El Arab, l’Orient que j’ai connu/Retour

Lugdunum (p. 165-168).

Retour

L’été fini, nous étions sur le chemin du retour. Smyrne fut notre dernière ville turque, trop rapidement vue pour qu’il m’en reste de quoi meubler mes souvenirs. Par Athènes et Naples, puis par Rome, Florence et d’autres beautés italiennes, le jour vint enfin de regagner Paris.

De ce voyage en Turquie, que de richesses rapportées ! Surtout d’imprévisibles charmes, d’inespérées émotions qui ne devaient jamais s’effacer, puisque je les ressens encore aujourd’hui.

L’Orient doré dont rêvent les Occidentaux qui n’ont pas voyagé, je l’aurai connu sous les aspects et dans les enseignements d’un soufi pareil aux plus adorables fables, aux plus séduisants passés de cette terre asiatique d’où sont sorties tant de religions, où se sont déroulés tant de fastes.

Pour concrétiser mes souvenirs je possède, comble de fragilité, butin découvert à Brousse, une feuille squelettique de tilleul appliquée sur un fond de satin mauve et mise sous verre, et sur laquelle s’inscrit, en lettres arabes dessinées avec de l’or, le mot le plus mystérieux du monde : Allah ouahdou.

Cette parole : Dieu est seul, gouffre de tristesse quand on la creuse, a la concision de celles de Salaheddîne, mais non leur sérénité. Cependant elle m’est aussi proche que son enseignement.

Puis-je ne pas raconter la suite de nos relations avec lui ?

Le cycle des grands voyages étant refermé pour nous après l’Égypte, la Syrie, la Palestine, en 1913, je crois, au Pavillon de la Reine (notre maison de Honfleur), je clignai des yeux, un matin de septembre, vers l’avenue toujours solitaire où s’avançait une ombre insolite.

Force me fut au bout d’une seconde de pousser de grands cris et d’appeler mon mari.

Salaheddîne lui-même !

Je l’ai dit, les Orientaux n’ont aucun sens de l’Orient. Salaheddîne était en redingote, avec le tarbouche sur la tête. La barbe ajoutée, sa silhouette rappelait à peu près celle d’un concierge de comédie.


Je conviens qu’il ne pouvait aborder l’Occident tel que, dans son pays, je l’avais vu paré ; mais, au lieu du tarbouche il pouvait porter le petit turban foncé du hadj ou pèlerin de la Mecque, au lieu de la redingote une robe sombre sous son manteau noir. Cette tenue sobre et comme cléricale n’eût pas excité plus de curiosité que son simple fez, événement considérable dans la ville de Honfleur où se renouvelait sur son passage le « peut-on être Persan ! » de nos aïeux.

Devant son aspect inadmissible, je cachai de mon mieux douleur et scandale. Mais il me fallut me dépêcher de retrouver son regard de saint François pour ne pas le supplier de disparaître à l’instant de ma vue. Puis il parla, sourit, et le sortilège du poète fit presque oublier l’erreur du voyageur.

Mais, oh ! les Eaux-Douces d’Asie, les jardins de Brousse, les belles robes, la haute coiffure du Mewléwi ! Oh ! le décor, l’habillement et les paroles se confondant en un seul rêve, homogénéité parfaite !

Sans se douter un seul instant qu’il abîmait une incomparable image, pendant ses quinze jours à Honfleur, nullement gêné d’être camouflé en Européen ni d’être en Europe, le Dédé ne fit que transposer tout ce qu’il avait de délicieux sur un mode non approprié dont il ne saisissait pas du tout la discordance.

Candeur de son inconscience ! Premièrement, il nous raconta, dès le lendemain de son arrivée, qu’ayant visité Paris pendant quelques heures entre deux trains, ce qu’il y avait vu de plus beau c’était « le Rouge-Moulin et la Madelon » (église de la Madeleine). Ensuite chez des amis de la côte qui tenaient absolument à l’avoir avec nous à déjeuner, il pleura longtemps et sans explications dans son entremets, consternation générale ; puis, la maîtresse de la maison, au sortir de table, s’étant mise au piano, tel qu’il était, les pans de sa redingote volant autour de lui non sans menacer quelques objets d’art, au milieu d’un effarement indescriptible, il tourna.

… Pourquoi relever la liste entière de ses involontaires sacrilèges ? Seule avec lui sous les arbres de notre avenue, alors que nous marchions tout en parlant, sans jamais le regarder je l’écoutais exprimer son plus ineffable soufisme. Je lui redonnais en rêve sa belle robe, son beau manteau, sa tiare ; et le conte bleu se continuait un moment.

Je devais pour la vraie dernière fois le revoir à la veille de la guerre 1914, et c’était à Paris. La redingote et le tarbouche sévissaient toujours. J’essayais en soupirant de m’habituer. Il nous raconta d’abord, encore tout offusqué de l’aventure, la rencontre qu’il venait de faire à peine arrivé dans la gare.

— Je m’étais arrêté au buffet pour prendre un café. Je vois une dame s’asseoir près de moi. Je ne connais pas cette personne, mes amis ! Monsieur le Turc, elle m’a dit, voulez-vous faire la noce avec moi ?

Ici les yeux se détournent.

— Mais pardon, j’ai dit, Madame ! Moi je suis un homme marié !

Ces inquiétants débuts parisiens n’eurent pas de suite. La guerre imminente commençait à gronder de plus près. Le premier coup de fusil allait disperser aux quatre points les perdrix humaines.

Les dernières nouvelles que j’eus de Salaheddîne datent de 1915 ou 1916. Il était alors en Suisse. Depuis, le silence.

Mais non l’oubli.

(Ataturk a supprimé définitivement de la Turquie nouvelle les couvents et les Tekkiés des Mewléwi. Peut-être d’autres le savent-ils, mais, pour moi, j’ignore en quel pays ils se sont réfugiés.)