Eaux printanières/Chapitre 20

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 112-115).

XX

Quand il descendit le perron, le ciel était déjà couvert d’étoiles. Combien pouvait-il y en avoir de ces étoiles grandes, petites, jaunes, rouges, bleues et blanches ? Elles brillaient toutes en essaim serré, ayant l’air de jouer à qui lancerait le plus de rais. Il n’y avait pas de lune, et chaque objet se distinguait nettement dans cette obscurité demi-lumineuse et sans ombre.

Sanine suivit la rue jusqu’à son extrémité… Il n’avait pas envie de rentrer chez lui ; il éprouvait le besoin d’errer au grand air.

Il revint sur ses pas ; lorsqu’il se trouva en face de la confiserie Roselli, à une certaine distance, une des fenêtres s’ouvrit brusquement ; la chambre n’était pas éclairée, et le jeune Russe distingua dans la baie noire de la croisée une forme féminine. Une voix appela :

— Monsieur Dmitri !

Il courut sous la fenêtre.

C’était Gemma !

Elle s’appuya sur l’allège et se penchant en dehors, dit d’une voix circonspecte :

— Monsieur Dmitri, toute la journée j’ai désiré vous remettre quelque chose… et je n’ai pas osé… Mais, en vous voyant à l’improviste comme cela, j’ai pensé… que c’est la destinée…

Elle s’interrompit. Elle ne pouvait plus parler…

Tout à coup, au milieu du silence absolu, sous un ciel sans nuages, une bourrasque de vent s’était abattue, si violente que le sol trembla ; la pure clarté des étoiles oscilla et s’effaça ; l’air tourna sur place… Le souffle chaud, presque torride de la rafale courba les cimes des arbres, ébranla le toit de la maison, les murs, secoua toute la rue.

Le vent emporta le chapeau de Sanine, souleva et défit les boucles noires de Gemma.

La tête du jeune homme se trouvait au niveau de la fenêtre, il s’y cramponna involontairement, et Gemma, saisissant de ses deux mains l’épaule de Sanine, effleura la tête du jeune Russe du haut de son buste incliné…

Un bruit de cloches, un formidable fracas gronda pendant une minute environ. Puis le coup de vent s’envola inopinément comme une bande d’énormes oiseaux, et un calme intense régna de nouveau.

Sanine leva la tête et le visage de la jeune fille lui apparut si beau, bien qu’effaré et troublé, les yeux semblaient si grands, si terribles mais d’une telle splendeur, — la femme qu’il avait devant lui était si belle, que le cœur du jeune homme défaillit, il colla ses lèvres à la fine boucle de cheveux, que le vent avait jetée sur sa poitrine, et ne put que balbutier : « Oh Gemma ! »

— Mais que s’est-il passé ? Un orage ? demanda-t-elle en regardant tout autour d’elle, sans retirer ses bras nus de l’épaule de Sanine.

— Gemma ! répéta le jeune Russe.

Elle soupira, jeta un coup d’œil dans la chambre, et d’un vif mouvement sortant de son corsage la rose déjà fanée, la jeta à Sanine.

— J’ai voulu vous donner cette fleur.

Il reconnut la rose qu’il avait la veille reprise aux officiers allemands.

Aussitôt la fenêtre se referma et derrière la glace sombre Sanine ne distingua plus rien.

Il rentra chez lui sans chapeau et sans s’être aperçu que le vent le lui avait pris.