Eaux printanières/Chapitre 26

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 164-171).

XXVI

Le lendemain à huit heures du matin, Emilio se présenta chez Sanine, tenant Tartaglia en laisse. Il n’aurait pas pu se montrer plus exact s’il était né de parents teutons.

Il avait fait un conte à sa famille en déclarant qu’il se promènerait avec Sanine jusqu’au déjeuner et qu’ensuite il irait au magasin.

Pendant que Sanine s’habillait, Emilio commença, avec hésitation, il est vrai, à lui parler de Gemma et de sa brouille avec Kluber, mais Sanine ne releva pas ces remarques et parut mécontent. Emilio prit alors un air entendu, pour montrer qu’il comprenait pourquoi il ne faut pas toucher légèrement à cette importante question, et ne se permit aucune allusion, seulement affectant de temps en temps des mines réservées et même graves.

Après avoir pris le café, les deux amis se mirent en route, à pied, pour Hausen, un petit village, situé à peu de distance de Francfort et entouré de forêts. De là, on découvre toute la chaîne du Taunus.

Le temps était beau, le soleil brillait, flamboyait, mais ne rôtissait pas… Un vent frais bruissait avec vivacité dans le feuillage vert. Sur la terre passait lestement et sans rencontrer d’obstacle l’ombre de grands et hauts nuages arrondis.

Les jeunes gens furent bientôt hors de l’enceinte de la ville, et avancèrent rapidement et gaîment sur la route soigneusement entretenue. Ils dévièrent dans les bois, où ils marchèrent pendant longtemps à l’aventure ; puis ils firent un copieux déjeuner chez un traiteur du village. Ensuite ils s’amusèrent à grimper les pentes de la montagne, admirant les points de vue et prenant plaisir à jeter en bas des pierres, trouvant très drôle de les voir rouler et rebondir comme des lapins ; ils continuèrent cet exercice jusqu’à ce qu’un promeneur qui passait au-dessous d’eux se mît à les injurier d’une voix forte et vibrante.

Après ils s’allongèrent sur la mousse courte et sèche d’un jaune violacé, puis ils burent de la bière chez un autre traiteur, ensuite ils se mesurèrent à un steeple-chase, pariant à qui irait le plus vite et sauterait le plus haut.

Ils découvrirent un écho et entrèrent en conversation avec lui, puis ils se mirent à chanter et à jouer à cache-cache en s’appelant par des cris. Ils luttèrent ensemble, cassèrent des branches, ornèrent leurs chapeaux de feuilles de fougère et esquissèrent même des pas de danses.

Tartaglia prenait part à ces ébats selon ses moyens et ses capacités ; il ne lançait pas des pierres, mais il courait après et se roulait à leur suite comme une toupie ; il hurlait quand les jeunes gens chantaient, et même pour leur tenir compagnie, il but de la bière avec un dégoût manifeste. Il tenait ce talent d’un étudiant allemand à qui il avait appartenu dans le temps. D’ailleurs, il n’obéissait guère à Emilio, beaucoup moins qu’à son véritable maître Pantaleone ; ainsi quand Emilio lui disait de « parler » ou de « lire », il se contentait de remuer la queue et de tirer la langue en trompette.

Les jeunes gens avaient pourtant trouvé le loisir d’aborder des sujets philosophiques. Au début de la promenade, Sanine, en sa qualité d’aîné et d’homme raisonnable, avait amené la conversation sur la nature du fatum et l’objet de la mission de l’homme sur la terre, mais l’entretien ne resta pas longtemps à ce diapason.

Emilio trouva plus intéressant d’interroger son ami sur la Russie, lui demandant comment on s’y battait en duel, s’il y avait de belles femmes en Russie, si le russe est une langue facile à apprendre, et quelles impressions il avait ressenties au moment où l’officier l’avait visé ?

Sanine, de son côté, questionna le jeune homme sur sa mère, sur son père, sur leurs affaires de famille en général, s’efforçant de ne pas mentionner le nom de Gemma mais pensant à elle tout le temps.

À vrai dire, ce n’est pas à Gemma elle-même qu’il pensait, mais au lendemain, à ce lendemain inconnu qui devait lui apporter le bonheur, le bonheur idéal, suprême !

Il lui semblait qu’une gaze fine, légère, s’étendait sur son horizon intellectuel, et derrière cette gaze qui flotte mollement, il sent… il sent la présence d’un jeune visage divin, immobile, avec un sourire caressant sur ses lèvres, et les paupières baissées, pour simuler la sévérité… Et ce visage n’est pas le visage de Gemma, c’est le bonheur lui-même !…

Enfin son heure sonne ! Le rideau se lève, les lèvres s’entr’ouvrent, les paupières se lèvent, la divinité apparaît, et une lumière radieuse, et la joie, l’extase infinie…

Il pense à ce jour de demain et son âme se noie de nouveau dans l’angoisse de l’attente frémissante.

Mais cette attente et cette angoisse ne l’empêchent en rien… ne l’empêchent ni de dîner bien avec Emilio dans un troisième restaurant… Et ce n’est que par instants que jaillit en lui comme un éclair cette idée : « Si quelqu’un savait !! »

L’attente ne l’a pas empêché non plus de jouer avec Emilio au cheval fondu… en plein air, au milieu d’un pré. Aussi quelle ne fut pas la mortification de Sanine, lorsque, les jambes écartées et volant comme un oiseau par-dessus le dos d’Emilio accroupi, il se retourna aux aboiements furieux de Tartaglia, et aperçut au bord du pré deux officiers ; il reconnut d’emblée son adversaire de la veille et son témoin, MM. Daenhoff et von Richter.

Les officiers, le monocle à l’œil, le regardèrent et sourirent…

Sanine se redressa aussitôt, et se détournant s’empressa de remettre vivement son pardessus en invitant Emilio à suivre son exemple, et tous les deux se remirent immédiatement en route.

Il était tard, lorsqu’ils rentrèrent à Francfort.

— On va bien me gronder, dit Emilio à Sanine en prenant congé de lui, mais, tant pis ! Quelle délicieuse journée j’ai passée avec vous !

À son retour à l’hôtel, Sanine trouva un billet de Gemma.

La jeune fille lui donnait rendez-vous pour le lendemain matin, à sept heures, dans un des jardins publics si nombreux à Francfort.

Comme le cœur de Sanine battit ! Avec quel bonheur, sans une minute d’hésitation il obéit à Gemma.

Et quelles joies inexprimables ce lendemain unique, inespéré et certain ne lui promettait-il pas ?

Sanine couva des yeux le billet de Gemma.

La longue et élégante queue de la lettre G dont l’initiale se trouvait en haut de la feuille lui rappelait les doigts élégants et la main de Gemma…

Il songea tout à coup qu’il n’avait pas encore une seule fois effleuré cette main de ses lèvres.

Les Italiennes, pensa-t-il, contrairement à l’opinion générale, sont chastes et sévères… Quant à Gemma elle l’est encore plus que toutes les autres…

Oh ! reine… déesse, marbre virginal et pur !…

« Mais le temps viendra… il n’est pas éloigné… »

Cette nuit il y eut à Francfort un homme heureux… Il dormait ; mais il aurait pu répéter les paroles du poète :

Je dors… mais mon cœur veille.

Son cœur battait mais si légèrement, comme bat l’aile d’un papillon suspendu à une fleur et baigné de lumière par le soleil d’été !