Eaux printanières/Chapitre 21

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 116-122).

XXI

Il ne s’endormit que tard, sur le matin.

Sous le coup de cette soudaine bourrasque d’été, Sanine ressentit avec la même soudaineté, non que Gemma était la plus belle des femmes, ni qu’elle lui plaisait, il savait tout cela depuis longtemps ; mais il crut sentir qu’il l’aimait !

L’amour entra dans son cœur en coup de vent.

Et avant de penser à son amour, il faut qu’il se batte. Des pressentiments lugubres l’assaillirent. S’il était tué ?… À quoi peut conduire son amour pour cette jeune fille, la fiancée d’un autre ?

Oh ! ce fiancé n’est pas dangereux !… Il pressentait que Gemma l’aimerait si elle ne l’aimait déjà… Mais comment tout cela finirait-il ?…

Il arpentait sa chambre, s’asseyait, prenait une feuille de papier, écrivait quelques lignes et les effaçait aussitôt.

Il voyait toujours l’admirable silhouette de Gemma dans la sombre baie de la fenêtre, sous la clarté des étoiles, dans le désordre où la jeta la chaude bourrasque. Il revit ces bras marmoréens, ces bras de déesse de l’Olympe ; il sentit sur ses épaules leur pression animée…

Puis il prit la rose qu’elle lui avait donnée, et il lui parut que ces pétales à demi fanés répandaient un parfum plus subtil, tout différent de celui des autres roses.

Et c’est à cette heure qu’il doit s’exposer à la mort, revenir peut-être défiguré ?…

Sanine ne se coucha pas dans son lit, il s’endormit, tout habillé, sur le divan…

Une main toucha son épaule.

Il ouvrit les yeux et vit Pantaleone.

— Il dort comme Alexandre-le-Grand à la veille de la bataille de Babylone, s’écria le vieil Italien.

— Quelle heure est-il ? demanda Sanine.

— Sept heures moins un quart ; il faut compter deux heures de route d’ici à Hanau, et nous devons être les premiers sur le terrain. Les Russes préviennent toujours leurs adversaires. J’ai choisi la meilleure voiture de Francfort.

Sanine fit à la hâte sa toilette.

— Et où sont les pistolets ?

— Le ferroflucto Tedesco apportera les pistolets… et c’est lui qui s’est chargé d’amener un médecin.

Pantaleone cherchait à se maintenir au diapason de courage de la veille. Mais quand il fut dans la voiture avec Sanine, quand le cocher fit claquer son fouet et que les chevaux partirent au galop, l’ex-chanteur, l’ex-ami des dragons blancs de Padoue changea de contenance. Il se troubla, il eut même un peu peur… Quelque chose en lui s’effondrait comme un mur mal bâti.

— Pourtant que faisons-nous là, mon Dieu ! Santissima Madonna ! cria-t-il d’une voix lamentable, en se prenant les cheveux ! — Qu’est-ce que je fais là, vieil imbécile ! Fou frénético ?

Sanine fut d’abord un peu surpris et se mit à rire en passant légèrement le bras autour du vieillard.

— Le vin est tiré, dit-il, maintenant il faut le boire !

— Oui, oui, reprit Pantaleone, nous viderons ce calice… Mais cela n’empêche pas que je suis un fou, un fou, un fou ! Tout était si calme, tout allait si bien !… et tout à coup… ta-ta-ta, tra-ta-ta !…

— Comme le tutti dans l’orchestre, dit Sanine avec un sourire forcé… Puis ce n’est pas votre faute !…

— Je sais bien que ce n’est pas ma faute !… Je crois bien… Mais tout de même j’ai agi comme un insensé !… Diavolo ! diavolo ! répéta Pantaleone en secouant son toupet et avec force soupirs.

La voiture roulait, roulait toujours.

La matinée était très belle. Les rues de Francfort qui commençaient à peine à se peupler semblaient particulièrement propres et confortables, et les vitres des maisons brillaient chatoyantes comme du paillon. Dès que la voiture eut franchi la barrière, tout un chœur d’alouettes retentit haut dans le ciel bleu mais pas encore lumineux.

Tout à coup, au contour de la route derrière un haut peuplier, apparut une silhouette bien connue ; elle fit quelques pas et s’arrêta.

Sanine regarda plus attentivement.

— Mon Dieu ! c’est Emilio ! Mais sait-il quelque chose ? demanda-t-il à Pantaleone.

— Quand je vous dis que je suis fou ! cria désespérément l’Italien : — de toute la nuit ce malheureux garçon ne m’a pas laissé un instant de repos, et ce matin je lui ai tout avoué.

« Voilà la segredezza ! » pensa Sanine.

La voiture eut bientôt rejoint Emilio. Sanine donna l’ordre d’arrêter et appela le « malheureux garçon ».

Emilio s’approcha en vacillant, aussi pâle que le jour de son accès… Il ne tenait pas sur ses pieds.

— Que faites-vous ici ? lui demanda Sanine. Pourquoi n’êtes-vous pas resté chez vous ?

— Permettez, permettez-moi de vous accompagner, demanda Emilio d’une voix qui tremblait et les mains suppliantes.

Les dents de l’enfant claquaient comme dans la fièvre.

— Je ne vous gênerai pas, prenez-moi avec vous…

— SI vous avez un peu de sympathie et de respect pour moi, dit Sanine, vous retournerez sur-le-champ chez vous, ou vous entrerez dans le magasin de M. Kluber. Vous ne soufflerez mot à personne… et vous attendrez mon retour.

— Votre retour ! gémit Emilio.

Sa voix devint larmoyante, il se tut et reprit :

— Mais si vous ?…

— Emilio, interrompit Sanine en indiquant le cocher… Emilio, songez à ce que vous faites… Écoutez-moi, mon ami… je vous en prie, retournez chez vous… Vous dites que vous m’aimez… Eh bien, je vous le demande ?

Il tendit la main à l’enfant, qui s’élança en avant, et pressa en sanglotant la main de Sanine contre ses lèvres, puis il s’enfuit à travers champs dans la direction de Francfort.

— C’est aussi un noble cœur ! dit Pantaleone.

Mais Sanine lui jeta un regard de mécontentement.

Le vieillard se rencogna au fond de la voiture. Il se sentait coupable. Son étonnement allait toujours croissant. C’est donc vrai, se disait-il, je suis témoin ? C’est moi, Pantaleone, qui ai fait tous les préparatifs, trouvé les chevaux, et déserté mon paisible logis à six heures du matin ?

Au milieu de son agitation il commençait à ressentir des douleurs aux jambes.

Sanine jugea nécessaire de remonter son vieux compagnon et trouva le bon moyen.

— Où est votre courage d’antan ? cher Signor Cippatola ? demanda-t-il. Où est votre antico valor ?

Signor Cipatola se redressa.

Il antico valor, répéta-t-il de sa voix de basse… n’est pas encore tout dépensé !

Il retrouva son port de galant uomo, et se mit à parler de sa carrière, de l’opéra, du grand ténor Garcia, — il arriva à Hanau complètement ragaillardi.

Il n’est rien en ce monde de plus fort ni de plus faible que la parole !