparée ? Et de quel fardeau ne la déchargerait-il pas, s’il prenait ce parti ! David, lui, ne songeait en aucune manière à cette difficulté de sa situation présente. Ses pensées peu à peu s’étaient concentrées sur un seul point : il allait enfin voir sir Stephen Penrhyn, l’arbitre des destinées d’Eleanor ; il allait connaître cet homme aux mains duquel il avait laissé une si douée, une si charmante créature, et qui avait si mal compris la mission sacrée dont il était ainsi investi. Il y avait quelque chose de fiévreux dans cette attente de David Stuart.

Chacun ainsi préoccupé, tous deux gardaient le plus profond silence, lorsque lady Macfarren, armée de pied en cap, — ainsi peut-on parler de ses toilettes raides et viriles, — le chapeau en tête, l’ombrelle au poing, ombrelle-épée ou ombrelle-bouclier, suivant l’occurrence, parut à la porte du salon. Derrière elle, et passant la tête par-dessus son épaule, se montra l’implacable Tib, les yeux animés d’une curiosité féroce.

— Eh bien ! notre promenade ? s’écria la châtelaine de Glencarrick. — Pardon, dit Eleanor, subitement arrachée à sa rêverie… Est-il donc si tard ?…

— Pas très tard, répliqua Tib ;… mais c’est aujourd’hui dimanche, et vous oubliez peut-être qu’il faut paraître à l’église…

— Notre chère duchesse prétend qu’elle a mal à la tête, reprit lady Macfarren… Elle choisit volontiers le dimanche matin pour ses migraines… Mais n’importe, lady Penrhyn, nous partirons en avant, lady Peebles et moi…

— Avec un peu de bonne volonté, vous nous rattraperez sans peine, ajouta Tib, soulignant ses mots qui avaient évidemment un double sens ironique.

— Allons, Eleanor, mettez votre chapeau, dit en souriant David Stuart, lorsque les deux dames eurent disparu. Suivons au sabbat ces deux édifiantes pèlerines.

— Vous en voulez à lady Peebles, soupira doucement Eleanor. En vérité, je le regrette, mais je ne saurais m’en étonner. C’est la plus agressive personne que j’aie jamais rencontrée sur mon chemin.

Ils sortirent ensuite, et marchèrent en silence le long d’un ruisseau babillard, sous l’ombre mobile de jeunes bouleaux agités par une assez forte brise, et qui laissaient filtrer une espèce de pluie lumineuse sur les gazons du sentier.

Ils avançaient rapidement, toujours absorbés dans leurs pensées si diverses. Eleanor s’arrêta tout à coup hors d’haleine.

— Voici, dit-elle, un sentier par où le ministre prend toujours. Les roues de son cabriolet ne sont pas marquées sur le sable ; nous pouvons attendre qu’il passe. Il ne nous reste pas plus de dix minutes de marche, et si nous gravissons cette hauteur, nous allons nous retrouver avec tout le monde.

— Soit, dit David ; mais alors ne restez pas ici, en plein soleil. Retournons sous ces bouleaux que nous venons de quitter. De là, d’ailleurs, si vous avez de bons yeux, vous verrez Dunleath… là-bas… ce point blanc.

Eleanor n’avait pas attendu pour voir Dunleath que David le lui montrât ; mais elle ne répondit rien, occupée en apparence à cueillir quelques brins de bruyère blanche qui se trouvaient à portée de sa main.

— Voyons ! s’écria-t-elle tout à coup, ne pourriez-vous nous tirer de peine en me laissant vous présenter, sous votre vrai nom, à sir Stephen ?

— Je le voudrais, puisque vous le désirez ; mais je ne le pourrais vraiment pas. Ma situation serait intolérable. Et à quoi bon d’ailleurs ? Quand je l’aurai vu, quand tout sera réglé, ne faut-il pas que je parte ?

— Qui vous y force ?

— J’ai traversé l’Atlantique avec une seule pensée : celle de vous revoir, de vous revoir, libre enfin de ce fardeau d’infamie qui, tant d’années, a fatigué ma poitrine. Je vous l’ai dit, Eleanor, je vous l’ai dit le jour même de mon arrivée, mon départ ne peut être ajourné long-temps. Mon pays, mon chez moi ne sont plus ici. Dieu sait où ils sont !…

Eleanor, attendrie, posa sa main sur celle de David.

— Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, combien vous ajouteriez de bonheur à votre vie, si vous pouviez passer sur cette fausse honte que vous attachez, je ne sais pourquoi, au nom qui est le vôtre ? Cette honte, qu’a-t-elle de fondé ? Comptez-vous pour rien mes biens restitués ? Huit années de souffrances et de pénurie, les comptez-vous pour rien ? Fiez-vous-en aux autres comme à moi pour peser équitablement ces choses, et ne pas vous voir autrement que vous ne méritez d’être vu. Tout le monde, croyez-moi, n’est pas fait comme lady Macfarren ou comme Tib Christison. Si vous restiez, qui nous empêcherait de nous voir, de nous rencontrer à Lanark’s Lodge, à Londres, partout, et souvent, et presque chaque jour ? Vous redeviendriez mon meilleur ami, mon tuteur, comme autrefois. Pensez-y, pensez à tout cela !… Ne voulez-vous plus être dans ma vie qu’un rêve pénible, comme pendant ces huit mortelles années ? Et puis, — songez encore à ceci, — j’ai peur, vraiment peur du retour de mon mari. De ma vie je n’ai eu de secret à garder… Celui-ci me remplit d’effroi… il m’accable, il m’énerve…

— Ah ! ne parlez pas ainsi, chère Eleanor. Ce secret ne saurait être, en comptant bien, que le second tout au plus. Il en est un autre que vous avez bien caché, même à moi.

— A vous ?… oh ! jamais !… Et elle leva les yeux vers les siens comme pour lui montrer leur transparence innocente, et combien peu le mystère pouvait s’abriter dans leurs limpides profondeurs ; mais David Stuart lui prit les deux mains par un geste familier.

— Vous allez donc me dire, et sur-le-champ, reprit-il avec un sourire attristé, le nom qui faillit vous échapper, il y a bien long-temps, le jour qui précéda mon départ. Qui avait su gagner ce jeune cœur ? Sur qui se sont perdus tant de chers sentimens, tant de vœux maintenant oubliés ? L’avez-vous beaucoup regretté ? A-t-il compris tout ce qu’il perdait ?… Qui donc aimiez-vous ?… Qui pensiez-vous aimer ?…

Sous le regard qui la poursuivait, Eleanor semblait se replier comme la sensitive… Ces questions pressées, ces tremblantes étreintes, elle eût voulu s’y dérober comme au contact d’un fer brûlant. David la contemplait avec un étonnement mêlé d’une curiosité, d’une perplexité que chaque seconde augmentait, et ses yeux ardens fouillaient au plus profond de cette ame candide. Tout à coup ses mains laissèrent échapper celles d’Eleanor. Une exclamation sourde et contenue vint mourir sur ses lèvres. Une joie sauvage, effrayante, passa dans ses yeux, — si effrayante qu’Eleanor sentit au dedans d’elle-même le cœur lui manquer. Il s’était dressé en pieds, et la tenait sous cet avide regard, tapie comme la biche blessée sous le couteau du chasseur. Elle voulut parler ; pas un mot ne put sortir de sa bouche.

— Eh ! que craignez-vous donc, Eleanor ? lui dit-il avec passion. Pour l’amour du ciel, qui vous compte déjà parmi ses anges, ne me regardez point comme si vous aviez peur de moi.

— Cette joie ?… Pourquoi cette joie ? répondait-elle avec angoisse.

— Faut-il donc la cacher, et n’ai-je pas sujet d’être joyeux ?… Mais ne redoutez pas mon bonheur. C’est moi… moi… Vous m’aimiez… moi… Aveugle idiot que j’étais !… Et cette vie qui pouvait être si belle !… en débris autour de moi… comme après un naufrage !… Je n’étais donc pas assez puni !…

En articulant péniblement ces derniers mots, il se prit la tête à deux mains et versa des larmes amères.

Eleanor le regardait, dominée par une pitié profonde, mais sans oser ni se rapprocher de lui, ni lui adresser un seul mot.

Quand ils entrèrent ensemble dans le temple, Eleanor se croyait parfaitement remise de ces émotions violentes accumulées en si peu de minutes ; mais, tandis qu’au fond de sa conscience déjà troublée, elle cherchait, sans les retrouver, comme la Marguerite de Goethe, les formules de la prière, sa pâleur, l’ébranlement de ses nerfs, sa démarche indécise et tremblante étaient l’objet d’une sorte d’enquête silencieuse, dont les regards de Tib et de lady Macfarren se transmettaient les questions… et les réponses.


V

Si quelque chose eût pu réconcilier Eleanor avec la dissimulation que David lui avait imposée, c’eût été, à coup sûr, la joie un peu brutale, le triomphe presque insolent de sir Stephen, lorsqu’il rentra chez lui. Peut-être l’excellent accueil qu’il fit au prétendu Lindsay eût-il éveillé un vif remords dans ces deux ames déjà coupables ; mais cet accueil s’adressait à la fortune inopinément revenue bien plutôt qu’à l’inconnu sous les auspices duquel elle rentrait au bercail. Sir Stephen ne parlait de David Stuart qu’avec un mépris irritant, et montrait pour la probité du banquier failli une sorte de railleuse admiration qui ressemblait parfaitement à la plus cynique indifférence.

David, habitué à juger promptement les hommes, sut bientôt à quoi s’en tenir sur le compte de son hôte, et s’il admira chez ce bel athlète un chef-d’œuvre de nature dans l’ordre purement matériel, il aurait pu deviner ce qui lui avait aliéné le cœur délicat et les sentimens élevés de la femme à laquelle le hasard de ses caprices l’avait uni fort mal à propos ; mais une étrange confusion d’idées, de vœux incomplets, de projets avortés, tourmentait maintenant l’esprit agité, fiévreux de cet homme ordinairement si calme, si résolu, si certain de ses volontés : il voyait clairement qu’Eleanor n’était pas heureuse, et cependant il était jaloux, oui, jaloux de sir Stephen. L’amour qu’Eleanor avait eu pour son tuteur, et qu’elle lui avait si naïvement laissé deviner, n’était, après tout, qu’un amour d’enfant. Savait-il si depuis elle n’avait pas aimé son mari ? Les malheurs dont elle se plaignait vaguement pouvaient venir de là, non d’ailleurs. Si elle l’aimait, si elle l’avait aimé, cet homme si beau, si brave, le père de ces deux enfans moissonnés si tôt par la mort, elle avait donc arraché de son cœur le souvenir de David, elle avait laissé périr cette affection de jeunesse, dont, mieux avisé, mieux averti par ses propres sentimens, il eût pu si bien profiter.

C’étaient là des pensées déchirantes qu’il emportait le soir sur sa couche désertée par le sommeil, et le jour dans les longues promenades solitaires devenues tout à coup pour lui un besoin impérieux. Elles étaient suspectes à lady Macfarren, qui n’hésita pas un instant à prévenir son frère de ce que, disait-elle, le négociant de Québec tramait contre l’honneur de la famille ; mais sir Stephen n’était pas disposé à recevoir facilement des impressions défavorables à un homme qui venait de faire un millier de lieues pour lui rapporter une dot perdue. D’ailleurs il ne doutait point d’Eleanor.

— Vous ne la connaissez pas comme moi, dit-il à sa sœur étonnée… vous ne savez pas quelle sentimentalité de pensionnaire elle attache à certains souvenirs de son enfance. Je l’ai vue, moi, traiter comme s’il eût été son frère un vieux marin stupide, uniquement parce qu’il avait commandé le navire sur lequel son père et sa mère, alors récemment mariés, passèrent aux Indes ; je l’ai vue inviter à sa table et combler de soins une vieille Écossaise, au nez rouge, qui avait assisté à son lit de mort mistress Stuart de Dunleath. Et ses fantaisies à l’endroit de son tuteur, qui ne les connaît ? — Allez, allez, il ne faut pas attacher grande importance à toutes ces innocentes manies…

N’importe, le trait avait porté. Sir Stephen, certain au fond que les soupçons de Tib et de lady Macfarren n’avaient rien de sérieusement motivé, n’en était pas moins irrité, sans en vouloir rien montrer, qu’ils eussent pu naître, même dans leur esprit. Quant à elles, voyant, depuis l’arrivée de sir Stephen, — c’est-à-dire depuis la scène du bosquet de bouleaux, — Eleanor moins cordiale et moins confiante avec son hôte, celui-ci plus discret et plus réservé vis-à-vis d’elle, tant de duplicité, tant d’hypocrisie révoltait leur vertu.

Il arriva sur ces entrefaites que mistress Christison étant venue à mourir, et Tabitha, comtesse de Peebles, n’ayant plus aucun intérêt à conserver Dunleath, ce beau domaine fut derechef mis en vente.

Un matin, Eleanor entra, quelque peu intimidée, dans le cabinet de son mari, qu’elle trouva préparant des hameçons pour une pêche qu’il projetait. Surpris et charmé de sa visite, il honora d’un regard bienveillant la jeune femme qui venait à lui, le teint légèrement animé, les yeux brillans d’un secret désir, et la voix adoucie par un besoin de persuasion qui éclatait jusque dans ses moindres gestes. Quelles idées traversèrent le cerveau de sir Stephen ? nous ne nous chargeons pas de le dire ; mais son accueil fut amical, familier, presque tendre. Il félicita sa femme sur le bon goût de sa toilette, lui conseilla d’adopter, pour ses robes, la couleur de celle qu’il lui voyait en ce moment, et qui lui allait à ravir. Bref, il était clair qu’Assuérus ne demandait pas mieux que de mériter les bonnes graces d’Esther ; mais il eût fallu qu’Esther, — c’est-à-dire Eleanor, — mît plus d’adresse à présenter sa requête.

Or, — elle le déclara tout uniment, — elle désirait acheter Dunleath.

Rien ne pouvait désenchanter plus soudainement et d’une façon plus désagréable son mari, qui demeura stupéfait.

— Vous voulez que j’achète Dunleath !… Et pourquoi donc, je vous prie ? s’écria-t-il, remis de son premier étonnement.

— Non, lui dit-elle à son tour d’une voix déjà fort émue ; je souhaiterais acheter Dunleath pour mon propre compte,… mais je ne sais comment cela se pourrait faire, et je venais vous consulter.

— C’est fort obligeant à vous ;… mais, sur mon ame, je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— N’est-ce pas bien simple ?… Je voudrais acheter Dunleath de mon argent,… avec une partie de ce que mon père m’a laissé.

— Çà, dit sir Stephen, tournant brusquement son fauteuil pour regarder sa femme entre deux yeux, vous me direz peut-être qui vous a mis cette fantaisie dans la tête ?

— Personne : c’est un désir que j’ai toujours eu… que j’avais tout enfant,… que j’avais encore à l’époque de mon mariage,… sur lequel même j’avais pressenti mon tuteur.

— En vérité ? Vous auriez bien pu tout d’abord. — bien qu’il n’eût pas des idées fort nettes sur le droit de propriété, — lui demander comment une femme mariée pourrait, de ses deniers, acheter quelque chose, — vu que la femme mariée n’a rien en propre, et que le mari seul dispose des biens communs. Il me reste donc à savoir comment vous achèteriez Dunleath, n’ayant pas ici-bas un farthing vaillant.

— Eh quoi ! reprit Eleanor très étonnée, maintenant que ma fortune…

Votre fortune est la mienne… vous ne comprenez donc pas ?… Du reste, c’est toujours ainsi : les femmes n’entendent rien aux affaires.

— Je ne conçois pas en effet… Les biens que mon père m’a laissés…

— Seraient à vous, s’il y avait eu un contrat qui vous les attribuât spécialement. Ce contrat n’existant pas, l’argent qui vous est revenu dans ces derniers temps échoit à la communauté. J’étais tenu à le placer de manière à le garantir, et c’est ce que j’ai fait. De ce moment, comme votre mari, j’en dispose ;… voilà qui est clair.

— Est-il bien possible ?…

— Possible et certain. Je ne puis passer toute la matinée à vous expliquer cela ; mais tenez pour bien établi que vous n’avez rien à vous, non pas même cette jolie robe lilas qui vous va si bien, pas même cette chaîne à votre cou, pas même ces bagues à vos doigts… Vous seriez volée demain, et le voleur traduit en justice, que si la plainte n’était pas en mon nom, il pourrait très bien sortir de là sain et sauf. Les juges diraient : Il n’a pu voler une femme mariée, car on ne prend à autrui que ce qui lui appartient, et une femme mariée ne possède rien au monde… J’ai vu juger quelque chose d’approchant.

— Eh bien ! reprit Eleanor découragée, mais persistant, si la loi stricte ne m’accorde pas la libre disposition de ce qui est à moi, ne pourrais-je vous demander de m’autoriser à cette dépense ?

Un grossier juron échappa aux lèvres de sir Stephen quand il se vit ainsi pressé. Puis il ajouta d’un ton fort peu rassurant : — Prenez garde !… prenez garde, madame !… Ma sœur m’a dit des choses assez surprenantes… Si j’en croyais seulement le quart… je demanderais à M. Lindsay de quel droit il vient s’immiscer dans nos affaires de famille… Et s’il l’ose, par le Dieu vivant !… Tenez, reprit-il ensuite, passant de la colère à l’ironie, je vois fort bien de quoi il s’agit. Vous voulez un château de douairière, vous voulez être, de votre chef, dame de Dunleath ?… Mais comprenez bien que vos affectations de sentiment à propos de ce tuteur à vous, Stuart de Dunleath ou Stuart de Botany-Bay, l’accueil extraordinaire que vous faites à son ami, vos soupirs, vos promenades à pied et à cheval, tout cela n’a vraiment pas bonne grace. Cela fait jaser. Il serait temps d’y mettre ordre. Et si je me prêtais à cette singulière fantaisie qui vous prend d’acheter Dunleath, on ne jaserait plus, on se moquerait de moi. Est-ce là ce que vous voulez ?

C’était la première fois, depuis huit ans de mariage, qu’Eleanor entendait mettre en doute son irréprochable conduite. Aussi l’effet des paroles de sir Stephen fut-il foudroyant. Elles humilièrent profondément cette ame élevée, dont le mensonge n’avait jamais approché jusque-là, mais qui maintenant ne se sentait plus en état de repousser, comme une injure imméritée, ces allusions blessantes. Elle comprenait qu’elle n’avait pas le droit d’y demeurer insensible, et qu’à cet homme, si injuste et si dur pour elle, le droit de pardonner appartenait encore, puisqu’en définitive elle l’avait trompé en quelque chose.

— M. Lindsay, lui dit-elle fort bas, va partir dans quelques jours ; il compte retourner en Amérique, et de ma vie je ne le reverrai. Cette familiarité, ce cordial accueil, qui me sont reprochés, tiennent… à de bien chers souvenirs. Ne permettez pas à votre sœur de les calomnier… Je n’ai rien mérité de semblable… Ne souffrez pas qu’on vous parle en ces termes de votre femme.

Ces paroles si simples avaient en elles-mêmes un tel caractère de sincérité, que la colère de sir Stephen tomba tout à coup. La soumission digne et fière qu’elles respiraient n’entrait cependant que pour moitié dans le prompt adoucissement de ce maître impérieux. Le trouble intérieur d’Eleanor avait appelé sur ses joues, ordinairement si pâles, un éclat merveilleux, et jeté des ombres charmantes sous les tresses de sa magnifique chevelure.

— Allons, allons, laissons là ce Lindsay, et bon voyage à lui, puisqu’il nous quitte si tôt. Laissons là les propos de vieille femme dont on m’a rebattu les oreilles… Un baiser, ma chère, et n’en parlons plus… Croyez-moi, les affaires d’argent ne sont pas de votre ressort… Vous le comprenez, et j’en suis bien aise… Savez-vous, Eleanor, que je n’ai jamais vu de plus jolie femme que vous ?… Il est bien dommage que le feu sacré manque à une si belle statue…

Un frisson glacial passa dans le cœur qu’il essayait de rapprocher du sien ; Eleanor se rappelait le tableau qu’elle avait eu sous les yeux, derrière une croisée de la lodge ; elle se rappelait cette belle et fougueuse Galloise, sa hardiesse passionnée, sir Stephen regrettant d’avoir été le père de Frédérick et de Clephane, regrettant d’être encore son mari ; elle se rappelait ces deux têtes penchées l’une vers l’autre et cette chaude étreinte mêlée de larmes… C’est ainsi que son mari voulait être aimé. Dans le secret de sa pensée, il la comparait à cette rivale subalterne. Or, un amour pareil, Eleanor ne le pouvait donner, — un amour dont le contraire est une répugnance qui conduit à la révolte.

Sous les lèvres de sir Stephen, ses joues reprirent leur teinte pâle et leur froid de marbre. Il le sentit, et comprit à quelle résignation s’adressait son ardeur inopportune. Avec un soupir, il cessa de retenir Eleanor dans l’espèce de prison que ses bras lui avaient faite.

Elle hésita un moment avant de se retirer. La pensée lui était venue que peut-être David, même avant de partir, la délivrerait du secret qu’il lui avait imposé, quand il verrait à quels dangers imprévus ce secret les exposait tous deux.

— J’espère, quelque jour et peut-être avant peu, pouvoir vous prouver que mes relations avec M. Lindsay n’ont mérité aucun blâme, et que rien de ce que vous avez pensé…

— Cela suffit… A merveille !… J’ai assez de cet homme et de ces explications… Allez à vos affaires, Eleanor… Je vais aux miennes.

Saisissant à ces mots ses engins de pêche, le maître de Penrhyn-Castle quitta la chambre à grands pas. Eleanor, accoudée à une fenêtre, le suivit des yeux ; elle le vit traverser l’enclos et arriver à l’entrée d’un petit bosquet qui terminait l’avenue. Le fils aîné de Bridget, un bel enfant de dix à douze ans, semblait y attendre quelqu’un. Sir Stephen lui remit en passant sa ligne et le panier dont il était embarrassé. En même temps il lui passait amicalement la main sur la tête, et tous deux disparurent ensemble sous les arbres.

Dunleath ne resta pas long-temps à vendre. La jolie duchesse de Lanark, entrant un matin dans la chambre d’Eleanor, lui montra une lettre de lady Margaret Fordyce, sa belle-soeur, qui lui annonçait l’achat de cette propriété. C’était un cadeau de la duchesse douairière, auprès de laquelle lady Margaret, profitant des libertés du veuvage, s’était établie à Naples, et dont elle soignait assidûment la vieillesse. Il fut convenu que, dans la quinzaine, on essaierait une partie de ce côté. Lady Peebles, l’ex-propriétaire, servirait de guide, et on examinerait à fond l’acquisition de lady Margaret. M. Lindsay, dont la duchesse de Lanark appréciait la causerie spirituelle, et aux dépens de qui elle exerçait volontiers l’innocente coquetterie dont le ciel l’avait pourvue, essaya vainement d’échapper à cette excursion qu’il prévoyait lui devoir être pénible sous plus d’un rapport. Il fallut céder, et, une fois dans la calèche de la duchesse, faire aussi bonne contenance que possible. Sir Stephen, retenu par quelques soins agricoles, n’était pas de la partie.

Pour décrire longuement la vieille demeure des Stuarts et leurs classiques jardins, il faudrait s’assurer qu’on éveillerait chez le lecteur au moins une faible portion des sentimens qui agitèrent David lorsqu’il se retrouva dans ces allées familières, sous ces bocages connus, le long de ces murs dont chaque pierre lui gardait un souvenir d’autrefois.

Les fleurs surtout parlaient haut à sa mémoire. En entrant dans la serre chaude, il reconnut une corette du Japon traînant le long des lambris ses longues branches chargées de jaunes efflorescences. Il y reconnut les « filles » de ces roses que sa pauvre mère mariait et greffait avec tant de soins, et qui, d’été en été, livrées à des mains moins habiles, n’avaient plus varié d’aspect et de couleur. Les myrtes étaient restés debout. Au dehors couraient les longs festons de cette fleur espagnole, la granadilla, qu’on appelle aussi fleur de la passion. Autour des degrés qu’on avait descendus en entrant au jardin, les mêmes petites pervenches, les mêmes humbles violettes fleurissaient, aussi serrées que jamais ; et enfin, en plein soleil, au milieu de la grande allée, un épais buisson d’églantier sauvage.

Quand Eleanor et David passèrent ensemble auprès de cet églantier, il cueillit une petite branche dont l’extrémité s’offrait à sa main, et ce simple mouvement le rappela si vite et si bien au temps dont les souvenirs l’assiégeaient déjà de tous côtés, qu’il n’y put tenir davantage. La main qu’il avait étendue vers l’arbuste retomba inerte à son côté. Il détourna la tête, s’appuya un moment contre un grillage, et laissa échapper une espèce de gémissement.

Fort heureusement, à ce moment-là même, chacun des promeneurs était occupé à sa manière. La duchesse assortissait un bouquet ; lady Macfarren prenait des notes sur ce que pouvait valoir, à Dunleath, le droit de chasse ; Tib, par habitude, inspectait et grondait ; Eleanor seule vit ce geste douloureux, et tout disparut aussitôt pour elle en ce bas monde, tout ce qui n’était pas cet homme et son chagrin. Elle prit sa main, la posa sur son cœur, et doucement inclinée sur cette main qu’elle tenait ainsi

— David Stuartl dit-elle, David, mon ami ! cher, bien cher David ! Mais ce fut un éclair. Lady Macfarren et Tib accouraient par deux allées différentes.

— Quelqu’un, disaient-elles, quelqu’un dans le jardin… du côté de l’autel antique.

C’était un débris classique, rapporté de Grèce lorsque les marbres d’Elgin étaient à la mode. Oubliant qu’il ne devait pas savoir où il s’élevait, David emmena machinalement Eleanor de ce côté. En effet, au pied de cet autel, transformé en cadran solaire, une jeune dame se tenait debout, une jeune mère sans doute, et sa fille encore enfant.

À la vue d’Eleanor, cette enfant pousse un cri de joie. La jeune femme se retourne et vient se jeter au cou de lady Penrhyn

— Mon frère ! s’écrie-t-elle, saluant de ce cri le duc de Lanark, qui hâte le pas pour venir l’embrasser. Tib, la duchesse, lady Macfarren, l’ont reconnue à la fois : c’est lady Margaret, arrivée à l’improviste.

Tandis qu’elle explique, en mots entrecoupés, sa résolution subite, son voyage improvisé, sa traversée, son débarquement, et comment elle a traversé l’Angleterre sans faire halte, sans prévenir qui que ce soit, elle s’arrête tout à coup, la respiration semble lui manquer, ses lèvres de corail s’entr’ouvrent, ses yeux s’arrêtent sur le prétendu négociant de Québec ; puis elle s’avance vers lui, saisit ses deux mains avec un joyeux empressement, et à la stupéfaction de tous

— Je ne vous savais pas vivant, je ne vous savais pas en Angleterre, lui dit-elle. Sans doute quelque lettre perdue… Ah ! David, vous ne sauriez croire combien cette résurrection, combien ce retour me rendent heureuse.

Ce seul mot : David ! avait tout expliqué. La pâleur d’Eleanor, les yeux grands ouverts de lady Macfarren, le sourire triomphant de Tib le disaient de reste. Le duc aussi venait de tout comprendre, et sa présence d’esprit allait dissiper l’embarras de tous.

— Margaret, calmez-vous, dit-il à sa sœur ; je vous dirai plus tard comment il s’est fait que, par une délicatesse à mon avis superflue, M. Stuart s’est imposé de vivre en étranger parmi des gens tout disposés à l’accueillir sous son véritable nom. Puisque vous voilà, vous aurez sa place dans ma voiture, et il voudra bien revenir à cheval avec moi jusqu’à Lanark-Lodge. Nous nous retrouverons plus tard, les uns et les autres, pour dîner.

Les explications étaient faciles entre le duc et David. Elles devaient l’être beaucoup moins entre David et sir Stephen ; mais le duc, indulgent et spirituel comme toujours, se chargea de cette mission délicate. Malheureusement il avait été prévenu. Lady Macfarren, montant elle-même sur le siège du briska qu’elle devait partager avec Tib, avait poussé si vigoureusement son attelage déjà fort vif, qu’elle était arrivée à Penrhyn-Castle un bon quart d’heure avant la calèche de la duchesse. Et ce quart d’heure n’avait pas été perdu : « Pour le coup, se disait-elle, je tiens mon divorce. »

Elle ne le tenait cependant pas encore.

Au lieu de lui savoir gré de l’empressement avec lequel elle venait lui apprendre que sa femme avait trahi sa confiance, ce frère malavisé s’en trouva très offensé. Il ne convenait pas à son orgueil d’accepter facilement une insinuation pareille. Avec une imprécation des plus énergiques, il lui demanda si elle croyait bien probable qu’une femme mariée à un homme comme lui s’allât amouracher du premier venu ; mais, quand il l’eut ainsi rebutée et malmenée, sir Stephen n’en demeura pas moins fort ébranlé dans ses convictions. Il repassa dans sa mémoire toutes les circonstances qui accusaient Eleanor. Il reprit la lettre qu’elle lui avait écrite pour lui annoncer l’arrivée du prétendu Lindsay. Dans cette lettre, fort courte d’ailleurs, il constata une rature significative. Eleanor avait d’abord écrit ; M. Lindsay, envoyé par M. Stuart… Puis, surchargeant cette première phrase, elle l’avait ainsi remplacée : Un M. Lindsay, de Quebec, est ici chargé des affaires… Puis enfin, s’arrêtant à une troisième formule : M. Stuart est représenté par M. Lindsay, avait-elle mis, dans son désir d’altérer la vérité aussi peu que possible.

Devant cette preuve matérielle d’une fausseté que les venimeuses conjectures de lady Macfarren aggravaient encore à ses yeux, la colère de sir Stephen grandissait de seconde en seconde. Au moment où Eleanor entra chez lui, il venait de froisser dans ses mains le papier menteur, souhaitant au fond de son ame tenir ainsi celle qui avait tracé ces caractères maudits.

Quand il la vit entrer, un sourire aux lèvres, son chapeau dénoué, joyeuse au fond, mais embarrassée du secret qu’elle avait à lui dévoiler, si belle qu’elle eût semblé à tout autre, cette fois il demeura insensible à tant de graces. Sa vue fit sur lui l’effet des banderoles éclatantes agitées devant le taureau des lices espagnoles. Il s’élança vers elle, qui hésitait au seuil de la porte ; il la saisit par le bras en l’attirant dans la chambre comme s’il se fût agi d’un enfant rebelle. Durant cette espèce de lutte, le chapeau d’Eleanor tomba derrière sa tête, ses beaux cheveux se déroulèrent sur ses épaules. Elle poussa un cri, un seul, vibrant, aigu, aussitôt arrêté. Ce cri fit lâcher prise à sir Stephen. Sa femme alors tomba plutôt qu’elle ne s’assit dans un fauteuil qui se trouvait près d’elle. Elle regardait avec une sorte d’horreur la face empourprée de son mari.

— Ah ! vous avez peur, lui dit-il enfin… Cela se comprend… Vous conduire ainsi, c’est jouer votre vie.

Mais cette fois, devant cette force prête à l’anéantir, devant ces menaces écrasantes, Eleanor ne faiblit point. Avec une amertume que le désespoir seul pouvait donner à ses paroles :

— Oh ! répondit-elle, je n’ai peur de rien… Vous ne pouvez que me tuer.

Puis elle ferma les yeux, et sir Stephen pensa qu’elle allait perdre connaissance ; mais non. Bien qu’une pâleur livide fût répandue sur ses traits, bien que ses lèvres mêmes eussent pris la teinte et la froideur du marbre, elle parla. Sir Stephen crut entendre un fantôme irrité :


« Écoutez-moi, lui dit-elle d’un ton sévère, — et il écouta immobile. — Je devine parfaitement ce qui s’est passé. Votre sœur vous a répété à sa manière, avec ses idées, ce que vous auriez mieux appris d’une bouche amie. Je sais que j’ai mal agi en vous cachant le vrai nom de M. David Stuart… Je l’ai fait par compassion, par sympathie pour une timidité que je comprenais tout en la déplorant ;… je l’ai fait par affection pour un homme qui m’a servi de père ;… je l’ai fait parce que je n’y voyais aucun préjudice pour qui que ce fût ;… je l’ai fait dans l’entraînement de la joie que me causait son retour inespéré Je n’ai bien compris ma faute qu’après vous avoir écrit. Alors il était trop tard… Je ne pouvais plus reculer… »

Elle ajouta, mais en précipitant ses phrases jusque-là fort lentes et fort nettement accentuées :

« Je n’ai pas autre chose à me reprocher… Vous ne m’empêcherez pas de me réjouir de ce qu’il vit encore, de ce qu’il a réparé en partie les malheurs de sa jeunesse… Aucune violence n’obtiendra cela de moi… Du reste, le duc voulait être le premier à vous parler de tout ceci… J’ai eu tort de le devancer près de vous… »

Il l’avait écoutée en silence… Il n’avait pas pu ne pas croire ce qu’elle lui disait ainsi, avec un accent que le mensonge n’imita jamais. Aussi n’avait-il déjà plus de colère que contre David Stuart, et, lorsqu’il la vit faire effort pour se soulever, il voulut l’aider, et la prit par la main ; mais un autre cri perçant, rapide comme le premier, le fit tressaillir.

— Ah ! laissez… laissez-moi ! dit Eleanor avec un soubresaut douloureux.

— Qu’avez-vous donc ?… Vous aurais-je meurtri le bras ?

— Meurtri ?… Non… mais je crois que vous l’avez cassé.

— Malédiction !… Eleanor, ne dites pas une absurdité pareille… Voyons… permettez !…

Il passa légèrement le bout du doigt sur ce bras frêle qui pendait hors du fauteuil où Eleanor s’était affaissée. Ce simple examen lui suffit pour le convaincre qu’elle avait raison. Sonner et faire partir un domestique à la recherche du chirurgien le plus voisin ne fut pour sir Stephen que l’affaire d’une minute. Il revint ensuite, confus et repentant, auprès de sa femme.

— Vous ne croyez pas, n’est-il pas vrai ? que j’aie voulu vous faire mal ?… Vous ne m’accusez pas, même en ce moment ?…

— Et qui vous parle de cela ? interrompit Eleanor avec une impatience un peu sauvage… Qu’importe un peu plus, un peu moins de souffrance dans une agonie ?… Un bras cassé, qu’est-ce donc de si terrible ?… J’ai vu des enfans supporter patiemment bien autre chose… Ce serait la mort, pensez-vous pas qu’elle m’effraierait ?…

Sir Stephen crut un moment que le délire commençait, et il regardait Eleanor avec une sorte d’effroi.

— Appellerai-je quelqu’un ? lui dit-il… Préférez-vous que je vous aide à monter ?

— Je monterai seule… Je ne me sens plus si faible… Envoyez-moi lady Margaret, que nous venons de vous ramener… - Et dites-leur, ajouta-t-elle après un instant de réflexion… dites-leur que j’ai glissé sur l’escalier de la bibliothèque… Il faut bien expliquer cet accident.


VI

On sera peut-être étonné d’apprendre que six mois après son secret divulgué, David Stuart était encore en Écosse, — qu’il était le voisin de campagne de sir Stephen Penrhyn, — qu’il venait fréquemment à Penrhyn-Castle, — et que certains jours, quand sir Stephen s’ennuyait particulièrement, lorsque la soirée était pluvieuse, quand les routes devenaient peu praticables, quand le salon était à peu près désert, le maître de la maison faisait très bon accueil à l’ancien tuteur d’Eleanor. En revanche, il était d’autres occasions où il ne le voyait pas sans quelque ombrage assidu chez lui. Alors il était un peu moins poli ; mais il eût regardé comme assez malséant de laisser percer une méfiance quelconque. Et d’ailleurs, à vrai dire, dégoûté des scènes de jalousie par celle que nous avons racontée plus haut, il aimait à se reposer sur cette consolante idée, que sa femme, de glace pour lui, n’était accessible à aucun sentiment exalté, bien que susceptible de caprices romanesques, dépensés sur son album ou dans le secret de ses rêveries.

Maintenant, pourquoi David Stuart n’était-il point retourné en Amérique ?… Ses réflexions d’abord l’en avaient détourné. Il n’est pas aussi facile qu’on pourrait bien le penser, — quand on n’a d’autre grand intérêt dans ce monde que l’attachement d’un être d’élite, — de s’en séparer, et d’aller vivre à mille ou quinze cents lieues de ce cœur vivant pour vous et de vous. Il n’est pas aisé non plus de laisser sous une protection douteuse et malhabile, — pour ne rien dire de plus, — une femme jeune et belle dont on a développé l’esprit, formé les idées, et qui vous regarde comme son meilleur appui, étayant sa faiblesse à votre force, ne voyant guère, dans telle ou telle circonstance critique, d’autre secours efficace que celui de votre dévouement. Enfin le hasard était venu en aide aux résolutions indécises de David Stuart en faisant mourir assez inopinément un sien cousin à peine âgé de vingt-deux ans, qui se rompit le cou en revenant d’une course de chevaux, son léger véhicule (dog-cart) ayant versé sur un tas de pierres. Il se tua sur place, et laissa sans le savoir à son cousin David, qu’il n’avait jamais vu, un joli domaine situé non loin de Dunleath. On l’appelle Ardlockie.

David Stuart avait assez vécu pour savoir que cet incident, — heureux ou malheureux, selon qu’on voudra l’envisager, — changeait complètement sa position vis-à-vis du monde. Autre chose était le banqueroutier réhabilité, revenu d’Amérique, prêt à repartir, sans assiette sociale, sans relations, sans propriétés bien assises et bien évaluées ; autre chose le gentleman de comté, d’une famille bien connue, ayant glorieusement réparé quelques torts de jeunesse, pourvu d’un revenu comfortable, avec du beau bien au soleil, admis sur le pied d’égalité à Lanark-Lodge et à Penrhyn-Castle.- Sévère pour l’un jusqu’à l’injustice, l’opinion serait pour l’autre indulgente jusqu’à l’oubli le plus complet. Rassuré là-dessus, David Stuart avait perdu la meilleure raison qu’il eût pour s’expatrier de nouveau. Il s’était donc établi dans son petit manoir d’Ardlockie, et il est inutile de dire qu’il y séjournait rarement. Presque toujours à cheval, se partageant entre ses voisins, il avait adopté le genre de vie qui lui permettait le mieux de venir fréquemment réclamer l’hospitalité de Penrhyn-Castle.

Mieux eût valu sans doute, pour Eleanor et lui, s’interdire de si fréquentes entrevues ; mais que cet effort de raison eût coûté - à leur mutuelle tendresse ! Eleanor, ramenée sous le joug d’un amour que le temps n’avait pu détruire, ne vivait plus qu’aux heures où David venait partager sa solitude. David Stuart, mal à l’aise dans sa froide habitation d’Ardlockie, ne se sentait heureux qu’auprès de ce cœur dévoué, chaque jour plus entièrement à lui. Par-delà ce bonheur presque innocent, à demi légitime, l’un ou l’autre rêvait-il une existence plus complètement assimilée, une possession plus entière ? Pourquoi le supposer, puisque nous l’ignorons ? Eleanor, résignée à ne plus connaître ce qu’on appelle ici-bas le bonheur, n’aspirait qu’à sentir s’alléger le poids de ses cruels souvenirs, et David Stuart, si ses pensées l’égaraient parfois à vouloir être heureux, fût-ce au prix du crime, ne savait-il pas, de science certaine, qu’une ame bien douée n’a jamais goûté long-temps une félicité coupable ? Ils vivaient donc au jour le jour, satisfaits de cette trêve que leur laissaient les destins jusque-là si contraires, et ne soupçonnant pas une crise prochaine, un orage près de troubler le ciel serein de leurs patientes amours. Il éclata brusquement, et, comme il arrive souvent, par suite d’un concours de circonstances futiles.

C’était à la fin de l’hiver ; David Stuart, — ceci lui arrivait rarement, — avait passé la nuit à Penrhyn-Castle. Quand il partit le matin, Eleanor voulut l’accompagner à cheval jusqu’à mi-chemin d’Ardlockie. Le soleil s’était levé brillant sur les montagnes chargées de neiges, sur le miroir terni des étangs glacés, sur les bocages dénudés dont chaque rameau, décoré de givre, étincelait comme une aigrette de diamans. Quelques grands hêtres du parc, dont la pluie et les ouragans n’avaient pu abattre le feuillage rougi par l’automne, portaient encore, à demi fondus, des bouquets blancs qui s’en allaient en poussière sous le pied furtif et léger des oiseaux voletant çà et là. Un profond silence régnait de toutes parts, et le piétinement des chevaux sur la terre dure, amorti par un épais tapis de neige, avait quelque chose de voilé, d’étrange, qui faisait songer, malgré qu’on en eût, aux ballades allemandes, aux spectres-cavaliers, aux galops fantastiques dans la froide nuit.

Cependant Eleanor et David longeaient au pas la grande avenue, et leur causerie matinale, animée par le froid, semblait se teindre des roses lueurs qui se jouaient dans l’atmosphère. Par momens peut-être quelque triste retour, quelque sombre pressentiment traversait à tire d’aile, comme un noir corbeau, le ciel lumineux de leurs pensées ; mais en somme ils se sentaient heureux et ravis. L’heure était bonne ; ils la savouraient lentement.

Ils arrivèrent ainsi devant la lodge, et durent s’arrêter en face de la grille, qu’on ne s’était point empressé d’ouvrir à leur approche : c’était une de ces petites irrévérences auxquelles Bridget Owen semblait se complaire. Eleanor, caressant le cou de son cheval, détourna les yeux vers le jardin, où même alors, tous les travaux étant ailleurs suspendus, le maître du château envoyait chaque jour quelque ouvrier. Sandy, le vieux domestique, était là, occupé à réparer une fontaine de pierre que la gelée avait fait éclater. Le petit Owen le regardait travailler avec une sollicitude nonchalante.

— Allons donc, petit paresseux !… ne voyez-vous pas qu’on attend, et ne pourriez-vous ouvrir la porte ? lui cria David impatienté. L’enfant se retourna vivement

— Je ne suis pas portier, répliqua-t-il d’un ton assez brusque.

— Vous ou un autre, il y a sans doute quelqu’un pour faire ce service.

Une fenêtre de la lodge s’ouvrit alors, et Bridget Owen, s’y montrant, jeta la clé de l’avenue aux pieds du vieux Sandy, qui justement venait de soulever un pan de maçonnerie, et, les mains occupées, ne put la ramasser aussitôt. L’enfant, d’ailleurs, ne lui en laissa pas le temps ; il sauta sur la clé, et, la lançant sur le chemin

— Tenez, beau lord d’Ardlockie, ouvrez la porte vous-même ! criat-il à David avec une grimace significative.

Le projectile improvisé vint frapper un des pieds du cheval d’Eleanor, qui, déjà impatient, battait et pétrissait la neige. Cet animal, effarouché, fit un écart, puis lança coup sur coup deux violentes ruades et allait, à coup sûr, s’emporter, sans l’adresse que mit David à se saisir de la bride, qu’Eleanor avait laissée aller. Le groom qui les suivait accourut alors, et David put aider Eleanor à mettre pied à terre.

Un peu remis de son émotion, mais indigné que l’insolence d’un gamin eût fait courir de tels dangers à lady Penrhyn : — Vous mériteriez, cria-t-il au jeune drôle, qu’on vous cravachât vertement.

L’enfant se mit à rire. — Vous en chargeriez-vous ? demanda-t-il ensuite.

— Moi tout comme un autre… Et David, franchissant la haie, s’élança sans entendre Eleanor, qui, d’une voix étouffée par la crainte, le suppliait de s’arrêter. Elle comprenait, et il était difficile qu’il comprît, à quelles extrémités tout cela pouvait conduire.

Le jeune Oweh ne recula pas d’une semelle devant David, qui arrivait sur lui la cravache levée ; ses beaux yeux noirs n’exprimaient que la colère.

— Demandez pardon à votre maîtresse, lui dit Stuart quand il l’eut rejoint et saisi par le collet de sa veste… Il faut vous apprendre, petit malheureux, ce que valent de pareils tours… Demandez pardon, ou vous serez fouetté d’importance.

— Fouetté ! reprit l’enfant avec l’accent du défi, et tremblant de fureur, non de crainte… fouetté !… Maman !… maman !… courez dire, à sir Stephen que le laird d’Ardlockie veut me frapper.

Bridget Owen sortit alors de la lodge, souple, agile et gracieuse comme la panthère qui va se jeter sur les chasseurs, et presque aussi terrible à voir, avec ses grands yeux lançant des éclairs, ses narines dilatées, ses lèvres pâles frémissant sur ses dents de nacre. Tandis qu’elle entourait de ses bras son enfant menacé, tandis que David étonné contemplait en elle un type curieux où la beauté humaine s’alliait avec les sauvages aspects de l’animal en fureur, Sandy s’était approché de son ancien maître.

— Prenez garde, lui disait-il à demi-voix… prenez garde !… Vous ne savez donc pas ?…

Mais Bridget lui coupa la parole en s’adressant audacieusement à Eleanor.

— Comment laissez-vous battre mon fils ? lui disait-elle avec un singulier dédain… Moi, j’ai bien pleuré les vôtres.

Eleanor avait caché sa figure dans ses mains ; elle venait d’apercevoir le tilbury de son mari. Sir Stephen arrêta court son cheval écumant, et sauta sur la route au milieu de ce groupe tumultueux. À la première plainte de Bridget, et dès qu’il eut compris de quoi il s’agissait

— Voici vraiment du nouveau, dit-il à David… Comment vous permettez-vous de toucher cet enfant ?

David voulut parler ; ~mais, déjà livide de colère, sir Stephen ne lui en laissa pas le temps.

— Au diable toutes vos raisons ! reprit-il… Je vous défends de mettre la main sur qui que ce soit chez moi… Vous m’entendez ?

David sentit venir à ses lèvres des paroles qu’il réprima, non sans peine, en voyant Eleanor s’affaisser contre un des piliers de la porte.

— Le fils de votre concierge, reprit-il…

— Le fils de sa concierge est mieux né que vous, s’écria Bridget, qui, serrant de ses deux mains les veines gonflées de son front, semblait avoir perdu tout contrôle sur elle-même… Allons, Stephen, montrez-vous enfin !… Ne reniez pas ce qui est à vous !… Si je vous croyais capable de laisser battre votre enfant par un étranger, dès demain je serais loin d’ici… et pour jamais… Voilà ce que c’est, ajouta-t-elle avec des sanglots convulsifs, que d’avoir consenti à venir ici… la risée de vos domestiques et le mépris des passans…

Ses larmes tombaient comme de l’huile sur le feu qui couvait dans le cœur de son amant. Posant sa main sur la tête de l’enfant qu’il protégeait.

— Monsieur, s’écria-t-il, cet enfant est à moi… oui, à moi ! répétat-il en jetant un coup d’œil du côté d’Eleanor pour lui montrer que la présence de sa femme ne l’intimidait et ne le gênait en rien… Que personne ne s’avise de le maltraiter… pas plus milady que vous ou tout autre… Elle le souffre avec peine à la lodge…, soit — il viendra au château… Elle n’aime pas le voir aux talons de son cheval ;… soit encore : — je le mettrai à table, à côté d’elle… Par le sang de Dieu ! qui est maître ici ?… Vous ou moi ?… Il se passe dans ma maison d’étranges choses depuis que vous y êtes tombé de je ne sais où… Mais cette maison est à moi ; ma femme est à moi ; cet enfant est à moi… Nous n’avons nul besoin de vous pour nous gouverner, et je n’ai nul souci de vous voir franchir encore le seuil de cette porte… Croyez-le bien.

Puis, écartant l’enfant et regardant autour de lui :

— Retournez près de votre mère, et venez ce soir dîner au château… Vous apporterez vos affaires… — vous y coucherez désormais… vous m’entendez ?… Rentrez, Bridget !… Eleanor, souhaitez le bonjour à M. Stuart !…

Lui-même porta la main à son chapeau, après avoir fait monter sa femme dans le tilbury ; puis il partit avec elle.

Le vieux Sandy, accompagnant David à travers les bois et marchant à côté de son cheval, lui expliqua longuement ce qu’il y avait d’inintelligible pour lui dans cette scène violente, dans ces révélations soudaines…

Sandy revint le soir, porteur d’une lettre qu’il remit à Eleanor, lorsqu’il la vit seule dans son appartement. Elle y était rentrée en larmes, car sir Stephen avait tenu sa promesse : le fils de Bridget avait pris, à table, la place de Frédérick et de Clephane. Voici ce que lurent ses yeux encore humides :

« Après ce que j’ai vu et entendu, Eleanor, je me sens inévitablement appelé à vous offrir des conseils où vous auriez tort de chercher une égoïste inspiration, bien que ma destinée future dépende entièrement du parti que vous allez prendre.

Les torts qu’on a eus envers vous sont de telle nature que, lors même qu’ils seraient irréparables, vous seriez en droit de vous soustraire aux chagrins dont on vous abreuve… Mais — vous l’auriez su plus tôt, si vous n’aviez pas craint de m’initier dans toutes vos douleurs, — il vous reste un recours certain contre une autorité dont on abuse. Les lois anglaises, il est vrai, vous condamneraient à la subir sans rémission ; elles ne vous permettraient pas le divorce ; elles rendent obligatoire pour la femme le lien dont se joue impunément le mari.

« En Écosse, les choses vont autrement. Les fautes de l’époux comme celles de l’épouse sont punies par la rupture du nœud qui les unit. La loi écossaise peut vous affranchir ; elle peut vous rendre la pleine et entière liberté de votre choix, vous replacer dans les mêmes conditions où vous étiez jadis, lorsque par ma faute, par ma trahison, vous fûtes condamnée à ce destin dont je voudrais, au prix de mon sang, vous affranchir aujourd’hui.

« Il faudra seulement prouver que votre mariage est régi par cette loi : pure question légale, et bien des circonstances militent en votre faveur. Votre mari est Écossais. Vous avez été mariée en Écosse ; vous y résidez, sauf l’intervalle des sessions parlementaires où les devoirs de sir Stephen le rappellent à Londres. Malgré tout cela, il faut recourir aux jurisconsultes les plus éclairés avant d’engager pareil débat, et les consulter sur le mode le plus prompt d’en venir à le faire juger.

« Allez en Angleterre, allez à Londres. L’avocat dont vous trouverez l’adresse au bas de cette lettre, homme éminent dans sa profession, prendra les avis de ses confrères d’Édimbourg, et vous donnera les indications les plus certaines. Il ne s’agit ici que de faits notoires dont il est aisé de fournir les preuves. Je ne puis voir qu’une issue à ce procès - en supposant qu’on s’obstine à le soutenir contre vous : — c’est une décision légale qui vous rendra la liberté, qui vous rendra un avenir.

Cet avenir, je ne veux pas même vous en parler. Je vous promets ici solennellement, pour le cas où mes conseils seraient suivis et ma protection acceptée, de ne pas respirer le même air que vous, pas un jour, pas une heure, avant que vous ayez cessé d’appartenir à un autre. Vous m’écrirez seulement, et l’ami auquel je vous recommande vous donnera toute l’assistance requise par les difficultés de votre position.

« Si vous acceptez, renvoyez-moi Sandy, et je prendrai tous les arrangemens nécessaires pour votre départ. Si vous dites non… Mais, Eleanor, je ne puis attendre qu’une réponse… J’y compte… Je ne vivrai qu’après l’avoir reçue.

« D. S. »

— Sandy, dit Eleanor d’une voix basse et tremblante, vous allez repartir pour Ardlockie. Vous direz à M. Stuart que je consens. Soyez ici demain matin, car vous partirez avec moi. Je serai prête à midi précis.

Elle quitta le lendemain, pour n’y plus rentrer, la maison de son mari, le toit sous lequel elle avait tant souffert… et quand elle le vit s’effacer dans les froides brumes d’une journée pluvieuse, alors, alors seulement elle comprit, au serrement de son cœur, quel sacrifice elle venait d’accomplir.

Fidèle à sa promesse, David Stuart ne la suivit point à Londres, où il lui avait conseillé de se rendre ; mais n’était-ce pas trop présumer de l’énergie d’Eleanor que de la laisser ainsi toute seule aux prises avec sa destinée, sans autre secours que l’appui de quelques savans jurisconsultes ? Avait-il bien réfléchi au compte terrible que cette jeune femme, jusque-là sans reproche, allait avoir à se demander, une fois délivrée des quotidiennes obsessions de l’amour ? Et s’il ne comprit pas tout cela, s’il ne fit pas toutes ces réflexions, si, dévoré de mille inquiétudes, il put cependant ne pas enfreindre la loi qu’il s’était tracée à lui-même, faut-il croire que David Stuart aimait Eleanor comme Eleanor aimait David Stuart ?

Vainement voulait-elle rassurer sa conscience en invoquant le souvenir de ses griefs. Les plus réels, les plus graves, elle les avait pardonnés, elle les tolérait avant l’arrivée de David. Comment, depuis lors, les avait-elle jugés insupportables ? Étaient-ce bien les fautes de son mari qui l’avaient chassée de chez elle ? N’y serait-elle pas demeurée, même aux conditions les plus dures, si un secret espoir ne l’avait engagée dans cette nouvelle voie ? Et cet espoir, était-il légitime, — non pas dans le sens étroit de ce mot, — mais légitime devant Dieu, dépositaire des sermons sacrés qui lient l’épouse à l’époux « jusqu’à ce que la mort les sépare ? »

Le divorce pouvait être prononcé, il devait l’être, à coup sûr, selon la loi écossaise ; mais si son mariage n’était pas régi par cette loi, si, après avoir affronté le scandale d’un débat public, elle restait après tout la femme déshonorée de sir Stephen Penrhyn !

Si, au contraire, son droit était reconnu… eh bien ! qu’aurait-elle gagné à faire prévaloir ainsi sur les influences de la religion, sur les restrictions du devoir, cet amour à l’entraînement duquel, dans un moment de transport, elle s’était abandonnée ? Que penserait d’elle celui-là même auquel elle aurait tant sacrifié ? n’aurait-elle pas perdu dans son estime ? Et si son amour venait à s’éteindre, comme elle avait vu s’amortir la fervente passion qu’elle inspirait naguère à son époux, quelle place garderait-elle dans son cœur, la femme divorcée, l’esclave fugitive, traînant après elle l’inséparable débris de ses chaînes une fois rompues ? Que deviendrait-elle le jour où David Stuart, son mari, n’aurait plus pour elle que de généreux égards, une délicate pitié ?… Effrayantes pensées, nées dans un isolement dont elle s’effrayait aussi, peu accoutumée à marcher sans guide dans les âpres sentiers de la vie, à résider sous un toit étranger, à rentrer seule dans un appartement désert, à s’y trouver, durant les longues heures de la nuit, face à face avec des textes de lois, vainement soumis à ses impuissantes méditations.

Peu à peu, devant ces réflexions, confirmées par les lettres pressantes de sa meilleure amie, de lady Margaret Fordyce, qui, sans avoir pénétré le secret mobile de sa conduite, sans croire qu’elle aimât David ou qu’elle aspirât à un second mariage, la dissuadait éloquemment de toute mesure extrême, de toute publicité malséante, de toute détermination téméraire ; — devant ces réflexions, disons-nous, le beau rêve d’Eleanor, — rêve de liberté reconquise, de long amour récompensé, de lieds rompus et renoués sous de meilleurs auspices, — ce beau rêve pâlissait et s’effaçait par degrés. Il eût fallu, pour y croire encore, pour en conserver les illusions et l’enivrement, il eût fallu l’incessante présence de l’être chéri qui l’avait fait naître. Et David Stuart n’était pas là. Loin de lui, elle ne voyait plus, dans la sincérité de son ame, comment, après avoir violé le serment qui la liait à sir Stephen « jusqu’à ce qu’ils fussent séparés par la mort, » le même serment, répété au pied du même autel, lui donnerait pour la vie un autre époux. Et jusque dans cette promesse si fidèlement tenue, que son tuteur lui avait faite, de ne plus vivre auprès d’elle avant qu’elle eût cessé d’appartenir à un autre, elle voyait clairement qu’une idée de honte et de dégradation était attachée, même pour lui, à l’amour que lady Penrhyn pouvait ressentir pour tout autre homme que son mari.

Quand ces scrupules, tenant pour la plupart à son éducation religieuse, se dressaient entre elle et son amant, l’image de Clephane mourant, sa sublime et naïve prière s’y mêlaient presque toujours. Notre Père, qui êtes aux cieux, répétait-elle machinalement, et elle songeait à ses pauvres enfans, assis là-haut parmi les saints anges, à la droite de ce Père tout-puissant. — Priez, mère, lui disaient leurs voix argentines, résonnant au fond de son cœur malade.

Elle priait un soir, agenouillée et la tête dans ses mains. On frappa deux fois à la porte de sa maison. À ce bruit, tout son sang reflua vers son cœur. Fallait-il croire ?… Était-ce ?… Aurait-il oublié sa parole ?… Allait-elle le revoir, lui ?… Et, soudain relevée, n’osant avancer d’un seul pas, elle écoutait sur les degrés retentir les pas d’un homme… David Stuart, sans nul doute !… lui seul pouvait venir à cette heure !… La porte alors s’ouvrit, brusquement poussée…

Ce n’était pas David Stuart : c’était Godfrey Marsden, le rude marin.


VII

Tout à l’heure encore Eleanor demandait au ciel d’être ramenée à Dieu, « même par la voie semée d’épines. » Elle comprit, dès les premiers mots prononcés par son frère ; que son vœu allait être exaucé.

Il ne venait pas consoler, mais censurer. Du droit que s’arroge la vertu sur le vice, armé d’inflexibles principes, fort de sa conscience irréprochable, cet impeccable et rigoureux conseiller s’était promis de ne pas tolérer que la fille de sa mère donnât au monde le scandaleux exemple d’un divorce légal.

Seul il avait deviné, — dès long-temps deviné, — qu’Eleanor aimait David Stuart. Ceci lui donnait sur la conscience déjà ébranlée de la pauvre jeune femme une autorité dont il eût abusé volontiers, et contre laquelle Eleanor se fût certainement révoltée, si son parti n’eût été pris avant cette pénible entrevue. Elle ne s’en laissa détourner ni par les injustes accusations de Godfrey, ni par ses dures paroles, ni même par le mépris dont il accablait David Stuart, — peu soucieux de froisser chez sa sœur les plus intimes, les plus profondes susceptibilités ! Noblement résignée, elle fit mieux encore : elle accepta l’hospitalité que Godfrey lui offrait auprès de sa femme, bien que cette offre n’eût rien de très séduisant en elle-même, et qu’elle n’empruntât aucun attrait à la brusque franchise avec laquelle Godfrey déclarait agir en ceci bien plus pour la mémoire de leur mère que par affection ou dévouement pour Eleanor.

La raison l’emportait donc, ou, — plutôt encore que la raison, — l’empire des idées acquises, l’influence de l’éducation, le sentiment du devoir, le respect de la foi jurée, le poids du serment consacré par les dépositaires de l’autorité divine. Tout cela eût-il suffi, si David Stuart, n’écoutant que son amour, fût accouru près d’Eleanor alors qu’elle quittait, pour lui obéir, un époux infidèle, une maison où elle avait été abreuvée d’outrages ? Hélas ! Eleanor elle-même, dans la sincérité de son ame, n’osait pas s’en flatter.

Une première lettre de son tuteur, lettre de reproches amers, violens, injustes, qui arracha des larmes à ses paupières taries, obtint une réponse où cet aveu lui échappait :

« Vous me dites que je ne vous aimais point… Ah ! ne m’enseignez pas la triste science des récriminations poignantes. Vous m’avez aimée, vous, depuis que vous avez eu le temps de songer à moi ; mais moi, c’est depuis mon enfance que je vous aime. Votre amour pour moi fut une pensée entre mille autres ; mon amour pour vous a été le lien de toutes mes pensées depuis que je me connais. Vous supposez peut-être que l’amour est impossible à des êtres séparés pour jamais ; vous supposez alors que je n’ai pas chéri votre mémoire pendant ces longues années où je vous croyais mort, et que vous avez passées en Amérique ? Ah ! sachez-le donc, par-dessus toute réalité présente, actuelle, j’ai adoré le cher rêve de ce passé perdu qui avait mêlé pour un temps nos existences. Pendant les années que nous avons vécu ensemble, lectures, études, méditations, tout se rapportait à vous, à celui que je regardais comme ne devant jamais me quitter. Dans les années qui suivirent votre perte, ce fut en souvenir de vous que je continuai à lire, à étudier, à réfléchir. Une page marquée par vous, un trait de votre crayon à la marge d’un de mes livres, rien sous le ciel ne réjouissait autant mes yeux

« Et je vous aime encore, cher David Stuart. Le bonheur, non l’amour, s’en est allé ; le bonheur, qui jamais ne me fut destiné, je le crains bien. Vous dites que j’avais bien compris la lettre où vous m’engagez à quitter Penrhyn-Castle : vous avez raison ; j’y attachais le même sens que vous. Une fois libre, être votre femme, c’est bien là ce que vous entendiez m’offrir… Vous dites que j’ai accepté ; vous, avez encore raison. Vous pourriez ajouter, sans vous tromper davantage, que si, dans cette journée fatale, à l’heure où la tentation se trouva la plus forte, vous fussiez venu à moi, j’étais perdue sans retour… Mais ne regrettez point que ceci n’ait pas été. Sachezm ’aimer assez pour ne pas le regretter. Remerciez au contraire le ciel d’être venu en aide à ma faiblesse… »

Avant que ces lignes eussent passé sous les yeux de David Stuart, il avait compris lui-même qu’il devait une réparation à la pauvre femme dont il avait, dans un premier dépit, méconnu la tendresse et la généreuse abnégation. Une seconde lettre de lui, tracée peu d’heures après la première, était venue atténuer l’effet de celle-ci : il acceptait la séparation éternelle à laquelle son amie les condamnait tous deux ; il déplorait, sans en accuser personne que lui-même, cette fatalité qui, deux fois, l’éloignait d’Eleanor, deux fois lui enlevait l’idéal de l’amour, l’idéal de la perfection. Vivre en paix, prier pour lui, David Stuart ne demandait rien de plus à sa chère et charmante pupille…

Eleanor avait renoncé à l’idée du divorce ; elle était inébranlable dans celle d’une séparation définitive, et ne voulait plus, à aucun prix, sous aucune condition, retourner auprès de sir Stephen. Il fallut donc essayer un arrangement sur ces bases, et Godfrey Marsden s’en chargea ; mais les lois anglaises lui laissaient peu de ressources, et sir Stephen n’accordait presque rien au-delà : sa femme l’avait quitté, disait-il, sans y être autorisée ; il n’était nullement disposé à se séparer d’elle. Ayant égard aux circonstances dans lesquelles elle s’était éloignée, et à l’état de santé fort précaire où Godfrey l’assurait qu’elle était réduite, il consentait à lui faire, pour le présent, une pension suffisante à ses besoins ; mais si, sa santé une fois rétablie, elle ne retournait pas auprès de lui, il menaçait de faire intervenir la justice pour obtenir qu’Eleanor revînt à Penrhyn-Castle. Et enfin, si elle méconnaissait les ordres de son mari, ses droits reconnus par les tribunaux du pays, sir Stephen, dégagé de toute obligation envers elle, cesserait de pourvoir, en aucune manière, aux nécessités de sa vie.

Rendons à Marsden cette justice, qu’il s’indigna de tant de rigueur ; mais son indignation, dont s’émurent assez peu les attorneys et gens de loi chargés par sir Stephen de débattre cette affaire, n’aboutit qu’à obtenir une légère augmentation de la pension offerte par ce mari impérieux ; il fut aussi convenu que cette pension serait servie pendant un terme fixe de deux années. Eleanor accepta ce répit comme elle acceptait, depuis son arrivée chez son frère, tout ce qui pouvait survenir, — comme elle acceptait ses âpres censures, — l’autorité qu’il s’attribuait sur elle, — les soupçons blessans qu’il lui témoignait parfois, — et les brusques allusions qu’il faisait, soit à la « dégradation » dont il l’avait retirée, soit aux projets de divorce dont il semblait appréhender le retour.

Mistress Marsden, — insignifiante et douce créature, — nonobstant qu’elle fût, en tout point, le fidèle écho de son mari, — - n’avait pu se défendre d’une vive affection pour Eleanor. Leurs enfans l’adoraient. Il est vrai qu’en mémoire de Frédérick et de Clephane, elle leur était une seconde mère, tout aussi dévouée, mais bien autrement intelligente que mistress Marsden elle-même. Par malheur pour eux, ses forces n’étaient plus au niveau des soins qu’elle voulait prodiguer à leur éducation, à leur santé. On fut quelque temps à s’en apercevoir aucun mal apparent n’appelait sur Eleanor l’attention distraite de ses proches. Elle changeait cependant ; elle s’affaiblissait peu à peu, et parfois elle se prenait à méditer cette locution particulière à l’idiome anglais : — Mourir de coeur-brisé ! — mourir comme la fleur dont la tige est atteinte, mourir après quelque délai d’une sorte de vie sans sève, se flétrir, s’effeuiller, sécher sur pied.

Les médecins, consultés, ne trouvèrent rien à ordonner de mieux que des distractions et le changement d’air. Ils disaient que rarement ils avaient eu à constater une prostration aussi complète, sans aucun autre symptôme de maladie. Ils ajoutaient que les Anglais nés dans l’Inde sont plus spécialement sujets à ces langueurs énervantes, à ces atonies d’une constitution faible et délicate. Cette maladie, qui n’était pas une maladie, impatientait Godfrey, bien plus encore qu’elle ne l’apitoyait. Pourquoi Eleanor ne voulait-elle pas être heureuse ? qui l’en empêchait ? et quel lot que le sien, pour une personne plus sensée ? Cependant il se souvint des soins assidus qu’elle donnait à ses enfans malades, des longues nuits qu’elle veillait à leur chevet, et il décida que la famille irait passer deux mois en Suisse.

Eleanor partit sans regrets ; il lui sembla même, en quittant l’île de Wight, où les Marsden résidaient, que ce serait un soulagement pour elle de ne plus voir éternellement cette mer sans repos, si monotone dans ses régulières alternatives d’ombre et d’éclat, de tempête et de sérénité ; mais, au sein des Alpes, sa santé ne s’améliora point. Dès les premiers jours, elle se sentit plus fatiguée que jamais. Dans une promenade sur le lac Léman, elle prit froid, faute des précautions nécessaires, et une légère inflammation de poitrine la força de rester à Genève, sous la garde de son affectueuse belle-soeur, tandis que Godfrey, toujours actif, allait et venait de tous côtés.

Elle était un soir étendue sur un sofa, tout auprès d’une croisée sous laquelle le Rhône roulait ses flots d’un bleu vif, lorsqu’un voyageur se fit annoncer à elle. C’était un honnête Écossais, vivant ordinairement à Penrhyn-Castle, dans les termes d’une intimité un peu subalterne. On eût pu le croire chargé par sir Stephen de quelque mission nécessairement peu agréable ; mais, dès les premiers mots, il prit soin d’éloigner cette hypothèse. Il allait, disait-il, à Naples porter à la duchesse douairière de Lanark quelques nouvelles relatives à « l’heureux événement » qui venait de s’accomplir, et qui devait assurer le bonheur de lady Margaret.

— Et qu’est-il donc survenu de si heureux à Margaret ? demanda Eleanor avec un doux sourire. Vient-elle d’acheter un autre Dunleath ?

— Je vois, madame, que vous n’avez pas fait réclamer vos lettres à la poste, repartit le placide messager avec un sourire non moins doux. L’heureux événement dont je parlais est le mariage de lady Margaret avec M. David Stuart.

À ces mots, Eleanor frissonna légèrement et devint fort pâle. Elle put cependant demander ses lettres, qui justement venaient d’arriver ; mais, quand elle eut reconnu sur l’adresse de l’une d’elles l’écriture de lady Margaret, elle voulut vainement l’ouvrir, et, après quelques efforts convulsifs, la laissa échapper de ses mains affaiblies.

Cette lettre, — vraie sentence de mort, — était la plus gaie du monde. Ignorant absolument le secret que lady Penrhyn avait soigneusement enfoui au plus profond de son ame, lady Margaret lui racontait comment une ancienne « amitié d’enfance » qui la liait jadis à David Stuart, — et qu’elle avait dû oublier en épousant M. Fordyce, — s’était naturellement réveillée lorsque de fréquens rapports de voisinage les avaient réunis, tantôt chez le duc de Lanark, tantôt à Dunleath ; si bien qu’un jour, parlant de ce dernier domaine et de l’établissement qu’on y pourrait former, une même idée, accueillie par tous avec bonheur, s’était présentée à leur esprit. Cette idée si simple, si facilement admise, c’était d’unir Ardlockie et Dunleath, — de rendre à ce dernier manoir la splendeur qu’il avait perdue, et, — ajoutait en propres termes lady Margaret, — « d’y préparer un nid de duvet pour notre colombe blessée. »

La colombe blessée tressaillit quand ses yeux s’arrêtèrent sur ces mots. La triste réalité cependant ne lui apparu bien distincte que lorsqu’elle vit au bas de la lettre la signature nouvelle de son amie MARGARET STUART. Ces deux mots résumaient pour elle trois pensées terribles : — Il ne m’aimait pas ! — Je l’aime et je meurs ! — Il a Dunleath, il a Marguerite, il est heureux, et je ne suis pour rien dans son bonheur !

Eleanor ne survécut que peu de jours. Tantôt un accès de fièvre, tantôt un redoublement de faiblesse ; la fièvre toujours plus forte, l’abattement toujours plus complet. Les médecins fronçaient le sourcil en se parlant d’elle, puis immédiatement après ils causaient politique, voyageurs anglais, clientelle, etc. — Godfrey était allé aux glaciers de Chamouni pour employer le temps qu’Eleanor mettrait à se rétablir.

Un soir, Emma Marsden était seule avec sa belle-soeur. Celle-ci s’était assoupie : elle ouvrit tout à coup les yeux.

— Priez donc Margaret de chanter encore, dit-elle…

— A quoi songez-vous ? repartit Emma… Personne ici n’a chanté.

— Oui… vous avez raison !… Je croyais cependant bien entendre ma chère Margaret et sa chanson favorite, le Pays de loyauté… Et tenez, il me semble encore… Mais n’est-ce pas le bruit des eaux de la Linn… se heurtant aux rochers d’Aspendale ?

— C’est le Rhône, chère amie… Vous savez qu’il passe sous nos fenêtres…

— Sans doute, sans doute… Vous avez encore raison, ma bonne Emma ;… c’est moi qui divague… Mais qu’ai-je donc ce soir ?… Bonne sœur, sans vous effrayer, appelez quelqu’un !… Je me sens bien mal, bien plus mal !…

Emma n’eut qu’à jeter les yeux sur Eleanor pour se convaincre qu’elle disait vrai ; aussi revint-elle de la chambre voisine, après avoir demandé du secours, son livre de prières à la main. Comme elle s’agenouillait au chevet de sa belle-soeur

— Dites à Godfrey… quand il reviendra… murmura Eleanor…

Et il devait revenir le soir même !…

— … Dites-lui, reprit-elle avec un effort, que je le remercie… Nous ne nous sommes pas toujours bien compris… mais je le remercie néanmoins… Qu’il le sache… à son retour !…

La femme de chambre appelée par Emma venait d’entrer ; Eleanor se souleva dès qu’elle la vit.

— Soutenez-moi, lui dit-elle… et, levant les yeux vers le ciel étoilé - Emma, continua-t-elle d’une voix plus assurée et avec une expression d’extase épandue sur tous ses traits… Emma !… je vois mes enfans !… je les vois comme je vous vois… là, là… mon doux Clephane, mon gentil Frédérick… Ils m’attendent… Comment se peut-il ?… Si près… si près et si loin !

Le sourire extatique flotta un moment encore sur les lèvres de la mourante ; — il s’effaça en partie, — puis il y resta fixé comme par un pouvoir mystérieux. Le corps s’appesantit dans les bras qui le soutenaient… Eleanor commençait à ne plus souffrir.

Quand Godfrey rentra chez lui, deux heures après, il trouva sa femme en pleurs auprès du lit funèbre. À peine le vit-elle qu’elle se hâta de comprimer ses sanglots. Lui-même ne pleura point ; mais son regard s’arrêta, triste et morne, sur cette beauté qui n’était plus.

Après quelques minutes de réflexion, il se retourna vers sa femme.

— Tout est pour le mieux, dit-il. La volonté de Dieu sera faite. Faible comme nous avons vu cette femme contre les inspirations du mal, nous devons penser qu’elle échappe à de bien grands périls.

Même en ce moment, il se faisait juge de la pauvre morte. Rigide, implacable vertu, quels privilèges t’arroges-tu donc ?


VIII

Tabitha, comtesse de Peebles, donne tous les hivers de fort belles soirées, et très courues. On y voit des lions, des étoiles de toute sorte, surtout des lions et des étoiles littéraires. Un de ses habitués, poète d’un certain renom, remis sur quelque trace perdue par l’odeur d’un beau géranium, — et peut-être aussi par l’ennui de ne voir autour de lui que d’assez tristes visages, — ne s’avisa-t-il pas de lui demander, l’autre soir, ce qu’était devenue lady Penrhyn !…

Tib, à cette question indiscrète, se crut tenue de rougir et de baisser les yeux. Comment pouvait-on supposer qu’elle eût conservé le moindre rapport avec une femme séparée de son mari ? Mais ne rougit pas qui veut, et Tib ne put qu’affecter un air distrait.

— Je la crois morte depuis long-temps, répondit-elle… mais je ne l’ai pas revue une seule fois après son départ de Penrhyn-Castle.

Puis, devinant que sa pruderie s’adressait mal, et jugeant, à l’air mécontent de son interlocuteur, qu’il gardait un bon souvenir à Eleanor, elle craignit d’effaroucher mal à propos cet ornement obligé de ses réunions.

— Venez lundi, reprit-elle ; je vous ferai dîner avec quelqu’un qui vous en dira plus long sur ce sujet.

Le poète s’inclina, et revint très ponctuellement au jour indiqué. Dans l’intervalle, il avait envoyé à Tib une sorte d’élégie didactique intitulée : Printemps. Par une allusion délicate à cet envoi, Tib lui fit servir des pois verts de première primeur, et le poète ne songeait plus le moins du monde à Eleanor, quand, à l’issue du dîner, la maîtresse de la maison lui présenta un gentleman écossais du nom de Malcolm : c’était le même que nous avons vu porter le dernier coup à lady Penrhyn en lui annonçant si tranquillement « une bonne nouvelle ». Il était volontiers bavard, et, sauf quelques lacunes faciles à combler pour un poète, il mit son interlocuteur au courant de tous les détails qu’on a lus. Une fois sur la voie, notre faiseur de vers voulut en savoir plus long. Voici, en résumé, ce qu’il apprit :

Sir Stephen, devenu veuf, a épousé Bridget Owen. La loi écossaise, indulgente à ses heures, leur donnait ce moyen de légitimer leurs enfans adultérins, dont l’aîné se trouve maintenant héritier présomptif des domaines paternels, — y compris le petit cimetière où dorment côte à côte Clephane et Frédérick.

Lady Macfarren, furieuse de cette mésalliance, est à couteaux tirés avec Bridget. Tabitha, comtesse de Peebles, prévoyant que son cher comte peut, d’un jour à l’autre, lui faire faux bond, s’est hâtée, tout au contraire, de se lier avec la nouvelle lady Penrhyn, et ces deux dames vont ensemble à Hyde-Park, l’été, se faire admirer à titres divers : l’une pour son bel équipage armorié, l’autre pour sa beauté singulière, originale, que lui envient les femmes les plus décidées à lui témoigner par leur mépris qu’elles connaissent « ses antécédens. »

David Stuart élève la fille de lady Margaret, — Euphemia Fordyce, — comme jadis il élevait Eleanor Raymond, avec le même zèle et le même succès. Sa femme lui a donné plusieurs enfans. L’aînée porte le nom d’Eleanor, en mémoire de l’amie qui n’est plus, qu’on regrette, et pour laquelle on prie.

Lady Margaret ne sait pas, — personne ne sait, — excepté Godfrey Marsden, réduit d’ailleurs à de simples conjectures, — qu’Eleanor a aimé David Stuart, et que David Stuart a voulu épouser Eleanor. Elle se croit la passion unique, le bonheur suprême de son mari ; elle croit et mérite de croire qu’elle le possède tout entier ; — mais cela n’est pas. Quelque chose de froid gît au fond du cœur de David Stuart, que nul sourire de Margaret, si radieux et si chaud qu’il puisse être, ne fondra jamais : — un souvenir triste, que toute sa brillante gaieté n’effacera point, le souvenir d’Eleanor, — de cette Eleanor si complètement à lui, — qu’il a aimée… qu’il a tuée.

Ce souvenir hante à ses côtés le beau domaine de Dunleath, — ce domaine, cause de tout le mal, — qu’elle voulait racheter pour le lui rendre, — qu’il tenta de ravoir, au risque de la ruiner, — et, par le fait, en ruinant l’avenir de cette douce et charmante créature.

Il ne regarde jamais sans quelque effroi cette enfant, préférée à ses frères et soeurs, qu’il a voulu nommer Eleanor, en mémoire de la chère morte ; car il a peur que le ciel ne le punisse en elle, qu’il n’envoie la misère à la fille du tuteur infidèle, un mauvais mariage à l’homonyme de lady Penrhyn.

Cette enfant, sur les genoux de son père, le soir, au soleil couchant, ne sait pas s’expliquer pourquoi il se tait tout à coup, et pourquoi des ombres passent sur son front comme sur les murailles grises du château ; mais elle comprend qu’il a du chagrin, et, sans le consoler autrement, elle appuie contre sa joue humide sa joue pâle et fraîche.


E.-D. FORGUES.


  1. The Undyiny one. C’est le Juif-Errant qui est ainsi désigné.
  2. Ton maître me connaît ; il ne saurait me plaire.
    Je le crois vertueux : sa race qu’on révère,
    Ses talens, sa bravoure, enfant, je les connais.
    Je sais bien mieux encor ; je sais que la nature
    Le combla de ses dons… Pourtant, je te le jure,
    Je ne pourrais l’aimer. Voici déjà long-temps
    Qu’il devrait s’en douter…
    (Twelfth Night or What you will, act. Ier, sc. V)

  3. « Quand je vis pour la dernière fois votre majesté, elle pleurait un enfant remarquable par sa beauté, par les promesses de sa précoce intelligence. Vous apprendrez peut-être avec quelque intérêt que, dans la description que j’ai donnée de la mort d’un enfant, la pieuse résignation qui lui fait articuler une prière au lieu d’un vain cri d’alarme est un trait emprunté à la vie réelle. » (Préface adressée à la reine des Pays-Bas par l’auteur d’Eleanor Raymond.)