Dupleix et l’Inde française/3/4

Société d'éditions géographiques, maritimes et coloniales (3p. 419-455).


CHAPITRE IV

À la côte Malabar et en Indo-Chine.


Notre établissement de Mahé, à la côte Malabar, vécut lui-même de l’existence la plus tranquille pendant les cinq années de cette histoire. Il eut le même administrateur, Louet, un ancien fonctionnaire de la colonie arrivé dans l’Inde en 1727[1]. Le commerce qui n’avait jamais répondu complètement aux espérances de la Compagnie, se poursuivait normalement quoique sans éclat : il fournissait en moyenne à la France les 500 milliers de café dont elle avait besoin chaque année. Les Anglais avaient pris leur parti de notre installation à côté de leur comptoir de Tellichéry et Bayanor, le prince du pays, ne nous cherchait plus querelle depuis le traité de 1742 qui avait en principe fixé nos limites.

Aussi bien tout l’intérêt en cette partie de l’Inde n’est pas à Mahé, où les jours succédaient aux jours dans une heureuse monotonie, mais dans un établissement voisin que nous fûmes amenés à créer en 1751 et que nous possédions encore en 1760. Nous voulons parler de l’établissement de Nelisseram (les Anglais écrivent Nileswharam), à 85 kilom. au nord de Mahé, sur le bord de la mer.


CARTE
DES ÉTATS VOISINS DE MAHÉ

Nelisseram était tout à la fois une rivière et un nom de pays. La rivière était courte, descendant des Ghattes qui longent la côte de très près. Le pays était petit comme celui du roi d’Yvetot. Mais les états les plus faibles sont toujours les plus menacés. Celui de Nelisseram devait être la proie de ses voisins[2]. Il joignait au nord le Canara, qui comprenait du nord au sud environ 30 à 35 lieues et à peu près la même étendue dans l’est. La partie nord confinait au Maïssour et n’était pas d’un grand rapport ; elle ne contenait que des montagnes et des bois, mais la partie sud était d’un si grand revenu qu’à elle seule elle pouvait payer quatre à cinq laks de roupies de tribut au Mogol ou au Maïssour.

Le Cañara s’était établi à Nelisseram dès 1722 ou 1724, par la faute du second roi, qui avait provoqué son intervention contre le premier. Dans le même temps, sur l’appel de Cheriquel, désireux de se venger d’Ali-Raja, il s’était introduit dans l’état de Cannanore, où les Hollandais avaient une loge. Le Canara allait-il absorber tous les petits états, qui se partageaient la côte jusqu’au royaume du Samorin ?

Le danger parut assez grand pour que les Anglais et les Hollandais, plus menacés que nous-mêmes, s’entendissent pour chasser l’envahisseur de Cannanore ; mais dans sa retraite le Canara mit garnison à Matlaye, qui est un des villages du Nelisseram. Ceci ce passait en 1736.

Selon l’usage le chef canarais laissé dans le pays pressura les habitants. Fatigué de ces vexations, mais impuissant à rejeter l’ennemi de ses terres, le roi de Nelisseram proposa à celui de Canara de lui payer un tribut annuel. Le Canara accepta ; le gouverneur de Matlaye fut rappelé et pendant quelques années, le roi de Nelisseram paya régulièrement le tribut convenu.

Pour quel motif le gouverneur fut-il réinstallé ? Nous l’ignorons ; nous savons seulement qu’avec son retour les vexations recommencèrent. On arrive ainsi à l’année 1750. La gloire de Dupleix a déjà commencé à se répandre dans l’Inde et avec lui la protection française paraît une délivrance pour les princes opprimés. Le roi de Nelisseram regarde du côté de Mahé et au mois de décembre il propose à Louet un endroit convenable pour y construire une forteresse et un bazar. Il veut même nous donner en propriété l’embouchure de la rivière ; mais elle lui est commune avec Cheriquel. Il nous promet d’essayer de le décider à nous céder sa part ; s’il n’y parvient pas, il détournera le cours d’eau dans son propre pays, « afin qu’en restant seul propriétaire de son embouchure, il put en disposer comme il le jugerait à propos ».

On ne pouvait témoigner plus de bonne volonté. Louet ne crut pas devoir accepter non plus que refuser une offre aussi gracieuse ; en l’acceptant, il craignait des complications éventuelles avec le Canara mais surtout avec les Anglais, qui ne pourraient plus s’étendre vers le nord, comme tel était leur dessein ; en le refusant, il s’interdisait la possibilité de pénétrer jamais dans un pays d’où l’on pouvait tirer du riz, 2 à 3.000 candils de poivre, des bois de construction, de l’araque et beaucoup plus de sandal qu’à Mahé. Il se contenta de faire au roi quelques menus présents et lui dit qu’il attendrait une réponse de France pour donner suite à ses propositions.

Le roi mourut le mois suivant (janvier 1751). Son successeur, plus mal disposé encore contre le Canara, essaya de lui reprendre la forteresse de Matlaye : il fit appel à Chériquel. Le Canara résolut de les mettre tous deux à la raison : le mauvais temps l’en empêcha.

Dans cette occurrence, l’un et l’autre n’ayant pas trouvé du côté de la France l’appui qu’ils comptaient se retournèrent du côté du chef marate Soucourapant, un de ces pirates qui infestaient la côte et rendaient parfois la vie fort dure, même aux Européens. Soucourapant promit 10 embarcations et 7 à 800 hommes, à condition que le Nelisseram lui céderait une forteresse ; toutefois il ne pouvait prêter son concours avant le mois d’octobre suivant. Ce long délai non moins que la crainte de voir les Marates prendre pied dans le pays, déterminèrent Cheriquel et Nelisseram à faire de nouvelles propositions à Louet. Étant tombés d’accord pour nous céder l’embouchure de la rivière, sans compter d’autres avantages, ils lui demandèrent en échange de leur fournir 50 soldats et de la poudre et des balles qu’ils s’offraient à payer. Si Louet refusait, il ne leur restait qu’à accepter les propositions des Marates ou à se livrer entièrement au Canara.

Cette perspective alarmante décida Louet à brusquer les événements. Il envoya deux brahmes pour causer. Le résultat de ces conversations fut que Louet ne pouvait rien faire sans en référer d’abord à Dupleix et au conseil de Pondichéry. Sa lettre partit le 26 mars ; le roi, nous dit Louet, en attendit la réponse avec l’impatience d’un veau qui attend sa mère pour la téter.

Le Conseil répondit le 15 avril. Cette réponse était telle qu’on pouvait l’attendre de la nouvelle politique de Dupleix ; il disait qu’il n’y avait pas à hésiter ; si Nelisseram était réellement disposé à nous donner quelque territoire et les facilités commerciales dont il parlait, il fallait lui fournir les armes et les munitions qu’il demandait : « Votre principale attention, écrivit-il à Louet, est d’avoir suffisamment de terrain et de revenus pour l’entretien de 3 à 400 hommes… le commerce exclusif doit être une des principales clauses de l’accord. » Il convenait toutefois d’agir avec le plus grand secret à cause des Anglais, qui demandaient depuis dix ans un établissement à Nelisseram et avaient une créance de 5.000 fanons sur Cheriquel, gagée sur l’embouchure de la rivière.

Les négociations reprirent aussitôt avec Nelisseram. Le roi consulta discrètement les principaux du pays et tous furent d’avis qu’il fallait s’entendre avec la Compagnie française. Les pourparlers, assez rondement conduits, aboutirent à un traité en 17 articles qui fut conclu le 17 juin. En voici les principales dispositions :

Le roi de Nelisseram devait obtenir de Cheriquel le côté sud de la rivière pour en faire ensuite donation à la France :

Il nous cédait la forteresse de Nelisseram avec son district et les revenus qui en dépendent ;

Les droits d’entrée et de sortie de la rivière appartiendront à la France ; mais la Compagnie paiera au roi 5 fanons pour un candil de poivre, 8 fanons pour un candil de cardamome, un fanon pour un candil d’arec, un fanon pour 1.000 sangayes ou mesures de riz, un demi-fanon pour 1.000 cocos : toutes autres marchandises étant exemptes de droit. Quant aux droits à payer par les étrangers ou par les gens du pays lui-même, on devait additionner les revenus de trois ans et, la troisième année, les partager en trois parties égales : une pour le roi, la seconde pour la Compagnie, la troisième pour le roi et la Compagnie : cette dernière part devant servir à régler la somme que la Compagnie s’engageait à payer au roi tous les ans (Art. 4 et 5). Cette somme devait toujours être inférieure à celle qui se tirerait chaque année des droits, puisqu’au pis-aller elle n’en pouvait être que la moitié.

Pour garantir l’exécution des contrats passés avec les marchands du pays, le roi devait indiquer ceux à qui l’on pouvait faire des avances et s’engageait à user de son autorité pour les faire payer le cas échéant (Art. 11).

Le roi ne pouvait laisser les marchandises sortir de son pays sans s’assurer au préalable que la Compagnie n’en avait pas besoin (Art. 12).

Dans les ambassades ou les visites que pourraient se faire le roi et la Compagnie, le nombre des envoyés serait strictement limité pour éviter les abus (Art. 15). Dans un complément au traité, il était dit que si le roi rendait visite à la Compagnie, il ne pouvait amener que 100 personnes et on ne lui donnerait que 100 fanons pour toute dépense. S’il envoyait son premier régidor, celui-ci n’aurait droit qu’à 25 personnes ; s’il envoyait le second ou tout autre, il ne pouvait amener que 12 personnes. — Si au contraire c’était le chef de la Compagnie qui rendait visite au roi, celui-ci n’était tenu à aucune dépense.

Enfin le roi ne devait pas s’opposer à la christianisation de ses sujets ; cette christianisation devait toutefois rester entièrement libre et volontaire (Art. 16).

Malgré le secret dont elles avaient été entourées, ces négociations n’avaient pas échappé aux Anglais. Dès le 23 mai, Doville, chef de Tellichéry, écrivit à Cheriquel qu’il avait ouï dire que Nelisseram avait l’intention de donner une forteresse aux Français et qu’un de nos détachements devait passer par ses états pour en prendre possession. Il l’invitait à s’y opposer, le menaçant dans le cas contraire de l’éternelle hostilité de l’Angleterre.

Il y avait déjà longtemps que Cheriquel et les Anglais ne s’entendaient pas. En 1728, Cheriquel leur avait proposé une union étroite contre Ali Raja ; ils l’avaient refusée. De désespoir, Cheriquel s’était entendu avec le Canara. Très récemment il avait chassé les Anglais de Baliapatam, avait abattu le bancassal qu’ils y avaient établi et démoli une église que leur interprète y avait bâtie. Moins que jamais il était disposé à céder à leurs menaces. Louet, informé de ce qui se passait, plaça auprès de lui un seigneur indigène pour l’entretenir dans son hostilité contre les Anglais. Le 16 juin, quatre jours après la signature du traité avec Nelisseram, cet indigène écrivit à Mahé que, d’après des bruits, les Anglais de Tellichéry, pour traverser les desseins des Français, se proposaient de s’emparer de la rivière de Nelisseram et de s’y fortifier. Loin de prendre peur, Cheriquel céda presque aussitôt le sud de la rivière à son allié qui s’empressa de nous le rétrocéder. Ainsi nous nous trouvions virtuellement les maîtres des deux rives du fleuve.


ENTRÉE DE LA RIVIÈRE DE NELISSERAM
d’après une carte des archives du Ministère des Colonies.


LÉGENDE

1. — Île pleine de bois et champs de nelly. Cette île peut avoir 800 toises de long.

2. — La pointe du Mont Dely est à peu près à une lieue de notre fort.

3. — Langue de terre du royaume de Nelisseram qui remonte dans le nord environ deux lieues ; à une demi-lieue de Matlaye, elle commence à s’élargir jusqu’au fort de Nelisseram, qui peut être à environ 3/4 de lieues de la mer. Le bras le plus considérable de la rivière laisse ce dernier fort au nord et remonte droit dans l’est jusqu’aux pieds des montagnes.

Il restait à en prendre possession. L’intention des Anglais de nous barrer la route détermina Louet à précipiter ses opérations, malgré la saison des pluies, qui commencent à tomber à verse à cette époque de l’année. Dès le 18 juin, il fit partir Du Passage avec 23 hommes, tant blancs que noirs et le fit suivre bientôt après de quatre escouades qui portèrent ses effectifs à 192 hommes, dont 61 blancs, 21 topas et 110 tives ou soldats du pays.

Du Passage avait comme instructions de s’emparer du côté sud de la rivière de Nelisseram et de la forteresse de Matlaye, et de se retirer, s’il trouvait les lieux occupés par les Anglais. Il ne devait pas attaquer le premier le roi de Canara, mais tâcher d’avoir avec lui des conférences et lui persuader que si la Compagnie occupait Nelisseram, c’était pour prévenir les Marates. Du Passage était porteur de deux lettres identiques pour le gouverneur de Mangalore (16 et 18 juillet). Il ne trouva fort heureusement aucun ennemi sur sa route et vers le 20 juillet il arriva sur les bords de la fameuse rivière et y arbora notre pavillon.

Cependant la diplomatie ne restait pas inactive. L’accord du 12 juin n’avait été conclu qu’avec Nelisseram. Louet chercha à l’étendre à Cheriquel, en lui demandant de nous céder la forteresse de Ramataly au sud de la rivière et le paiement des frais de la guerre si, comme il était vraisemblable, Nelisseram était dans l’impossibilité de les couvrir. Cheriquel consentit à ces propositions et tout un nouveau territoire fut acquis à la France.

Les Anglais n’en furent que plus pressants pour contrecarrer nos projets. Ils écrivirent au second roi de Nelisseram pour lui demander de s’opposer à notre établissement ; ils écrivirent aussi à Cheriquel pour lui rappeler que par des traités avec la Compagnie d’Angleterre, celle-ci seule avait pouvoir de le protéger contre ses ennemis, tandis que lui-même n’avait aucune qualité pour disposer d’un pays appartenant au Canara. Il le mettait en défiance contre les Français : « Vous verrez, lui écrivit Doville le 19 juillet, si vos nouveaux amis sont aussi fidèles et aussi puissants que nous… À présent, concluait-il, voyez s’il est bon de mettre fin à l’amiable aux différends qu’il y a entre vous et nous ou s’il est nécessaire d’user des armes pour y déterminer. »

Les Hollandais de Cannanore n’étaient pas non plus inactifs. Leur chef, Godefroy Hyerman, écrivait le 27 juillet à Cheriquel que ce n’était pas une raison, parce que les Anglais l’avaient traité en ennemi, pour permettre aux Français d’aller à Nelisseram. Avait-il oublié qu’il avait cédé une partie de son territoire à la Hollande ? celle-ci n’était donc pas sans droits pour intervenir. « Pour qu’il ne vous arrive aucun mal, lui conseillait-il, vous devez donner au plus tôt vos soins pour que les Français se retirent d’où ils sont et pour les obliger de s’en retourner à Mahé. »

Le gouverneur de Mangalore et le général de l’armée de Canara firent des réponses identiques (6 et 10 août). Rappelant les faits depuis leur origine, ils invitèrent purement et simplement Louet à retirer ses troupes et à conseiller au roi de Nelisseram de rentrer dans le devoir d’où il était sorti. Le gouverneur se plaisait au surplus à rappeler les bonnes relations qui avaient toujours existé entre lui et notre chef de Mahé, puisque « tous les ans, disait-il, il venait à Mangalore un officier français pour le commerce de la Compagnie ». Louet répondit en invoquant à nouveau le danger marate et conclut à terminer le différend par la parole, le moyen le plus convenable à son avis « en ce qu’il cause moins de dépenses ». Il semble que cette réponse ait fait une certaine impression ; car, peu de temps après, le roi de Canara envoya quelqu’un pour conférer avec Louet, mais les Anglais le détournèrent de sa route et l’amenèrent à Tellichéry, dans l’espoir que pendant ce temps le Canara reprendrait Nelisseram, avant que nous ayons pu nous y fortifier.

Il était en effet fort aisé de laisser les cartes se brouiller, de façon à rendre la paix impossible. Pendant que Louet et les gens du Canara échangeaient cette correspondance plutôt pacifique, Du Passage, se fiant à ses promesses, envoyait à Nelisseram une tonne ou petite embarcation côtière, qui avait ordre de remonter la rivière et de remonter jusqu’à Matlaye, qui était encore sous la dépendance du Canara. Lorsqu’elle fut près de cette place, les gens du roi tirèrent dessus, puis tombant sur nos gens en tuèrent six à coups de sabre. Quinze jours auparavant, les gens de la même place avaient arrêté deux de nos cipayes porteurs de lettres pour Mangalore et Goa, les avaient battus et avaient ouvert les lettres. Le gouverneur avait, il est vrai, fait châtier ceux qui avaient commis cette insolence, mais le second attentat, plus grave, restait sans sanctions. Louet, qui faisait à ce moment des propositions de paix au Canara, ne crut pas devoir demander expressément raison de cette insulte ; car il manquait encore d’orientation et il ne voulait pas traiter le Canara en ennemi avant d’avoir fortifié ses positions. C’est seulement le 25 septembre qu’il demanda au roi de venger l’assassinat des gens de la Compagnie ; encore ne lui envoya-t-il pas d’ultimatum.

La position de Louet était assez délicate. La menace des Anglais d’user de la voie des armes contre Cheriquel n’avait pas été un vain mot. Après l’avoir proférée, voyant qu’elle ne produisait aucun effet, ils se mirent en campagne. Ils prirent Cheliapatam et, à défaut du roi en fonction, ils enlevèrent le vieux qu’ils emmenèrent prisonnier à Tellichéry. Louet fournit à Cheriquel des secours avec lesquels il put enlever aux Anglais trois postes et 12 pièces de canon. Un succès aussi facile jeta l’alarme à Tellichéry et, comme les Anglais n’ont point d’amour-propre avec les faibles, ils recoururent à la médiation du roi de Cotiatte, resté neutre. Une suspension d’armes fut décidée ; elle fut de courte durée. Les Anglais avaient décidé le Canara à ne pas accepter nos propositions de paix et nous nous trouvâmes fort embarrassés pour soutenir Cheriquel autant que nous l’aurions désiré. La guerre reprit donc aussi contre ce prince et tout ce coin de la côte malabar se trouva momentanément en feu. On doit admirer qu’étant obligés tout à la fois de veiller sur Mahé et de garder nos nouveaux établissements, nous fûmes en état de parer à tous les événements ; mais aussi il faut se rendre compte qu’à l’exception de celles du Canara, toutes les forces en présence comptaient pour peu de chose. Ce sont vraiment des guerres lilliputiennes que nous racontons. Ni l’honneur ni de grands intérêts n’étaient en jeu.

Dupleix, qui suivait de loin les opérations, ne les jugeait pas cependant indignes de son attention. Ne convenait-il pas d’user de tous les moyens pour créer des embarras à l’Angleterre ? Le 21 décembre (1751), il prescrivit à Louet de tout mettre en œuvre pour empêcher Cheriquel de faire la paix avec les Anglais, et de ne rien négliger pour entretenir contre eux l’animosité du prince.

En exécution de ces instructions, Louet mit à la disposition de Cheriquel 60 ou 100.000 rs. (les deux chiffres se trouvent en deux documents différents). Grâce à ce subside, Cheriquel put tenir la campagne pendant une année : la guerre ne se termina qu’en août 1752. La paix se fit moyennant le paiement aux Anglais d’une somme de 60.000 rs., et leur désistement de toute juridiction sur les naturels du pays dans les dépendances de leur compagnie. Cheriquel aurait des douaniers au bord de la mer à Tellichéry pour y percevoir les droits qui lui appartenaient. Les Anglais de leur côté demeuraient maîtres et paisibles possesseurs de tous leurs établissements répandus dans Colastry. Nous gardions Ramataly et l’embouchure sud de la rivière de Nelisseram. Toutefois le règlement définitif de cette cession n’eut lieu que beaucoup plus tard, ainsi qu’on le verra plus loin.

Pendant tout ce temps la guerre s’était poursuivie avec le Canara. Guerre de petits événements et de faibles conséquences. Les belligérants gagnaient et reperdaient tour à tour le même terrain. Les ennemis avaient sur nous l’avantage des positions ; ils s’étaient installés dans des endroits fort commodes d’où ils pouvaient battre la forteresse de Nelisseram. Selon une recommandation de Dupleix, nous restions plutôt sur la défensive. Un jour, cependant, à la fin de 1751, nos troupes firent une sortie qui eut un grand succès, le Canara abandonna son camp et se retira jusqu’à Pongoye, qui est à deux lieues au nord de Nelisseram ; mais le lendemain (13 décembre), il revint en force et sur 75 blancs que nous mîmes en action, il nous en tua 54, dont les deux officiers qui les commandaient. C’était un désastre ; au lieu d’en profiter et de venir escalader le fort de Nelisseram, dans lequel étaient enfermés Baldie avec 18 soldats et 100 noirs, l’ennemi préféra aller faire les réjouissances à Pongoye. Louet eut le temps d’envoyer des renforts qui rétablirent la situation compromise et les hostilités continuèrent, sans grande ardeur de part et d’autre.

En avril et en mai 1752, l’armée du Canara fit tout ce qu’elle put pour pénétrer dans le pays de Nelisseram. mais elle fut repoussée et dut à nouveau se retirer à Pongoye. Les forts que nous occupions dans le pays n’avaient pas une grande importance. Celui de Ramataly était de nulle défense ; quant à celui de Nelisseram, bien qu’il eut environ 118 toises de long sur 53 de large et qu’il fut flanqué de sept tours, il était extrêmement faible de murs, partie des parapets n’étaient qu’en terre ; il ne nous offrait pas grande protection.

Du Passage qui commandait toujours nos troupes, assiégea et prit la forteresse de Matlaye, dont il fit raser le fort, beaucoup trop vaste pour être utilement défendu avec les effectifs restreints dont il disposait. Il estimait alors que pour terminer les opérations, il nous faudrait 3 à 400 blancs, 4 à 5 pièces à minute, quelques mortiers de 6 à 8 pouces et des bombes.

Il fut mieux servi qu’il ne le pensait, quoique d’une façon différente. Une lettre interceptée du roi de Canara au chef anglais de Tellichéry, lui révéla que les Anglais ayant fait la paix avec Cheriquel, conseillaient vivement au Canara d’en faire autant et que celui-ci, acceptant leur médiation, se proposait d’envoyer à Tellichéry une personne capable d’en causer avec eux. Cependant, d’après sa lettre, le roi de Canara ne paraissait disposé à traiter que si on lui rendait Nelisseram et Matlaye ; il n’était point question de la Compagnie française, mais seulement des gens de Nelisseram, qu’il continuait à considérer comme des sujets rebelles.

Ce qu’il ne disait point, c’est qu’au même moment il avait des difficultés assez sérieuses avec un prince du nord, qui avoisinait ses états et qu’il voulait réserver contre lui toutes ses forces. À la suite de pourparlers assez laborieux, une simple suspension d’armes fut conclue au mois d’octobre ; la paix elle-même ne pouvait être signée que si Dupleix en acceptait les conditions. Le roi de Canara lui envoya deux députés pour les discuter avec lui. Tout en les écoutant, Dupleix demanda à Louet de lui formuler ses propres propositions. Louet les lui envoya le 10 décembre ; elles comprenaient 15 articles qu’on peut ainsi résumer :

La Compagnie n’ayant pas été la première à commencer les hostilités, demande que tous les frais de la guerre lui soient remboursés (art. 1).

Les deux forteresses de Nelisseram et de Ramataly resteront sa propriété (art. 2).

Le roi de Nelisseram restera sous la protection de la Compagnie et ne sera plus tributaire du Canara. Si le roi de Canara devait avoir quelque différend avec celui de Nelisseram, il ne pourra agir contre ce dernier sans en avertir la Compagnie qui essaiera d’interposer ses bons offices (art. 3 et 6).

Le roi de Canara accorde à la Compagnie la sortie de 400 courges de riz quittes de l’aldame et d’un quart des droits de douanes. Les autres embarcations munies de passeports et pavillon français paieront les droits en entier moins l’aldame. La Compagnie sera fournie du riz dont elle aura besoin par préférence à toute autre (art. 8 et 9).

Le Canara ne pourra concéder à aucune nation européenne un établissement quelconque, même un magasin, dans la partie de Nelisseram dont il restera possesseur (art. 14).

Si par malheur un vaisseau français échouait sur les côtes du Canara, tous les effets dudit vaisseau seront rendus à la Compagnie, sans que le roi s’approprie la moindre chose, dérogeant à cet égard à ce que la coutume a introduit (art. 15).

Malgré ces précautions pour hâter la conclusion de la paix, celle-ci fut lente à venir. Le roi de Canara resta en fait avec nous dans l’inaction la plus complète. Ces lenteurs donnèrent à penser à un prince de Colastry, du nom d’Ambou Tamban, qu’il pouvait recommencer les hostilités et au mois de février 1753, il s’empara de la forteresse de Quirour, qui appartenait au Canara. Il était vraisemblablement de connivence avec Cheriquel lui-même, avec le roi de Nelisseram et avec les principaux du pays et ceux-ci avaient sans doute l’espérance d’être appuyés de notre part ; mais ils se trompèrent tous ; quelques raisons qu’ils nous alléguèrent, nous refusâmes de leur fournir le moindre secours.

Il y avait lieu de présumer que notre attitude dut engager le Canara à faire amitié avec la Compagnie ; il ne se donna cependant aucun mouvement pour y parvenir et un an après la suspension d’armes, on en était encore au même point.

C’était du moins la tranquillité assurée. Dupleix, dans une lettre à Montaran du 9 novembre 1753, lui dit que cette tranquillité n’était due qu’à la réputation que lui-même avait acquise à la nation. D’un autre côté il entretenait à la côte malabar un prince du nom de Chitri Dourgam Barhane qui tenait en échec le roi de Canara du côté des terres. Ce prince qui ne voulait que notre amitié empêchait le roi de porter ses vues de notre côté.

Appréciant dans cette même lettre la valeur de nos nouvelles acquisitions, Dupleix estimait qu’elles n’avaient d’autre utilité que d’empêcher les Anglais d’en être eux-mêmes les maîtres ; si la Compagnie n’augmentait pas ses fonds pour la côte malabar, elles ne seraient d’aucune utilité. Elle lui destinait chaque année 4 à 500.000 rs. ; il faudrait au moins dix lacks (B. N. 9151, p. 69).

Le 6 décembre, Louet communiquait enfin à Dupleix une lettre qu’il venait de recevoir du roi de Canara. Celui-ci disait que depuis que ses gens étaient allés à Pondichéry il avait écrit lui-même à Dupleix et n’avait pas reçu de réponse. Il ne demandait pas mieux que de vivre en bonne intelligence avec la Compagnie et priait Louet de lui envoyer deux personnes avec qui il put s’entendre. Louet lui répondit qu’après l’envoi de ses gens à Pondichéry, le roi devait être parfaitement au courant des intentions de la Compagnie et qu’à moins de nouveaux ordres du Conseil supérieur, il ne pouvait lui envoyer personne.

On en resta là ; la paix ne fut jamais signée ; mais les hostilités ne reprirent pas et au mois de mars 1754, Du Passage, escomptant la sécurité dans laquelle il vivait, était occupé à réduire de moitié le fort de Nelisseram beaucoup trop étendu et pouvait réformer 325 hommes, tant maures que noirs, dont il n’avait plus besoin.

Un an plus tard, la situation n’était pas changée. Le 25 janvier 1755, Louet écrivait à Godeheu, successeur de Dupleix : « Nous sommes assez en paix avec le Canara, quoiqu’il n’y ait rien de terminé avec lui. Cette inaction de sa part nous donne lieu de ranger les esprits du pays, qui ci-devant étaient accoutumés à se donner divers mouvements qui ne contribuaient peu à peu à la ruine du pays. »

Nous conservâmes l’établissement de Nelisseram jusqu’en 1760, époque où nous le perdîmes avec nos autres possessions. Avec les territoires cédés par Cheriquel en 1753 et 1754, il comprit les villes ou localités d’Aycanne, Pongoye, Cavoye, Matlaye, Mont Dely, Nelisseram, Ettoucoulam et Ramataly et le territoire environnant. C’était un nouveau bloc, plus important que celui de Mahé, qui s’ajoutait à nos établissements de la côte Malabar.

Lorsqu’en 1756, Colle, successeur de Louet, fit l’inventaire de ce que l’établissement avait coûté, il trouva le chiffre extraordinairement élevé de 200.000 pagodes, soit près de deux millions. À ce prix il estimait qu’on eut mieux fait de ne pas l’acquérir. Il pensait toutefois qu’il convenait de le conserver, d’abord parce que le Canara ne nous rembourserait jamais cette somme, ensuite parce que notre départ nous couvrirait de honte et aurait pour résultat de rejeter Cheriquel entre les bras des Anglais.

Aussi bien le pays n’était-il pas sans valeur. Le sol était fertile. Lorsque les terres actuellement en friche auraient été mises en valeur, les droits sur le nelly et les palmeraies monteraient à 25.000 rs., ce qui représentait à peu près la moitié des dépenses de l’établissement, — lesquelles étaient évaluées 60.000. En y attirant des habitants, on pouvait planter des cocotiers et dans 25 ou 30 ans, les droits rapporteraient 200.000 rs. ; il y avait du terrain pour planter plus de 500.000 pieds de cocotiers. Le nord était propice à la culture du poivre, que l’on pouvait se procurer à meilleur compte qu’à Mahé. Le cardamome, au lieu de passer par le pays de Cotiatte pour entrer dans les terres de Bayanor et du Samorin, irait directement à Nelisseram.

Quant au commerce du dehors, l’occupation de l’anse du mont Dely nous créait une situation toute particulière. C’était là que venaient se cacher les pirates qui tombaient à l’improviste sur les navires venant du nord ou du sud ; ces pirates n’auraient plus maintenant d’autres ressources que de se mettre à l’abri de la pointe de Cannanore, d’où ils seraient toujours découverts d’un côté ou de l’autre. La sécurité ainsi assurée, il serait possible de détourner et d’arrêter au mont Dely les navires de Mascate et de Kutch chargés de marchandises, telles que coton, dattes, chameaux, chevaux, qui se rendaient à Calicut ou à Cochin.

Pour assurer la vitalité de l’établissement ainsi constitué, la Compagnie devait affecter un fond d’environ 200.000 rs., tant en marchandises d’Europe qu’en argent, pour faire achat de celles de la côte Malabar : fer, plomb, poivre, ancres, cordages de kaire, bois de sapan, de sandal et de construction, cardamome, épiceries, canelles, etc. les marchandises seraient transportées de là à Mahé et à Calicut, en attendant que l’on rouvrit les voies commerciales avec le Maïssour (A. C. C2 84. p. 323-327).

C’étaient là des rêves : aucun ne se réalisa. Si dès la fin de 1752 le Canara cessa de nous créer des difficultés, nous en éprouvâmes de plus graves à l’intérieur dès 1755, et quand nous perdîmes cette nouvelle conquête, séparée de Mahé par les états de Cheriquel, de Cotiatte, des Nambiars et de Coguinair, notre pouvoir y était très mal assuré.

*

Il nous faut maintenant revenir un peu en arrière, au règlement de nos comptes avec Cheriquel, en octobre 1752.

À ce moment, Cheriquel ne nous cédait pas seulement Ramataly, mais encore Aycanne et Cavoye, deux petites places du voisinage. Cette cession n’était au fond que la rançon du secours qu’il nous avait demandé contre le Canara et contre les Anglais. Cheriquel ne nous avait demandé aucune libéralité, loin de là, il nous avait remboursé 10.000 roupies le 26 septembre. Mais, quand il eut fait la paix avec les Anglais, il nous laissa d’abord entendre qu’il lui serait d’abord agréable de recevoir quelque présent, puis il le demanda d’une façon plus ferme, sans toutefois l’exiger. Il nous dit alors qu’aux cessions déjà faites il pourrait ajouter le mont Dely au bord de la mer. Dupleix eut préféré que la question du présent fut résolue dans l’accord lui-même ; on s’en fut tiré à meilleur compte, Chéri quel avait besoin de nous contre les Anglais. Maintenant que la paix était faite, il fallait, quoiqu’avec modération, en passer par ses désirs. Cheriquel nous demandait 25.000 rs. pour les concessions elles-mêmes, plus 4.000 rs. payables tous les ans. Le Comité secret de Pondichéry, qui depuis le commencement des affaires de Nelisseram avait été tenu au courant de tout ce qui se passait, fut d’avis d’accepter ces propositions (3 juillet 1753). Louet allait répondre à Cheriquel d’une façon conforme, lorsque, comme dans un conte indien, l’attention fut attirée d’un autre côté. Des incidents assez graves venaient d’éclater avec Bayanor et Louet craignit que Cheriquel n’en profitât pour augmenter ses prétentions.

Bayanor n’est, comme on le sait, qu’un titre donné au prince de Badiagara ou Bargaret. Ce prince n’était qu’un enfant, lorsque les deux montagnes de Mahé nous furent cédées par le traité de 1742. À sa majorité, il ne voulut jamais en reconnaître expressément la validité, comme il ne voulut rien entendre aux multiples propositions que nous lui fîmes pour terminer l’affaire des limites. Nos intérêts commerciaux lui étaient aussi indifférents ; il s’embarrassait peu que la Compagnie eut des fonds entre les mains de ses marchands, s’ils ne la payaient pas. Bien loin de nous réserver le monopole des poivres, comme il y était obligé, il en facilitait la sortie au profit des étrangers, quelque représentation qu’on lui fît. On l’avait vu en novembre 1752, lorsqu’il en fournit aux Danois qui étaient venus en chercher à Calicut. Mécontent qu’on lui eut adressé à ce sujet des réclamations, il défendit qu’on nous apportât des vivres à Mahé et demanda à ses voisins et amis d’en faire autant. Dupleix en concluait que ce prince n’avait pas assez senti les coups qu’on lui avait portés en 1742 et qu’il méritait que la Compagnie lui en portât d’autres, Louet était du même avis ; avec 300 Européens qu’on amènerait à Mahé d’octobre à mai, on en viendrait aisément à bout, sans nuire au commerce. Mais, avant d’entreprendre cette troisième guerre de Mahé, Dupleix jugea qu’il fallait attendre que tout fût terminé avec le Canara.

Les affaires se précipitèrent dans le courant de l’été (1753). Depuis près de trois ans, Bayanor ne cessait de nous importuner pour que nous l’aidions à aller faire la guerre aux quatre nambiars, qui avoisinaient ses états de l’autre côté de la rivière de Mahé. Leur pays, l’Iruvelinad, était considéré comme le magasin général de tous les poivres de ces contrées et en fournissait également aux Anglais et aux Français, sans privilège exclusif. Par souci de la neutralité, nous lui refusâmes notre concours. Par pure satisfaction d’amour-propre, Bayanor résolut alors de changer son titre de prince contre celui de roi (mars 1750). Cette prétention déplut à ses voisins, qui se coalisèrent pour l’obliger à renoncer à un titre qu’ils considéraient comme une usurpation formelle. Invité à se joindre à eux, Louet resta neutre encore une fois et son attitude fut approuvée par le Conseil supérieur. Les Anglais par contre se joignirent aux ennemis de Bayanor : les quatre Nambiars, Coguinair et Cotiatte. Cheriquel, beau-frère de Bayanor, dont il avait épousé la sœur, se refusa à épouser leur cause et ce fut même un des motifs qui déterminèrent les Anglais à lui faire la guerre et celui-ci à demander l’appui des Français. Ainsi les affaires de Bayanor et celles de Nelisseram se rejoignent à leur origine (septembre 1751).

La guerre, autant qu’on peut donner ce nom à des démonstrations sans gravité et sans importance, durait depuis un an, lorsque dans le courant de 1752, Bayanor sollicita de nouveau notre concours. Louet y mit comme condition la cession de la Montagne du Porc-Épic et un établissement à Badiagara. Cheriquel s’offrit d’appuyer nos demandes auprès de son beau-frère. Au moment de conclure, Louet eut un scrupule ; il craignit pour nous les conséquences d’une intervention armée et se tint sur la réserve.

L’attitude de Bayanor dans l’affaire des Danois fut peut-être une réponse à la nôtre. Quoi qu’il en soit, on a vu qu’après cette affaire ni Dupleix ni Louet n’étaient disposés à faire un long crédit à Bayanor ; le 26 mai 1753, Dupleix écrivit à Louet de lui faire des propositions ; il ne désespérait pas en principe de pouvoir lui envoyer les 300 hommes dont il avait été question.

C’est alors que se produisirent les événements graves que nous avons indiqués.

Au mois de juillet 1753, Bayanor envahit tout d’un coup le pays d’Iruvelinad. Le motif de l’agression était purement privé. Vers 1715, un nommé Counoumel, nambiar d’Iruvelinad, avait tué un parent de Narangoly, autre nambiar et, le meurtre accompli, s’était réfugié auprès de Bayanor. Celui ci lui avait accordé sa protection, à condition qu’il lui laisserait percevoir annuellement le revenu de ses propriétés. Cependant, Narangoly, poursuivant sa vengeance, ne cessait d’inquiéter non seulement la famille de Counoumel, mais tous ceux qui résidaient sur ses terres. C’est pour mettre an terme à ces insultes que Bayanor entra dans les terres d’Iruvelinad.

Cette attaque jeta la panique aussi bien chez les Nambiars que chez Cotiatte ; ils craignirent que Bayanor ne devint trop puissant. Nous eûmes les mêmes appréhensions. Louet crut devoir faire quelques observations à Cheriquel, suzerain plus ou moins nominal d’Iruvelinad et de Bargaret ; il se plaignit que Bayanor, dont nous dirigions pour ainsi dire les relations étrangères, eut agi sans notre autorisation. Cette façon d’envisager les choses n’entrait pas tout à fait dans les vues de Cheriquel ; en prenant parti contre les nambiars, il croyait pouvoir les amener à lui verser une certaine somme d’argent avec laquelle il eut pu payer ses dettes à la Compagnie. C’est ainsi que les négociations relatives à ces dettes se trouvèrent paralysées.

Les régidors ou ministres de Cheriquel vinrent à Mahé ; ils représentèrent à Louet que les Nambiars étaient vraiment coupables envers lui, pour lui avoir manqué de déférence en ne lui demandant pas justice à lui-même. Louet lui répondit que Bayanor n’était pas moins coupable pour avoir voulu se faire rendre personnellement raison. Certes il eut mieux valu punir les uns et les autres, mais, outre que l’entreprise méritait réflexion, il était préférable d’employer la douceur, d’avoir une explication commune et de ne pas exiger d’argent des Nambiars, ce qui les éloignerait de Colastry et affaiblirait encore son autorité.

Les régidors, s’en étant retournés auprès de Cheriquel, revinrent peu de temps après en disant que celui-ci consentait bien à ne rien exiger des Nambiars, mais qu’il fallait au moins que Narangoly payât une certaine somme d’argent. Les quatre Nambiars, à qui l’on exposa cette demande, répondirent que Narangoly n’étant pas coupable ne devait absolument rien et ils s’offrirent à prouver son innocence.

Les régidors s’obstinant à lui réclamer une contribution, Louet crut bon d’avoir une entrevue avec Cheriquel lui-même. Cette entrevue eut lieu le 12 août. Les quatre Nambiars invités à y participer y vinrent le 14. Ils restèrent intraitables. Après trois jours qui leur furent donnés pour réfléchir, ils répondirent que Narangoly ne devait rien et que, loin de vouloir l’obliger à payer quoi que ce soit, ils étaient prêts à le soutenir contre Bayanor les armes à la main. Sans doute comptaient-ils sur le concours éventuel des Anglais.

Ce fut Cheriquel qui fit les concessions. Le 1er septembre, il fit savoir à Louet qu’il consentait à ne rien demander aux Nambiars non plus qu’à Narangoly ; seulement il fallait que celui-ci prit l’engagement de payer régulièrement à Bayanor les sommes qu’il tirait des biens de Counoumel, moyennant quoi Bayanor évacuerait le pays.

Comme suite à cet acquiescement, il y eut une nouvelle entrevue le 4 septembre entre Louet et Cheriquel ; les régidors de Bayanor y assistaient. Pour la troisième fois ils demandèrent notre assistance au nom des traités ; pour la troisième fois Louet la refusa. Ils partirent avec humeur en disant qu’on s’arrangerait autrement.

Menace déguisée qui pouvait signifier que Bayanor s’adresserait aux Anglais. Et de fait, il y avait depuis quelque temps des allées et venues entre Bargaret et Tellichéry et le bruit courait que Bayanor avait offert à Doville un terrain au bord de la rivière, s’il voulait l’assister.

La situation devenait assez embrouillée. Elle semblait un véritable labyrinthe à Dupleix ; quant à Louet, il l’appréciait en ces termes dans une lettre de la fin de septembre :

« Le pays d’Irravenattou qui se trouve entre les mains des quatre Nambiars, relève de Colastry. Celui-ci, Cottiate, les Nambiars, les Anglais et nous ont un intérêt commun que le pays ne change point de maître ; le premier, parce qu’il en est le souverain, le second parce qu’il est l’ennemi juré de Baonor, les Nambiars, parce qu’il leur est plus avantageux de rester comme ils sont que de se voir sous une domination étrangère, les Anglais parce que ce pays étant la source du commerce ils travailleront toujours à en éloigner la guerre, nous parce que nous devons avoir le même point de vue que ces derniers. »

Par conséquent, en ne soutenant pas Bayanor, on risquait d’avoir la guerre avec lui, mais en la soutenant on l’avait certainement avec tout le monde et même avec Cheriquel, qui, fatigué des embarras où il se trouvait, se fût peut-être jeté dans les bras des Anglais.

Pas plus que Louet, Dupleix n’était d’avis de donner à Bayanor le moindre appui. Il écrivait au premier le 24 octobre : « Ne vous portez à rien qui puisse vous constituer dans une guerre dont la Compagnie n’a nul besoin. »

Ce fut pourtant la guerre qui sortit de cette confusion. Le 7 octobre, les gens de Bayanor ouvrirent le feu contre ceux des Nambiars et leur tuèrent huit personnes et en blessèrent plusieurs autres. Le 24, les Nambiars, secondés par Cottiate, attaquèrent Bayanor. Le combat dura de 8 heures du matin à 2 heures de l’après-midi et il y eut de part et d’autre beaucoup de pertes. Iruvelinad eut le dessous.

Pendant l’inaction qui suivit cette affaire et qui dura plusieurs mois, Cheriquel eut deux entrevues avec Bayanor les 18 et 27 novembre, malgré les conseils de Louet qui l’avertit que ces entrevues pouvaient réveiller la méfiance des Nambiars. Ceux-ci vinrent en effet à Mahé demander que nous nous portions garants que Bayanor ne les inquiéterait plus. Par prudence, Louet se refusa à prendre cet engagement : il comptait que la fatigue et les frais désarmeraient les combattants.

Ce fut en effet ce qui se passa, mais seulement dans le courant de l’année suivante (1754). Louet profita de cet accalmie pour régler enfin avec Cheriquel les diverses questions résultant de Ramataly, d’Aycanne et de Cavoye et des prétentions de ce prince sinon à une indemnité formelle du moins à un présent. Par traité conclu le 4 mars 1754, Cheriquel ajoutait aux cessions déjà consenties celle de la forteresse d’Ettoucoulam, abandonnait les droits qu’il s’était réservés à Ramataly et à Cavoye et recevait un présent de 20.000 rs. plus une sorte de tribut annuel de 2.000 fanons.

La paix entre Bayanor et les Nambiars suivit de près. Ceux-ci, profitant de l’inaction sans doute obligée du prince, furent assez habiles pour se ménager des intelligences parmi les Maures de Bargaret et le 29 mai 1754 ceux-ci leur ouvraient eux-mêmes les portes du pays. Cheriquel, dont les sympathies étaient décidément acquises à son beau-frère, demanda pour lui l’appui des Français. Louet persista dans ses refus ; plus que jamais il escomptait l’affaiblissement mutuel des combattants par l’excès même des dépenses. Il ne se trompait pas : au bout de quelque temps, les belligérants abandonnèrent réciproquement les postes dont ils s’étaient emparés et conclurent la paix. Il n’y eut ni vainqueurs ni vaincus : ce fut le rétablissement du statu quo, et une tranquillité d’un jour régna encore une fois dans ce coin merveilleux de la côte Malabar, où tout sauf son ambition semble prédisposer l’homme à une gracieuse indolence et un éternel bonheur.

Les questions soulevées par l’humeur inquiète de Bayanor étaient réglées ; Cheriquel était satisfait ou paraissait l’être et nos contestations avec le Canara étaient comme par un accord tacite indéfiniment ajournées, en nous laissant tous nos avantages. Louet avait déployé une grande patience et beaucoup d’habileté en évitant soigneusement de se prêter à une politique de grande envergure qui l’eut sans doute brouillé avec tout le monde et cependant il était parvenu, sans autres sacrifices que l’argent, à donner à la Compagnie de France non pas un empire mais un nouveau domaine, un peu plus grand que celui de Mahé, où elle put éventuellement doubler son trafic et acheter du poivre, toujours plus de poivre, but suprême de ses ambitions. Dupleix, de son côté, n’avait pas songé à faire du Malabar un nouveau Carnatic, où la gloire du nom français se fut étendue avec ses armes ; là il avait préféré le caducée de Mercure à la lance de Mars et la balance du commerce au laurier des victoires.

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Si de Mahé ou de Nelisseram nous remontons jusqu’au golfe de Cambay e, nous arrivons à Goa, où nous voyons que Dupleix songea à conclure avec le vice-roi un traité en vertu duquel il se serait engagé à rétablir les Portugais à Saint-Thomé et à tâcher de leur faire restituer Basseïn. Ce projet qui ne pouvait s’exécuter que par la voie des armes et nous entraîner dans une guerre soit contre les Marates soit contre les Anglais, ne fut nullement du goût de la Compagnie qui, par lettre du 2 janvier 1753, recommanda expressément à Dupleix de se borner à vivre dans la plus grande amitié avec les Portugais et se rendre réciproquement tous les bons offices de deux nations amies et alliées, sans courir les risques de guerres qui pourraient leur devenir particulières.

Mêmes recommandations de prudence et de réserve pour Surate, où les Anglais cherchaient à prendre une influence exclusive, comme ils la prirent effectivement quelques années plus tard. Ainsi qu’on le verra au chapitre des affaires du Décan, Dupleix avait tout calculé et tout prévu avec Bussy pour les prévenir dans cette course à la suprématie.

Enfin, nous éloignant de la côte, nous arrivons aux Maldives, groupe innombrable de petites îles, presque au raz de l’eau et où il se faisait un commerce considérable de cauris ou coquillages de mer. Ce commerce était libre pour toutes les nations ; cependant, au temps de Dupleix, nous y prîmes une part plus importante que les autres, grâce à l’initiative et à l’esprit de suite d’un capitaine de vaisseau nommé Le Termiller, qui se rendait tous les ans dans les îles et y faisait des achats importants. Son crédit devint tel qu’on prit l’habitude de laisser des matelots puis des soldats pour préparer les opérations de l’année suivante, que ces soldats furent placés sous l’autorité d’un sergent et qu’ainsi nous ne tardâmes pas à établir en fait une sorte de protectorat sur le groupe d’îles tout entier. Dupleix favorisait Le Termiller autant qu’il le pouvait et le considérait un peu comme son représentant officiel et celui de la Compagnie.

Ces îles, habituellement gouvernées par un roi, étaient pour le moment privées de leur chef. À la suite d’une descente faite par les gens du sultan de Cannanore, le roi avait été fait prisonnier et déporté sur le continent. Des envoyés des îles essayèrent de négocier sa mise en liberté et Louet proposa sa médiation, mais elle ne convint nullement au sultan qui prétendit régler seul ses affaires et ne voulut faire aucune concession. Il prétendait avoir des droits sur les Maldives et laissa mourir loin de son pays le roi dépossédé. Cependant son autorité était plus nominale que réelle sur cet amas d’îlots fort éloignés de la côte de l’Inde et d’une richesse à tout prendre fort discutable. Le Termiller continua quelque temps encore le commerce des Maldives après le départ de Dupleix, mais son action était plus personnelle que réellement politique et quelque désir qu’eût eu Dupleix d’étendre le domaine de la Compagnie, ces points excentriques ne pouvaient justifier beaucoup d’efforts ni beaucoup de dépenses. Les Maldives forment un épisode plus curieux que notable de la politique de Dupleix.

Regardons maintenant hors de l’Inde, non point à Moka, Bassora, Achem ou Canton, toutes villes où la Compagnie avait des comptoirs et faisait un trafic régulier, mais plus près de l’Inde, dans cette péninsule indochinoise où les appétits des puissances européennes commençaient à s’éveiller. Là Dupleix songea sérieusement à agir et à intervenir.

Au Pégou, nous avions à Syriam — non loin de la ville actuelle de Rangoun, — moins une loge qu’un terrain de 225 toises de long sur 155 de large où nous faisions réparer, aménager ou construire des navires avec les bois du pays. La contrée qui avoisine la mer était depuis longtemps l’objet de contestations entre les Birmans et les gens du Pégou. Les nations européennes s’étaient toujours efforcées de ne pas prendre parti dans ces conflits où elles risquaient de tout perdre. Les sympathies françaises étaient toutefois plutôt acquises aux Pégouans, chez qui nous étions installés. Sous le coup d’une menace plus directe des Birmans, le roi du Pégou sollicita instamment notre concours. Dupleix jugea l’occasion favorable pour intervenir dans les affaires du pays et s’emparer de la rivière de Syriam ; il promit au roi des secours en hommes et en munitions. En même temps il envoya un vieux routier de la navigation de l’Inde, le sieur Bruno, pour examiner les forces du pays et se rendre compte du meilleur parti à prendre. Bruno fut reçu (28 juillet 1751) par le roi qui, après avoir pris connaissance des propositions de Dupleix, lui fit boire dans une coupe d’or un breuvage mêlé d’eau et de la cendre d’une petite formule écrite sur du papier jaune qui fut brûlé dans l’instant. C’était, paraît-il, un moyen de s’assurer de la sincérité des promesses. Sans prendre aucun engagement pour l’avenir, Bruno conclut qu’avec 5 ou 600 Français bien commandés, on pouvait s’emparer de Syriam et se rendre maître de la rivière.

Mise au courant de ces projets par lettres de Dupleix des 30 janvier et 3 octobre 1750, 10 juin et 15 octobre 1751 et enfin 19 février 1752, la Compagnie répondit le 2 janvier 1753. Elle n’approuvait en aucune façon que nous nous rendions de force ou de bon gré maîtres exclusifs du commerce ni qu’on entrât dans le pays, simplement parce qu’il était ouvert au premier qui s’y présenterait ou parce que l’usurpateur n’y avait aucun droit. Le terrain qui nous avait été concédé était suffisant pour la commodité d’une loge ou la construction des vaisseaux. Il n’était pas besoin pour cela de plus de 20 à 30 soldats : la Compagnie ne voulait absolument pas aller au delà.

« Elle ne veut en aucune façon, disait-elle, d’alliance offensive ni défensive ni avec le légitime souverain ni avec l’usurpateur. Ils peuvent vider leurs querelles sans que nous nous en mêlions et sans que nous fournissions dorénavant aucune espèce de secours ni à l’un ni à l’autre.

S’ils jugent à propos de rappeler les Anglais, de quel droit vous opposeriez-vous à la volonté des maîtres du pays ? Les Anglais auront leur loge comme nous aurons la nôtre et il serait bien plus avantageux là, comme par toute l’Inde, que les nations européennes eussent des ordres positifs de leurs souverains respectifs de s’aider réciproquement et de ne jamais entrer dans des discussions que peuvent avoir entre eux les différents princes de l’Asie.

Voilà ce que nous pensons, Monsieur, sur l’établissement au Pégou et nous désapprouvons tout ce que vous pourrez faire de contraire à ces dispositions. »

Dupleix n’eut ni le temps ni les moyens de passer outre à ces instructions, mais il ne fut nullement satisfait de la réponse de la Compagnie.

« On veut toujours s’en tenir dans les bornes étroites où l’on s’est tenu pendant 90 ans, écrivait-il à Montaran le 9 novembre 1753. L’habitude a trop d’empire chez nous ou plutôt l’émulation manque totalement par un défaut de connaissance ou d’étendue de vue qu’il n’est guère possible d’insinuer chez nos commerçants qui sont toujours disposés à se réunir contre ceux qui veulent les retirer d’un état trop borné. »

Et, puisque c’était la crainte d’entrer en conflit avec les Anglais qui paraissait retenir la Compagnie, il proposait aussitôt un autre endroit, plus au sud, où l’on trouverait un port et toutes les denrées, bois et effets de commerce de même qu’au Pégou.

L’Indochine actuelle, encore peu connue, n’avait pas été, elle aussi, sans solliciter l’attention de Dupleix ; sans être belliqueuses ou conquérantes, ses visées ou ses intentions sur ce pays pouvaient cependant un jour ou l’autre nous conduire à la guerre.

Là, en dehors du Siam, se trouvaient trois états distincts : le Cambodge, le Tonkin et la Cochinchine englobant l’Annam actuel. Dupleix ne chercha point à entrer en relations avec le Siam, où le souvenir de l’échec des négociations de Louis XIV et de Phra-Naraï était encore cuisant ; il ne songea pas davantage au Cambodge, qui n’avait pas de bons ports pour le commerce, mais il s’intéressa à la Cochinchine. Non sans doute qu’il eut sur ce pays des arrière-pensées de conquête, mais il y avait là des missions anciennement établies qui pouvaient dans l’avenir nous être d’une grande utilité. Il serait d’ailleurs difficile de déterminer si Dupleix, en voulant les favoriser, obéit à des préoccupations plus religieuses que politiques ou économiques.

L’évêque de Cochinchine était Mgr Lefebvre[3] avec Mgr Bennetat, évêque d’Eucarpie comme coadjuteur[4]. Nos affaires étaient fort mal en point, depuis l’enlèvement d’un interprète du roi par Poivre, venu dans le pays en 1749 pour y amorcer un mouvement commercial avec l’Île de France ; par représailles, le roi avait expulsé ou plutôt déporté 27 prêtres de la mission (1750). Mgr Bennetat, après avoir été aux Îles pour ramener l’interprète, vint à Pondichéry et obtint aisément de Dupleix qu’il intervint auprès des autorités de la Cochinchine. Dupleix renvoya l’évêque avec une lettre et des présents destinés au roi (1752) et fut assez heureux pour obtenir le rétablissement de la mission.

La lettre au roi était ainsi conçue :

Sire,

Il y a trois ans qu’un vaisseau français vint mouiller dans un des ports de Votre Majesté ; il vous portait une lettre et des présents de la part du roi de France, mon maître, qui souhaitait lier avec vous une étroite amitié, et établir entre son royaume et le vôtre l’union la plus parfaite.

Votre Majesté paraissait disposée à seconder ses désirs et le traité eût été sans doute heureusement conclu, si le sieur Le Poivre se fût mieux acquitté de sa commission et n’eût point enlevé celui de vos sujets qui lui avait servi d’interprète.

Je n’entre point dans les différents mécontentements qu’il prétend avoir reçus de Tou-Khang et qui, selon lui, l’ont comme forcé à en venir à cette extrémité.

Quoi qu’il en soit, je suis d’autant plus mortifié qu’il ait tenu une conduite si peu conforme aux intentions de notre monarque qu’en irritant Votre Majesté contre nous, il a été cause aussi que ceux qu’elle avait toujours traités jusqu’alors avec tant de bonté, ont eu le malheur d’encourir sa disgrâce et d’être honteusement chassés de son royaume.

J’aurais souhaité qu’il eût été en mon pouvoir de réparer la faute qu’il avait faite, aussitôt que la triste nouvelle m’en fût donnée, mais l’éloignement de Tou-Khang mettait encore un obstacle à mes désirs. Maintenant qu’il est ici, avec un évêque qui s’est donné la peine de l’aller chercher lui-même aux Îles et qui veut bien se charger de le conduire à Votre Majesté, je craindrais de l’indisposer davantage contre nous, si je différais plus longtemps de le lui renvoyer.

C’est pourquoi je me vois comme obligé de prévenir les ordres du roi, mon maître, et de me servir d’un bot au défaut de vaisseau pour porter quelques présents à Votre Majesté, et pour lui faire en même temps mille excuses de la peine qu’a pu lui causer l’action du sieur Le Poivre. Elle peut être assurée que sa conduite sera désapprouvée, non seulement de notre monarque, mais encore de toute la nation.

J’espère, au reste, que touchée de notre attention à lui renvoyer Tou-Khang, elle voudra bien désormais nous rendre ses bonnes grâces et permettre aux missionnaires de demeurer dans son royaume, pour y pratiquer, comme auparavant, toutes sortes de bonnes œuvres. C’est l’unique faveur que j’ose attendre de sa bonté et que je la supplie instamment de m’accorder. Je lui en témoignerai à jamais ma reconnaissance, et si je suis assez heureux pour pouvoir lui être utile en quelque chose, elle me trouvera toujours disposé à exécuter ses ordres avec un sensible plaisir. (Arch. Missions Étrangères. vol. 743, p. 640. Cité par le P. Launay en son Histoire de la mission de Cochinchine, t. II, p. 344 et 345).

Revenu en Europe en 1758, l’évêque d’Eucarpie vit le pape et lui fit valoir les services rendus par Dupleix. Sa Sainteté témoigna sa reconnaissance en lui faisant remettre pour le gouverneur alors en disgrâce un petit paquet qui contenait un reliquaire de la vraie croix, un chapelet à la cavalière composé d’une dizaine de pierres d’agates et d’une médaille d’or. « Quoique cela ne soit pas bien considérable, écrivait Mgr Bennetat, je crois cependant que M. Dupleix en doit être content : c’est toujours une marque d’attention de la part du Saint-Père. »

Comme suite et complément à cette intervention d’ordre purement moral ou religieux, Dupleix envoya, en mai 1753, le navire le Fleury pour reprendre avec le pays les rapports commerciaux compromis par Poivre. Un nommé de Rabec, un des plus dignes sujets qu’il y eut dans l’Inde, voulut bien se charger du voyage. L’expédition n’eut pas le succès qu’on escomptait et pendant quelques années encore l’Indochine resta la Terre Promise où il nous était interdit de pénétrer.

Telles furent, en dehors de l’Inde, les tentatives de Dupleix pour préparer ou réaliser une action encore plus étendue de la France dans les mers d’Extrême Orient. Il nous faut maintenant revenir dans la péninsule elle-même pour suivre, dans un prochain volume, Bussy dans sa merveilleuse épopée du Décan et nous engager ensuite avec Dupleix dans la voie douloureuse où il devait perdre tout à la fois le pouvoir et la fortune.


  1. Louet avait succédé à Duval de Leyrit en 1747.
  2. Pour la compréhension des événements qu’on va lire, il est absolument indispensable de se reporter à la carte. On y verra que du nord au sud se succédaient plusieurs petits états, généralement en rivalité les uns contre les autres et qui étaient, en partant du nord :

    le royaume de Canara, dit encore royaume de Bednour, avec Mangalore comme ville principale,

    le royaume de Nelisseram,

    celui de Cheriquel ou de Colastry, — Cheriquel étant plus spécialement le titre royal et Colastry le nom du pays, mais les deux dénominations sont presque toujours indifféremment employées ;

    celui de Cotiatte, un peu dans l’intérieur des terres,

    celui d’Ali Raja, sultan de Cannanore,

    la principauté de Coguinair, englobant à l’origine le comptoir anglais de Tellichéry,

    les principautés des quatre Nambiars, dans le pays d’Irravenattou ou Irouvelinad, à quelques kilomètres seulement de la côte,

    et enfin la principauté puis royaume de Bayanor, au sud de la rivière de Mahé, avec notre établissement du même nom.

    Venaient ensuite les états du Samorin de Calicut, de Cochin et de Travancore.

  3. Mgr Armand François Lefebvre était né à Calais le 21 décembre 1709. Arrivé au Siam en 1737, il fut nommé vicaire apostolique de Cochinchine le 6 octobre 1741 et mourut au Cambodge le 27 mai 1760.
  4. Mgr Edmond Bennetat, né à Troyes le 20 avril 1713, était parti pour les missions le 21 octobre 1735. Il fut coadjuteur en Cochinchine en 1748, au Tonkin en 1748 et mourut à Port-Louis (Île de France), le 22 mai 1761.