Eaux printanières/Chapitre 23

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 136-144).

XXIII

Il dormit plusieurs heures sans se réveiller. Puis il rêva qu’il se battait de nouveau en duel et cette fois avec M. Kluber. Mais au-dessus de la tête de son rival, il aperçut sur un arbre un perroquet, et ce perroquet avait la tête de Pantaleone, et répétait d’un ton nasillard : toc, toc, toc ! Toc, toc, toc !

— Toc, toc, toc, entendit nettement cette fois Sanine.

Il ouvrit les yeux et leva la tête… On frappait à sa porte.

— Entrez, cria-t-il.

Le garçon annonça qu’une dame tenait absolument à le voir.

« Gemma ! » pensa Sanine…

Ce ne fut pas Gemma, mais sa mère qui entra.

Frau Lénore se laissa choir sur une chaise et fondit en larmes.

— Qu’avez-vous, ma bonne, ma chère madame Roselli ? demanda Sanine.

Il s’assit près d’elle effleurant ses mains d’une pression amicale.

— Qu’est-il arrivé ? Calmez-vous, je vous en prie.

— Monsieur Dmitri, je suis très… très malheureuse !

— Vous êtes malheureuse ?

— Oh ! bien malheureuse ! Et pouvais-je m’y attendre ?… C’est arrivé tout à coup… Comme un éclair dans le ciel bleu…

Elle respirait péniblement.

— Mais qu’est-il arrivé ? Dites-le moi ? Voulez-vous un verre d’eau ?

— Non, je vous remercie.

Frau Lénore passa son mouchoir sur ses yeux et se remit à pleurer.

— Je sais tout… tout… dit-elle.

— Tout ? Que voulez-vous dire ?

— Tout ce qui s’est passé aujourd’hui… J’en connais aussi la cause ! Vous avez agi très noblement… Mais quel malheureux concours de circonstances !… Ce n’est pas pour rien que j’étais contre cette course à Soden…

Frau Lénore ne s’était nullement opposée à cette partie de plaisir, mais en ce moment il lui parut qu’elle avait eu des pressentiments.

— Je viens chez vous parce que je vous tiens pour un homme plein de noblesse et un ami, bien que je ne vous connaisse que depuis cinq jours… Mais je suis veuve… je suis seule… ma fille…

Les larmes étouffèrent la voix de la vieille femme.

Sanine ne savait que penser de cette ouverture.

— Votre fille ?… dit-il.

— Ma fille Gemma, dit avec une sorte de gémissement madame Roselli, sans retirer de sa bouche son mouchoir tout imprégné de larmes, — ma fille m’a déclaré aujourd’hui qu’elle ne veut plus de M. Kluber pour fiancé, et qu’aujourd’hui même je dois communiquer sa décision à M. Kluber.

Sanine ne put réprimer un léger tressaillement… Il ne s’attendait pas à cette nouvelle.

— Sans parler, continua Frau Lénore, que c’est une honte pour la famille, que jamais chose pareille ne s’est vue en ce monde : une fiancée rompre avec son fiancé !… Mais pour nous tous, monsieur Dmitri, c’est la ruine…

Frau Lénore roula soigneusement son mouchoir en un tout petit peloton, comme si elle voulait y enfermer toute sa douleur.

— Nous ne pouvons plus vivre avec ce que rapporte le magasin, continua-t-elle… et M. Kluber est très riche… et il sera encore plus riche !… Et pourquoi ne veut-elle plus de lui ? Parce qu’il n’a pas pris la défense de sa fiancée ?… J’admets que ce n’est pas très joli… Mais M. Kluber est un civil… il n’a jamais été étudiant… et en sa qualité de négociant sérieux il devait mépriser une légère gaminerie d’un petit officier, qu’il ne connaît même pas… Et que voyez-vous là d’outrageant, monsieur Dmitri ?

— Permettez, Frau Lénore, je serais en droit de penser que vous m’en voulez ?…

— Je ne vous en veux nullement, non ! Non, c’est tout autre chose ; comme tous les Russes, vous êtes militaire…

— Pardon, je ne le suis pas du tout.

— Vous êtes un étranger, un touriste… Je vous suis très reconnaissante, continua madame Roselli sans écouter Sanine.

Elle avait des suffocations, gesticulait en tous sens… déroula de nouveau son mouchoir et s’essuya le nez. Rien qu’à la façon dont elle exprimait son chagrin, il était facile de reconnaître qu’elle n’était pas née sous un climat du Nord.

— Et comment M. Kluber pourrait-il faire du commerce s’il avait des duels avec ses clients ? C’est déraisonnable de le lui demander !… Et c’est à moi maintenant de le congédier ! Mais de quoi allons-nous vivre ? Autrefois nous étions seuls à faire la pâte de guimauve et le nougat aux pistaches… à présent tous les confiseurs font de la pâte de guimauve ! Songez à tout ce qu’on dira de votre duel dans la ville… Peut-on cacher un pareil esclandre !… Et avec cela un mariage rompu ! Mais c’est un véritable scandale, un véritable scandale ! Gemma est une belle jeune fille, — elle m’aime beaucoup, mais elle est républicaine et volontaire, elle brave l’opinion… Vous seul vous pouvez avoir de l’influence sur elle…

Sanine fut encore plus étonné.

— Moi, Frau Lénore ?

— Oui, il n’y a que vous, que vous seul qui puissiez lui faire entendre raison… C’est pourquoi je suis venue vous voir… C’est la seule chose qu’il me reste à faire… Vous êtes savant, vous êtes brave… Vous avez pris sa défense… elle croira tout ce que vous direz… Elle doit vous écouter… Vous avez risqué votre vie pour elle !… Vous lui montrerez qu’elle va tous nous ruiner, à commencer par elle-même… Vous le lui ferez voir clairement… Vous avez déjà sauvé mon fils !… Vous sauverez aussi ma fille !… C’est Dieu lui-même qui vous a envoyé ici… Je suis prête à vous demander cette grâce à genoux.

Frau Lénore se souleva à demi sur sa chaise comme pour se jeter à genoux.

Sanine la retint.

— Frau Lénore ! de grâce !… Que faites-vous ?

Elle saisit convulsivement les mains du jeune homme.

— Vous me promettez ?

— Mais, Frau Lénore, un moment… comment voulez-vous… ?

— Non, promettez-moi ? Vous ne voulez pas que je meure ici, à cette place, à vos pieds ?

Sanine ne savait plus où il en était. Pour la première fois de sa vie il se trouvait aux prises avec le sang italien en ébullition.

— Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-il. Je parlerai à Fraülein Gemma.

Frau Lénore poussa un cri de joie.

— Mais, bien entendu, je ne garantis pas le résultat de l’entrevue ! ajouta Sanine.

— Oh ! ne me refusez pas votre aide… Ne me la refusez pas, dit Frau Lénore d’une voix suppliante… J’ai votre promesse ! Le résultat ne peut être que bon… En tout cas, moi je n’y peux plus rien… moi, elle ne m’écoute plus.

— Elle vous a déclaré catégoriquement qu’elle ne veut plus épouser M. Kluber ? demanda Sanine, après un instant de silence.

— Elle a tranché la question comme avec un couteau… Elle est tout le portrait de son père Giovanni Battista… Elle est terrible !

— Terrible ? — Fraülein Gemma ?…

— Oui, oui… mais en même temps elle est un ange… Elle vous écoutera… Vous allez venir, bientôt, n’est-ce pas ?… Oh ! mon cher ami, oh ! mon ami russe !

Frau Lénore se leva impétueusement et avec le même élan saisit la tête du jeune homme.

— Recevez la bénédiction d’une mère, et donnez-moi de l’eau !…

Sanine présenta à madame Roselli un verre d’eau, lui promit sur son honneur qu’il s’empresserait de la rejoindre, la reconduisit jusqu’à la rue, et revenu dans la chambre, se laissa aller à tout son étonnement.

« Voilà la vie qui commence à tourbillonner, pensa-t-il… Et quel tourbillon… la tête me tourne ! »

Il ne chercha pas à s’analyser ni à démêler ce qui se passait en lui.

« Quelle journée ! murmurèrent involontairement ses lèvres !… Sa mère dit qu’elle est terrible !… Et c’est moi qui dois lui donner des conseils… Et quels conseils ?… »

La tête lui tournait littéralement… Et au-dessus de ce tourbillon de sensations si diverses, de ces lambeaux de pensées qui l’obsédaient, planait sans cesse l’image de Gemma, cette image qui s’était gravée pour toujours dans sa mémoire pendant cette chaude nuit, troublée par l’électricité, à cette sombre fenêtre, sous la clarté des étoiles fourmillantes !