Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 1-5).


…Joyeuses années,
Heureuses journées,
Vous avez passé
Comme des eaux printanières.
(Une vieille romance russe.)


Vers deux heures du matin, Sanine rentra dans sa chambre. Dès que son domestique eut allumé les bougies, il le congédia — et se jetant dans un fauteuil, au coin de la cheminée, il enfouit son visage dans ses mains.

Jamais il n’avait ressenti une telle lassitude corporelle et morale.

Il venait de passer la soirée en compagnie de femmes agréables, d’hommes instruits ; quelques-unes de ces femmes étaient belles, presque tous les hommes se distinguaient par leur intelligence et leur talent, — lui-même avait soutenu la conversation avec succès et même brillamment, et cependant jamais encore ce tædium vitæ dont parlent déjà les Romains, jamais encore cette « horreur de la vie » ne l’avait si impérieusement dominé, si violemment étreint.

S’il avait été un peu plus jeune, il aurait pleuré d’angoisse, d’ennui, de surexcitation ; une incisive et cuisante amertume, une saveur d’absinthe pénétrait toute son âme. Un sentiment de dégoût, de douleur l’oppressait, l’enveloppait de toutes parts dans un brouillard de nuit d’automne ; — et il ne savait comment se délivrer de cette obscurité ni de cette amertume.

Il ne pouvait pas attendre l’apaisement du sommeil ; il savait qu’il ne dormirait pas.

Il se mit à réfléchir,… avec paresse, lourdement, méchamment.

Il songea à la vanité, à l’inutilité, à la banale fausseté de tout ce qui est humain.

Il passa en revue tous les âges, — lui-même venait d’entrer dans sa cinquante-deuxième année — et il n’en épargna aucun. Toujours le même effort dans le vide, toujours fouetter l’eau avec des bâtons, toujours se mentir à soi-même, à demi-sincère, à demi-conscient. — Puis, tout à coup, sur la tête tombe la vieillesse, comme la neige… et avec la vieillesse la crainte de la mort qui va toujours en augmentant, qui dévore et qui ronge… et après, le saut dans l’abîme !

Et c’est pour les privilégiés que la vie s’arrange ainsi !… Heureux qui ne voit pas avant la fin s’étendre sur lui, comme la rouille sur le fer, les maladies, les souffrances…

La vie lui apparaissait non comme une mer houleuse, ainsi que les poètes la décrivent, mais comme un océan imperturbablement calme, immobile et transparent jusque dans ses profondeurs les plus obscures ; lui-même il est assis dans une barque vacillante, — tandis que là-bas, sur ce fond sombre et vaseux, on aperçoit comme d’énormes poissons, des monstres difformes : tous les maux de la vie, les maladies, les douleurs, la folie, la misère, la cécité…

Il regarde et voit un de ces monstres surgir des profondeurs, monter à la surface, devenir plus net et en même temps plus horrible. Encore une minute, et la barque soulevée par le monstre va chavirer !…

Mais le monstre s’efface, il s’éloigne, il retourne au fond de la mer… il s’y tapit, et l’eau forme un remous autour de lui… Pourtant son heure viendra… il fera chavirer la barque…

Sanine secoua la tête, et s’élançant hors de son fauteuil, arpenta deux fois la chambre, puis il s’assit à sa table à écrire, et ouvrant les tiroirs l’un après l’autre, il se mit à fouiller dans ses papiers, surtout parmi ses vieilles lettres de femmes.

Il ne savait pas lui-même pourquoi il remuait ces tiroirs, il ne cherchait rien, il voulait seulement, par une occupation quelconque, se délivrer des pensées qui le tourmentaient.

Après avoir au hasard ouvert quelques lettres, — dans l’une, il trouva une fleur séchée, retenue par une faveur dont la couleur était passée, — il haussa les épaules et, regardant le foyer, mit les lettres de côté avec l’intention évidente de brûler tôt ou tard toute cette paperasse inutile.

Passant à la hâte les mains dans tous les tiroirs, il ouvrit tout à coup largement les yeux ; il sortit lentement un petit coffret octogonal, de forme ancienne, et lentement souleva le couvercle. Dans la boîte, sur une double couche d’ouate jaunie se trouvait une petite croix de grenat.

Il considéra quelques instants avec surprise cette croix, puis, tout à coup, il poussa un faible cri.

Ses traits exprimèrent du regret et de la joie.

C’était l’expression d’un homme qui rencontre subitement un ami, qu’il a longtemps perdu de vue, mais qu’il a tendrement aimé, et qui tout à coup lui apparaît, toujours le même, mais changé par l’âge.

Sanine se leva et, revenant à la cheminée, s’assit de nouveau dans le fauteuil, et pour la seconde fois se couvrit le visage de ses deux mains.

« Pourquoi cela arrive-t-il aujourd’hui ? » se demanda-t-il.

Et il se rappela des choses depuis longtemps passées.

Voici les souvenirs évoqués par Sanine.