Eaux printanières/Chapitre 1

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 6-8).

I

Pendant l’été de 1840, Sanine, qui venait d’atteindre sa vingt-deuxième année, se trouvait à Francfort, revenant d’Italie, pour retourner en Russie.

Il ne possédait pas une grande fortune, mais il était indépendant et presque sans famille.

À la mort d’un parent éloigné, il avait hérité de quelques milliers de roubles, et il se décida à les dépenser à l’étranger, avant de devenir un fonctionnaire, avant de s’atteler définitivement à ce service de l’État, sans lequel l’existence ne lui semblait pas possible.

Sanine exécuta si ponctuellement ce plan, que le jour où il arriva à Francfort, il ne lui restait que juste assez d’argent pour rentrer à Saint-Pétersbourg. À cette époque, il y avait encore peu de chemins de fer ; les touristes voyageaient en diligence. Sanine prit son billet pour le beiwagen, mais la voiture ne partait qu’à quatre heures du soir. Il avait donc beaucoup de temps à perdre.

Par bonheur, il faisait très beau et Sanine, après avoir dîné à l’hôtel du Cygne Blanc, célèbre à cette époque, se mit à flâner dans la ville. Il alla voir l’Ariane, de Danneker, qui ne lui plut pas beaucoup, et fit un pèlerinage à la maison de Goethe, dont il ne connaissait du reste que le Werther, et encore dans une traduction française. Il fit une promenade sur les bords du Mein et commença à s’ennuyer un peu, comme il sied à un touriste qui se respecte ; enfin, vers six heures du soir, fatigué, les bottines poudreuses, il se trouva dans une des plus petites rues de Francfort.

Sur une des maisons espacées il aperçut l’enseigne : « Confiserie italienne. Giovanni Roselli. »

Sanine entra pour prendre un verre de limonade, mais dans la première boutique il ne trouva personne. Derrière le modeste comptoir, sur les rayons d’une armoire vernie, étaient alignées, comme dans une pharmacie, des bouteilles portant des étiquettes dorées, et surtout des bocaux renfermant des biscuits, des pastilles de chocolat, du sucre candi, mais le magasin était vide ; seul un chat gris, sur une chaise haute, placée près de la fenêtre, clignait des yeux et ronronnait, remuant les pattes, teinté de rouge éclatant par le rayon oblique du soleil couchant ; sur le plancher un grand peloton de soie écarlate avait roulé à côté du panier de bois sculpté qui était renversé.

Un bruit confus venait de la pièce voisine.

Sanine resta immobile, tant que tinta la sonnette de la porte d’entrée, puis haussant la voix, il cria :

— Il n’y a personne ?

Au même instant la porte de la pièce voisine s’ouvrit, et Sanine resta frappé d’admiration…