Eaux printanières/Chapitre 27

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 172-180).

XXVII

À cinq heures du matin Sanine était déjà réveillé ; à six heures il était tout habillé et à six heures et demie, il se promenait dans le jardin non loin d’un petit pavillon que Gemma avait indiqué dans son billet.

La matinée était calme, tiède et grise. Par moments il semblait qu’il allait pleuvoir ; cependant en étendant la main on ne sentait rien, bien qu’il fût possible de distinguer sur la manche du pardessus de minuscules gouttelettes, de la grosseur de perles de verre toutes menues.

Pas plus de vent que si ce phénomène n’avait jamais existé.

Les sons ne s’envolaient pas mais se répandaient dans l’air. Dans le lointain une vapeur blanche s’épaississait lentement ; l’air était embaumé du parfum des résédas et des fleurs d’acacias.

Les boutiques n’étaient pas encore ouvertes, mais déjà l’on apercevait des piétons dans la rue ; de temps en temps une voiture isolée roulait bruyamment… Il n’y avait pas de promeneurs dans le jardin.

Le jardinier, sans se presser, ratissait les allées, et une toute vieille femme enveloppée d’un manteau de drap noir passa en boitant. Sanine ne pouvait pas un instant prendre cet être rabougri pour Gemma, et pourtant son cœur eut un battement insolite, et il suivit des yeux avec intention cette forme noire qui s’effaçait.

L’horloge de la tour sonna sept heures. Sanine s’arrêta.

« Se pourrait-il qu’elle ne vienne pas ? »

Un frisson d’effroi courut dans tous ses membres.

Le même frisson de crainte le secoua de nouveau, l’instant d’après, mais cette fois pour une cause bien différente.

Sanine avait entendu derrière lui des pas légers, le frôlement d’une robe de femme… Il se retourna : c’était elle !

Gemma se trouvait dans l’allée, un peu derrière lui. Elle portait une mantille grise et un petit chapeau sombre. Elle jeta un regard sur Sanine, puis tourna la tête de l’autre côté — enfin, arrivée près du jeune homme, elle pressa le pas et le devança.

— Gemma ! dit-il à voix très basse.

Elle hocha légèrement la tête et marcha devant elle.

Il la suivit.

La poitrine de Sanine haletait et ses jambes se dérobaient sous lui.

Gemma dépassa le pavillon et prit à droite, contourna le bassin bas, dans lequel un moineau se baignait affairé, puis faisant le tour d’un massif de lilas se laissa tomber sur un banc placé derrière.

C’était un coin abrité et discret. Sanine s’assit à côté de la jeune fille.

Une minute passa pendant laquelle ni l’un ni l’autre ne prononça une parole ; elle ne tournait pas les yeux sur son compagnon, et lui ne regardait pas le visage de la jeune fille, mais ses mains jointes qui tenaient une petite ombrelle.

De quoi auraient-ils pu parler ? Que pouvaient-ils se dire qui fût aussi éloquent que le fait de leur présence en cet endroit, au rendez-vous, de si bon matin, et tout près l’un de l’autre ?

— Vous n’êtes pas fâchée contre moi ? murmura enfin Sanine.

Il eût été difficile de dire quelque chose de plus bête… Sanine le sentait lui-même… Mais au moins le silence était rompu…

— Moi ?… fâchée ? dit-elle… Pourquoi ?… Non…

— Et vous croyez ?… reprit-il.

— Ce que vous m’avez écrit ?

— Oui !

Gemma baissa la tête et ne répondit pas. L’ombrelle glissa de ses mains, mais fut ressaisie avant de tomber à terre.

— Oui, ayez confiance en moi, croyez à ce que je vous ai écrit ! dit Sanine.

Toute sa timidité s’évanouit et il parla avec feu.

— S’il y a quelque chose de vrai en ce monde, quelque chose de sacré, c’est mon amour pour vous. Je vous aime passionnément, Gemma.

Elle jeta de côté sur lui un furtif regard et de nouveau fut sur le point de laisser tomber son ombrelle.

— Croyez-moi, croyez-moi, cria Sanine.

Il l’implorait, tendait les mains vers elle et n’osait pas toucher les doigts de la jeune fille.

— Dites-moi ce que je dois faire pour vous convaincre ?

Elle le regarda de nouveau.

— Dites-moi, monsieur Dmitri, lorsqu’il y a trois jours vous êtes venu pour me donner un conseil… vous ne saviez pas encore… vous ne sentiez pas encore…

— Je le sentais, dit Sanine, mais je ne le savais pas encore… Je vous ai aimée du premier moment où je vous ai vue, — mais je ne me suis pas tout de suite rendu compte de ce que vous êtes devenue pour moi ? Puis on m’avait dit que vous étiez fiancée… Pouvais-je refuser à votre mère la mission dont elle voulait me charger ?… enfin il me semble que je vous ai conseillée de façon à vous permettre de deviner…

Des pas lourds résonnèrent… Un monsieur assez fort, un sac de voyage en sautoir, évidemment un touriste, sortit de derrière le massif après avoir, avec le sans-façon d’un étranger qui ne fait que passer, observé le couple, toussa à haute voix, et passa son chemin…

— Votre mère, reprit Sanine, dès que le bruit des pas lourds se fut éteint, m’a dit que si vous congédiiez votre fiancé cela ferait du scandale… que j’ai en quelque sorte donné prétexte aux commérages… et que… il est de mon devoir de vous engager à réfléchir avant de repousser votre fiancé, M. Kluber.

— Monsieur Dmitri, dit Gemma en passant la main sur ses cheveux du côté de Sanine : — n’appelez plus jamais M. Kluber mon fiancé… Je ne serai jamais sa femme… Il le sait.

— Vous le lui avez dit ? Quand ?

— Hier.

— À lui personnellement ?

— À lui personnellement… à la maison… Il est venu hier.

— Gemma ! vous m’aimez donc ?

Elle se tourna vers lui :

— Sans cela, serais-je ici ? dit-elle.

Les deux mains de la jeune fille retombèrent sur le banc. Sanine s’empara de ces deux mains inertes qui reposaient les paumes en l’air et les pressa contre ses yeux et sur ses lèvres.

Le rideau qui la veille voilait l’avenir s’était levé haut… Là était le bonheur, c’était bien son visage rayonnant !

Sanine leva la tête et regarda Gemma en face sans aucune crainte. La jeune fille avait aussi, en baissant les paupières, posé les yeux sur lui. Le regard de ces yeux à demi-clos lançait une faible lumière, voilée par les larmes douces du bonheur. Le visage de Gemma ne souriait pas… non ! Il riait d’un rire muet, l’épanouissement du bonheur.

Sanine voulut attirer la jeune fille sur sa poitrine, mais elle se retourna et sans cesser de rayonner de ce rire muet, secoua négativement la tête.

« Patience, patience ! » semblaient dire ces yeux emplis de bonheur.

— Oh ! Gemma ! cria Sanine, pouvais-je espérer que tu m’aimerais un jour ?

Le cœur du jeune Russe vibra comme une corde tendue quand ses lèvres prononcèrent pour la première fois ce mot : « tu ».

— Je ne le croyais pas non plus, dit doucement Gemma.

— Pouvais-je deviner, continua Sanine, pouvais-je deviner en arrivant à Francfort, où je croyais ne passer que quelques heures, que je trouverais ici le bonheur de ma vie entière ?

— De ta vie entière ? Est-ce vrai ? demanda Gemma.

— De ma vie entière, pour toujours, et à jamais ! cria Sanine avec un nouvel élan.

Le râteau du jardinier remuait le gravier à deux pas du banc sur lequel les deux jeunes gens se trouvaient.

— Allons-nous-en, rentrons chez moi…, veux-tu ? proposa Gemma.

Si, à cet instant, elle eût dit à Sanine : « Jette-toi dans la mer… veux-tu ? » il se serait lancé dans l’abîme sans lui donner le temps d’achever sa phrase.

Ils sortirent ensemble du jardin et se dirigèrent vers la confiserie en suivant le faubourg pour éviter les rues de la ville.