El Arab, l’Orient que j’ai connu/L’Olympe de Bithynie

Lugdunum (p. 161-164).

L’Olympe de Bithynie

Les belles forêts de l’Anatolie… Ce mot, J. C. Mardrus me confia que, depuis l’enfance, il en était obsédé.

Or, nous avions à proximité, présence éternelle au-dessus de Brousse, portant le jour sur un de ses côtés et la nuit sur l’autre, cet Olympe de Bithynie où, précisément, s’étendait le plus épais des tentantes forêts.

Remonter à cheval pour aller les voir de près, une telle suggestion ne pouvait que faire ma joie. J’avais dans mes bagages tout ce qu’il fallait pour redevenir un petit garçon équestre.

Le consulat, non sans étonnement, nous fournit pour notre expédition six cavaliers bien armés, l’Olympe de Bithynie ayant la réputation d’être infesté de brigands spécialisés dans l’enlèvement des femmes.

Cet équipage me rappelait le Sud-Oranais, avec cette différence que, notre garde étant turque, pas un mot ne pouvait s’échanger entre les cavaliers et nous.


Nous quittâmes l’Hôtel d’Anatolie un matin dès l’aube, avec l’espoir d’arriver aux forêts avant midi. Nous emportions notre déjeuner.

J’avais déjà grimpé pas mal de montagnes, mais aucune aussi difficile que celle-là. La piste étant resserrée entre deux murailles de roches, les chevaux, ceux de nos Turcs et les nôtres, huit bêtes courageuses, avaient positivement à monter un escalier de géants. Car chaque marche, croulante était si haute qu’on pouvait se demander, l’obstacle franchi, comment pareille escalade avait pu se faire.

L’adresse de ces chevaux, quelle chose surprenante ! C’est la marque même de l’Orient. Les chevaux y font voir, quand on leur laisse leur initiative, jusqu’à quelle intelligence peut aller l’instinct animal. Adroits comme des chamois, ces huit-là venaient à bout des pires passages.

L’espoir des forêts nous soutenait dans une ascension si pénible. Cependant, après huit heures de lutte, et la mince neige du sommet sur le point d’apparaître, aucune nouvelle de ces forêts. Où donc étaient-elles ?

Ah ! Ah ? Voici des signes précurseurs ! Ces vestiges calcinés de troncs et de branches, ces noirs moignons de tous les côtés, ce sont les traces de quelque incendie partiel comme en connaissent toujours les régions sylvestres.

— Nous y arrivons !… triompha J. C. Mardrus.

Y arriver ? Nous y étions ! Car, les forêts à perte vue, c’était cela : des arbres brûlés. Du charbon.


L’escalier chaotique venait de s’achever. Nous avions atteint le sommet. Les chevaux soufflaient, écumants de transpiration.

D’une cahute grossièrement bâtie sortirent trois êtres hirsutes qui vinrent à notre rencontre. L’un de ces hommes savait quelques mots de français. Ce fut de celui-là que J. C. Mardrus l’apprit. La forêt tout entière avait été jadis incendiée. Personne ne pouvait dire quand ni comment. Dans leur cahute, les trois compagnons avec le lait d’un grand troupeau de brebis égaillé dans la montagne, fabriquaient des fromages pour le compte du sultan.

Toutes informations données par bribes, les mots ne venant pas facilement.


Une déception d’enfant (la plus grave de toutes), se traduisit chez mon mari par de la pâleur et du silence. Les belles forêts de l’Anatolie, c’était cela. Maktoub ! Aussitôt pris notre repas, nous n’avions plus qu’à redescendre.

Que lui dire ? Le soleil de l’été sur la neige était aveuglant. Pas une ombre d’arbre où s’asseoir. Nos Turcs et les chevaux s’arrangeaient entre eux on ne savait dans quelle anfractuosité plus loin.

À la fin, les bergers nous recueillirent dans leur repaire. J’étais tellement fatiguée qu’avant de manger il fallut me laisser dormir.

Jamais aucun sommeil ne valut celui-là. Couchée par terre, pourtant, n’ayant pour oreiller qu’une pierre, je dormis roulée dans le manteau d’un des bergers, vraisemblablement plein de puces et autres bêtes.

Au bout d’une heure mon mari dut me secouer vigoureusement par l’épaule avant de parvenir à me réveiller. Dans ce recoin sombre était préparé notre déjeuner.


Les chevaux montent un escalier. Ils ne le redescendent pas. Seules l’irrégularité, la largeur de ces marches naturelles permettaient aux nôtres de s’y risquer. Mais il ne fallait pas songer à nous remettre en selle. Nos cavaliers nous le firent comprendre par gestes.

C’est alors que, de fureur et de désappointement, mon mari me déclara qu’il rentrerait à Brousse par un autre chemin, celui qu’il découvrirait sans l’aide de personne. Les six Turcs qu’on nous avait donnés sauraient prendre soin de moi bien mieux que lui, qui ne m’était d’aucune utilité. Sans attendre il disparut sur ces mots, en quelques bonds de son cheval.

Les cavaliers, stupéfaits et terrifiés, se mirent à le rappeler à grands cris. « Ya tchélébi !… Ya tchélébi !… » J’essayais en vain de leur expliquer ce qui se passait, chose trop compliquée pour être exprimée par des mimiques.

À la fin ils se résignèrent. À pied comme eux, et parce qu’avant de lâcher les chevaux ils m’avaient par déférence fait passer la première, je dus redescendre de mon mieux l’Olympe de Bithynie avec sept chevaux en liberté dans mon dos. Derrière moi j’entendais leurs dégringolades. J’aimais mieux ne pas me retourner.

… Et quand, au crépuscule, nous nous trouvâmes tous sains et saufs en bas, mon mari nous y attendait patiemment, arrivé bien avant nous, l’encolure de son cheval encore garnie des feuillages et des fleurs bousculés au passage sur sa route inconnue.


Mme  Brotte, la patronne de l’hôtel d’Anatolie, respectable Française à bandeaux gris, ne pouvait en revenir. En nous voyant réapparaître, elle poussa des exclamations.

— Voilà bien la première fois, répétait-elle, que je vois des gens faire cette excursion sans rentrer avec un bras ou une jambe cassés !

À la fin elle conclut, philosophe et comme un peu déçue :

— Il faut croire que tout arrive…