Eaux printanières/Chapitre 24

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 145-155).

XXIV

Sanine s’approcha de la maison de madame Roselli d’un pas indécis. Il éprouvait des palpitations violentes ; il sentait et entendait même nettement le battement de son cœur contre les côtes.

Qu’allait-il dire à Gemma ? Comment entamerait-il la conversation ?

Il fit le tour de la maison au lieu d’entrer par la confiserie. Dans l’étroite antichambre il rencontra Frau Lénore. Elle fut très contente et en même temps remplie d’appréhension.

— Je vous ai attendu, attendu !… dit-elle à voix basse… serrant les mains du jeune homme dans ses deux mains tour à tour… Allez dans le jardin… elle y est… N’oubliez pas que j’ai mis en vous tout mon espoir !

Sanine entra dans le jardin.

Gemma était assise sur un banc dans une allée. Elle triait d’une grande corbeille de cerises les fruits les plus mûrs et les mettait dans une assiette.

Le soleil était à son déclin. Il était six heures passées, et dans les larges rayons obliques dont le soleil inondait le jardin, il entrait plus de pourpre que d’or.

Parfois, comme à mi-voix, et sans hâte, les feuilles murmuraient entre elles, et des abeilles retardataires bourdonnaient, voletant d’une fleur à l’autre ; au loin, une tourterelle roucoulait son chant monotone et infatigable.

Gemma était coiffée du même chapeau rond qu’elle avait mis pour aller à Soden.

Elle regarda Sanine à l’abri de l’aile repliée du chapeau et se pencha de nouveau sur sa corbeille.

En s’approchant de Gemma, Sanine ralentissait involontairement le pas, et, pour l’aborder, il ne trouva que cette question :

— Pourquoi faites-vous un triage parmi ces cerises ?

La jeune fille ne se pressa pas de répondre.

— Ces cerises-là sont plus mûres, dit-elle enfin, nous les réservons pour les confitures, les autres serviront pour les tartelettes. Vous savez bien… ces tartelettes saupoudrées de sucre que nous vendons.

Gemma baissa encore plus la tête, tandis que sa main droite restait en l’air entre la corbeille et l’assiette, et tenait deux cerises.

— Me permettez-vous de m’asseoir à côté de vous ? demanda Sanine.

— Volontiers.

La jeune fille fit un peu de place et Sanine s’assit près d’elle.

« Comment vais-je commencer ? pensa le jeune homme. » Mais Gemma le tira d’embarras.

— Vous vous êtes battu en duel aujourd’hui ? dit-elle vivement.

Elle leva vers lui son beau visage qui s’enflamma de honte… Mais quelle reconnaissance intense éclatait dans ses yeux !

— Et vous semblez si calme ! ajouta-t-elle. Le danger n’existe donc pas pour vous ?

— Mais je n’ai couru aucun danger… Tout s’est passé le plus simplement du monde…

Gemma leva le doigt et le passa devant ses yeux de droite à gauche et de gauche à droite. C’est un geste italien.

— Non ! non ! ne dites pas cela ! Vous ne me donnerez pas le change ! Pantaleone m’a tout raconté.

— Et vous croyez à cette histoire ?… Ne m’a-t-il pas comparé à la statue du Commandeur ?

— Ses expressions sont peut-être ridicules ; mais ses sentiments et votre conduite ce matin ne le sont pas… Et tout cela pour moi… pour moi… Je ne l’oublierai jamais.

— Je vous assure, Fraülein Gemma…

— Non, je ne l’oublierai jamais, continua-t-elle, en appuyant sur chaque syllabe.

Elle attacha de nouveau son regard sur le jeune homme, puis détourna la tête.

Il ne voyait en cet instant que son profil pur, et il lui parut qu’il n’avait encore rien vu d’aussi beau, ni ressenti ce qu’il éprouvait en ce moment.

« Et ma promesse ? » se dit-il.

— Fraülein Gemma, reprit-il après un instant d’hésitation.

— Eh bien ?

Elle ne tourna pas la tête de son côté, mais continua de trier les cerises… Elle les prenait délicatement du bout des doigts par la queue, en écartant soigneusement les feuilles.

Mais que de confiance caressante elle mettait dans ces deux mots : « Eh bien ? »

— Votre mère ne vous a rien dit au sujet… ?

— Au sujet… ?

— Sur mon compte ?

Gemma versa tout à coup les cerises dans la corbeille.

— Elle vous a parlé ? demanda la jeune fille.

— Oui.

— Que vous a-t-elle dit ?

— Elle m’a dit que vous… que vous… que vous aviez subitement décidé de changer… vos intentions…

Gemma inclina de nouveau la tête… tout son visage disparut sous son chapeau ; on ne voyait plus que son cou souple et délicat, comme la tige d’une fleur.

— Quelles intentions ?

— Vos intentions… au sujet… de votre avenir…

— Vous voulez dire au sujet de M. Kluber ?

— Oui.

— Maman vous a dit que je ne désire pas devenir la femme de M. Kluber ?

— Oui !

Gemma, en bougeant, imprima une secousse au banc, la corbeille pencha et se renversa… quelques cerises roulèrent dans l’allée… Une, deux minutes passèrent en silence.

— Pourquoi vous a-t-elle dit cela ?

Sanine ne voyait toujours que le col de Gemma et l’ondulation plus rapide de sa poitrine.

— Pourquoi votre mère m’a dit cela ?… Mais elle pense que, puisque nous sommes maintenant des amis… et que vous m’honorez de votre confiance, je peux vous donner un bon conseil… et que vous m’écouterez…

Les bras de Gemma glissèrent sur ses genoux… Elle se mit à chiffonner les plis de sa robe…

— Quel conseil me donnez-vous ? demanda-t-elle après un moment d’attente.

Sanine remarqua que les doigts de Gemma tremblaient sur ses genoux et qu’elle chiffonnait sa robe pour dissimuler ce tremblement…

Il posa doucement sa main sur les doigts pâles et tremblants de la jeune fille.

— Gemma, dit-il, pourquoi ne me regardez-vous pas ?

Elle rejeta à l’instant son chapeau en arrière sur sa nuque, et leva sur Sanine ses yeux confiants et pleins de gratitude, comme quelques instants auparavant.

Elle attendait les paroles du jeune homme… Mais, devant ce visage sincère, Sanine se troubla, il se sentit ébloui. Un chaud reflet du soleil du soir illuminait cette jeune tête italienne, et l’expression de ce visage était plus lumineuse, plus éclatante que la lumière même.

— Je suivrai votre conseil, monsieur Dmitri, dit-elle avec un faible sourire, et en relevant imperceptiblement les sourcils : mais quel conseil me donnez-vous ?

— Quel conseil ?… Votre mère croit que de refuser M. Kluber uniquement pour la raison qu’il n’a pas fait preuve de courage l’autre jour…

— Pour cette raison uniquement ? dit Gemma…

Elle se pencha en avant, ramassa la corbeille pour la poser sur le banc à côté d’elle.

— Mais qu’en tout cas, retirer votre main n’est pas raisonnable… C’est une résolution dont il faut bien calculer toutes les conséquences… Enfin, l’état de vos affaires impose, à ce qu’il paraît, des obligations à chaque membre de la famille…

— Tout cela, c’est l’opinion de maman… Je connais cela… Ce sont ses paroles… Mais vous… quelle est votre opinion ?

— Mon opinion ?…

Sanine ne put continuer, il sentait que son gosier se serrait et qu’il étouffait.

— Je crois aussi… commença-t-il avec effort.

Gemma se redressa.

— Vous aussi ? Vous croyez aussi… ?

— Oui… c’est-à-dire…

Sanine, en dépit de ses efforts, ne put articuler un mot de plus.

— C’est bien, dit Gemma ; si vous, comme ami, vous me donnez le conseil de changer ma résolution… c’est-à-dire de revenir à mon intention d’autrefois… alors, je réfléchirai…

Elle ne savait plus ce qu’elle faisait, et commença à remettre dans la corbeille les cerises qu’elle avait triées à part dans l’assiette.

— Maman espère que je vous écouterai… En effet… peut-être que je suivrai votre conseil…

— Mais, permettez, Fraülein Gemma, j’aurais voulu savoir d’abord quelles sont les raisons qui vous ont poussée…

— Je suivrai votre conseil, continua Gemma.

Ses sourcils se froncèrent, ses joues pâlirent ; elle se mordilla la lèvre inférieure.

— Vous avez tant fait pour moi que je dois faire ce que vous me conseillez… je dois accepter votre volonté… Je dirai à maman que je veux réfléchir encore… Mais voici maman qui arrive à propos !…

En effet, Frau Lénore apparaissait sur le seuil de la porte de la maison ouvrant sur le jardin. Elle se mourait d’impatience ; elle ne tenait plus en place. D’après ses calculs, Sanine devait depuis longtemps avoir terminé ses explications avec Gemma, bien qu’en réalité la conversation n’eût pas encore duré un quart d’heure.

— Non, non, de grâce, ne dites rien pour le moment à votre mère, s’écria Sanine avec une sorte d’effroi… Attendez… je vous dirai… je vous écrirai… et jusque-là ne prenez pas de décision… attendez ma lettre…

Il serra vivement la main de Gemma et se leva d’un bond. Au grand étonnement de Frau Lénore, il passa devant elle, leva son chapeau en murmurant des paroles incompréhensibles et disparut.

Madame Roselli s’approcha de sa fille.

— Je t’en prie, Gemma, explique-moi… ?

La jeune fille, pour toute réponse, se leva et embrassa sa mère.

— Chère maman, voulez-vous, s’il vous plaît, attendre ma réponse encore un peu de temps… pas longtemps, jusqu’à demain… Je vous en prie… Jusqu’à demain vous ne me direz plus rien ? Oh !…

Gemma fondit soudainement en larmes de joie, si spontanées, qu’elle-même ne les sentit pas venir.

Frau Lénore devint de plus en plus perplexe : Gemma pleurait et son visage n’était pas triste mais plutôt joyeux.

— Qu’as-tu ? demanda-t-elle. Toi qui ne pleures jamais… qu’as-tu aujourd’hui…

— Ce n’est rien, maman, ce n’est rien !… Mais soyez patiente ! Nous devons attendre toutes les deux. Ne m’interrogez pas jusqu’à demain… Dépêchons-nous de trier ces cerises avant que le soleil soit couché…

— Et tu seras raisonnable ?

— Oh ! je suis très raisonnable.

Gemma branla significativement la tête.

Elle se mit en devoir d’attacher les petits bouquets de cerises en les tenant de façon à masquer son visage rougissant.

Elle n’essuya pas ses larmes qui avaient séché d’elles-mêmes.