Dupleix et l’Inde française/1/9

Champion (Tome 1p. 355-401).


CHAPITRE IX

Les Comptoirs.


En dehors de la subordination au Conseil de Chandernagor, il n’y avait aucune communauté d’intérêts entre nos différents comptoirs du Bengale, tous fort éloignés les uns des autres. Chacun vivait de sa vie propre sur le mince lopin de terre qui lui était dévolu, et l’on ne peut dire que cette vie fut très active. Peu d’affaires commerciales, mais par contre des ennuis incessants avec les autorités indigènes qui perfectionnaient chaque jour les moyens de puiser dans nos caisses sans vouloir cependant épuiser notre crédit. Les chefs de nos comptoirs avaient besoin de faire preuve de patience et d’une grande souplesse pour se mouvoir au milieu de difficultés tantôt cauteleuses tantôt brutales, et toujours parfaitement raisonnées. Mais on s’habitue vite même aux pires incommodités, et comme en guerre on affronte les dangers sans y prendre garde, ainsi les agents de nos comptoirs maudissaient la tyrannie des Maures sans en être intimidés.


Balassor.

Balassor était le plus ancien et le plus méridional de nos comptoirs du Bengale. La ville est à 144 milles au s.-s.-o. de Calcutta, à 4 milles environ de la mer, sur le Bourabalong ; à la fin du xviie siècle elle était florissante et il s’y faisait un grand commerce. Mais à la suite du retrait de la mer et de l’ensablement de la rivière elle perdit beaucoup de son importance : le commerce se déplaça vers le Bengale au nord et vers Catec au sud. Le nabab Ibrahim Khan nous permit de nous y établir par un paravana de 1686. La loge que nous y constituâmes, à 2 milles environ de la ville, comprenait deux parties, l’une de 29 acres 1/2 anglais sur la rive gauche du fleuve, et l’autre de 9 acres 10 centièmes seulement sur la rive droite[1].

La partie sud, de beaucoup la plus importante, consiste aujourd’hui en un terrain livré à la culture du riz, sur laquelle est bâti un village composé surtout de paillottes avec une population d’environ 300 habitants. On y peut encore voir à deux ou trois cents mètres du fleuve quelques ruines de la loge que nous y édifiâmes. La partie nord est un peu plus élevée que les terres du voisinage et couverte de cactus et d’arbres improductifs.

Au xviiie siècle notre loge était plus étendue qu’elle ne l’est aujourd’hui ; le fleuve, dans son extrême mobilité, en a enlevé une partie.

Les navires d’Europe ne pouvaient y remonter et l’on y faisait peu ou point de commerce. Balassor était simplement chargé de fournir des pilotes aux navires devant entrer dans le Gange et c’était sa seule utilité. Ces pilotes avaient à leur disposition des bots qui étaient mouillés un peu au large entre la pointe des Palmiers au sud et l’embouchure du Gange au nord : en cas de mauvais temps ces bots pouvaient s’abriter dans la rivière peu large et peu profonde.

Chaque navire avait ses pilotes, en principe on ne demandait pas le concours des étrangers. Nous en avions trois pour notre compte. Ces pilotes percevaient un droit de 800 roupies pour l’entrée d’un navire.

Le poste de Balassor, assez peu qualifié pour se livrer à des opérations commerciales, était tenu par un employé de second ordre, assisté lui-même d’un commis d’un grade encore moins élevé. On faisait généralement choix de fonctionnaires à intelligence limitée. En 1732 le chef du comptoir était un homme déjà fatigué et vieilli nommé Jourdan.

À part une fourniture de 2.500 pièces de sanas en 1734 on connaît mal les opérations qui furent faites au temps de Jourdan. Celui-ci mourut à la fin de mai 1735 et fut remplacé le 20 septembre par Ravet ; dans l’intervalle, les affaires furent gérées par un nommé Perrot. Le commis de Ravet fut un nommé Dauvergne. L’usage était que le nouveau chef rendit visite au faussedar, avec des présents exceptionnels : mais ce faussedar devant être prochainement remplacé, Ravet différa sa visite jusqu’à l’arrivée de son successeur. « Ce sont des dépenses, lui écrivait Dupleix, qu’on ne doit faire qu’à la dernière extrémité ». Ravet avait été chargé d’acheter pour 10.000 roupies de cauris, qui firent 460 sacs et furent embarqués pour France par le Duc d’Anjou[2].

La correspondance de Balassor, que nous avons eue sous les yeux, souligne le peu d’intérêt de ce comptoir. Il y est question de la vente de deux canons au nabab de Catec, d’un cadeau de deux lanternes au faussedar, de l’envoi de pattemars de Chandernagor à Pondichéry, enfin des opérations habituelles de pilotage.

Balassor nous fournit en 1736 pour 30.000 roupies de cauris. Ravet vint passer quatre mois à Chandernagor de février à juin et fut remplacé pendant ce temps par Dauvergne. Malgré les instructions reçues de Dupleix, Dauvergne crut devoir rendre une visite officielle au nouveau faussedar, ce qui occasionna à la Compagnie des présents et des frais. Il remit contre argent au nabab de Calec des canons que ce dernier se flattait bien d’acquérir sans les payer. Dupleix transmit à Ravet une lettre de quelques habitants du bandel ou port de Balassor, lui demandant des secours pour réparer leur église qui tombait en ruines. Après avoir mûrement réfléchi, Dupleix pensa qu’il était plus convenable de laisser tomber cette église, bâtie sur terrain anglais et d’en reconstruire une autre sur notre terrain. « En effet, disait-il, il est bien plus à propos que les catholiqnes soient sous la protection des gens de leur même religion que sous celle des hérétiques ». Les choses s’arrangèrent toutefois d’une autre façon ; les habitants du bandel gardèrent leur église et leur curé et ce dernier reçut une indemnité de 100 roupies par an, s’il voulait bien venir dire la messe dans notre loge les dimanches et jours de fête.

Dans le courant de juillet 1737, Ravet fut nommé conseiller ; il pouvait en cette qualité rentrer au chef lieu. Comme on manquait de personnel de relève, on le pria d’attendre. Il eut beau alléguer qu’il était malade et avait besoin d’un médecin pour se faire soigner : on lui répondit qu’il y avait un chirurgien hollandais à Balassor. Son adjoint Dauvergne fut remplacé par Baudin.

Le nabab de Catec nomma un nouveau faussedar. Ravet dut, suivant l’usage, lui faire un présent de bienvenue, qui s’éleva à 533 roupies. Dans la visite qu’il lui fit pour celle circonstance, il resta assis sur une chaise alors que l’usage était de s’asseoir presqu’au ras du sol sur un siège très bas nommé esterre. Ravet se flatta ainsi d’avoir relevé l’honneur de la nation.

Ravet eut de longs démêlés avec un propriétaire maure qui avait bouché un canal servant d’écoulement aux eaux de la loge jusqu’à la rivière, et avait entrepris d’en ouvrir un autre qui lui convenait mieux. Il fallut presque recourir à la force pour trancher ce différend : Dupleix songea un instant à envoyer de Chandernagor 12 soldats et un sergent pour réduire le Maure à la raison.

Une procession brahmanique traversa notre loge un jour de fête : Ravet fut vivement désapprouvé par Dupleix d’y avoir donné son consentement. Cette prohibition nous paraîtrait aujourd’hui un peu singulière ; elle était alors toute naturelle.

Les opérations commerciales n’offrirent rien de particulier. Ravet reçut l’ordre d’acheter pour la Compagnie 1.870 sacs de cauris et du kaire de Ceylan. Au moment où il allait les faire passer à Chandernagor, un fort coup de vent s’éleva dans le fond du golfe de Bengale les 11 et 12 octobre et causa de nombreux dégâts. La navigation fut un instant paralysée : les pilotes ne purent faire leur service et la Reine étant arrivée sur ces entrefaites, ce fut un pilote anglais qui lui fit remonter le Gange.

Ravet rentra à Chandernagor en janvier 1738 et fut remplacé par la Marre. Celui-ci acheta pour la Compagnie des cauris, du kaire et du fer. Ce fer, fin et de second ordre, était demandé pour Manille.

Finiel remplaça la Marre au début d’avril 1739 et fut peu de temps après nommé conseiller des Indes, aux appointements de 1.500 livres. Il resta néanmoins à Balassor, où il se trouva fort malade dans la seconde partie de l’année sans pouvoir être remplacé.

Son arrivée avait coïncidé avec la nomination d’un nouveau faussedar, et des événements plus graves. Au début de l’année, Nadir Cha s’était emparé de Delhi ; Dupleix pensa qu’il en résulterait beaucoup de changements, que peut-être le nouveau faussedar ne resterait pas en fonctions et que, pour éviter des dépenses, il était inutile de hâter la visite qui lui était due. Elle fut en conséquence différée. Mais Nadir Cha n’ayant pas cru devoir fonder un empire dans l’Inde, Mahomet Cha fut consolidé sur le trône mogol et Finiel fit au mois de juillet la visite attendue. Bientôt après c’était le nabab même du Bengale qui était renversé et remplacé par Mirza Mohamed, qui prit alors le nom d’Aliverdi Khan.

Il n’y eut cette année aucun commerce. On ne demanda pas à Finiel le moindre cauris, mais seulement 40 à 60 balles de sanas qui ne purent se trouver. Ce fut dans l’été de cette même année qu’eut lieu la perte du Philibert et celle d’autres navires qui atteignit si gravement Dupleix dans ses intérêts.


L’incertitude dans le gouvernement fut si grande à la suite de l’usurpation d’Aliverdi Khan que, peu assuré de voir le faussedar nouvellement installé à Balassor rester longtemps en place, Dupleix prescrivit de différer le plus longtemps qu’il serait possible la visite qui lui était due. Mais les changements attendus ne se produisirent pas et la visite réglementaire se fit à la fin de septembre 1740 ; la réception fut parfaite, on se fit de grands compliments de part et d’autre. Le nouveau faussedar, nommé par Aliverdi Khan, paraissait encore mieux disposé pour la Compagnie que son prédécesseur.

Toutefois, la situation du faussedar était moins solide qu’elle ne le paraissait. Le nabab de Catec, Moussou Khouli Khan, n’avait pas reconnu Aliverdi Khan comme soubab du Bengale ; il restait fidèle à la dynastie déchue, mais hésitait à faire la guerre. En prévision d’une attaque de sa part, Aliverdi massa des troupes à Sagregaly ; d’autres furent concentrées à Pourania. On s’attendait de part et d’autre à de grands événements. Agy Hamet envoya des émissaires auprès de divers nababs pour les détourner de toute alliance avec celui de Catec ; il en vint deux à Balassor pour se rendre auprès du raja de Sagrenat et pour l’inviter à abandonner la cause du nabab.

Malgré tous ces mouvements on fut d’abord convaincu à Chandernagor qu’en cas de guerre, Aliverdi succomberait, tellement son frère et lui étaient détestés de la population. Ces prévisions ne se réalisèrent point ; la guerre finit par éclater, mais ce fut Moussou Khouli Khan qui fut vaincu.

Aliverdi Khan quitta Mourchidabad au mois de décembre 1740 pour l’aller combattre. Obligé ainsi de sortir de l’expectative où il paraissait vouloir se renfermer, le nabab de Catec demanda des canonniers à Finiel. Dupleix, informé de ce désir, eut vivement désiré lui donner satisfaction, convaincu qu’en cas de succès, il rendrait de bons services à la nation ; mais dans l’incertitude des événements, il estima que donner des armes à l’un ou à l’autre des belligérants ou les fournir à l’un à l’insu de l’autre était jouer un jeu dangereux et se compromettre sans profit. Il prescrivit en conséquence à Finiel une stricte neutralité, en faisant en sorte toutefois de ne pas indisposer Moussou Khouli Khan dont il escomptait la victoire.

« Toutes les nations, écrivait-il, doivent faire des vœux pour le succès de son entreprise ; il ne pourrait rien leur arriver de plus désavantageux que la confirmation du pouvoir entre les mains d’Agy Hamet qui, n’ayant plus rien à craindre, se livrerait en entier à son caractère et imaginerait tous les jours de nouvelles actions[3]. »

Moussou Khouli Khan, contre toute attente, n’essaya même pas de résister ; dès l’approche de son adversaire (janvier 1741) il prit la fuite et se sauva par mer dans la direction de Ganjam.

Cette fuite ne rassura pas complètement Aliverdi qui, craignant un retour offensif, fit mander (juillet) les oukils des Français et des Hollandais à Cassimbazar pour leur dire de prier leurs maîtres d’envoyer une chaloupe à Ganjam pour s’informer où se trouvaient Moussou Khouli Khan, sa femme et son gendre et s’ils prenaient quelques mesures pour revenir du côté de Catec. La saison ne permettait pas d’envoyer cette chaloupe, mais Dupleix expédia une personne de confiance à Ganjam et écrivit aux chefs de Balassor et de Mazulipatam pour avoir des informations. Quelques mois après, sur la demande du soubab, il envoya le bot le Mazulipatam à Balassor avec 50.000 roupies, destinées au faussedar ; mais avant que ce bot fat arrivé, Moussou Kouli Khan avait repris possession de Catec en se proclamant lieutenant de Nizam oul Moulk, soubab du Décan. La majeure partie des rajahs de la région se déclarèrent pour lui (août). Dupleix espéra que Moussou Khouli Khan ne s’en tiendrait pas là et qu’il irait jusqu’à déposséder Aliverdi Khan du Bengale ; à Mourchidabad on était dans les alarmes les plus vives. Que deviendraient alors les 50.000 roupies ? Dans le cas où Balassor serait déjà entre les mains du nabab, Finiel reçut l’oidjc de faire revenir le bot à Chandernagor sans débarquer l’argent ; dans le cas contraire, il convenait d’agir avec toute la prudence possible « de façon à ne pas nous compromettre et d’éviter que Mousson Khouli Khan ignorât que nous ayons rendu service à son ennemi[4] ». Mais avant même d’avoir reçu ces instructions, Finiel avait senti le danger et n’avait pas permis au Mazulipatam de débarquer. Bien lui en prit, car avec une bonne foi douteuse, Agy Hamet avait déjà réclamé la restitution des 50.000 roupies à L. Burat, sous prétexte qu’elles étaient tombées au pouvoir de l’ennemi et que nous devions lui en tenir compte.

Aliverdi, par lettre adressée à tous les chefs des comptoirs européens, les avait rendus responsables de la fuite par mer de Moussou Khouli Khan au début de l’année. Cette lettre fut sans doute écrite dans le but de les détourner de prêter tout appui à son adversaire. Dupleix songea que, si nous n’avions plus aucun agent à Balassor, on ne pourrait pas éventuellement nous accuser d’avoir favorisé ou contrarié une nouvelle fuite du nabab et il invita Finiel à évacuer la loge pendant quelque temps (octobre).

Finiel n’eut pas besoin d’exécuter ces prescriptions. Malgré le concours qui lui fut donné par plusieurs seigneurs du pays, le nabab dut fuir une seconde fois et ce fut la fin de ses aventures. Aliverdi resta maître du Catec et de toute la nababie, jusqu’au temps du moins où les Marates devaient, en 1742, lui en contester la possession.


Ces difficultés terminées, Finiel dont la santé était ébranlée, obtint la permission de revenir à Chandernagor. Il fut remplacé par Caillot, au début de 1742 ; Dupleix avait quitté le Bengale peu de temps auparavant pour prendre le gouvernement de Pondichéry.

L’administration de Finiel, aidé du commis Ravoisier, avait été surtout consacrée à l’examen de questions politiques ; son activité commerciale fut très réduite. Il ne se fit aucune opération en 1740. L’année suivante, l’expédition des Maldives ayant échoué par suite d’un coup de vent qui démâta le navire et l’obligea à aller relâcher à Chittagong, Dupleix commanda pour 6.000 roupies de cauris à Balassor et ce fut tout. Le comptoir continuait de n’avoir aucune importance économique ; autorisé à faire quelques réparations à la loge, Finiel ne devait faire que celles qui seraient strictement nécessaires. Si son successeur obtint la permission le 1er mars 1742, de bâtir un magasin de 18 pieds de largeur sur 36 à 40 de longueur, avec 14 pieds de hauteur sans poutre, on n’oubliait pas de lui ajouter : « Vous savez que le Comptoir de Balassor n’est d’aucun rapport et qu’ainsi les dépenses qu’on y fait sont toujours onéreuses à la Compagnie. »


Cassimbazar.

La ville elle même est à 160 milles au nord de Chandernagor, le long de la rivière Baghirataï, l’une des branches de l’Hougly, non loin de son point de jonction avec un bras dénommé Katiganga, à peu près délaissé aujourd’hui par le courant du fleuve.

La superficie totale du comptoir était de 82 hectares, consistant en terres basses et sujettes aux inondations. À l’exception de l’usine élévatoire et du réservoir d’eau qui alimente la ville toute proche de Berhampore, il n’y a pas aujourd’hui d’autres constructions sur notre loge qui est composée exclusivement de champs cultivés en rizières pendant la saison des pluies. Il y avait encore en 1904, le long du fleuve, une maison en ruines qui pouvait être l’ancienne factorerie ; elle a été emportée, nous a-t on dit, en 1908 par une inondation.

Cassimbazar est aujourd’hui sans grande importance ; au xviiie siècle, elle était florissante, peuplée et formait en réalité un faubourg de Mourchidabad. Elle tirait toute son importance de ses soies, qui sont restées la principale industrie du pays. Au début de notre installation au Bengale, on faisait venir directement ces soies à Chandernagor en confiant à des marchands indigènes le soin de les acheter sur place. La mauvaise qualité de celles qu’on se procurait de la sorte détermina la Compagnie à envoyer à Cassimbazar des employés qui l’achèteraient pour son compte et c’est ainsi que la loge fut constituée. La soie était achetée en potnis ou écheveaux, tels qu’ils provenaient de la coque des vers, puis virée à la loge. Il y avait des marchands qui rassemblaient ces potnis dans toutes les aldées voisines de Mourchidabad jusqu’à près de trente lieues à la ronde.

Les vers fournissaient de la soie pendant onze mois de l’année. Celle de novembre à janvier était la plus fine et la meilleure parce que dans cette saison qui est la plus fraîche du Bengale, les feuilles du mûrier sont extrêmement tendres. On appelait cette soie agni ou tani. Celle de février et de mars, dite soita, faisait la deuxième qualité. La soie d’avril, mai et juin était la plus mauvaise de toutes en raison de l’aridité du sol et formait la quatrième et dernière qualité, on la nommait atchary. Enfin la soie de juillet, août et septembre qui faisait la troisième qualité, était dite soie saony. La Compagnie n’achetait que les trois premières qualités : la quatrième était trop mauvaise. La première étant la plus estimée était aussi la plus recherchée et la Compagnie ne la trouvait pas toujours sur le marché. Les Anglais et les Hollandais qui avaient toujours des avances alors que les Français devaient souvent vivre au jour le jour, se trouvaient naturellement dans une situation privilégiée pour leurs achats et c’étaient eux qui enlevaient de préférence les premiers approvisionnements.

On a vu au tableau du Bengale en 1731 et au chapitre des relations avec les Maures les difficultés politiques qui nous furent suscitées sous les administrations de la Blanchetière et de Dirois par le nabab et ses officiers ou agents et comment après la mission de Burat et Saint-Paul en octobre 1731 nous prîmes le parti d’abandonner la loge à des interprètes et des pions indigènes, pour nous soustraire à des exigences injustifiées. Dupleix ne jugea pas qu’on eût fait une bonne opération. Ces interprètes, disait-il, étaient les premiers à susciter des affaires. Un Européen assoupirait mieux les chicanes, mais il ne fallait pas y envoyer un simple employé, comme on l’avait fait auparavant : les Maures savaient parfaitement distinguer les personnes pour qui l’on doit avoir de la considération. Il y fallait un chef avec deux ou trois employés et un détachement de 20 à 25 hommes : les Anglais et Hollandais en avaient soixante. Le chef serait nécessairement le second de Chandernagor. Pourtant, si l’on ne voulait pas faire les sacrifices nécessaires, mieux valait maintenir le statu quo qu’envoyer un employé sans autorité, comme Malescot ou Pigeon qui avaient été tenus par le nabab dans une sorte de cachot. Le rétablissement du comptoir sur un pied honorable entraînerait le développement du commerce, il y avait suffisamment de soies et soieries dans la région pour couvrir tous les frais et même laisser des bénéfices[5].

Par une simple coïncidence, au moment où Dupleix développait ces considérations (janvier 1732), la Compagnie lui écrivait (22 septembre 1731) pour l’inviter à ne pas délaisser Cassimbazar. À ses yeux l’établissement était indispensable pour s’y procurer de première main les soies tanis nécessaires pour l’assortiment de nos cargaisons ; autrement il faudrait se les procurer de seconde main et peut-être serait-on exposé à en être privé. La Compagnie ordonnait en conséquence de réparer la loge et d’y placer deux employés : un sous-marchand et un commis. Si un détachement de 20 à 20 soldats avec un officier était nécessaire pour la soutenir, il ne fallait pas hésiter à l’y envoyer, après entente avec le Conseil supérieur[6].

La loge de Cassimbazar ne fut restaurée qu’au début de 1734. Burat, second à Chandernagor, fut désigné comme chef avec Jogues de Martinville comme second. En attendant l’arrivée de ce dernier, alors second à Mahé, le Conseil de Chandernagor, autorisé à désigner soit Guillaudeu, soit Renault, tous deux conseillers, choisit Guillaudeu et lui adjoignit Gazon comme troisième, plus un commis. Cela faisait quatre employés. La Compagnie avait encore prévu un aumônier et un chirurgien, et décidé de prélever sur le contingent de Chandernagor 25 hommes pour tenir garnison. Ce détachement devait comprendre un lieutenant, un sergent, un caporal, un anspessade, un tambour, 21 fusiliers et un certain nombre de topas. Le fils d’Indinaram fut nommé cour tier, avec l’autorisation de percevoir ¾ % sur les contrats.

La Compagnie, en restaurant ce comptoir, se proposait d’y acheter chaque année 60 milliers de soie tani et une quantité assez considérable de toutes les marchandises qui s’y fabriquaient tant en soieries qu’en garas blancs. Elle pensait que le bénéfice de ces diverses opérations devrait couvrir les frais d’occupation estimés à 11.482 roupies, d’après le tableau suivant :

le chef du comptoir 
2.500 livres.
le second, teneur des livres 
1.500
le troisième, second teneur des livres 
900
un commis 
600
un aumônier 
500
un chirurgien 
1.000
Troupes.
un lieutenant 
3.720
4.482
un sergent, à 18 liv. par mois 
216
un caporal, à 15 liv. par mois 
180
un anspessade, à 12 liv. 10 par mois 
162
un tambour, à 15 liv, par mois 
180
21 fusiliers, à 12 liv. par mois 
3.024
Total 
  11.482 livres.

Un état spécial devait comprendre les serviteurs, pions, choupdars, etc.[7]

La loge rétablie, il s’agissait de la protéger contre les attaques du fleuve. C’est souvent un caprice des rivières de l’Inde de déplacer les terres d’une rive à l’autre. Notre loge, bordant directement la rivière, était plus particulièrement exposée. Déjà en 1729 l’ingénieur Deidier était venu spécialement de Pondichéry pour conjurer le mal et il avait tracé un programme qu’un commis du nom de Lavabre exécuta. Les premiers travaux entrepris ne résistèrent pas : le fleuve fut le plus fort dans son œuvre de destruction. On en exécuta d’autres en 1733, qui n’eurent pas un meilleur sort. À peine Lavabre était-il rentré à Chandernagor (août) croyant les avoir achevés, que les pluies détruisirent une partie des murs et s’insinuèrent entre le restant de la muraille et la terre rapportée. À la fin de la saison des pluies, on jeta un épi au travers de la rivière, mais alors il se produisit un autre inconvénient. Les eaux en contournant l’épi produisirent un remous qui affouilla les terres au-dessous des fondations du mur du quai. Rien ne tint plus. En attendant l’arrivée d’un ingénieur de Pondichéry nommé Rebutty, primitivement destiné pour Mahé, Dupleix se rendit lui-même à Cassimbazar en février 1734, presque aussitôt après le rétablissement de la loge, pour se rendre compte des travaux à exécuter. Rebutty, arrivé peu de temps après, proposa quelques travaux et dressa un devis qu’il alla faire approuver à Pondichéry. À son retour au mois de juillet, il donna l’assurance que si on lui procurait les matériaux nécessaires, il conserverait le terrain de la loge tel qu’il était. Le Conseil supérieur qui ne craignait rien tant qu’un déplacement des bâtiments, recommanda expressément à Dupleix de fournir à cet ingénieur les moyens de déplacement nécessaires tant par eau que par terre ; il lui était accordé 800 livres d’appointements par an et 40 roupies par mois pour sa subsistance. Malgré ces avantages, Rebutty ne fut pas satisfait ; il se posa en mécontent, ne fit aucun travail, fut congédié avant même la fin de l’année et retourna en Europe dans le courant de 1735. C’était de l’avis général un fort mauvais esprit et nul ne le regretta.

Malgré tous ces échecs de l’art, la loge toujours menacée ne fut jamais sérieusement en danger. Le talus fait en 1735 résista aux inondations ou aux crues de l’année suivante. On ne saurait dire si l’emplacement aujourd’hui attribué à l’ancienne loge de Cassimbazar correspond très exactement à la réalité. Il ne reste aucunes ruines assez importantes pour en témoigner mais une simple tradition.

Après l’arrivée de Burat, les achats de soie reprirent comme par le passé. Il est à présumer que notre courtier, Indinaram et une famille de banquiers appelée dans la suite à jouir d’une grande autorité, les Katmas, n’hésitaient pas à nous faire fournir des marchandises par des gens à leur dévotion qui n’étaient que leurs prête-nom. Il en résultait que les soies nous coûtaient fort cher, Dupleix avait une confiance absolue dans Indinaram et disait que s’il se retirait du service, on en changerait plus de quatre avant d’en trouver un pareil ; mais il était loin d’avoir une aussi bonne opinion des Katmas qui, d’après lui, n’étaient que des coquins et des fripons. Ils venaient d’en donner une preuve. À leur instigation, les dévideurs de soie de Cassimbazar avaient été arrêtés et passés à la chibouque pour les punir de travailler à trop bon marché, et avaient dû par surcroît payer une somme de 200 roupies pour être obligés d’augmenter leur prix de façon. Dupleix recommanda à Burat de ne rien leur acheter ni de rien leur emprunter, et de s’adresser plutôt à Fatechem, qui pourtant ne valait guère mieux.

Mais on ne fait pas plus du commerce que de la politique avec des principes absolus ; dès l’année 1737, Dupleix était moins intransigeant à l’égard des Katmas qui s’offraient à nous prêter de l’argent ; il estima alors qu’il convenait de ne pas les rebuter : leur bonne volonté pouvait nous être utile à l’occasion. Toutefois en envisageant cette nécessité Dupleix ne voulait pas payer un intérêt de plus de 9 à 10 % ; c’était son taux maximum ; si les Katmas l’acceptaient, il se déclarait prêta leur prendre 30.000 roupies[8].

Nous ne savons si ce prêt fut effectivement consenti. La question n’a d’ailleurs pas d’importance, ces sortes d’opérations étaient courantes. Dupleix avait constamment besoin d’argent, moins pour ses affaires personnelles que pour celles de la Compagnie, et, en attendant les fonds d’Europe, il était obligé pour pouvoir passer les contrats de marchandises, de demander des fonds aux banians ou à d’autres personnes. Fatechem de Mourchidabad et l’homme de confiance de Mirza Mohamed et de son frère était son bailleur le plus habituel : il lui avançait jusqu’à 100.000 roupies d’un seul coup, avec un intérêt annuel de 9 à 10 %. Une fois même, en 1739, Dupleix lui en demanda 300.000. Fatechem qui connaissait le crédit de la nation s’exécutait généralement d’assez bonne grâce, à moins qu’il ne voulut, pour éprouver notre patience ou faire sentir la supériorité de sa situation, nous remettre à des délais qui ne laissaient pas d’être assez embarrassants.

C’est ce qui arriva au moment de l’affaire Indinaram. Dupleix venait de demander à Fatechem de lui avancer 50 à 60.000 roupies. Fatechem le renvoya au mois de mars suivant, c’est-à-dire près de quatre mois plus tard, lorsqu’il aurait arrêté tous ses comptes. Dupleix triomphait d’ordinaire de ces difficultés en empruntant à d’autres personnes : personne, faisait-il observer, n’avait jamais rien perdu avec les Français. En dehors de notre crédit propre, Dupleix pouvait toujours offrir à nos créanciers des garanties sérieuses : ainsi en octobre 1738, au moment où il cherchait à contracter un emprunt de 50 à 60.000 roupies avec Fatechem, il avait en magasin plus de 200.000 roupies de marchandises, dont 90.000 en coton, 10 à 15.000 en poivre, sans compter du cuivre en panelle, du soufre, du camphre et de la toutenague, mais il ne pouvait les vendre sans courir le risque d’y perdre plus qu’il ne convenait.

Le courtage de Cassimbazar rapportait à Indinaram ou à son fils de 7 à 800 roupies[9] ; d’où l’on devrait conclure que le mouvement de nos achats ne s’élevait qu’à 15 ou 20.000 roupies. Mais il y avait sans doute d’autres opérations auxquelles ils ne prenaient pas part ; autrement l’importance du poste n’eut pas été justifiée. Nous notons en effet qu’en 1736 une somme de 50.000 roupies fut envoyée à Burat pour acheter seulement des soies et sans doute il y eut d’autres acquisitions.

Le poste de Cassimbazar était en principe destiné à fournir des marchandises pour l’Europe, mais après l’établissement de la loge de Patna en 1734 il servit aussi à assurer le passage et le transit des marchandises y allant ou en revenant et ce ne fut pas une des moindres préoccupations de Burat. Les officiers du nabab arrêtaient constamment nos flottilles sous les prétextes les plus futiles et ne les relâchaient qu’après en avoir tiré de l’argent. Burat était sans cesse oblige d’intervenir moins pour protester contre ces abus — la protestation eut été inutile — que pour les régler de la façon la moins dispendieuse.

L’exemple suivant s’ajoutera à ceux déjà connus. Parmi nos fournisseurs, se trouvait un Arménien nommé Coja Mirza. Cet homme avait chargé sur des bateaux 150 balles de marchandises, à destination de Chandernagor ; à leur passage à Saydabad et à Jelinguy, elles furent arrêtées par ordre de Fatechem, sous prétexte que Coja Mirza était redevable d’une certaine somme d’argent envers l’un de ses goumastas, débiteur lui-même de Fatechem. Or la créance de ce dernier était illusoire et le goumasta de Coja Mirza l’avait quitté depuis trois ans, sans qu’il y eut entre eux les moindres difficultés de comptes. L’affaire était une simple vengeance, à moins qu’elle ne fut du chantage, ce qui est plus vraisemblable.

Ainsi se passait le temps de Burat. Dès que Dumas fut devenu gouverneur, son activité eut à s’exercer sur de nouveaux frais. Dupleix et Dumas étaient associés dans une multitude d’affaires, notamment en Chine où ils achetaient une foule de marchandises, telles que l’alun, le camphre, la toutenague, le vif-argent, les porcelaines, dans le but de les revendre au Bengale et principalement dans la région de Cassimbazar. La correspondance de Dupleix à Burat est pleine de recommandations à cet égard : manifestement Dupleix surveillait les intérêts du gouverneur autant que ses propres affaires. Les envois de Dumas étaient parfois considérables ; en octobre 1739 ils furent de trois bateaux chargés de 200 mans de toutenague, 5 barils de cochenille et 5 caisses de perles fausses venant de Chine d’une valeur totale de 506 taëls[10]. C’était le moment où Fatechem croyait la Compagnie ruinée par la perte du Philibert ; ces manifestations diverses de notre activité non moins que l’arrivée des autres bateaux d’Europe avec les fonds qu’ils apportaient ne tardèrent pas à lui donner à nouveau une haute idée de notre puissance.


L’installation de la loge de Cassimbazar comportait un poste d’aumônier. En attendant qu’il fut possible de lui envoyer un capucin, Burat reçu de Pondichéry l’ordre de se servir du premier prêtre qui se trouverait, mais dans aucun cas d’un jésuite. « Il serait trop dangereux, lui disait-on, de leur permettre de dire la messe dans la loge de Cassimbazar. »

Cet ordre se rattachait évidemment aux difficultés religieuses pendantes à Chandernagor entre Lenoir et Dupleix, où celui-ci soutenait ouvertement les jésuites contre le Conseil supérieur.

N’ayant pu trouver un aumônier français, Burat prit un portugais à qui il donna une indemnité annuelle de 100 livres. C’était peu et en 1737 l’aumônier demanda une augmentation. On lui offrit 150 et même 200 roupies, s’il voulait rester, sinon le Conseil supérieur se déclarait prêt à le remplacer par un Italien. On ne trouva de capucin français qu’en 1740 avec le P. Pierre Omelaguin, qui reçut les pouvoirs nécessaires de l’évêque de Miliapour. L’ostracisme des Jésuites à Cassimbazar subsista ainsi jusqu’aux derniers jours de la direction de Dupleix, encore qu’à Chandernagor même il fut parvenu à leur faire obtenir gain de cause contre le Conseil de Pondichéry.


Patna.

On chercherait en vain aujourd’hui à Patna les ruines ou même les vestiges de la loge que les Français y fondèrent au xviiie siècle. Lors de la visite que nous y fîmes le 9 février 1911, nous avons vu une église portugaise entourée d’un cimetière où l’on trouve des tombeaux portant le nom de familles françaises. Sur les indications d’un indigène et du commissaire anglais lui-même, nous nous sommes rendus au bord du Gange, non loin de cette église, dans le quartier appelé Mittengatte, à un endroit dénommé France-Joseph. Là, sur un terrain surélevé par rapport au fleuve, terrain aujourd’hui livré à la culture maraîchère, nous avons trouvé de vieilles murailles épaisses à moitié écroulées et rongées par le fleuve qui attaque constamment le pied du monticule. Il est infiniment probable que notre loge se trouvait là, à côté de la loge hollandaise.

La Compagnie avait reçu sa concession en 1693 par un firman du nabab du Bengale, qui fut confirmé par des firmans ultérieurs. Dès cette époque, Patna fabriquait des toiles renommées, fournissait l’opium le plus réputé de l’Inde et constituait un centre important pour les marchandises à destination du Thibet et du Cachemire.

Nous ne nous établîmes toutefois à Patna qu’en 1734, alors que les Anglais et les Hollandais y avaient depuis longtemps des comptoirs florissants. Avant cette date, nous nous contentions d’y faire du commerce à l’aide d’embarcations qui remontaient le Gange avec des marchandises d’Europe qu’elles y échangeaient contre du salpêtre, puis, l’opération terminée, revenaient à Chandernagor. Dans l’intervalle, quelques banians habitués à traiter avec nous des affaires préparaient les fournitures de la prochaine campagne. Ce fut l’espérance d’un plus grand développement commercial qui décida Dupleix à y fonder un établissement permanent ; la Compagnie réclamait sans cesse du salpêtre que le pays fournit en abondance, elle espérait en retour y écouler des draps de fabrication française qu’on plaçait difficilement ailleurs.

Mais, tout en servant les intérêts de la Compagnie, Dupleix n’entendait pas sacrifier les siens. On lui reprocha un peu plus tard de n’avoir entrepris le commerce de Patna que pour des satisfactions personnelles ; le reproche n’est pas complètement inexact ; peu de temps après que le chef du nouveau comptoir eut été installé, Dupleix lui proposa (lettre du 24 février 1735) de former une société limitée à eux deux pour l’achat et la vente des marchandises de la région. Il convenait, disait-il, que d’autres ne s’en mêlent point, c’est-à-dire n’entrent pas dans la dite société ; plutôt que de partager avec eux. Dupleix préférait faire son commerce tout seul. La société envisagée par Dupleix ne constituait toutefois pas un privilège : d’autres étaient maîtres d’envoyer ce qu’ils jugeraient à propos.

Le chef désigné pour Patna fut Groiselle, à défaut de Guillaudeu non acceptant. Il nous a été conservé un récit de son voyage[11].

Groiselle partit le 16 août avec Finiel comme sous-marchand et Innocent de Jésus comme interprète. La flotte comprenait 40 grands bateaux, 3 bazaras et un grand canot ou pœnis avec plusieurs palvars ou petits bateaux et portait un détachement de 50 soldats tant européens que topas sous le commandement du lieutenant Macaffry et de l’enseigne de Joyant.

Tout alla bien jusqu’à Hysenampour, à 49 lieues de Chandernagor où la flottille arriva le 2 septembre. Là elle fut arrêtée par un ordre du nabab qui, sur une déclaration de Parkan, fausscdar d’Hougly, estimait que la flottille portait des marchandises en surplus de celles indiquées sur le ravana ou connaissement, notamment du sel et de l’arec, dont le commerce était le privilège d’Agy Hamet. Il vint un deroga ou fermier du nabab pour vérifier le connaissement et les marchandises. Le ravana fut reconnu exact et la flottille put continuer sa route le 6 septembre. Entre temps, elle avait vu monter la flottille anglaise composée d’environ 150 bateaux avec 200 soldats, 3 grands canots et 11 bazaras pour les officiers. Le deroga s’étant conduit d’une façon fort honnête, on lui fit un cadeau et l’on partit.

Ce retardement n’avait eu d’autre but, suivant l’usage, que de procurer de l’argent aux Maures : bien que nous ayons payé au départ 650 roupies, pour avoir le droit de remonter le Gange, il nous fallut encore débourser pour avoir le droit de continuer notre route. Les Hollandais, qui faisaient plus d’affaires que nous, avaient payé cette même année 1.000 roupies pour le passage de leur flotte. « Nous sommes, écrivait Burat à ce sujet, sous une domination des plus tyranniques, sous laquelle il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher. »

Groiselle fut en général bien accueilli partout où il passa. En certains endroits on lui fit des cadeaux de vivres qu’il rendit en draps et en eau-de-vie. Le 21, étant à Gangaporsat, il fut invité par le raja des montagnes de Triagaly à l’aller voir. Il dut accepter de dîner avec lui et ils burent à leur santé mutuelle du vin de France. Le raja administrait un pays de 14 lieues de long sur 4 de large avec 50.000 hommes de troupes et 50 à 60.000 roupies de revenus. Groiselle lui fit cadeau d’un fusil, de plusieurs aunes de drap et de plusieurs bouteilles de vin et eau-de-vie, voire même de deux paires de ciseaux.

Un peu après Monghir, il rencontra Aliverdi Khan, nabab de Patna, qui descendait à Mourchidabad ; il le fit saluer de cinq coups de canon.

Enfin le dimanche 17 octobre, la flotte passait devant la forteresse de Patna. À cinq heures Groiselle arrivait à la maison qui lui était destinée.

Il avait passé à Malde, Sagregaly, Gangapoursat, Baghelpour, Monghir, enfin Fattona où les Hollandais et les Anglais avaient chacun une maison. La longueur totale du voyage avait été de 201 lieues ou 205 cosses. Il n’y avait eu aucun incident sérieux de navigation ; les courants avaient été parfois un peu rapides, mais on les avait surmontés sans trop de peine.

Nous connaissons mal le détail des opérations qui furent faites, malgré les nombreux renseignements contenus dans les lettres de Dupleix. La Compagnie comptait tirer annuellement du pays 10.000 mans de salpêtre ; Dupleix demanda pour son compte personnel de l’opium et de 6 à 800 pièces de garas verts et rouges. Il fit vendre du soufre, des porcelaines et de l’orpiment, de la toutenague et de l’artal, — et les draps de la Compagnie.

Comme à Cassimbazar et à Chandernagor nous eûmes un courtier attitré nommé Dipchonde, qui par la suite se révéla de peu de conscience. En principe, tout devait passer par ses mains, mais il arrivait parfois, comme ce fut le cas dès 1735, que de simples écrivains du comptoir fissent indûment du commerce, au risque de provoquer la mévente des marchandises de la Compagnie ou des particuliers. Dupleix s’en plaignit fortement à Groiselle.

Les opérations de 1734-35 furent pourtant heureuses dans leur ensemble et la Compagnie se déclara satisfaite des bénéfices qu’elle avait retirés de la vente de ses draps ; elle en conclut que le nouvel établissement était de toute utilité, qu’il pourrait offrir « un débouché considérable » pour les draps d’Europe et les marchandises de l’Inde et elle prescrivit au Conseil supérieur de profiter de toutes les occasions pour en accroître le commerce.

C’était entrer à souhait dans les vues de Dupleix qui reçut pour prix de ses peines et comme récompense de ses premiers succès une gratification de 1.000 livres. Cependant, lorsqu’elle aligna ultérieurement ses comptes, la Compagnie ne put s’empêcher de remarquer que, malgré le bon marché exceptionnel du salpêtre, il finissait par les frais généraux de la loge et de la navigation du Gange, à revenir au moins aussi cher que celui acheté à la côte Coromandel.

Le pays lui-même avait été assez troublé. Le nabab était en guerre avec un raja du pays ; il le battit et lui enleva de 12 a 15.000 esclaves. Or, on vertu d’ordres de la Compagnie, le Conseil de Chandernagor devait en acheter et en envoyer chaque année une vingtaine à Bourbon. Dupleix pensa qu’à la suite dune capture aussi importante les prix pourraient baisser et invita Groiselle à en acheter 300. Le chiffre parut élevé à Pondichéry, où l’on prescrivit, à moins de demandes formelles de l’île Bourbon, de ne lui en envoyer qu’une vingtaine et de diriger les autres par différents bateaux sur l’île de France, où ils conviendraient mieux[12].

Les troubles dont le pays avait été le théâtre auraient pu arrêter toutes nos affaires et c’était même leur conséquence ordinaire. Groiselle put néanmoins commercer sans rien craindre, mais ce fut au prix de 8.000 roupies qu’il paya au nabab et à ses officiers. Il ne semble pas d’autre part que notre comptoir lui-même ait été d’une extrême tranquillité ; il y eut des rixes entre soldats et au cours des interrogatoires qu’on leur fit subir, il sembla établi que notre loge était devenue « un lieu public où chacun faisait venir sa coureuse quand bon lui semblait ». Dupleix prescrivit à Groiselle trop libéral ou trop aveugle de « donner toute son attention et de faire défense que ces sortes de femmes ne fussent reçues de jour et de nuit dans la loge. Cet ordre retiendra les soldats dans le devoir et encore mieux lorsqu’on ne leur en donnera pas l’exemple, ainsi qu’ont fait quelques employés que je ne veux pas nommer[13]. »


La flottille de 1735 était prête dès le mois de juillet à Chandernagor : elle comprenait 20 bateaux et devait être commandée par Nehou le Mouton. Elle ne partit toutefois qu’à la fin d’août après avoir acquitté les droits de douane à Hougly. Son chargement était de 33.963 roupies, pour lesquelles Groiselle était intéressé de 16.630 roupies et Dupleix du restant. Cassimbazar lui donna 40 balles de soie à 703 roupies la balle, partagées par parts égales entre Burat, Dupleix et Groiselle. En dehors de ce chargement propre à la Compagnie ou à ses employés, la flottille prit encore pour 60.000 roupies de marchandises diverses appartenant à un nommé Omidchem, personnage très influent à Mourchidabad, et 20.000 pour le compte de Dipchonde. Les marchandises d’Omidchem devaient être vendues à notre loge et sous le nom de la Compagnie moyennant 7 ½ % de droit, dont 5 à la Compagnie et 2 ½ pour Burat, en qualité de chef de la loge et de chargé des ventes. Celles de Dipchonde payèrent comme les nôtres et comme celles des particuliers un droit de 6 ½ %[14]. Les natifs payaient jusqu’à 10.

Bien que nous fussions parfaitement en règle avec la douane du nabab, Agy Hamet souleva toute sorte de difficultés pour le passage de la flotte. Il fallut pour lever les obstacles, lui faire un cadeau de 1.160 roupies sicca, dont Dupleix prit une partie à son compte, comptant bien s’en faire rembourser avec le temps. « Si, écrivait-il à Burat le 7 septembre, on pouvait faire sentir au nabab la fausseté du tour que nous a joué cet homme, il ne serait pas si crédule à croire tout ce qu’il avance pour chercher à nous faire de la peine. » Mais le nabab était-il aussi crédule que le supposait Dupleix ? Entre le nabab et ses ministres il y avait toujours quelque loi non écrite qui était la loi véritable, contrairement aux paravanas eux-mêmes.

Le débarquement à Patna souleva des difficultés d’une autre nature. Aliverdi Khan commença par s’y opposer sous prétexte que les marchandises n’appartenaient pas exclusivement à la Compagnie, mais à diverses personnes. Dupleix répondit à ces prétentions par une lettre à Groiselle du 12 novembre : Les droits, disait-il, avaient été payés ; que pouvait-on exiger de plus ? N’en était-il point de notre flotte du Bengale comme des vaisseaux que nous envoyons à Surate ? Les marchandises qui étaient chargées dessus à fret payaient au départ les droits et moyennant la représentation du ravana à Surate, elles étaient livrées aux marchands sans plus de formalités. Aliverdi le savait bien, mais ce qu’il en faisait n’était qu’un moyen de nous extorquer de l’argent. Groiselle essaya comme il put de se tirer de cette conjoncture, sans bourse délier, mais le besoin que nous avions de notre salpêtre l’obligea encore une fois à en passer par les volontés du nabab. Dupleix lui avait recommandé, par manière d’intimidation, de déclarer à Aliverdi que si ces procédés continuaient, nous évacuerions le comptoir plutôt que de rester soumis à tant d’injustice et d’avidité ; mais on peut supposer, si ces menaces furent proférées, qu’Aliverdi y fut fort indifférent. Il savait bien que les Européens protestaient toujours, mais que toujours aussi ils finissaient par payer[15].


Ces difficultés écartées, les affaires de 1736 ne furent pas moins prospères que celle de l’année précédente. Groiselle vendit 100 balles de drap dans de bonnes conditions et une certaine quantité de poivre à raison de 22 roupies le man. On y vendit aussi un peu de corail à raison de 108 pagodes le man de 24 livres pour les premières qualités, et 68 pagodes pour les secondes. La Compagnie avait envoyé à titre d’essai six pièces d’étoffe d’une nouvelle étoffe de Reims que l’on nommait perpétuelle ; si la vente était avantageuse elle se proposait d’en envoyer d’autres. Le salpêtre était toujours le principal article d’exportation. Dans la crainte que le nabab, sachant combien elles en avaient besoin, ne manifestât soudain quelque exigence qui contrariât leurs achats, les trois nations européennes achetèrent comme par hasard des quantités bien supérieures aux demandes de leurs compagnies et s’entendirent pour ne pas dépasser un certain prix. Ces actes de solidarité étaient assez rares et nous ne les retrouvons guère qu’à Patna, où le sentiment de leur isolement leur commandait sans doute une union plus étroite.

Après le salpêtre, c’est l’opium qu’on exportait le plus ; mais c’était une marchandise très trompeuse et les fournisseurs ne se faisaient pas faute d’attraper l’acheteur, qui risquait de s’engager dans des procès sans issue s’il ne vérifiait les caisses au moment même de leur réception. Dupleix en demanda 150 caisses ; il demanda encore un millier de pièces de chaque sorte de casses et de mallemolles et 3.000 pièces de soucys de Boycoudpour. L’année fut assez tranquille ; Groiselle jouissait d’un assez grand crédit auprès des autorités locales et tout se fut passé sans incident si, par respect sans doute pour les précédents, le nabab n’avait fait arrêter à Malde quelques bateaux qui durent payer la liberté de continuer leur voyage. Cependant, à Patna même, Aliverdi Khan nous aurait fait vers le mois de mai 1736 une avanie des plus graves, tout à fait contraire aux firmans et paravanas. Nous n’en savons pas autre chose que cette appréciation de Dupleix : « les certificats, les preuves ont été inutiles ; il a fallu céder à la violence, façon ordinaire du gouvernement présent[16]. »


Au moment où s’engagea la campagne 1736-1737, Dupleix reçut avis que le Contrôleur général et la Compagnie étaient entièrement satisfaits de l’établissement du comptoir. Voici ce que le premier lui marquait :

« J’ai été entièrement satisfait de la tentative que vous avez faite à Patna, je souhaite que le sieur Groiselle s’y comporte de façon qu’il donne une idée avantageuse de la nation aux peuples avec lesquels il a à vivre et qu’il puisse leur faire désirer les marchandises de France. Il serait aussi fort à souhaiter que vous puissiez trouver dans ce pays quelque débouché aux cafés de l’île Bourbon. »

Par malheur, les affaires avaient moins bien tourné en 1735-36 que la Compagnie ne l’espérait ; il ne s’était pas vendu une balle de draps. S’il devait en être de même l’année courante, il était à craindre que, loin d’approuver cet établissement, la Compagnie ne fut la première à blâmer Dupleix et Groiselle de l’avoir fait et peut-être mettrait-elle la faute sur Dupleix. Dupleix supplia Groiselle de peser ces conséquences qui seraient aussi fâcheuses pour l’un que pour l’autre. Les Anglais trouvaient bien le moyen de vendre leurs draps : pourquoi n’en saurions-nous pas faire autant ? Groiselle ne devait pas perdre de vue que « ce point était la seule raison de rétablissement de notre comptoir[17] ».

La flotte de 1736 partit de Chandernagor le 30 juillet sous le commandement du capitaine Miraillet, un officier d’un caractère peu traitable avec qui l’on n’eut que des difficultés. Lorsqu’il fut désigné, il obligea pour ainsi dire Dupleix à lui prêter 1.000 roupies, sans quoi les bateaux n’auraient pu partir ; déjà tout le monde se plaignait de lui. Pendant son voyage et durant son séjour à Patna, il tint une telle conduite qu’à son retour à Chandernagor, Dupleix dut le renvoyer à la disposition du Conseil supérieur. Miraillet fut tué peu de temps après dans un duel à Goa par un autre officier du nom de Salvan.

Dupleix et Groiselle étaient intéressés dans le chargement pour 46.476 roupies, mais ce chiffre fut beaucoup plus élevé. Dupleix estimait au début de l’année que les envois atteindraient 200.000 roupies. Nous trouvons en effet qu’en dehors de la part de Dupleix et Groiselle, il fut transporté au moins 1.980 roupies de soie de Cassimbazar, 3.107 pagodes de vif-argent et de vermillon et 1.132 roupies de corail.

Les officiers et soldats avaient embarqué pour leur compte du sel, de la toutenague et quelques autres marchandises, mais à part le sel, elles étaient toutes de peu de valeur. C’était leur port-permis dans l’armement. Étant donné le caractère de Miraillet, Groiselle avait ordre de les laisser vendre ce qu’ils voudraient, sans s’occuper de leurs affaires, or ce n’était pas une façon de les favoriser.

La flotte composée de 25 bateaux devait, à son passage à Malde, en prendre d’autres qui ne s’y trouvèrent pas. Dupleix s’entendit avec Layde et Kelsal, capitaines des flottes anglaise et hollandaise, qui ne partirent d’Hougly et de Chinsura que vers le 15 septembre, pour les prendre avec les leurs sous leurs pavillons respectifs, celui de France ne devant être arboré qu’au moment de l’arrivée.

Groiselle projetait alors de bâtir à Patna une maison nécessaire à toutes nos installations et d’en créer de nouvelles à Chapra et à Singuia, qui sont à une certaine distance de cette ville du côté de l’est. Dupleix était loin d’être opposé à ces vues ; il n’en voyait toutefois la réalisation possible qu’avec le consentement de la Compagnie, et à son sens la Compagnie ne le donnerait que si la demande était accompagnée de la nouvelle de la vente d’une bonne partie des draps envoyés cette année ; si l’on n’avait que des espérances on risquait de ne pas être écouté. En conséquence, concluait Dupleix, « je vous exhorte de me mettre en état de parler fortement et avec assurance. Pensez que la Compagnie, le ministre et même l’État ont les yeux sur la réussite de votre entreprise[18]. »

Dans un ordre d’idées un peu différent, Groiselle devait s’abstenir, autant que possible, de donner aux Maures tout ce que leur insatiabilité leur suggérait. Le comptoir de Patna faisait à lui seul plus de cadeaux que Chandernagor et nos autres comptoirs. Groiselle devait au moins s’abstenir de faire des présents d’une grande conséquence, tant que nos draps ne seraient pas vendus.

Ainsi l’on en revenait sans cesse à cette question de vente qui était le grand souci de Dupleix. Les draps vendus au Bengale étaient de trois sortes, les londrins, les vingtains, et les trente-quatrains, suivant l’origine de fabrication ou le nombre de fils entrant dans la trame. Les londrins étaient ceux qui s’écoulaient le mieux, pourvu qu’ils ne fussent pas couleur de garance. En décembre 1736, Dupleix apprit par le retour de la flotte que sur 150 balles qu’il avait envoyées Groiselle en avait alors vendu 80.

Les comptes étaient difficiles à établir et longs à régler. Dupleix ne reçut qu’en mars 1737 l’état de vente des marchandises de 1735 et 1736 : encore toutes n’étaient-elles pas réalisées et il en restait de toutes les sortes en magasin. Les ventes effectuées n’avaient point donné ce qu’on espérait et Dupleix en conclut un peu précipitamment que « le commerce de Patna était un fort mauvais commerce », qu’il faudrait abandonner si par la suite il n’allait pas mieux.

Faut-il attribuer ces mécomptes à la négligence de Groiselle, aux agissements de nos propres employés, aux friponneries de notre courtier ou aux exactions du nabab ? Sans doute à toutes ces causes sans qu’aucune d’elles fut prépondérante. Il semble pourtant que c’étaient les procédés du nabab qui nous incommodaient le plus : ces procédés étaient tels que, dans le courant de l’année 1737, les trois compagnies européennes s’entendirent pour porter plainte en commun à la cour de Mourchidabad, sans s’illusionner d’ailleurs sur le résultat de leurs démarches. Nous avions quant à nous plus spécialement à nous plaindre des prétentions du nabab à nous faire payer des droits sur le sel que nous n’avions pas vendu et que Groiselle avait acquittés avec une complaisance excessive. Il avait de même accepté de recevoir un serpau du nabab au milieu des difficultés pendantes. Dupleix craignait non sans raison que cette gracieuseté ne lui enlevât un peu de liberté pour soutenir nos revendications.

Les achats de Dupleix à Patna durant cet exercice furent 100 caisses d’opium, 200 mans de savon et 2.000 pièces de chites. Il fut demandé selon l’usage 10.000 mans de salpêtre pour le compte de la Compagnie.


Dupleix était si mécontent de la tournure prise par les affaires de Patna qu’au moment d’engager la campagne 1737-1738 il se serait résolu à ne pas envoyer de bateau à Patna s’il n’avait eu des draps dont il était tenu de se débarrasser et du salpêtre à rapporter ; du moins réduisit-il le chargement au minimum. Au nombre des marchandises embarquées se trouvèrent pour le compte de Dupleix 500 milliers de toutenague, 1.200 mans d’alun et 50 mans de camphre. La flotte partit le 15 août suivie de près par celle des Anglais réduite comme la nôtre à quelques navires, une vingtaine seulement.

Les marchandises continuèrent d’abord à se vendre mal, et à Chandernagor tout le monde se trouva bientôt dégoûté du commerce de Patna. On disait que Dipchonde ne laissait venir dans notre loge que des marchands qui lui étaient affidés et que par ce moyen il réalisait de très grands bénéfices. Finiel, second de Groiselle, était, semble-t-il, tenu par lui à l’écart de toutes les affaires ; c’était Dipchonde qui avait toute la confiance ; il était tout à la fois caissier, vendeur et acheteur. Dupleix était d’autant plus ennuyé des réclamations qui lui étaient faites à ce sujet qu’il ne recevait d’autre part aucun compte. Il ne savait que répondre.

Sur ces entrefaites, le nabab prétendit interdire aux Européens le commerce du salpêtre, pour les obliger sans doute à passer par son intermédiaire. Ils se coalisèrent contre cette mesure aussi arbitraire qu’onéreuse et la firent échouer. Les Anglais et Hollandais voulurent profiter de la circonstance pour nous amener à prendre le salpêtre exclusivement en leurs magasins ; ils s’engageaient à nous en fournir une quantité déterminée, au delà de laquelle nous ne pourrions en avoir. Groiselle fut assez sage pour ne pas se lier par un engagement qui lui eut mis la corde au cou.

Les opérations de cette année furent encore contrariées par une insurrection des Canines entre Agra et Delhi ; le commerce fut dérangé dans tout le nord de l’Inde pendant les quelques mois que durèrent les troubles. Puis ce fut une invasion marate qui vint jusqu’aux portes de Patna. C’était la première fois que cette nation guerrière s’aventurait dans l’Indoustan. Sur la demande de Groiselle, Dupleix fit passer un détachement à Patna, mais ce secours serait-il bien efficace ? On ne pouvait tenir en échec toute une armée avec une poignée d’hommes et dans le cas où l’on serait obligé de se retirer, ce détachement, loin de constituer une sauvegarde, serait plutôt un surcroît d’embarras. En prévision des complications, Groiselle conclut un accord avec les Hollandais pour leur protection réciproque. Les Anglais proposèrent de participer à cette entente et d’entrer d’un tiers dans les dépenses ; Dupleix n’accepta pas d’abord leurs offres, estimant qu’en cas de danger le parti de la retraite était encore le plus sûr. Mais bientôt il se ravisa et à la fin de l’année, les Anglais signaient le traité de garantie franco-hollandais. Cependant les Marates avaient été repoussés ou plutôt s’étaient retirés jusqu’au delà de Bénarès et tout danger avait été provisoirement écarté.

Malgré ces contre-temps, nos londrins finirent par se vendre ; les vingtains et les trente-quatrains s’écoulèrent plus difficilement. Il en fut de même des cafés de Bourbon que la Compagnie avait donné l’ordre de faire passer ; ils se vendirent à raison de 25 roupies le man de 72 livres et ne trouvèrent pas tous acquéreurs. Ils étaient concurrencés par les cafés de Batavia introduits par les Hollandais et vendus entre 10 et 15 roupies le man.

Dupleix acheta pour son compte 100 caisses d’opium. Des personnes malintentionnées continuaient de répandre le bruit qu’il n’avait entrepris le commerce de Patna que dans un intérêt personnel ; il s’en défendit sans s’émouvoir. L’intérêt, disait-il, ne l’avait jamais dominé au point de perdre de vue un seul instant son honneur et sa réputation.

Cependant la Compagnie avait approuvé que nous fissions des installations à Chapra et à Singuia, en fixant à 1.550 roupies les dépenses totales de ces loges secondaires, créées plus spécialement pour favoriser l’achat du salpêtre. Aucun agent européen ne fut mis à leur tête, mais de simples écrivains indigènes avec des pions. La création de ces petits établissements correspondit à peu près avec le départ de la flotte de 1738-1739.


Le Comptoir était toujours un débouché important pour nos draps, mais cette année il fut impossible d’y faire le moindre envoi en raison des troubles. À son retour, une partie de la flotte, commandée par Lintrie, fit naufrage dans le Gange et avec elle un grand nombre de marchandises furent perdues. Cet accident joint à une interruption générale du commerce provoquée par l’invasion de Nadir Cha, mit Dupleix dans l’impossibilité de s’acquitter envers ses créanciers. Il passa plusieurs mois dans une anxiété très grande jusqu’à l’arrivée des vaisseaux d’Europe, qui lui apportèrent des fonds. Groiselle, ne recevant pas d’argent, se trouva de son côté dans une situation des plus pénibles. Dupleix l’invita à se tirer d’affaires du mieux qu’il pourrait et notamment en troquant ou en vendant les marchandises qui lui restaient sans les conserver plus longtemps en magasin. Leur garde finissait par coûter trop cher.

Aussi c’est sans le moindre plaisir et même sans la moindre confiance qu’il engagea la campagne 1739-1740. Il ne voulait plus, disait-il, se fourrer dans un commerce qui n’a point de fin et est sujet aux mauvaises dettes et à beaucoup de dépenses. Il arma néanmoins quelques bateaux qu’il fit escorter par 25 hommes seulement avec Gassonville comme capitaine, Coquelin et Joyant, l’un enseigne et l’autre sous-lieutenant.

Cette flotte partit le 6 septembre. À Cassimbazar elle prit un bateau de soies chargé par Burat. La facture des marchandises s’élevait avec les frais à 14.959 roupies seulement. Il ne semble pas que Dupleix ait eu un grand intérêt dans cet armement ; il n’avait pas embarqué certaines marchandises, telles que la toutenague, pour ne point concurrencer celles de la Compagnie et avait cédé son intérêt dans les soies à Coquelin et Joyant, l’un pour 1.400 roupies et l’autre pour 600, sous condition que le produit servirait à acheter 60 à 80 caisses d’opium. Gassonville emportait pour sa part du poivre et de la cannelle qu’il devait également essayer de convertir en opium.

Groiselle devait de son côté acheter autant de toiles qu’il le pourrait pour le chargement des vaisseaux d’Europe, mais ne pas se procurer d’opium, à moins que les vaisseaux de France n’apportassent à temps de l’argent pour le payer.

L’expédition, dans son ensemble, était des plus faibles, mais lorsque les fonds furent arrivés de France, Dupleix se trouva en situation d’envoyer deux autres bateaux (mi octobre) avec 40.000 roupies. Cette somme, avec les draps que nos créanciers avaient déjà pu acheter, devait, d’après les prévisions de Dupleix, suffire à payer nos dettes et à rétablir le crédit de la Compagnie. En faisant rentrer d’autre part ce qui était dû à la Compagnie, il semblait facile d’atteindre ce résultat. Dupleix se proposait de faire passer prochainement 90 balles de serges apportées par le Pondichéry ; Groiselle devait les vendre aussitôt et lui faire passer, si possible, une lettre de change de 100.000 roupies dont il avait grand besoin. Toutefois, contrairement à ses prévisions du mois précédent, Dupleix recommanda de ne pas acheter d’opium non plus que du salpêtre ; outre que l’opium de la dernière année n’était pas encore vendu, il importait avant tout de ne pas détourner les fonds destinés à l’acquittement de nos dettes. Les fonds envoyés par Dupleix rétablirent en effet complètement le crédit de la Compagnie, et le Comptoir se fut même trouvé dans une situation des plus favorables si l’on avait eu assez de draps à mettre en vente.


Il y avait alors à Patna un Père capucin du nom de Sigismond, qui créait autant d’ennuis à Groiselle que les Jésuites avaient pu en créer à Dirois à Pondichéry ; il refusait notamment de desservir notre loge, autrement qu’à sa convenance. Groiselle demandait instamment son remplacement. Comme Dupleix se trouva lui-même engagé à Chandernagor dans un conflit de même nature avec les Jésuites, où il prit d’abord le parti de ces derniers (voir chapitre XI), sa réponse à Groiselle ne manque pas d’un certain intérêt :

« Si, lui écrivit il le 16 juin 1739), le Père capucin cesse encore quelque temps de venir à la loge célébrer la messe, vous ne lui payerez plus ses honoraires et quand même il voudrait y revenir, dites-lui que vous ne pouvez plus le recevoir jusqu’à de nouveaux ordres. Il est bon de faire sentir à ces moines le ridicule de leurs démarches. Je pense bien que son supérieur ne l’approuvera point[19]. »

Sur ces entrefaites il arriva à Chandernagor 12 capucins ayant à leur tête un préfet qui avait autrefois résidé à Patna : ce fut l’occasion de se débarrasser du P. Sigismond. Le préfet entra aisément dans les vues de Dupleix et de Groiselle et fit passer le P. Sigismond avec d’autres pères à la mission de Lhassa au Thibet. La paix fut ainsi rétablie dans la loge. Tous les pères n’étaient pas d’ailleurs d’une humeur aussi violente que le P. Sigismond ; il y avait dans le même temps à Patna un autre père du nom de Joachim, qui s’intéressait vivement à toutes les curiosités du pays et que Dupleix avait prié de lui rassembler, en les envoyant chercher au besoin jusqu’à Agra et jusqu’à Delhi. Le P. Joachim mettait le plus grand empressement à satisfaire aux désirs de Dupleix, précédemment il lui avait envoyé des dessins et des gravures ; cette année, il lui procura du cristal de roche.


Un autre malheur aussi grave que celui de l’année précédente arriva à la flotte de Patna à sa descente du Gange au début de janvier ; un bateau se brisa en descendant le fleuve et il fut perdu 4 balles de baffetas, 3 caisses d’opium sur 14 et tout le salpêtre. Dupleix s’estima heureux d’en être quitte à si bon marché. Que transportait la flotte elle-même ? Nous ne le savons pas exactement, mais jamais Groiselle n’avait fait un aussi grand envoi de toiles. Elles arrivèrent à Chandernagor alors que les bateaux d’Europe étaient déjà repartis et qu’il n’y avait plus le sou dans la colonie. Sur les sollicitations de Dupleix, Fournier et Boulet lui en prirent pour 14.000 roupies dont ils payèrent 2.328 et le reste à la grosse. Il pensait pouvoir vendre le surplus aux Hollandais y compris l’opium ancien et nouveau et promit à cet effet 1.000 roupies aux douaniers hollandais s’ils lui faisaient tout vendre. Effectivement le 20 février, Dupleix avait déjà vendu 70 caisses d’opium du dernier envoi et espérait bien vendre les autres très prochainement.


Nous ignorons tout des affaires de 1740-1741, sinon que Groiselle qui tenait le poste depuis sept ans et dont la santé était altérée, demanda à quitter le service. Il fut remplacé par Hyacinthe Guillaudeu, membre du conseil de Chandernagor. Au moment où s’effectua cette transmission de pouvoir, suivie bientôt elle-même de la nomination de Dupleix à Pondichéry, il n’est pas inutile de faire observer que notre établissement de Patna, avec ses dépendances de Chapra et Sanguia, n’avait pas rempli toutes les espérances que l’on avait formé en le créant en 1734 : il ne les avait pas non plus tout à fait déçues. Une sorte de mirage précède toutes les affaires en formation ; autrement il n’y en aurait aucune : cette heureuse illusion avait présidé à l’établissement de Patna. Une fois créé, le comptoir avait vécu de succès et de revers successifs, sans que rien justifiât son maintien ou son abandon. Dupleix lui-même, qui se plut pendant trois ans à se reconnaître en cette œuvre ; qui était la sienne, s’en désintéressa presque complètement lorsque les difficultés se succédèrent et à la réclame retentissante des premiers jours succéda bientôt un silence discret et presque accusateur. C’est l’histoire de beaucoup d’affaires ; elles naissent dans une auréole, se développent dans la pénombre et meurent dans la nuit. Le comptoir de Patna ne disparut point avec Groiselle ; à part les années d’occupation anglaise, il dura même jusqu’à la fin du siècle. Mais il ne fut jamais un lieu de grande activité ni de grande affluence et son importance ne s’accrut pas avec les années. Et n’est-ce pas comme un symbole de la destinée qu’on ne puisse même pas déterminer l’emplacement d’un comptoir sur lequel la Compagnie, le ministre et même l’État eurent un instant les yeux fixés !


Dacca.

Dacca, qui est encore aujourd’hui la seconde ville du Bengale, est située à 264 milles à l’est de Calcutta. On peut y aller en bateau jusqu’à Naraingunj, qui est à quelques milles seulement de la ville. Le droit de nous y établir nous avait été expressément concédé en 1722, mais la Compagnie n’usa pas d’abord de ce droit et quand elle crut devoir en profiter, elle aima mieux louer des maisons et des magasins : elle paya ainsi des loyers jusqu’en 1752, époque où le chef de la loge, Renault, acheta les immeubles loués pour 11.800 roupies.

En 1737, nos intérêts y étaient représentés par un nommé Téchère, qui se trouvait alors en possession de 87.000 roupies pour les divers achats à effectuer tant dans le pays lui-même qu’à Jougdia. En 1738, Dupleix comptait lui faire passer 30.000 roupies.


Jougdia.

La loge de Jougdia était approximativement à 300 milles à l’est de Calcutta et à 25 milles seulement de Chittagong : quoique située tout près de la mer, on s’y rendait exclusivement par voie fluviale, le Gange d’abord, le Brahmapoutre ensuite. Les variations du fleuve et les érosions de la mer en ont plusieurs fois modifié l’emplacement et il est impossible de déterminer dune façon précise quel était celui de 1735, lorsque nous nous y établîmes. À ce moment, la loge était à deux lieues de la mer ; en 1757, elle n’en était plus qu’à trois kilomètres ; enfin en 1766, elle fut complètement emportée par les eaux et nous dûmes chercher un autre terrain, qui lui aussi eut ses vicissitudes.

Le comptoir avait été institué pour procurer à la Compagnie diverses marchandises de fabrication spéciale, dont on ne trouvait pas ailleurs la même qualité, tels les garas, les baffetas et les sanas. Nos premiers agents, Ignace et Téchère, envoyés dès 1735, étaient d’origine asiatique : ils recevaient leurs fonds et leurs instructions de Dacca. Cette première année, Dupleix les invita à acheter jusqu’à 40.000 roupies de marchandises, dont partie arriva à Chandernagor par trois bazaras dès le 27 septembre : un second convoi était prochainement attendu. Les marchands de Jougdia portaient le nom de dalales et correspondaient aux banians de Chandernagor. Les documents que nous avons pu consulter sont muets sur les opérations des années suivantes : on peut supposer, sans crainte d’erreur, qu’elles furent d’importance secondaire ; elles venaient les dernières, avant toutefois celles de Balassor, qui étaient pour ainsi dire inexistantes.


Chittagong, le Népal, l’Assam.

En dehors des établissements réguliers que nous avions au Bengale, et qui se réduisaient à Balassor, Cassimbazar, Patna, Dacca et Jougdia, Dupleix caressa encore le projet de s’établir à Chittagong, au Népal et en Assam ; il dirigea même en Assam une expédition qui dura plusieurs mois.

Nous n’avions jamais eu de loge à Chittagong ou Chatigan, mais nos bateaux du Pégou y touchaient quelquefois et s’y livraient alors à quelques opérations. Comme nous n’avions aucun paravana pour y faire du commerce, ces opérations étaient chanceuses. En 1736, un brigantin venant de Pondichéry, le Dauphin, commandé par Vigé, fut obligé d’y relâcher. Le nabab ou plutôt Agy-Hamet exigea, pour lui permettre de continuer son voyage, le quart de la cargaison et pour plus de sûreté, il fit mettre Vigé en prison. Dupleix protesta très vivement ; il prétendit qu’Agy-Hamet avait agi contre tout droit, et ne voulut pas lui reconnaître une part quelconque dans la cargaison ; il n’avait, disait-il, aucune qualité pour trafiquer des droits de la Compagnie[20]. Il fallut néanmoins arriver à composition et après d’assez fortes dépenses, Vigé put quitter Chittagong pour Chandernagor où il arriva le 9 février.

Dupleix voulut profiter de cet incident pour régler définitivement notre situation en ce port. Chittagong pouvait fournir une grande quantité de toiles. Les Arméniens y faisaient un grand commerce et cette même année les Anglais obtinrent la permission de s’y établir sans payer de droits. Pourquoi ne profiterions-nous pas des mêmes avantages ? En 1737, Dupleix fit demander par Burat un paravana pour y faire du commerce ; il était toutefois résolu, s’il fallait payer trop cher, à tout abandonner[21]. Ce fut précisément ce qui arriva : Agy-Hamet émit de telles prétentions que Dupleix laissa tomber de lui-même tous les pourparlers.


L’idée de pénétrer au Népal n’eût même pas un commencement d’exécution. Dupleix avait entendu parler des richesses de ce pays peu distant de Patna et de Cassimbazar et dès l’abord il avait entrevu la possibilité d’y faire du commerce et notamment d’y écouler nos draps de France. Groiselle lui envoya à ce sujet dans le courant de 1737 un rapport que nous n’avons pas retrouvé ; perte infiniment regrettable car il serait curieux de savoir comment on pensait pénétrer au xviiie siècle dans un pays d’un accès encore si peu facile aujourd’hui pour les Européens[22].


Le voyage en Assam n’avait jamais été, semble-t-il, tenté par un Européen. Comme toute terre inconnue, le pays passait pour être d’une grande richesse. Touchant du côté de l’est à la Chine, ayant au sud comme limites les royaumes d’Aracan, de Siam et d’Ava, confinant au nord au Thibet, à l’ouest au Bengale, il offrait depuis l’Hymalaya jusqu’à la mer une succession de plaines, de vallées et de montagnes, où se concentraient les températures et les productions les plus variées. Le Bramapoutre le traversait de l’est à l’ouest suivant une ligne légèrement oblique. Comment l’idée d’y faire du commerce vint-elle à Dupleix ? il semble que ce fut sur l’initiative d’un négociant anglais de Calcutta, du nom dElliot. Quoi qu’il en soit, l’opération fut décidée dans le plus profond mystère entre Elliot, Dupleix et Sichtermann au cours de l’année 1738, et ils formèrent entre eux une association financière pour la réaliser. La Compagnie de France non plus que celle d’Angleterre n’y étaient pas intéressées ; Dupleix prenait à son compte tous les risques personnels comme aussi tous les bénéfices ; cependant, disait-il, « la réussite tout entière irait à la nation ». Il comptait retirer du pays beaucoup d’or, du morphil, du poivre et du salpêtre et y écouler des draps.

Mill, un Anglais résidant à Dacca, fut envoyé en éclaireur avec quelques marchandises ; il fut bientôt suivi d’un Hollandais nommé Goodingt, particulièrement désigné par Sichtermann. Mill devait avoir le tiers des bénéfices de l’entreprise et Goodingt un quinzième de ce tiers.

Nous ne savons si Mill alla jusque dans l’Assam, ni quel fut le résultat de son voyage ; nous savons seulement qu’au mois de mai suivant il était revenu à Calcutta rendre compte de sa mission et bien qu’on eut alors trouvé que les marchandises qu’il rapportait, notamment les soies, n’étaient pas toutes de bonne qualité, on décida de continuer l’expédition. Mill partit donc pour l’Assam quelque temps après avec 80.000 roupies d’effets divers dont beaucoup de bijoux. Il devait faire le voyage avec un nommé Mathews ou Mathée, chargé plus spécialement des intérêts de Dupleix, mais Mathée, plus tôt prêt, partit le premier (fin mai). Ce Mathée, dont la nationalité nous est inconnue — mais vraisemblablement c’était un étranger — avait pour mission d’obtenir du roi d’Assam la permission pour les Français de trafiquer dans son pays et, s’il réussissait, de lui remettre, avec une lettre personnelle, un cheval de choix à titre de cadeau : il importait toutefois que Mill ne sut rien de ces tractations. Dupleix le soupçonnait de travailler pour les intérêts anglais sous le couvert de leur association : il ne se croyait pas interdit d’en faire autant.

Mill et Mathée se rejoignirent le 27 juin en un endroit non dénommé sur le Brahmapoutre, à une assez longue distance de Dacca en remontant vers l’Assam. Mathée avait dû séjourner quelques jours à Dacca, pour y attendre de l’argent de Chandernagor. La navigation se fit dès lors de conserve sur ce fleuve immense, dont les rives sont si basses en son cours inférieur qu’il semble parfois qu’on navigue sur un lac sans fin dont les eaux lointaines se confondent avec l’horizon.

Peu après le 27 juin, Mill et Mathée arrivèrent à Falkhat et le 11 juillet à Rangamathy, qui était alors le point extrême des terres du nabab de Mourchidabad. Ils y restèrent trois jours, puis continuant leur voyage, ils parvinrent à Candahar, où il vint des vaisseaux du pays sur lesquels ils chargèrent leurs effets et marchandises. Là Mill prit de l’avance avec l’intention d’attendre Mathée à Goyatty, considéré comme étant sensiblement à la moitié du voyage.

Jusque-là il n’y avait eu aucun incident ; on avait passé librement entre toutes les terres et sur toutes les eaux du nabab de Mourchidabab et depuis Rangamathy les gens du roi d’Assam ne s’étaient pas montrés exigeants. Les difficultés habituelles commencèrent à Goyatty ; il fallut à chaque instant payer des droits de passage plus ou moins abusifs. On passa cependant et l’on arriva jusqu’à Ranguepour, mais ce fut le terme du voyage. Il ne fut pas possible d’aller plus loin. Le roi du pays n’usa d’aucun mauvais procédé à l’égard de ses hôtes, mais visiblement il désirait ne jamais les revoir et il mit tout en œuvre pour les décourager. Deux soldats et un écrivain de l’expédition revenus au Bengale dès le mois de novembre, laissaient planer les plus grands doutes sur le succès de l’entreprise. Après leur retour on resta plus de quatre mois sans nouvelles. Dupleix et Sichtermann considéraient déjà leurs compatriotes d’Europe comme perdus ; tout d’un coup le 8 mars 1740 on reçut une lettre de Mathée du 22 février précédent : tout le monde se portait bien, mais l’expédition était manquée. Mathée dut revenir avec une partie des marchandises qu’il avait emportées et sur les indications de Dupleix, en laissa quelques-unes à Dacca pour y être vendues. Il rapportait par contre 14 mans de poivre, mais peu d’autres produits et Dupleix en conclut que l’Assam n’avait pas toutes les richesses qu’on lui avait dites. On sait que ce pays est aujourd’hui un grand producteur de thé qui n’était pas cultivé dans l’Inde à cette époque. Dupleix ne fut pas autrement surpris de cet insuccès, dont il se consola sans peine, et il ne fut plus question de l’Assam non plus que du Népal[23].


  1. L’acre anglais vaut 40 ares 46 centiares.
  2. A. P. 102, p. 732.
  3. A. P. 102, p. 452.
  4. A. P. 102, p. 457.
  5. A. P. 102, p. 263.
  6. A. P. 102, p. 32.
  7. A. P. 102, p. 164.
  8. Ars. 4744, p. 87.
  9. Ars. 4744, p. 20.
  10. B. N. 8982, p. 135.
  11. A. C. C2 75, p. 157-162.
  12. C. P. t. I, p. 317.
  13. C. P. t. I, p. 17.
  14. C. P. t. I, p. 25.
  15. C. P. t. I, p. 32.
  16. Ars. 4743, p. 101.
  17. Ars. 4744, p. 3.
  18. Ars. 4744, p. 18.
  19. B. N. 8982, p. 78.
  20. Ars. 4784. p. 12, 16 et 82.
  21. B. N. 8980, p. 9 et 10.
  22. B. N. 8980, p. 49-53.
  23. B. N. 8982, p. 66, 72, 80, 96, 106, 108, 144, 242. — Arch. Col. C2 76, p. 216.